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Nathalie Riou : La maïeutique des séparations.

Sur les lettres de Madame de Sévigné à Madame de Grignan.
Référence : Madame de Sévigné, Correspondance, édition de Roger Duchêne, Gallimard, Bibl. de la Pléiade, 1972, 1974, 1978.

© : Nathalie Riou

Étude mise en ligne le 24 avril 2020.


La maïeutique des séparations

Il y a eu neuf séparations de 1671 à 1694 et sept véritables sur vingt ans (1671-1690) – la septième étant un séjour aux eaux à Bourbon et la dernière ne durant que deux mois (Françoise-Marguerite part en avance de Paris pour gérer les affaires à Grignan) comptent peu. Cela fait quelque huit années sur vingt : Marie de Sévigné a entre 45 et 65 ans, Françoise-Marguerite entre 25 et 45 ans. Au cours de ce long temps, l'amour a évolué entre elles, Sévigné devenant plus confiante, plus tranquille, davantage « grand-mère », Françoise-Marguerite s'affirmant peu à peu comme femme, mère, organisatrice de la maison des Grignan. L'expression de la passion est manifeste pendant les cinq premières séparations jusqu'en 1680 ; la sixième est un tournant : pour la première fois Sévigné quitte Françoise-Marguerite à Paris (en 1673, elle l'avait quittée à Grignan), cela en vue de s'occuper de la gestion des terres bretonnes et d'être un peu avec Charles. Au bout d'un an, elle la rejoint à Paris, le ton a changé ; à soixante-trois ans, Sévigné écrit à propos d'une visite du duc de Chaulnes à Grignan : « Vous aurez parlé de votre pauvre maman » (III, 693). L'amante s'éloigne. Toujours en 1689, comme elle ne reçoit pas de courrier : « J'en ai toujours du chagrin sans en avoir d'inquiétude » (III, 763). L'angoisse de la passion s'est dénouée.

Marie de Sévigné a perdu son père à un an et demi. Il incarne une image forte de la noblesse d'épée : enjoué, batailleur, beau parleur, mais riche de dettes – les biens matériels sont négligeables – mais marié à Marie de Coulanges, riche héritière d'une famille bourgeoise, de fermiers généraux… Il est mort violemment, pendant la guerre de Trente ans, d'un boulet tiré par les Anglais qui attaquaient l'île de Ré. Il sera une figure romanesque dans les lettres. Puis, sa mère, d'origine bourgeoise donc, meurt quand elle a sept ans. Sévigné ne parle d'elle qu'une seule fois et en faisant une erreur : en mai 1682, elle rencontre le marquis de Toiras, petit-neveu du maréchal de Toiras, qui a été l'ami du père de Sévigné, celui-là même qu'il avait rejoint sur l'île de Ré… Elle se rappelle alors que le maréchal avait failli épouser sa mère devenue veuve mais que cela n'avait pu se faire car il était mort soudainement. Or, c'est inexact, sa mère est morte d'abord. Sa mémoire réitère la mort du « père » qui efface celle de la mère. Il apparaît alors étonnant que la fascination pour le père n'ait pas fait pencher l'amour du côté de son fils Charles. À moins que les effacements n'aient une vie plus dure, plus souterraine.

On sait ensuite qu'elle se marie avec le marquis de Sévigné à l'âge de dix-huit ans en 1644 : Françoise-Marguerite naît deux ans plus tard rue des Lions à Paris ; Charles naîtra aux Rochers encore deux ans plus tard. Le 4 février 1651, Henri de Sévigné est blessé en duel et meurt le surlendemain. Sévigné est veuve, libre, responsable. Elle apprend à gérer son patrimoine, son image, ses relations, éduque ses enfants. L'abbé Arnauld, frère de Pomponne, raconte dans ses Mémoires cités par Duchêne : « Il me semble que je la vois encore, telle qu'elle me parut la première fois que j'eus l'honneur de la voir, arrivant dans le fond de son carrosse tout ouvert, au milieu de monsieur son fils et de mademoiselle sa fille, tous trois tels que les poètes représentent Latone au milieu du jeune Apollon et de la petite Diane, tant il éclatait d'agréments et de de beauté dans la mère et dans les enfants. » (I, 1386)

Françoise-Marguerite se marie à vingt-trois ans en 1669 avec le comte de Grignan. Les deux familles vivent dans une belle maison rue de Thorigny. Dix mois plus tard, Françoise-Marguerite fait une fausse couche et peu après Grignan est nommé lieutenant-général en Provence. Il part seul car Françoise-Marguerite, à nouveau enceinte, ne peut voyager : elle s'enferme rue de Thorigny à l'abri des mauvaises langues qui associent la fausse couche au moment où elle a appris la chute de son séduisant beau-frère… En novembre 1670 naît Marie-Blanche et le 4 février 1671, elle part pour le château de Grignan, laissant le nourrisson, qui ne peut faire le voyage, à sa mère.

