RETOUR : Études

Alain Roussel : Compte rendu du recueil de Jean-Pierre LE GOFF, Le Vent dans les arbres.
Mis en ligne le 18 septembre 2023.

© : Alain Roussel.

Ce commentaire a été publié d'abord dans la revue Europe, n° 1133-1134, septembre-octobre 2023.

Jean-Pierre Le Goff : Le Vent dans les arbres et autres textes, édition établie et postfacée par Sylvain Tanquerel, 406 pages, Le Cadran ligné, 25 €.


L'œuvre de Jean-Pierre Le Goff reste mal connue. Ce poète, qui fut proche des surréalistes, a peu publié de son vivant. Aussi Le Vent dans les arbres, édité par Le Cadran ligné, sera-t-il une excitante découverte, apte à bousculer notre approche de la réalité « en tordant le cou à la banalité de l'objet ordinaire », tout en menant une réflexion intense sur l'énigme du « qui suis-je ? », l'exercice de la pensée et la pratique de l'écriture. Hormis quelques textes publiés en revue, la plupart de ceux réunis dans ce livre sont des inédits écrits entre la fin des années 1970 et le milieu des années 1980.

Le Goff, avec ce recueil de « pensées traçantes », nous invite à une quête du « Sens » comme il y en a peu aujourd'hui. Il pousse la logique dans ses retranchements, parfois jusqu'à l'évidence absurde, d'autant plus irréfutable : « les trous n'ont pas d'ombre ». Tout commence par une observation méticuleuse du réel. C'est de la rencontre des mots et des choses que naît toute représentation. Chez ce poète, le « démon de la formulation » est constamment à l'œuvre avec l'espoir, en nommant les moindres détails de l'objet, de le reconstituer mentalement par assemblage. Mais la description n'est jamais complète et l'on peut toujours introduire un nouveau mot pour dire une partie qui n'avait pas été nommée ou mal nommée. La chose échappe ainsi à toute tentative de désignation et révèle, malgré les artifices verbaux dont souvent on l'affuble et même toute la lumière dont on veut l'éclairer, sa part d'innommable, de secret indéchiffrable que l'on peut approcher mais sans jamais dépasser le seuil. La seule façon d'évoquer l'objet, par essence inatteignable, est de multiplier les pistes plutôt qu'un seul chemin, d'où cette écriture souvent par fragments qui se font écho pour tenter de dire l'inexprimable. Si André Breton, dans un texte magistral intitulé Le merveilleux contre le mystère, a choisi « l'abandon pur et simple au merveilleux », c'est plutôt le mystère qui attire Jean-Pierre Le Goff, celui qui est dans les choses faisant écho à celui tapi au plus profond de l'homme et qui exige un cheminement quasi initiatique, fait de dépouillement et de lâcher-prise, pour se rendre apte à recevoir le « Secret » qui pourtant, à peine entrevu, redevient aussitôt secret.

Chez cet écrivain, tout est prétexte à interrogation, bols, gomme, hélice, cailloux, bouteilles, couleurs, mémoire, silence ou ces « forces sauvages et indisciplinées qui, à la fois, vous composent et vous détruisent »… Le transport en train, fût-il journalier, le tient sans cesse sur le qui-vive, et il ne perd rien des sensations que ces « miettes ferroviaires » suscitent en lui et qu'il exprime sous forme de haïkus :

 

« Le soleil dans le feuillage.

Un retraité, sur un banc, sous l'arbre.

Et moi qui passe. »

 

L'intérêt qu'il porte au moindre objet ne gomme pas pour autant la subjectivité. C'est par celle-ci précisément que l'objectivité prend sens, que « la nature songe à travers nous ». Et qui sait si le vol du papillon dans la lumière n'est pas un simple « froissement de la pupille » ? La précision des descriptions dépend de la justesse de l'œil en lien direct avec la pensée, un regard qui « doit chausser des patins à glace » dans cet univers glissant où les frontières entre les choses sont fluctuantes, malgré la volonté du langage ordinaire à vouloir les fixer et les séparer. Ce talent descriptif n'empêche nullement un puissant pouvoir de suggestion par l'image, en faisant jouer de subtiles correspondances comme celles qui unissent l'arbre et le vent : « L'arbre se baigne dans le vent comme les algues dans la mer. Sans l'air et ses courants l'arbre aurait l'air d'un parapluie fermé. » Se promener, pour Le Goff, c'est entrer dans une sorte de rêverie où la réalité et la mémoire communiquent par des passerelles clandestines. Ainsi la vue d'un objet aperçu dans une vitrine va-t-elle réveiller, soudain, un souvenir enfoui qui, à son tour, va solliciter le réel par une sorte de hasard objectif, à tel point que l'on se demande si ce n'est pas le réel qui vient rêver dans la mémoire et la réinvente.

Le Goff aime à mettre en déroute la raison. Dans le texte intitulé Un monde de reflets, il applique à la lettre la célèbre formule « tout est dans tout » : il imagine que chaque objet, et même chaque partie des objets sont des miroirs où ils se reflètent mutuellement, chaque objet restant en même temps lui-même, ce qui en fait en quelque sorte l'inventeur d'une physique quantique de l'imaginaire.

Alain Roussel

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