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Alain Roussel : compte rendu du livre de Laurent Albarracin, Manuel de Réisophie pratique.

Alain Roussel a écrit une trentaine de livres ou plaquettes, notamment aux éditions Lettres vives, chez Cadex, chez Plasma, à la Différence, au Cadran ligné, chez Apogée, le Réalgar, Maurice Nadeau… Il a participé à de nombreuses revues : Phases (d'Édouard Jaguer), Opus International, Surréalisme (Vincent Bounoure), Mai hors saison, L'Autre, Nulle part, la Polygraphe, Supérieur Inconnu…). Il s'inscrit dans une double démarche. L'une est d'ordre poétique. L'autre revendique la liberté de la langue et le bonheur d'écrire ; l'imaginaire et l'humour y jouent un rôle essentiel.

Texte d'abord publié dans la revue Europe numéro de novembre-décembre 2022.

Sur le même livre de Laurent Albarracin, voir l'étude de Pierre Campion.

Mis en ligne le 7 novembre 2022.

© : Alain Roussel.

Albarracin Laurent Albarracin, Manuel de Réisophie pratique, Arfuyen, 2022.


Qu'il prenne le « pouls du monde » à des riens, qu'il interroge l'inaccessible, le « Cela » de tout être et son « pourquoi », qu'il traque le secret dans son secret, qu'il révèle du feu sa brûlure, évidente, mais dont on ne voit trop souvent que la flamme, qu'il use du paradoxe dans Résolutions, Laurent Albarracin « n'en a jamais fini avec la chose des choses » comme l'écrit si justement Pierre Campion dans une postface. Son dernier livre, Manuel de Réisophie pratique, s'inscrit dans la même démarche. Il fait suite à Res rerum, chez le même éditeur, et se réfère à un mystérieux « collège de Réisophie » censé être le véritable auteur collectif de l'ouvrage mais qui souhaite demeurer caché, un peu à la façon des rosicruciens de la Renaissance. C'est, si l'on veut, une variante du genre pseudépigraphique. Rien à voir cependant avec une quelconque astuce littéraire. Chez ce poète, le procédé n'est pas gratuit. Si le collège de Réisophie n'a pas d'existence réelle, il en a une fictionnelle. Il est là, avec son autorité morale présumée, voire initiatique, dans le secret de la pensée du poète, l'organisant et l'orientant, lui soufflant les mots à son « oreille sensible aux chuchotements ». On pense au « je est un autre » de Rimbaud ou aux hétéronymes de Pessoa. C'est Albarracin qui a écrit ce livre… et ce n'est pas lui. C'est un autre, ce sont plusieurs autres réunis en une fraternité intérieure œuvrant dans le même but, et il peut ainsi à la fois exprimer sa propre subjectivité, au plus intime, et revendiquer par rapport à elle un regard distancié, semblable à celui que certains auteurs de romans exercent sur le narrateur.

On l'aura compris : le mot Réisophie est un néologisme. Par son étymologie, il implique une sorte de gnose tournée vers la connaissance de la chose d'où découlerait, jouant sur le double sens du mot « sophia », une sagesse, voire une manière de sentir et de penser : « N'obéis à aucun commandement. /Même celui-ci. /Sois comme la girouette, /Toujours campée au même endroit /Et se moquant du vent ». Comment ne pas être sensible à des conseils tels que « Exerce ton ouïe à entendre/ Que le vent est la rivière des cimes. » ou « Nourris-toi de ce que le chant des oiseaux/ ne coule dans aucune gorge. »

C'est dans une quête métaphysique, mais par les moyens de la poésie, que nous entraîne Laurent Albarracin. Sa singularité est de rechercher inlassablement, non sans humour, le fameux « couteau sans lame auquel manque le manche », de Lichtenberg. Car la chose que traque Albarracin, dont on ne sait rien, même pas si elle existe, est insaisissable. On peut lire et relire le livre, nous n'en saurons pas plus. Parfois, nous pouvons avoir l'impression, à la lecture, de toucher au but, mais la chose ne se rapproche que pour nous faire ressentir, alors que l'on croit la toucher, son inaccessibilité, son irréductible ipséité. C'est comme si la chose se refermait sur son secret de chose. Mais cette incapacité à la saisir tient-elle à la chose elle-même, à sa nature de chose, ou à la nôtre, à notre infirmité d'aveugle conceptuel cherchant à toujours vouloir revêtir d'un voile ce qui pourtant crève les yeux, dans sa nudité banale ? La chose n'aurait alors de secret que pour nous.

Sans lui conférer un sens ronflant, la quête de Laurent Albarracin relève d'une chevalerie spirituelle, mais moderne – avec chez cet auteur une part de dérision –, inscrite dans une démarche d'écriture où la tautologie, le paradoxe, la métaphore se vidant d'elle-même de la métaphore et parfois les jeux de mots remplacent l'arc, la lance et l'épée. Avec la « chose », on n'est pas si loin de la Sîmorgh, cet oiseau fabuleux dont Sohravardî nous dit qu'elle « prend son essor tout en restant immobile ; elle vole sans franchir de distance ; elle s'approche, et pourtant elle n'a parcouru aucun lieu… »

Le poète ne s'en cache pas : « les portes ouvertes de la chose » sont faites pour être défoncées. Pour peu qu'on y réfléchisse, cette formule n'est pas une boutade. Elle est bien plus profonde qu'il n'y paraît. En effet, ouvrir une porte fermée est un acte des plus banals que nous effectuons tous les jours. Mais ouvrir une porte ouverte créé aussitôt un trouble, met en dérangement la logique ordinaire par un paradoxe et fracture le sens, béance dans laquelle aussitôt la pensée s'engouffre sans savoir où cela va la mener. De même, Albarracin utilise la tautologie comme révélateur d'évidences, à l'instar de Antonio Porchia et, en partie, de Roger Munier, sauf qu'il la pousse dans ses retranchements successifs ou la fait rebondir jusqu'à l'extrême limite du sens. Ainsi, « Le chat est un chat » est une tautologie simple, une évidence. Mais sa version composée, en opposant le même au même, s'avère des plus déroutante : « Le chat est un chat, il est le chat du chat. /Il est pour soi son prédateur / Et par conséquent pour soi aussi la souris. /On peut dire de cette identité :/ “Un chat est un chat”/ Qu'elle est un peu comme le chat,/ À la fois tranquille et fourbe,/ Parfaitement nonchalant et plein de duplicité./ À replier l'identité sur elle-même, / On la fait dormir en rond comme un chat… »

Métaphysicien, Albarracin l'est assurément. Mais il est avant tout poète. La théorie et la pratique qu'il développe prennent leur essor des choses du monde sensible : abeilles, montagne, feu, chaise, peigne, ruisseau, lampe, fenêtre, pomme, paupières… Ce faisant, il abolit les frontières entre poésie et métaphysique. Et s'il est dans la nature de la « chose », malgré tous nos efforts, de demeurer impénétrable, il nous reste de toute façon cette fête du langage dans laquelle le poète nous invite joyeusement à entrer.

Alain Roussel

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