Les lettres commencent ici. Le hasard multiplie les traits car Marie de Sévigné est née le 6 février 1626, Henri de Sévigné se bat en duel le 5 février 1651 et meurt le 7. Le départ de Françoise-Marguerite ouvre ainsi sur deux anniversaires, la naissance de la mère et la mort du père. Sévigné tendra plus tard à « solenniser » les dates de séparation mais le calendrier la précède.

Ce jour-là cela fait donc vingt-cinq ans que mère et fille vivent ensemble. Le mariage et les accouchements n'ont pas fait la séparation. Duchêne date une première lettre au premier juin 1669 à Livry, quatre mois après le mariage : on devine une mésentente, Sévigné dit sa délivrance quand elle a vu arriver la lettre et combien Françoise-Marguerite sait trouver les mots quand elle veut. C'est une microrupture riche des traits à venir. Puis on voit dans les lettres de Sévigné à Grignan que la « prisonnière » de Thorigny et des médisances a hâte de partir, qu'elle scrute le ciel diluvien de cet hiver 71 qui retarde son départ :

On [Françoise-Marguerite] ne s'attache à nulle société, on ne prend aucun plaisir, on a toujours le cœur serré, on ne cesse de parler des chemins, des pluies, des histoires tragiques de ceux qui se sont hasardés. En un mot, quoique je l'aime comme vous savez, l'état où nous sommes à présent nous pèse et nous ennuie. Ces derniers jours n'ont aucun agrément. (I, 146)

Ainsi il y a eu des seuils – le mariage et les enfantements – qui n'ont pas été vécus comme des ruptures. Les deux femmes vivent toujours dans la même maison. Les jours ont beau être devenus tristes entre une mère qui n'aime pas au prix du malheur et une fille qui veut rejoindre son mari et le château de Grignan où une vie est à apprendre, la véritable rupture a lieu le 4 février quand prend fin le quotidien des vingt-cinq ans. Sévigné souhaite qu'elle parte, mais elle ne sait pas combien de temps va durer précisément la séparation, elle ne sait pas ce qu'elle ressent, ce qu'elle va ressentir ni la valeur que vont prendre les lettres… Le 2 février, elle lui donne un diamant accompagné d'un mot affectueux, signe d'un amour éternel qui ne se prononce pas devant l'autel. Dates et symbole font un drôle de mariage.

Le temps des voyages qui séparent, les débuts de l'œuvre

Les séries des lettres de séparation s'ouvrent sur un « tout à coup » suivi du « peu à peu » du voyage de Françoise-Marguerite où la douleur et l'amour vont pas à pas se dire. La série va au présent à partir de ce bref passé sur lequel les lettres ne se retournent pas – « ne pas appuyer », « glisser » disent les deux femmes – jusqu'à ce que Françoise-Marguerite arrive à Grignan.

La première lettre du 6 février revient cependant sur les gestes de la veille : le refuge dans la solitude et les larmes au couvent de Sainte-Marie, puis auprès de La Fayette qui, par heureuse coïncidence, est aussi malheureuse et enfin le moment terrible quand il faut revenir dans la maison vide où tout résonne de l'absence de Françoise-Marguerite, et aussi la lettre qui arrive et qui fait mal. Ensuite les lettres vont s'éloigner de cette douleur originelle non comme d'un point sur une horizontale mais comme d'un épicentre.

