Alain Roussel : Note de lecture sur le recueil de Jean-Michel Goutier, Le Printemps de l'indicatif Mis en ligne le 29 mars 2024. Ce texte est repris de la revue Europe avril 2024 n°1140. © : Alain Roussel.
Pour le surréalisme, la
poésie ne se réduit pas au poème. Elle l'excède de toutes parts, dans les arts
comme dans la vie. Jean-Michel Goutier, qui en fut l'un des fervents défenseurs,
resta durant toute sa vie fidèle à cette approche. C'est dans le groupe qui
entourait André Breton au début des années 1960 qu'il trouva, à la sortie de la
guerre d'Algérie, le lieu le mieux approprié pour exprimer sa révolte et sa
soif de liberté. On oublie trop souvent que le surréalisme, s'il permit à des
poètes et à des écrivains de trouver la voie qui les rendit célèbres, fut avant
tout une tentative de mise en commun des moyens d'expression, que ce soit par
les écrits ou par les actes. Ce sens du collectif, Jean-Michel Goutier le fit
sien et même au-delà, car il se dépensa sans compter pour promouvoir l'œuvre
des autres, Duprey et Rodanski notamment, par le biais de collections qu'il
dirigea aux éditions du Soleil Noir ou chez Plasma, des préfaces et de
multiples conférences sur le surréalisme, en France ou à l'étranger, sans
oublier un livre collectif consacré à Benjamin Péret et le rôle important qu'il
joua pour la publication des lettres d'André Breton à Aube, puis à Simone Kahn.
On ne saurait par ailleurs dissocier Jean-Michel Goutier de sa compagne écrivaine
et artiste, Giovanna, et c'est ensemble qu'ils firent leur entrée, en 1965,
dans le groupe surréaliste par une performance, La carte absolue, sur le
thème de l'androgynat, ce qui est significatif. Les poèmes de Jean-Michel
Goutier sont rares. La haute idée qu'il se faisait de la poésie le tenait à
distance des productions intensives dont notre époque est souvent trop friande.
La publication de Le Printemps de l'indicatif — avec une préface de
Gérard Durozoi, des dessins de Giovanna et une illustration de Gilles Ghez —,
qui rassemble des poèmes et des textes souvent inédits, est donc une bonne nouvelle
et permettra de mieux faire connaître cet auteur, discret pour lui et prolixe
pour les autres. Le premier texte de ce recueil, Chanson de geste (paru
d'abord au Soleil Noir, commence par un rêve où il est question du livre de Kleist :
Sur le théâtre de marionnettes. À partir de ce rêve, Jean-Michel Goutier
passe en revue certains actes, « au carrefour du mot et du geste » et
les analyse sous l'angle de la liberté ou de leur portée révolutionnaire, telle
l'épopée de Makhno, célèbre anarchiste ukrainien. Si, ainsi qu'il le dit,
« par le geste écrit ou dessiné, se manifeste la toute-puissance du rêve
et de la poésie », il souligne par ailleurs, évoquant Lévi-Strauss,
« que les premiers usages de l'écriture semblent bien être d'abord ceux du
pouvoir ». La deuxième partie, Pacifique
que ça ! est constituée de poèmes qui avaient fait l'objet d'une
première édition en 1995. La mise à mal de toute logique y est à la fête pour le
plus grand plaisir de notre égarement. En effet, l'image cherche moins à
rapprocher deux réalités éloignées dans un rapport juste, comme le voulait
Reverdy, mais à les maintenir dans un éloignement définitif, reliées seulement
par le fil de la langue, avec la volonté délibérée d'ouvrir dans l'esprit du
lecteur des sortes de trappes, des trous noirs pour entraîner la pensée dans
une déroute dont la raison ne sort pas indemne. Si le principe d'analogie
subsiste encore dans quelques vers, « Les dessous d'Alice/bouquet de
troubles », ou « Main tigrée/Page léopardée/Tatouage
d'entretien », il cède la place à des formulations très
énigmatiques : « Éperonner les rousseurs/gainées de sensitives//L'Éden
au bout de la phrase ». Et l'auteur de se poser la question :
« Science, héroïne de roman, citerne d'aveux, silences bien charpentés :
Comment nouer ces énormités ? » Le recueil de la troisième partie, Toute
affaire cessante, est de la même veine. Les dernières parties sont
composées d'inédits, essentiellement des textes en prose prenant le plus
souvent la forme d'un journal daté. La poésie y fait feu de tout bois, investit
de nombreux territoires : anecdotes du quotidien, réflexions sur la
poésie, lectures, peinture, aspects sociaux et politiques. Et c'est chaque fois
l'occasion, pour Jean-Michel Goutier, d'exercer sa liberté, son humour, sa révolte,
autrement dit sa capacité de résistance face à la noirceur des temps. Alain
Roussel |