Marc Sagnol : Sur les relations littéraires franco-allemandes et franco-russes. Le cas Madame de Staël.
Conférence donnée le 28 février 2020 à l'Université d'économie de Saint-Pétersbourg.
Cette conférence a été prononcée en russe.
Marc Sagnol, germaniste, philosophe, actuellement en poste à
Erfurt (Allemagne), a été notamment directeur de l'Institut français de Dresde
(1990-1996) puis de Kiev (1996-2000), et attaché culturel à Moscou (2007-2010).
Parmi ses publications : Tragique et tristesse. Walter Benjamin, archéologue de la
modernité, éd. du Cerf, Paris 2003, (trad. all. Kadmos,
Berlin 2017)
Coordination, choix des textes et traduction du n° spécial
des Temps modernes sur « Paul Celan, de Czernowitz à Paris »,
août-octobre 2016
Édition et préface de : Arnold Daghani,
La Tombe est dans la cerisaie, Journal du camp de Mikhaïlovka, Fario,
Paris, 2018.
Il termine actuellement un film sur Paul Celan, pour le centenaire
de celui-ci.
Étude mise en ligne le 29 avril 2020.
Sur les relations littéraires franco-allemandes et franco-russes
Le cas Madame de Staël
Mon ami Sergueï Fokine m'ayant demandé de parler d'un aspect
des relations littéraires franco-allemandes, qui ait si possible aussi un
rapport avec la Russie, j'ai pensé à Madame de Staël, grande intellectuelle
européenne qui a été en France la première grande « découvreuse » de
l'Allemagne et de sa littérature, et qui a pour ainsi dire introduit le
romantisme allemand en France. Germaine de Staël, adversaire de Napoléon, a été
condamnée par celui-ci à l'exil et s'est réfugiée tout d'abord en Allemagne en
1803-1804, puis dans sa propriété de Coppet en Suisse, où elle était à l'abri,
puis en Russie en 1812 avant l'arrivée des Français. Elle a donc aussi un lien
particulier avec la Russie, qui l'a très bien accueillie.
Je choisirai pour la présenter un portrait d'elle peint par Élisabeth
Vigée Le Brun, autre grande artiste française qui a
vécu un certain temps en Russie et qui constitue un des meilleurs liens
intellectuels entre la France et la Russie. Ces deux femmes n'étaient pas à
Saint-Pétersbourg au même moment, c'est à Coppet, en Suisse, lors de son voyage
de 1808, que Vigée Le Brun a peint Madame de Staël en
Corinne, du nom de l'héroïne de son roman Corinne
ou l'Italie.
On voit ici Madame de Staël représentée en personnage exalté,
une lyre à la main, devant un paysage de montagnes surmontées d'un temple
antique, influencé peut-être par les tableaux de Poussin, mais s'orientant déjà
vers une esthétique romantique.
Germaine de Staël en Corinne, par Élisabeth Vigée Le Brun, 1808.
Musée d'art et d'histoire de Genève
Mais avant de présenter ses écrits sur l'Allemagne qui ont
tant influencé la perception que nous, Français, avons de ce pays et de cette
littérature, rappelons brièvement qui est Madame de Staël, d'où elle venait et
ce qui lui a valu d'avoir une biographie exceptionnelle.
Anne-Louise Germaine Necker est née à Paris en 1766,
française, et suisse, par l'origine de ses parents. Son père Jacques Necker,
est alors un banquier suisse très connu sur la place de Paris. Il deviendra
Ministre des finances du roi Louis XVI, ce qui correspondait à une position de
Premier Ministre. Germaine Necker épousera à 20 ans, à Paris, Erik Magnus de
Staël-Holstein, l'ambassadeur de Suède en France. Devenue baronne de
Staël-Holstein, elle se fait appeler simplement Madame de Staël.
Suzanne Necker, l'épouse du Ministre, ouvrira son salon littéraire à Paris. Il sera
fréquenté par les figures politiques, littéraires, et artistiques de l'époque,
qui pour la plupart, adhéraient aux Lumières. La jeune Germaine fréquentera le
salon de sa mère dès l'âge de 8 ans. « Je suis venue au monde dans un
salon » dira-t-elle. Elle sera ainsi très armée pour sa future carrière
littéraire et politique. À 15 ans, elle discutait déjà dans les salons parisiens
comme une adulte. On se plaira à dire que la conversation de Mme de Staël,
était « un éblouissement ». Cette réputation la suivra jusque dans
les salons de Weimar en 1804 et de Saint-Pétersbourg en 1812. Goethe après ses
premières discussions avec l'égérie des lettres françaises déclarera :
« Elle parle à merveille, mais trop, beaucoup trop […] ».