Le temps du voyage ralentit l'instant traumatique, à la fois le contient et défait son effet de foudroiement. Il est le temps insupportable de l'éloignement et du précaire car voyager est dangereux. Celle que Sévigné aime est en train de devenir absente, de mourir à elle mais à la fois de ne pas mourir s'il y a devenir et si elle ne cille pas. Pendant les quelque trois à quatre semaines du voyage, Sévigné regarde continûment sa fille s'éloigner comme si son regard pouvait la porter à bon port. Elle ne veut pas de distraction mondaine, pas être divertie de la pensée douloureuse de Françoise-Marguerite : marque de léger masochisme, de grand amour et aussi de foi en l'amour comme force agissante. Son regard fait la progression de Françoise-Marguerite. D'où l'obsession du carrosse ou du bateau qui s'éloigne : « Je vois ce carrosse qui avance toujours et qui n'approchera jamais de moi. » (I, 152) Au premier jour de la séparation en juin 1677, et comme elle fait effort pour s'effacer et taire sa douleur, ces derniers mots de la lettre lui échappent : « Hélas ! que cette calèche que j'ai vu partir est précisément ce qui m'occupe et le sujet de toutes mes pensées ! » (II, 460) En septembre 1679, Françoise-Marguerite a pris le bateau :

Mon Dieu, que j'ai envie de savoir comment vous vous trouvez de ce bateau ! et toujours ce bateau ! C'est toujours là que je vous vois, et presque point dans l'hôtellerie. (II, 676)

Elle s'arrache à cette image traumatique en se projetant sur le voyage, elle sent les cahots, les intempéries, la pluie tombe sur son papier, elle a mal au Rhône :

 Je vous ai suivie pas à pas, et quand vous avez été mal, je n'ai point été en repos. Je vous suis aussi fidèle sur l'eau que sur la terre. (I, 169)

Si Françoise-Marguerite a pu échapper à la traversée périlleuse ce jour-là, c'est grâce au miracle de ses prières (I, 176) et donc au prodige de son amour. En septembre 1679, comme Sévigné vient de lire les lettres qui disent que le voyage s'est bien passé, elle joue sur un « j'ai bien vu ceci mais pas cela » :

Je vous vis arriver vendredi à Lyon ; je n'avais pas vu M. de Gordes, ni la friponnerie de vous attacher à un grand bateau pour vous faire aller doucement, et épargner des chevaux, mais j'avais vu tous les compliments de Chalon […] (II, 687)

Enfin, quand sa fille met pied sur l'autre rive, en Provence, Sévigné peut se retourner, reculer et considérer globalement le trajet, de l'arrivée au départ. Le 3 mars, Françoise-Marguerite est arrivée, la séparation est achevée, Sévigné écrit une neuvième lettre : elle est seule dans sa chambre et imagine la vie à Aix, retrouve son humour en mettant en scène la paresse malmenée de sa fille… puis elle parle de sa douleur mais là-dessus il ne faut pas appuyer, mais « là-dessus » elle appuie et remémore le jour nucléaire de la séparation :

Toute votre chambre me tue ; j'y ai fait mettre un paravent tout au milieu, pour rompre un peu la vue d'une fenêtre sur ce degré par où je vous vis monter dans le carrosse de d'Hacqueville, et par où je vous rappelai. Je me fais peur quand je pense combien alors j'étais capable de me jeter par la fenêtre, car je suis folle quelquefois ; ce cabinet, où je vous embrassai sans savoir ce que je faisais ; ces Capucins, où j'allai entendre la messe ; ces larmes qui tombaient de mes yeux à terre, comme si c'eût été de l'eau qu'on eût répandue ; Sainte-Marie, Madame de La Fayette… (I, 175)

S'en suit le récit des gestes déjà dits du 4 février… Le départ pour les Rochers le 18 mai rappellera encore l'instant mortel en anatomisant la douleur qui l'avait littéralement suppliciée (I, 255).

Les séparations suivantes referont ce schéma avec des accentuations différentes. La deuxième séparation confirme avec son trajet atypique : le 5 octobre 1673, c'est Sévigné qui s'en va, elle s'arrache à plus d'un an de bonheur du château de Grignan. Elle remonte à l'envers le chemin heureux qu'elle avait suivi un an auparavant, elle tourne le dos à sa fille, sous un ciel mélancolique, l'automne est triste, la guerre menace… La seule consolation est que Françoise-Marguerite devrait la rejoindre à Paris l'hiver suivant – ce sera le cas. Elle se projette alors dans ce voyage d'hiver de sa fille. Dans la dixième lettre, elle évoque brièvement l'instant traumatique, dans la suivante, elle se confie plus longuement sur ses sentiments, évoquant des torts qu'elle a pu avoir envers sa fille. Enfin, elle arrive le mercredi 1er novembre à Paris. La remémoration dramatique sera cette arrivée et non la séparation initiale comme dans les autres ruptures. Le terme du voyage marque une borne finie et achève la séparation si bien que l'arrivée à Paris vaut celle avant de Françoise-Marguerite à Grignan : le trauma est accompli, la coupure est nette, l'arrachement du départ vaut l'arrachement de l'arrivée.

