RETOUR : Études

 

Alain Roussel : sur René Pons, Lettres sur les mots.

Mis en ligne le 23 juin 2022.

© : Alain Roussel.

Ce texte a d'abord été publié dans la revue Europe.

Pons René Pons, Lettres sur les mots, Rhubarbe, 2021.

 

Dans son œuvre constituée d'une cinquantaine d'ouvrages – les premiers publiés chez Gallimard et Actes Sud –, René Pons porte un regard désabusé sur la société, vouée à la déchéance. Dans son pessimisme, il y a une sorte de lucidité mélancolique, teintée d'une ironie mordante qui inclut l'autodérision et permet de tenir à distance, y compris soi-même. La vie n'est pas ce qu'elle devrait être, hormis dans l'enfance qui reste, pour l'auteur, une période enchantée et comme hors du temps. Ce constat sans appel, il le formulait déjà dans Le Feu central en une seule question : « Où sont les vivants ? » Pourtant, à lire René Pons, on se sent rasséréné : cela tient à la beauté de son style qui a la fraîcheur mélodieuse d'un torrent de montagne écornant la roche de nos certitudes. On peut redécouvrir cet écrivain trop oublié en des textes assez récents aux éditions Rhubarbe, le Réalgar et l'Amourier.

Son dernier livre est écrit au fil du temps sous forme de lettres adressées à une « correspondante fantôme, qui pourrait être un correspondant », destinataire virtuel auquel on peut tout dire, sans hypocrisie et sans retenue. Toute sa vie, René Pons s'est interrogé sur les mots, sur cette voix inconnue et pourtant intime qui parle en lui et qui lui dicte les phrases. Aussi se pose-t-il d'emblée la question : « Qui suis-je ? » Dès qu'on essaie d'y répondre, chacun est aussitôt confronté à l'imposture : et si nous n'étions pas ce que nous croyons être ? Si nous feignions d'être ce que nous sommes, « une fiction de moi-même », nous dit l'auteur. S'il y a du mensonge dans l'écriture, celle-ci, débarrassée de l'être social, a pourtant sa part de vérité, son « mentir-vrai » comme l'écrivait Aragon.

Rien n'échappe à la lucidité décapante et nécessaire de cet écrivain secret. Sommes-nous des critiques littéraires, bercés dans l'illusion de comprendre une œuvre mieux que tout autre, lecteurs ou auteur ? René Pons remet les pendules à l'heure : « Bref, je hais le commentaire. Tout au plus puis-je admettre une dérive à partir d'un texte, autrement dit une sorte de fiction, mais nullement les sentencieuses remarques sur le dos d'un texte qu'elles courbent, écrasent, empêchent de respirer, enferment dans une interprétation, alors qu'il y a autant d'interprétations que de lecteurs. » Si les grands écrivains et poètes – Proust, Rimbaud, Artaud… – sont salués avec passion dans ce livre, les écrivaillons à succès, habitués des plateaux de télévision et autres lieux de la comédie du spectacle, ne sont pas épargnés : « … lorsque je feuillette ces livres, ces nouveautés si mal nommées, leurs mots sont déjà fanés, ou plutôt ne se sont jamais épanouis, comme si leurs utilisateurs n'avaient jamais senti en eux cette passion intime de la langue sans laquelle on n'est qu'un gentil (gentil ?) bricoleur, et bien des écrivains laurés ne sont que cela. »

Pourtant, si René Pons a la dent dure, et on lui souhaite de l'avoir encore longtemps, ce n'est pas par acrimonie mais par amour des mots qu'il ne cesse de célébrer au cours de son livre. Il se désespère que la langue, « à l'oral comme à l'écrit », soit de moins en moins respectée, appauvrie par la paresse des utilisateurs, envahie d'anglicismes, rongée par une maladie insidieuse qui la mène à la déchéance. Comme la langue fait partie de sa matière, viscéralement, émotivement et mentalement, cette déchéance l'atteint fatalement au plus intime et il en suit la progression, par synchronicité, dans sa vie même. Le sentiment du dérisoire qu'il porte à toutes choses, il le retourne contre lui, se moque de lui-même et examine sans concession ses propres manques, ses obsessions dont celle de la mort, ses doutes, ses angoisses, son malaise d'être au monde, ses contradictions.

Cet écrivain « sans territoire défini », qui se considère à peine comme un écrivain, tant le mot est galvaudé, a en lui la passion du verbe. Quand il lit les auteurs qu'il aime, quand par exemple il lit À la recherche du temps perdu, il devient Proust, respire à chaque instant son atmosphère : « … la phrase proustienne, unique, telle que je n'en avais jamais lu, contraire même des préceptes académiques inculqués par les professeurs, m'enveloppait dans ses lianes au point qu'il m'était devenu impossible d'écrire sans tomber, plus ou moins consentant, dans une imitation caricaturale de son style. » Et quand il écrit dans une sorte d'ivresse, c'est « une fuite infinie, à travers le charnier de la langue, à la recherche du mot talisman qui serait vivant, le mot éternel que rien ne pourrait corrompre et dans la contemplation duquel on pourrait trouver le silence, la paix et l'immobile. Pure illusion : ce mot n'existe pas, cette langue lavée de son usure, même si certains s'en sont approchés. »

Et en définitive, le correspondant fictif auquel s'adresse René Pons finit par s'incarner : c'est nous, lecteurs, qui lui prêtons un visage, un corps et surtout une écoute sans laquelle aucun livre ne saurait exister.

Alain Roussel

RETOUR : Études