Le jeune Madame de Staël se fait connaître par ses premiers
écrits, notamment sur Jean-Jacques
Rousseau (en 1788) et un essai presque de sociologie littéraire, De la littérature considérée dans ses
rapports avec les institutions sociales (1800), qui lui valent une solide
notoriété dans le monde des Lettres et une réputation de femme ouverte,
libérale.
Germaine de Staël soutient la Révolution française dont elle
approuve les idéaux de 1789, mais adopte une position critique dès 1791. Les
soubresauts violents de la révolution conduiront son père, Jacques Necker à
démissionner de son poste en 1790, et à rentrer en Suisse au château familial
de Coppet, à vingt kilomètres de Genève, tandis qu'elle-même restera dans un
premier temps à Paris avec son mari, tout en se réfugiant à plusieurs reprises
chez son père en Suisse. C'est là, à Coppet, que Madame de Staël passera plus
tard la plus grande partie de son exil et recevra de nombreux invités. Vivant
séparément de son mari, puis devenue veuve en 1802, elle sera connue pour sa
vie sentimentale mouvementée.
En 1802 paraît son premier roman, Delphine, qui scandalise par ses idées politiques, religieuses et
morales. Napoléon lui interdit le séjour à Paris. En septembre 1803, elle se
faufile dans la banlieue de Paris, à Montmorency, d'où elle espère pouvoir
revenir dans sa ville, mais le Premier consul, Napoléon Bonaparte, l'apprend et
signe bientôt, le 15 octobre, un ordre d'exil à quarante lieues de Paris.
C'est alors qu'elle décide de se rendre en Allemagne, pour éviter les foudres
de Napoléon. Elle part le 25 octobre, accompagnée par Benjamin Constant et
s'arrête tout d'abord à Metz, où elle reste douze jours, du 26 octobre au 8
novembre pour s'entretenir et flirter avec le grand connaisseur de l'Allemagne
Charles de Villers, qui avait déjà publié un ouvrage sur Kant et se voulait un
médiateur entre les deux pays. Charles de Villers, originaire de Lorraine,
avait émigré en Allemagne lors de la Révolution française et vivait à Lübeck
dans une sorte de ménage à trois avec le couple Rodde,
mais il voyageait ici en compagnie de Mme Dorothea Rodde et de ses deux enfants, sur la route de Paris.
Charles de Villers et sa « famille » d'adoption ainsi que Mme de
Staël et Benjamin Constant logeaient dans le même hôtel à Metz, à deux étages
distincts, et Mme de Staël a déployé tous ses charmes et toute sa séduction,
n'hésitant pas à l'inviter à passer chez elle à une heure avancée de la nuit,
pour tenter de le convaincre de l'accompagner en Allemagne, car elle avait
besoin d'un guide expérimenté, en même temps que d'un nouvel amant.
Sans succès, Charles de Villers est resté avec Mme Rodde,
mais les discussions qu'ils ont eues à Metz ont largement contribué à
l'introduire dans le monde de la littérature et de la pensée germanique.
Charles de Villers lui a même confié des manuscrits et une traduction de Jean-Paul
Richter, qu'elle utilisera plus tard dans son livre De l'Allemagne.