L'enfer du disparaître commence au premier pas et finit au dernier mais le regard, regard dans l'écriture, contredit la possibilité de la disparition. Le temps des lettres est le temps à rebours du voyage : écrire vers l'absente remonte le cours de la séparation. Temps contraires sur une trame très compliquée : il faut prévoir d'envoyer la lettre dans les temps à telle étape, écrire un présent qui sera du passé quand Françoise-Marguerite lira, qui d'ailleurs est sans doute en train d'écrire une lettre à laquelle on ne pourra répondre qu'au passé… Le dialogue de sourds et d'aveugles est conjuré par le regard d'amour et la réciprocité – si Françoise-Marguerite ne répond pas, ne regarde pas, la mort l'emporte. D'où la nécessité vitale des lettres et leur force phatique : « Vous m'aimez, ma chère enfant, et vous me le dites d'une manière que je ne puis soutenir sans des pleurs en abondance ; vous continuez votre voyage sans aucune aventure fâcheuse. » (I, 152) En juin 1677, lors de la quatrième séparation après six mois de vie difficile à Paris :

J'attends vos lettres avec une impatience qui me fait bien sentir que votre santé est mon unique affaire. Je vous suis à toutes vos couchées. Vous serez demain à Chalon, où vous trouverez une de mes lettres ; celle-ci va droit à Lyon. (II, 465)

Le mardi soir 10 octobre 1673, à Lyon, cinq jours après avoir quitté Grignan, elle est en larmes en lisant la lettre de Françoise-Marguerite qu'elle voit accablée :

cette pensée me tue. Il me semble que vous m'échappez, que vous me disparaissez, et que je vous perds pour toujours. Je comprends l'ennui que vous donne mon départ ; vous étiez accoutumée à me voir tourner autour de vous. Il est fâcheux de revoir les mêmes lieux. (I, 596)

La réciprocité se fait confusion et fusion : Françoise-Marguerite éprouve à son tour la résonance des pièces vides, c'est sa mère qui part mais c'est elle qui lui échappe et dans le « vous me disparaissez », il y a un baiser syntaxique, ou plutôt le manque angoissant du baiser. Les lettres d'amour et de regard travaillent contre la séparation in progress du voyage.

Après la séparation inaugurale de février 1671 et le désir de suicide – Sévigné veut disparaître par la fenêtre où a disparu Françoise-Marguerite – elle ou elles préméditeront et construiront une autre scénographie. Pour atténuer le foudroiement, la séparation aura lieu un peu après Paris et elle se sépareront donc l'une l'autre : à Fontainebleau, à Étampes, à Charenton, dans les champs près de Paris (II, 471)… Que chacune parte, quitte l'autre, conjure la mort immobile de celle qui reste. Ainsi toutes ces séparations déconstruisent le mythe d'Orphée : mère et fille se regardent-s'écrivent en se séparant. Si le fil s'interrompt, le gérondif deviendra moteur, la séparation première : elles se sépareront en se regardant-s'écrivant, en dérisoire consolation… C'est aussi faire varier le mythe de l'androgyne qu'Aristophane raconte dans Le Banquet où, lorsque les dieux coupent en deux les boules d'humains, ils retournent les visages vers l'intérieur afin qu'en voyant leur coupure, les hommes deviennent plus modestes ; dans les lettres, les visages sont et demeurent en vis-à-vis, on ne peut couper l'amour.

