Alain Roussel : sur René Pons, Lettres sur les mots. Mis en ligne le 23 juin 2022. © : Alain Roussel. Ce texte a d'abord été publié dans la revue Europe.
Dans son
œuvre constituée d'une cinquantaine d'ouvrages – les premiers publiés chez
Gallimard et Actes Sud –, René Pons porte un regard désabusé sur la société, vouée
à la déchéance. Dans son pessimisme, il y a une sorte de lucidité mélancolique,
teintée d'une ironie mordante qui inclut l'autodérision et permet de tenir à
distance, y compris soi-même. La vie n'est pas ce qu'elle devrait être, hormis
dans l'enfance qui reste, pour l'auteur, une période enchantée et comme hors du
temps. Ce constat sans appel, il le formulait déjà dans Le Feu central
en une seule question : « Où sont les vivants ? » Pourtant,
à lire René Pons, on se sent rasséréné : cela tient à la beauté de son
style qui a la fraîcheur mélodieuse d'un torrent de montagne écornant la roche
de nos certitudes. On peut redécouvrir cet écrivain trop oublié en des textes
assez récents aux éditions Rhubarbe, le Réalgar et l'Amourier. Son dernier
livre est écrit au fil du temps sous forme de lettres adressées à une
« correspondante fantôme, qui pourrait être un correspondant », destinataire
virtuel auquel on peut tout dire, sans hypocrisie et sans retenue. Toute sa
vie, René Pons s'est interrogé sur les mots, sur cette voix inconnue et
pourtant intime qui parle en lui et qui lui dicte les phrases. Aussi se
pose-t-il d'emblée la question : « Qui suis-je ? » Dès
qu'on essaie d'y répondre, chacun est aussitôt confronté à l'imposture :
et si nous n'étions pas ce que nous croyons être ? Si nous feignions
d'être ce que nous sommes, « une fiction de moi-même », nous dit l'auteur.
S'il y a du mensonge dans l'écriture, celle-ci, débarrassée de l'être social, a
pourtant sa part de vérité, son « mentir-vrai » comme l'écrivait
Aragon. Rien
n'échappe à la lucidité décapante et nécessaire de cet écrivain secret. Sommes-nous
des critiques littéraires, bercés dans l'illusion de comprendre une œuvre mieux
que tout autre, lecteurs ou auteur ? René Pons remet les pendules à
l'heure : « Bref, je hais le commentaire. Tout au plus puis-je
admettre une dérive à partir d'un texte, autrement dit une sorte de
fiction, mais nullement les sentencieuses remarques sur le dos d'un
texte qu'elles courbent, écrasent, empêchent de respirer, enferment dans une
interprétation, alors qu'il y a autant d'interprétations que de
lecteurs. » Si les grands écrivains et poètes – Proust, Rimbaud, Artaud… –
sont salués avec passion dans ce livre, les écrivaillons à succès, habitués des
plateaux de télévision et autres lieux de la comédie du spectacle, ne sont pas
épargnés : « … lorsque je feuillette ces livres, ces nouveautés
si mal nommées, leurs mots sont déjà fanés, ou plutôt ne se sont jamais
épanouis, comme si leurs utilisateurs n'avaient jamais senti en eux
cette passion intime de la langue sans laquelle on n'est qu'un gentil
(gentil ?) bricoleur, et bien des écrivains laurés ne sont que
cela. » Pourtant,
si René Pons a la dent dure, et on lui souhaite de l'avoir encore longtemps, ce
n'est pas par acrimonie mais par amour des mots qu'il ne cesse de célébrer au
cours de son livre. Il se désespère que la langue, « à l'oral comme à
l'écrit », soit de moins en moins respectée, appauvrie par la paresse des
utilisateurs, envahie d'anglicismes, rongée par une maladie insidieuse qui la
mène à la déchéance. Comme la langue fait partie de sa matière, viscéralement,
émotivement et mentalement, cette déchéance l'atteint fatalement au plus intime
et il en suit la progression, par synchronicité, dans sa vie même. Le sentiment
du dérisoire qu'il porte à toutes choses, il le retourne contre lui, se moque
de lui-même et examine sans concession ses propres manques, ses obsessions dont
celle de la mort, ses doutes, ses angoisses, son malaise d'être au monde, ses
contradictions. Cet
écrivain « sans territoire défini », qui se considère à peine comme
un écrivain, tant le mot est galvaudé, a en lui la passion du verbe. Quand il
lit les auteurs qu'il aime, quand par exemple il lit À la recherche du temps
perdu, il devient Proust, respire à chaque instant son atmosphère : « …
la phrase proustienne, unique, telle que je n'en avais jamais lu, contraire
même des préceptes académiques inculqués par les professeurs, m'enveloppait
dans ses lianes au point qu'il m'était devenu impossible d'écrire sans tomber,
plus ou moins consentant, dans une imitation caricaturale de son style. » Et
quand il écrit dans une sorte d'ivresse, c'est « une fuite infinie, à
travers le charnier de la langue, à la recherche du mot talisman qui serait
vivant, le mot éternel que rien ne pourrait corrompre et dans la contemplation
duquel on pourrait trouver le silence, la paix et l'immobile. Pure
illusion : ce mot n'existe pas, cette langue lavée de son usure, même si certains
s'en sont approchés. » Et en
définitive, le correspondant fictif auquel s'adresse René Pons finit par
s'incarner : c'est nous, lecteurs, qui lui prêtons un visage, un corps et
surtout une écoute sans laquelle aucun livre ne saurait exister. Alain
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