Madame de Staël continue sa route vers l'Allemagne, passe la
frontière à Mayence, traversant le Rhin à bord d'un bac, éprouvant une profonde
tristesse à l'idée de quitter la France : « Je réfléchissais en traversant le Rhin que l'on n'a jamais
éprouvé une pitié assez profonde pour les Français qui ont été condamnés à
quitter leur pays. Je me suis promenée longtemps sur le bord de la rive
française du fleuve, hésitant à passer cette frontière qui a quelque chose de
solennel. Le temps était froid, le ciel obscur ; tous ces présages qui ne
font aucune impression dans les moments heureux de la vie oppressent un cœur
déjà malade. »
Après plusieurs jours de voyage, Germaine de Staël, accompagnée de Benjamin
Constant, arrive à Weimar (c'est Charles de Villers qui lui a conseillé de s'y
rendre et d'y rencontrer Goethe et d'autres célébrités) et ce fut pour elle un
éblouissement, elle y resta près de trois mois, avant de continuer sa route vers
Berlin, puis de rentrer à Coppet :
« J'ai passé des jours si heureux dans ce séjour, que
mon jugement sur tous les objets se ressent des impressions que j'y ai
éprouvées. […] Mon âme s'y est quelque temps reposée de ses blessures. J'aimais
ce sanctuaire de la science et de la philosophie, où le bruit du monde ne
pénètre point, où des âmes paisibles et des esprits studieux cherchent entre
eux les moyens de perfectionner l'homme solitaire. »
À Weimar, elle est reçue à la cour du duc Carl August ;
elle rencontre Goethe, qu'elle tente d'apprivoiser en lui traduisant un de ses
poèmes, « Le Pêcheur »,
mais qui est un peu agacé par son tempérament volubile et par l'air qu'elle
déplace autour d'elle : « Elle tombait chez moi comme une bombe, elle
m'étourdissait d'un coup violent, et voulait qu'aussitôt on sifflât sa petite
chanson, et qu'on sautât d'un sujet à un autre » ;
elle rencontre Schiller et lit ses drames, ses poésies, ses livres
historiques ; elle rencontre le vieux Wieland, qui lui donne des
conseils ; elle va voir de nombreuses pièces de théâtre de Schiller comme Wallenstein, ou Jeanne d'Arc, de Goethe, comme la Fille naturelle, qu'elle n'apprécie d'ailleurs pas trop, lui
préférant Iphigénie.
Il semblerait peut-être temps de parler de son ouvrage
principal, De l'Allemagne, qu'elle a
écrit en grande partie à partir des notes rédigées à Weimar et à Berlin, mais
aussi, plus tard, à Coppet. Je voudrais cependant retracer encore la suite de
ses voyages et de ses pérégrinations, en particulier jusqu'à la Russie, puisque
nous sommes ici à Saint-Pétersbourg. Madame de Staël a dû interrompre son
séjour à Berlin en apprenant, en avril 1804, la mort de son père, qui fut
toujours son protecteur. Elle rentre donc à Coppet, accompagnée cette fois de
l'écrivain August Wilhelm Schlegel, qui sera le précepteur de ses fils et deviendra
son nouveau mentor et sans doute amant. Elle mûrit déjà le projet d'un voyage
en Italie (Naples et Rome), où elle se rend en 1805 avec Schlegel. À son
retour, elle écrit Corinne ou l'Italie
(1807), qui remporte un grand succès, où l'héroïne meurt au cours de sa
recherche d'indépendance, ce roman que lisait Vigée
Le Brun quand elle l'a peinte. Elle travaille alors à De l'Allemagne, qu'elle tente de publier une première fois en 1810,
mais que le ministre de la police de Napoléon, Rovigo, fait mettre au pilon
avec les arguments suivants : « Il m'a paru que l'air de ce pays-ci
ne vous convenait point, et nous n'en sommes pas encore réduits à chercher des
modèles dans les peuples que vous admirez. Votre dernier ouvrage n'est point
français ; c'est moi qui en ai arrêté l'impression. »
Effectivement, le ministre envoie des gendarmes chez l'éditeur et fait détruire
tout le premier tirage de 10 000 exemplaires, en plaçant des sentinelles à
chaque issue du magasin, « de crainte qu'un seul exemplaire de ce
dangereux écrit pût s'échapper ».
Le livre ne paraîtra donc que trois années plus tard, en 1813, à Londres, après
qu'elle aura fait mettre le manuscrit en sécurité à Vienne.
En 1812, Madame de Staël quitte Coppet pour la Russie, d'où
elle veut rejoindre l'Angleterre en passant par la Suède, seule route possible
dans l'Europe napoléonienne de l'époque. Elle passe par Vienne, Lemberg
(aujourd'hui Lvov), Brody, dernière ville autrichienne. Elle traverse la
frontière russe le 14 juillet 1812 à Radzywillow,
continue par Jitomir jusqu'à Kiev, où elle admire le Dniepr.