Séparation, parturition

En octobre 1688, c'est la huitième et dernière longue séparation, la plus longue car elle va durer deux ans, plus de la moitié aux Rochers. La confiance éclaire désormais la relation entre mère et fille, la douleur de la rupture est aussi grande. Le 3 juillet 1689, Sévigné commence ainsi une lettre :

Il y a donc neuf mois, jour pour jour, dimanche pour dimanche, que je vous quittai à Charenton avec bien des larmes, et plus que vous n'en vîtes. […] neuf mois que je ne vous ai ni vue, ni embrassée, et que je n'ai entendu le son de votre voix. […] il me semble qu'il y a neuf ans que je vous ai quittée. (III, 633)

Puis le 2 octobre :

Il y a demain un an, ma chère bonne, que je ne vous ai vue, que je ne vous ai embrassée, que je ne vous ai entendue parler, et que je vous quittai à Charenton. Mon Dieu, que ce jour est présent à ma mémoire ! Et que je souhaite d'en retrouver un autre qui soit marqué par vous revoir, ma chère enfant, et vous retrouver, et vous embrasser de tout mon cœur, et m'attacher à vous pour jamais, et finir ma vie avec celle qui l'a occupée tout entière par l'agitation et l'attention et par la sensibilité que donne une tendresse toute vive, toute pleine d'une inclination et d'un si véritable attachement qu'il a rempli mon cœur et toute ma vie. Voilà ce que je sens et ce que je vous dis, ma chère bonne, sans le vouloir, et en solennisant tristement ce bout de l'an de notre séparation. (III, 713)

Le passage à la troisième personne dans une même phrase manifeste l'absence, la mise au monde et glorifie en même temps la destinataire des lettres. Ainsi la rémanence d'une séparation comme d'un accouchement perdurera jusqu'au bout. En ce sens, solenniser c'est baptiser. Mais quel nom est donné, à qui ou à quoi ?

La parturiente se sent vide et nue après le travail. À Françoise-Marguerite qui se sent libérée d'une mère-rideau qui lui faisait de l'ombre, Sévigné répond qu'elle n'en sera que plus radieuse en Provence et :

Pour moi, il me semble que je suis toute nue, qu'on m'a dépouillée de tout ce qui me rendait aimable. Je n'ose plus voir le monde, et quoi qu'on ait fait pour m'y remettre, j'ai passé ces jours-ci comme un loup-garou, ne pouvant faire autrement. (I, 155)

En juin 1677, après six mois de tourmente à Paris, Françoise-Marguerite repart malade et malheureuse en Provence. Sévigné se penche sur son corps : « cette idée de votre maigreur, de cette faiblesse de voix, de ce visage fondu, de cette belle gorge méconnaissable, voilà ce que mon cœur ne peut soutenir […] Adieu ma très chère. Je me trouve toute nue, toute seule, de ne vous avoir plus. » (II, 477) Le vide intérieur résonne infiniment dans le vide des lieux, tout manque. Plus tard, quand la douleur aura cicatrisé, objets et lieux seront parfois signes pleins de Françoise-Marguerite.

Quelques proches veillent sur Sévigné à chaque séparation comme on veille sur une accouchée. Ce sont celles et ceux avec qui il est possible de parler de l'enfant, la parole participant du continuum du regard et des lettres : il y aura toujours La Fayette et le Bien Bon, puis en 1671, Mme de Lavardin, Mme de Villars, les Guitaut...; en 1673, Mme de Coulanges, d'Hacqueville…. En 1675, le cardinal de Retz est le compagnon de chaque jour, figure ambivalente de père et de double de Françoise-Marguerite car il va partir aussi – il a décidé de quitter la vie mondaine pour une vie d'ascèse à l'abbaye de Saint-Mihel (I, 717, note 1). Le père consolant va donc la quitter aussi. Sévigné admire en lui le héros de la Fronde, celui qui s'est évadé de prison, le grand lettré, le rusé politique qui a obtenu le cardinalat… : il est sa jeunesse, le présent et, qui sait, l'avenir s'il lègue un peu de ses biens à Françoise-Marguerite. Elle détourne un peu l'expression de cette amitié vers sa fille afin de ne pas éveiller la jalousie de celle-ci : nous ne parlons que de vous, vous êtes entre nous, c'est à travers vous que je l'aime…. Quand il s'en va et qu'elle pleure, ses larmes remontent à plus haut, à la séparation avec sa fille. Il y aura, l'été 1675, un « feuilleton cassolette » : Retz fait cadeau à Françoise-Marguerite d'un encensoir qu'il envoie à Grignan. Or, elle n'en veut pas : elle est vilaine, elle encombre… La figure du père ne passe pas : Françoise-Marguerite ne sera pas parmi les légataires. Mais Marie de Sévigné est peut-être la mystérieuse dédicataire des Mémoires de Retz. En 1677, d'Hacqueville, le Coadjuteur…, en 1679, Corbinelli… seront des compagnons plus discrets. C'est en octobre 1688, mais Sévigné a plus de soixante ans et sa fille plus de quarante, qu'apparaît aux côtés de Sévigné, à Carnavalet, le frère du comte, Adhémar devenu chevalier de Grignan, il s'apparente au Bien Bon, qui d'ailleurs se démettra bientôt de son régiment en faveur de Louis-Provence. Françoise-Marguerite avoue une pointe de jalousie : « Ne soyez point jalouse, ma chère enfant ; nous nous aimons en vous, et pour vous, et par vous. » (III, 375) Ils partagent repas et confidences, apparaît l'image d'un couple sage, Sévigné dit « nous » : « Nous ne cessons point de vous aimer et de vous admirer. » (III, 362) Plus seule aux Rochers l'été suivant, la douleur sera plus tangible.

