Retour : Écritures

 

Céline Righi

Surimpressions. Deux poèmes : Vincent Van Gogh : Lazare, veni foras et Henri Michaux ou le syndrome de la seiche.

Céline Righi est professeur. Elle travaille dans l'Académie de Rouen.

Mis en ligne le 18 décembre 2003.

© : Céline Righi


SURIMPRESSIONS

Vincent Van Gogh : Lazare, veni foras

On pourra toujours tenter de fixer Van Gogh, de le circonscrire dans le cadre rassurant de ses toiles-quadrilatères : c'est peine perdue. L'homme est sans cesse remué, dans l'ailleurs en fusion d'une peinture magmatique.

Homme de l'entre-deux, homme-pont s'étirant, élastique.

Homme du creux, homme de la non-appartenance au monde et à lui-même.

Homme de la désincarnation, choisi pour ne pas être et pour composer une œuvre de lente décomposition.

 

L'univers hésitant fit des ratures. L'univers hésitant bégaya sa naissance : un an avant 1853, jour pour jour, un frère mort-né portant le même prénom que le peintre né-mort.

Vincent le balbutié.

 

Sous les soleils brûlants des champs de blé, on flaire la charogne pourrissante hors-champ, à l'extérieur du cadre, là où la vie n'est rien d'autre que la vie et où il n'y a pas de refuge pour l'esprit barbouillé.

Vincent le sans-abri.

 

Parfois, sur la toile, les soleils se couchent, précrépusculaires. Lumière incertaine et déclinante, provenant d'un astre qui hésite entre être et disparaître, cherchant l'équilibre sur un fil d'horizon vibrant.

Vincent le funambule.

 

Le soleil est gribouillé, symbole d'une conscience troublée mais rayonnante, lancée à sa propre recherche, ballottée au hasard des ondulations chromatiques.

On devine, dans le vomissement des tons purs, la volonté farouche d'exister, de trouver repère, de dompter le réel bouillonnant. Réclamer une place à soi, s'affranchir du frère inconnu mais toujours hurlant dans l'ombre.

Pour ne pas planter d'un coup sec le pinceau dans le cœur de la toile ou dans son propre cœur, il faut alors presser nerveusement les tubes, faire gicler le pigment, se répandre, et ainsi essayer de colmater le trou noir laissé par le petit Lazare dans son tombeau.

Il faut se relever, ressusciter. Crier « Je ne suis pas l'Autre ». Refuser la nuance avec l'aide des couleurs amies.

Prendre garde aux mélanges, car mélanger, c'est prendre le risque de soi-même se diluer ; c'est encore se faire aspirer par l'Autre.

 

Mais la main obéit à des ordres transcendants et se perd en spirales. Peut-être, de temps à autres, le peintre a-t-il pu avoir l'illusion de guider le pinceau : on peut alors voir, dans le regard de certains autoportraits, deux puits de lucidité perforante, fixés on ne sait comment sur le vortex de la toile. Deux yeux immobiles dans la peinture déchaînée, véritable affront à la folie sans camisole et à l'invasion des volutes.

 

Les yeux du cyclone.

 

Je suis celui qui voit et que vous n'avez pas vu. Des profondeurs, je vous ai appelés et vous ne m'avez pas entendu. Je suis Lazare ressuscité mais je ne suis pas vivant. Je ne l'ai jamais été. Je traîne avec moi l'odeur du tombeau. L'odeur du Lazare de l'ombre, qui fut plus vivant que moi sans jamais être en vie. Je le sais. Les yeux de ma mère me l'ont dit.

J'ai mis de la couleur pour insulter la mort, pour chasser le fantôme de l'Autre.

Je mourrai, il restera en vie. D'ailleurs, je suis déjà mort, je l'ai toujours été.

J'ai mangé mes couleurs pour me fondre dans mes décors. Pour devenir spirale et disparaître, comme un soleil couchant.

J'ai avalé mes couleurs pour ne pas être avalé.

J'ai mangé mes couleurs pour m'empiffrer de la vie.

Un jour, je me trouerai, et ça dégoulinera. De mon ventre, du rouge carmin et vermillon.

À partir de ce jour, vous m'autoriserez à vivre.

À partir de ce jour, je sortirai de l'ombre.

 

 

 


 

 

Henri Michaux ou le syndrome de la seiche

Étrange expérience que l'aventure d'écriture de Henri Michaux. Mouvance perpétuelle en désaccord avec les valeurs sûres qui fixent le réel. Élans de fuite vers l'essentiel sans cesse reculant. Jets d'encre épileptiques, assassins du physique et voleurs d'extérieur.

 

L'intériorisation fait grimacer la réalité, la distord jusqu'à l'éclatement.

 

Entre grincements de dents et soupirs de consolation, Michaux recherche l'équilibre hors des cloisons du monde physique. Aspiration du lointain qui renvoie à « l'espace du dedans ».

Refuges refusés toujours renaissants ; intuitions dénouées par les lois du sérieux.

 

La tentation du vide disperse le poète au vent de son être. L'indéfini l'absorbe dans un brouillard fécond : chloroforme provisoire où la dualité en voie d'anéantissement cogne rageusement aux tempes.

 

 

 

Le rien pose sa marque dans ces mondes en couches.

 

 

Fragments d'évidence : ce n'est pas amnésie !

Poudre jetée aux yeux intérieurs. Désagrégation salvatrice.

Perte de soi ? Peut-être.

Apnées, virages, écartèlements ? Sans doute.

 

 

 

L'être ne peut être sans sine qua non.

 


Retour : Écritures