« En effet, les fleuves sont les plus grandes beautés de
la nature en Russie. À peine si l'on y rencontre des ruisseaux, tant le sable
en obstrue le cours. Il n'y a presque point de variété d'arbres ; le
triste bouleau revient sans cesse dans cette nature peu inventive. Les fleuves
délivrent l'imagination de cette fatigue. »
Elle rejoindra Moscou par le sud, par Orel et Toula, tandis
que les troupes napoléoniennes arrivent par l'ouest, elles avaient déjà pris Vilna et se dirigeaient vers Smolensk. Elle arrive à Moscou
le 1er août. Elle est une des rares voyageuses à avoir vu Moscou avant
l'incendie de 1812, et ses notes sont donc particulièrement précieuses. Elle
appelle Moscou une « Rome tartare », y voit une « multitude de clochers »,
des « maisons de toutes les couleurs, maisons de sucre », de
« gigantesques boules d'or sur les églises », de « superbes
palais de bois »,
toute une image de la ville qui n'est plus vraiment celle que l'on connaît
aujourd'hui. Elle rencontre à Moscou Karamzine, qui avait fait connaître en
Russie Delphine et Corinne. Pressée de quitter Moscou avant
que Napoléon y arrive, elle part le 7 août et prend la route de
Saint-Pétersbourg, par Novgorod.
« Monotonie de la nature. Toujours des bouleaux. Point
de fleurs, fruits âpres. Peur et mal que fait le soleil qui est à la veille du
froid. ».
Les marais se multiplient, la campagne devient « horrible » et l'on
arrive à Pétersbourg comme si « un enchanteur faisait sortir toutes les
merveilles d'Europe et d'Asie au sein des déserts ».
Saint-Pétersbourg fut pour Mme de Staël un éblouissement. « Nous avons vu
les quais de granit, le Jardin d'été, l'église de Casan ;
figure presque noire de la vierge martyre russe. »
La Néva l'enchante : « Je ne sais ce qu'il
y a de particulièrement beau dans ce fleuve, mais jamais les flots d'aucune
rivière ne m'ont paru si limpides. »
A Saint-Pétersbourg, elle est reçue par le ministre des affaires étrangères Romanzoff, elle rencontre le baron von Stein, ex-ministre
du roi de Prusse, va visiter le couvent d'Alexandre Nevski, la cathédrale de
Kazan qui venait d'être achevée. Elle habitait en face de la statue de Pierre
Ier sur les bords de la Neva, et note bien dans son journal
l'inscription : « Catherine 2 à Pierre 1er ».
Elle est reçue par l'Impératrice Elisabeth et l'empereur
Alexandre Ier, qu'elle encourage dans sa guerre contre Napoléon. Elle dîne chez
le comte Orloff, dans une maison de campagne qu'il possède dans une île sur la Néva. Elle dîne quelques jours plus tard chez Narychkine, grand maréchal de la Cour, chez qui elle
rencontre le prince Koutouzov, avant son départ pour la guerre. « C'était
un vieillard plein de grâce dans les manières, et de vivacité dans la
physionomie, quoiqu'il eût perdu un œil en Crimée sous Catherine II par une de
ses nombreuses blessures. »
Elle lui prodigue, dit-on, ses encouragements : « Je viens saluer la
tête respectable dont dépendent les destinées de l'Europe. »
Madame de Staël visite aussi Tsarskoie
Selo, qu'elle admire beaucoup, ainsi que Pawlowsk.
Elle rentre le soir à Pétersbourg et apprend, le 25 août, la prise de Smolensk
par Napoléon, qui eut lieu le 18 août, après deux jours de bataille, et est très
découragée. Elle reste encore quelques jours avant de s'embarquer début septembre
pour Stockholm, d'où elle rejoindra Londres. C'est à Londres qu'elle parviendra
enfin, en 1813, à publier son livre De
l'Allemagne, dont elle avait gardé précieusement le manuscrit en voyage.
Maintenant que nous avons rappelé le cadre historique et intellectuel
dans lequel évoluait Germaine de Staël, essayons de caractériser ce livre De l'Allemagne, qui reste son ouvrage le
plus célèbre et toujours actuel, ses deux romans, de grands succès à l'époque,
n'étant plus beaucoup lus aujourd'hui.
De l'Allemagne reste un livre qui n'a pas pris beaucoup
de rides, malgré ses plus de 200 ans d'âge, car on peut dire que Madame de
Staël est parvenue, avec des traits de génie, à caractériser de manière
étonnante et vraie, et en temps réel, au temps même de la production de la
littérature classique de ce pays, un grand espace littéraire et intellectuel à
l'époque presque inexploré comme l'était l'Allemagne, avec sa littérature, ses
auteurs, ses traditions, sa philosophie, sa sensibilité, et on reste abasourdi,
à la lecture de cet ensemble, par la justesse de la plupart des jugements
qu'elle porte sur ce pays et sur ses œuvres.