Sévigné ne s'embarrasse pas de préambule quand elle commence une lettre, l'ensemble est une conversation ininterrompue à bâtons rompus. La rupture est moins de lettre à lettre que de thème à thème, et les éditeurs ont travaillé à aérer les masses. Ces entrées in medias res sont encore plus vives lors des moments de séparation.

Quel jour, ma fille, que celui qui ouvre l'absence ! Comment vous a-t-il paru ? (I, 716)

Non, ma bonne, je ne vous dis rien, rien du tout ; vous ne savez que trop comme mon cœur est pour vous, et ce que vous m'êtes. (II, 459)

Le moyen, ma bonne, de vous faire comprendre ce que j'ai souffert ? Et par quelles sortes de paroles vous pourrais-je représenter les douleurs d'une telle séparation ? (II, 673)

L'entrée disruptive de ces lettres, leur violence verbale dit la violence d'un corps qui souffre et qui, malgré toute la pudeur coercitive du dix-septième, crie « je ». Le corps s'ouvre violemment.

Il est difficile d'écrire au vif de la séparation, la grande douleur est muette selon le mot de Sénèque. Le 4 février 1671, Sévigné n'écrit pas, ni le lendemain mais elle reçoit une lettre de Françoise-Marguerite ; elle n'écrit donc la première lettre que le 6 :

Ma douleur serait bien médiocre si je pouvais vous la dépeindre ; je ne l'entreprendrai pas aussi. J'ai beau chercher ma fille, je ne la trouve plus, et tous les pas qu'elle fait l'éloignent de moi. (I, 149)

La troisième personne, de l'absence et de la mort, résonne. Elle ne remercie pas sa fille d'avoir écrit, elle dit que sa lettre l'a remise dans les premières douleurs, si fortes qu'elle ne peut penser à l'aimée ; Sévigné part du silence et de l'enclos de l'ego mais se ressaisit très vite. Lors des autres séparations jusqu'en 1680, elle arrivera à écrire le jour-même mais pas en mai 1675 quand pendant trois jours elle erre entre Fontainebleau, où elle a quitté sa fille, et Paris, puis Livry où elle prend la plume. Comme on a vu une parole amoureuse, il y a une parole douloureuse qui se dit à travers le corps : « cette séparation me fait une douleur au cœur et à l'âme, que je sens comme un mal du corps. » (I, 162) Le départ pour les Rochers rouvrira la plaie par anamnèse : « Ce qui s'appelle déchirer, couper, déplacer, arracher le cœur d'une pauvre créature, c'est ce qu'on me fit ce jour-là » (I, 255) Quand elle quitte Grignan en octobre 1673 :

Voici un terrible jour, ma chère fille […] Ce qui s'est passé ce matin me donne une douleur sensible, et me fait un déchirement dont votre philosophie sait les raisons. (I, 593)

La dualité énonciative de ces passages, le je ou le vous passant à la troisième personne, dit le corps qui donne corps :

Mais comment peut-on vivre quand on sait que, quoi qu'on fasse, on ne retrouvera plus une si chère enfant ? (I, 162)

La troisième personne atteste d'une mise à mort et d'une mise au monde symbolique : Françoise-Marguerite est expulsée du cocon de vingt-cinq ans de vie commune. Elle s'éloigne et Sévigné la voit se détacher sur fond de monde comme personne entière : après la crise de 1679, elle cache son angoisse d'amour derrière son angoisse pour la santé de Françoise-Marguerite :

