Alain Roussel : Note de lecture sur le livre de Serge Núñez Tolin, L'Exercice du silence. Mis en ligne le 31 mars 2021. Cette note de lecture est reprise de la revue Europe, n° 1104 d'avril 2021. © : Alain Roussel.
Qu'est-ce que le silence ? La tendance la plus
courante consiste à le définir par la négative, comme une absence de bruit.
Pourtant cette absence se fait entendre et le silence s'affirme comme présence,
devient d'autant plus assourdissant que le bruit a été intense. L'on a ainsi
tendance à le situer en aval, alors qu'il y a d'autres approches où le silence
précède le son, existe sans lui. Paradoxalement, cette expression propre du
silence par le silence n'est pas muette, même si elle n'émet aucun son. Ce
silence-là, qui s'épanouit à l'intérieur de soi quand toute pensée s'apaise, le
sage hindou Râmana Maharshi
l'appelait l'éloquence suprême. Quoi qu'il en soit, dans un cas comme dans
l'autre, le silence met l'individu en situation d'écoute : comme pour les
bruits, il concerne l'ouïe, à l'intérieur de nous ou en dehors. La grande originalité du livre de Serge Núñez Tolin est qu'il bouscule
les mécanismes habituels de la perception : pour lui, l'organe du silence,
c'est l'œil, comme s'il y avait aussi une écoute par le regard. Par ce
déplacement d'un sens à un autre, le silence devient une dimension de l'espace,
et non plus du temps. Il demande donc à être appréhendé par le regard, mais un
regard qui serait objectivé, détaché et qui finirait par gommer celui qui est
derrière l'œil : « oublier que nous regardons. » Comme certains
peintres chinois, il y a ce désir chez Serge Núñez Tolin de disparaître dans le paysage, de se fondre dans le
monde des choses : « Corps avancé continuellement vers son
effacement. Silence du regard, extinction du paysage. » Il pénètre dans le
regard à la façon dont Pierre-Albert Jourdan entrait dans le jardin, par une
sorte de dépouillement de la pensée – « hors de l'acte de connaître
et de nommer » –, et une patience adaptée à la lenteur des choses. Le
regard, tel qu'il le conçoit et l'expérimente, n'est pas erratique, ou plutôt
aussi loin qu'il puisse aller, c'est-à-dire indéfiniment, il transporte avec
lui son centre qui est partout, « un centre qui exalte la vue en la
déplaçant d'un bord vers un bord plus lointain, cherchant dans la périphérie
l'étendue du centre », d'où un jeu continuel entre le mouvement et
l'immobilité. Son « exercice du silence » est inséparable du
regard, les choses s'avançant « comme foyer de l'œil » et
« gardiennes du silence et du visible ». Ce sont donc les choses,
dans leur rapport au silence et aux mots, qu'il interroge au fil de son livre, mais
sans peser : « avoir tout sous le regard, sans leçon. » Mais
comment exprimer le silence des choses avec des mots ? C'est un pari quasi
impossible. Il y a une constante inadéquation des mots aux choses, la langue
n'ayant que trop tendance à en rajouter, là où il faudrait en retrancher pour
« atteindre à leur pauvreté de signification », le « sans
pourquoi » de la rose, chère à Angelus Silesius. « Le réel n'entend pas les mots »,
écrit l'auteur, mais de notre côté nous n'entendons pas le réel, d'où un dialogue
de sourds. Et si le silence des choses n'était pas vraiment le silence, mais un
langage que nous ne comprenons pas, que nous ne savons plus, à cause de notre
impatience, accueillir dans nos mots ? Serge Núñez
Tolin sait que le mystère des choses se trouve dans
les objets les plus courants et, plus qu'aux mots, il fait confiance au regard
– « Yeux posés : mise au net. » Pour exprimer ce qu'il
ressent, ou ne ressent pas, il cherche une justesse de langue :
« Dire sans en deçà, sans au-delà ». Peut-être parle-t-il pour
« épuiser le langage par ses moyens mêmes », et ainsi atteindre au
silence, sans intermédiaire ? « S'appauvrir par les mots. Poursuivre
son propre appauvrissement », telle est la conduite qu'il se donne pour
atteindre au silence, « faire naître l'infini où nous sommes nés ». Alain Roussel |