Certes, le livre n'est pas exempt de clichés, ou d'images qui
sont devenues des clichés après elle, mais comment ne pas reconnaître qu'ils
ont une certaine vérité ? Dès les premières pages qui ouvrent le livre, on voit
la voyageuse se promener à travers un pays couvert de forêts, où apparaît un
débris de château sur le haut d'une montagne. N'est-ce pas, aujourd'hui encore,
l'image que donne l'Allemagne, dès qu'on a quitté les centres urbains et les
agglomérations de villes industrielles ? Connaissant bien l'Allemagne, je
peux le confirmer, quel que soit le degré d'industrialisation du pays :
« L'Allemagne offre encore quelques traces d'une nature non
habitée. Depuis les Alpes jusqu'à la mer, entre le Rhin et le Danube, vous
voyez un pays couvert de chênes et de sapins, traversé par des fleuves d'une
imposante beauté et coupé par des montagnes dont l'aspect est très pittoresque.
« Les débris des châteaux forts qu'on aperçoit sur le
haut des montagnes, les maisons bâties de terre, les fenêtres étroites, les
neiges qui, pendant l'hiver, couvrent des plaines à perte de vue, causent une
impression pénible. Je ne sais quoi de silencieux dans la nature et dans les hommes
resserre d'abord le cœur […] »
Madame de Staël regrette la « division de l'Allemagne,
funeste à sa force politique »,
notation qui explique l'animosité de Napoléon, qui préférait une Allemagne
divisée en principautés, qu'il lui était plus facile de soumettre.
Elle note très bien la « poésie de l'âme, qui
caractérise les Allemands »,
tout en mettant le génie en relation avec le climat, faisant du nord brumeux le
lieu où l'intellect se développe par prédilection :
« On trouve, non loin de la Baltique, les plus beaux
établissements, les savants et les hommes de lettres les plus distingués [elle
pense à Kant, bien sûr], et depuis Weimar jusqu'à Koenigsberg,
depuis Koenigsberg jusqu'à Copenhague, les
brouillards et les frimas semblent l'élément naturel des hommes d'une
imagination forte et profonde. »
Encore un cliché, quand elle arrive dans ce qu'elle appelle
l'Allemagne du Nord :
« Les premières impressions qu'on reçoit en arrivant
dans le nord de l'Allemagne, surtout au milieu de l'hiver, sont extrêmement
tristes. […] Les campagnes désertes, les maisons noircies par la fumée, les
églises gothiques semblent préparées pour les contes de sorcières et de
revenants. »
On croit voir un paysage pour conte de Grimm, avec les deux
enfants Hansel et Gretel qui s'approchent de la dangereuse maison de la
sorcière. Dans un tel environnement, l'éblouissement de Weimar n'en sera que
plus grand.
Madame de Staël en vient à parler de Weimar, qui l'a
fascinée, et qu'elle appelle « l'Athènes de l'Allemagne ».
Bien que « le séjour des petites villes » lui ait « toujours
paru très ennuyeux », elle n'a pas ressenti ce sentiment, cette gêne, à
Weimar, qui « n'était pas une petite ville, mais un grand château ».
« De toutes les principautés d'Allemagne, il n'en est point qui fasse
mieux sentir que Weimar les avantages d'un petit pays quand son chef est un
homme de beaucoup d'esprit, et qu'au milieu de ses sujets il peut chercher à
plaire sans cesser d'être obéi. »
Berlin lui donne ensuite l'image d'une ville très moderne, où
les bâtiments ont tous l'âge de son souverain, le roi de Prusse, et qui est le
« foyer des lumières ». Sa caractérisation du Berlin qu'elle a connu,
à une époque où y vivait une importante communauté de Français huguenots, est
pertinente : « La liberté de la presse, la réunion des hommes
d'esprit, la connaissance de la littérature et de la langue allemandes, qui
s'était généralement répandue dans les derniers temps, faisaient de Berlin la vraie
capitale de l'Allemagne nouvelle, de l'Allemagne éclairée.