 Cette inquiétude trop bien fondée pour une santé qui m'est si chère, avec l'absence d'une personne comme vous… (II, 673-674)

La symbolique de l'accouchement est renforcée par le thème des eaux à traverser. Pour Sévigné, le Rhône est plus un Styx, elle cite des vers qui le montrent charriant du sang et des cadavres (I, 172). En juin 1677, elle se range au point de vue de sa fille : « J'avais bien pensé que vous seriez incommodée [réglée] pendant votre voyage ; le bateau est venu à propos. J'approuve vos résolutions de préférer toujours l'eau à la terre, mais… » En septembre 1679, après presque deux ans de vie commune à Paris qui ont été à nouveau difficiles, Sévigné voit s'éloigner le bateau qui emporte Françoise-Marguerite mal en point. La nuit qui suit, une pluie « furieuse » réveille Sévigné, c'est un déluge bienvenu pour naviguer sur la Seine, le bateau devient une arche. Lors de ce voyage, les lettres à l'ami Guitaut – qui accueillera les Grignan non loin de son château d'Époisses et qui pourra donner des nouvelles peut-être plus vraies sur la santé de Françoise-Marguerite – révèlent les angoisses de Sévigné comme en voix off, plus réaliste, non retenue dans la relation tendue avec la fille. Elle lui écrit que les maux de sa fille sont dus, comme on vu, à « l'âcreté » de son sang (II, 684). Les eaux sont donc le plus souvent démontées, s'y mêle le sang furieux de Françoise-Marguerite, elles débordent du réel et ont leur vraie source dans l'encrier de Sévigné. À quoi on peut adjoindre les larmes qui sont un leitmotiv de ces séries de lettres : elle pleure quand elle voit Françoise-Marguerite partir, elle pleure quand elle lit ses lettres, elle pleure quand elle en parle aux proches de la convalescence… Les eaux en tourmente, le sang en feu et le sel douloureux suggèrent l'expérience des séparations comme une maïeutique.

Mais une énigmatique maïeutique qui repose la question de départ. Il y a d'abord un mouvement symétrique qui s'esquisse au cours des séparations : on voit peu à peu Françoise-Marguerite souffrir dans son corps, elle devient « mère-fille » et Sévigné « fille-mère » qui crie et écrit. Il y a ensuite l'ambivalence de toute mise au monde : Sévigné éprouve la gloire de mettre au monde un être – elle rappelle souvent la beauté du corps de Françoise-Marguerite plus admirable que celle de tout autre nouveau-né (I, 172) – et à la fois elle souffre l'atroce amputation de son moi, déchiré, arraché de sa moitié. Le langage du meurtre et de la mort accentue cette ambivalence : votre départ me tue, mes soins vous assassinent, vous méprisez votre corps, vous vous laissez mourir, votre peine mortelle me tourmente sans fin… Contre ces cercles infernaux, il y aura le temps qui atténue, une intelligence que leur cœur agrandit et les lettres. Au cours des années quatre-vingt, le ton, on a dit, s'apaise mais la relation ambivalente demeure. La parturition reste la figure matricielle des lettres, Sévigné écrit entre vie et mort, de soi et de l'autre. Une lettre serait cet instant bref, fondateur, le plus oublié, du premier souffle volé à la mère, rendu au monde – ou inversement. L'instant où on naît où on meurt est le début de l'écriture et aurait pu être le début d'une œuvre romanesque. Mais Sévigné ne fait œuvre qu'avec sa fille qu'elle conçoit un peu, un jour enfin tout à fait, au monde. Les lettres sont comme le narthex multiplié à l'infini d'une promesse de roman.

La première fois qu'elle arrive aux Rochers sans Françoise-Marguerite en mai 1671, les allées et le château rappellent l'absence, c'est une réplique de la douleur qui a morcelé le monde en février… Mais elle va subtilement « glisser » avec humour :

C'est une chose étrange que les grands voyages. Si on était toujours dans le sentiment qu'on a quand on arrive, on ne sortirait jamais du lieu où l'on est. Mais la Providence fait qu'on oublie ; c'est la même qui sert aux femmes qui sont accouchées. Dieu permet cet oubli, afin que le monde ne finisse pas, et que l'on fasse des voyages en Provence. (I, 261)

Et des lettres.

Nathalie Riou

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