RETOUR : Études & notes de lecture
Roger-Yves Roche : Compte rendu d'Hervé Martin, D'une vallée perdue à mes
jours de mémoire.
Mise en ligne le 20 juillet 2023.
La mémoire ne choisit pas entre les (sur)vivants et les morts. Elle réveille les uns, veille les autres. D'une vallée perdue à mes jours de mémoire d'Hervé Martin est un petit livre qui ne dit pas son nom, le dit trop bien, hésite entre la lumière et l'ombre, l'enfance et le précipice : « Aux
cœurs sonnants dans les poitrines le poids des médailles ne comble pas l'absence Des années après la mémoire ne peut rien contre la béance le trou des jours perdus De ceux qui ne mêlent plus de pas aux traces de leur ombre » D'un événement de guerre, l'embuscade dans la vallée d'Uzbin, à 50 km à l'est de Kaboul (août 2008), Hervé Martin fait un poème stoïque-déchirant, que les encres de Sophie Brassart accompagnent, comme les éclairs l'orage. Et sans doute le temps de l'écriture n'a-t-il pas suivi exactement celui du souvenir, s'est même soustrait à lui, comme pour enfin regarder la blessure en face : « Il aura fallu une dizaine d'années avant que l'auteur puisse écrire sur cet épisode tragique qui aurait pu briser sa famille. » Entre son petit d'homme qui « prend des allures de héros quand il joue Et soudain s'interrompt dans le jeu et dit je serai commando » et celui qu'il est devenu, se trouve pris « dans la poussière des lacets », s'en tirera presque malgré lui, c'est la langue du père qui court, halète, va par les sentiers et les crevasses, passe sous le soleil, sauve ceux qui ont sauvé et n'ont pu être sauvés :
« Et
ceux Amis Compagnons Binômes et camarades Contre tout ordre régulier Désobéissants aux consignes de repli Restèrent cibles ultimes Pour protéger ce retour d'embuscade Ramener les derniers rescapés de sueurs et de sang ébahis de torpeur » Ils sont désormais prénoms au-dessus des mots (Grégory, Jean-Christophe, Kévin), stèles nécessaires et pourtant dérisoires, tandis que le fils revient à des « jours ordinaires » « Côtoyant des rives incertaines et promesses sans rêves ». Reste le livre, écrit comme dans le redan de l'histoire. Événement que le poète n'a pas vécu et vient cependant de revivre, voix portée au-delà d'un voir, dans une région que seuls les mots peuvent atteindre. Roger-Yves Roche |