»
Mais c'est dans sa deuxième partie, « La littérature et
les arts », que l'ouvrage de Madame de Staël a exercé sa plus grande et
plus profonde influence en France, car il faisait découvrir au public français
une culture et une littérature presque inconnue, incomprise, non seulement à
cause de la langue allemande qui n'était pas beaucoup parlée et apprise en
France, mais aussi à cause de la difficulté inhérente à la compréhension de
cette culture si différente de la nôtre. En outre, comme le dit très bien
Madame de Staël dans son introduction, la littérature allemande n'existait
vraiment, à l'époque où elle écrivait (1810) que depuis quarante à cinquante
ans,
c'est-à-dire depuis Lessing et Goethe. Précédemment, il n'y avait rien, ou peu
de choses que l'on puisse regarder comme important.
Madame de Staël considère donc comme de son devoir, elle qui
a étudié de près et rencontré tous ces nouveaux auteurs et cette littérature
foisonnante, de donner aux Français le goût de la découvrir, de la lire, et peut-être
même de l'imiter. Consciemment ou pas, elle a contribué à donner un
retentissement à des œuvres emblématiques, à des thèmes littéraires et des
courants très présents dans la littérature allemande mais peu traités ou
inexistants en France, je pense par exemple à la nostalgie du Moyen Âge que
l'on trouve dans de nombreuses œuvres allemandes et qui va apparaître en France
avec le romantisme (Nerval par exemple, et bien sûr Victor Hugo avec Notre-Dame de Paris).
Madame de Staël brosse un véritable tableau de la littérature
de son temps, tout en exerçant une activité de critique littéraire, car elle ne
se contente pas de présenter les œuvres, mais en donne à chaque fois son
interprétation, un jugement, une appréciation. Elle commence par Wieland, qui vivait
encore quand elle s'est rendue à Weimar et qu'elle a donc rencontré. Elle passe
ensuite à Klopstock, et ses descriptions de son poème épique La Messiade sont fort évocatrices :
« Lorsqu'on commence ce poème, on croit entrer dans une grande église, au milieu
de laquelle un orgue se fait entendre, et l'attendrissement, et le
recueillement que les temples du Seigneur inspirent, s'emparent de l'âme en
lisant la Messiade. »
Elle parvient ensuite à Lessing et Winckelmann, les deux grands précurseurs ou
fondateurs du classicisme allemand. De Lessing, elle étudiera un peu plus loin
les grandes œuvres dramatiques comme Nathan
le Sage ou Emilia Galotti,
mais elle évoque tout d'abord surtout son activité de critique de la
dramaturgie. Ce fait même, ce courage qu'il a eu de critiquer un auteur
incontournable comme Racine, est pour Mme de Staël un grand mérite en soi.
Quant à Winckelmann, elle considère qu'il a fait une « véritable
révolution »
en Allemagne, dans la manière de considérer les arts et la littérature, en
prônant l'imitation des Anciens.
De Goethe, elle donne une caractérisation très juste. Il
« ne perd jamais terre, tout en atteignant aux conceptions les plus
sublimes ». Goethe « pourrait représenter la littérature allemande
tout entière, non qu'il n'y ait d'autres écrivains supérieurs à lui sous
quelques rapports ; mais seul il réunit tout ce qui distingue l'esprit
allemand ».
Madame de Staël a bien observé le génie des lettres allemandes quand elle était
à Weimar et le décrit à merveille :
« Quand il s'agit de penser, rien ne l'arrête, ni son
siècle, ni ses habitudes, ni ses relations; il fait tomber à plomb son regard
d'aigle sur les objets qu'il observe […] Il dispose du monde poétique comme un
conquérant du monde réel, et se croit assez fort pour introduire comme la
nature le génie destructeur dans ses propres ouvrages. »
De Schiller, Madame de Staël raconte une anecdote étonnante.
Elle l'a rencontré en présence du duc et de la duchesse de Weimar. Il lisait
très bien le français mais ne l'avait jamais parlé, il n'en avait aucune
pratique. Madame de Staël tenta de lui prouver la supériorité du système
dramatique français sur les autres. « Il ne refusa point à me combattre,
et sans s'inquiéter des difficultés et des lenteurs qu'il éprouvait en s'exprimant
en français, sans redouter non plus l'opinion des auditeurs, qui était
contraire à la sienne, la conviction intime le fit parler. »
Madame de Staël fut si impressionnée par les arguments que Schiller parvenait à
exprimer avec le peu de mots dont il disposait, qu'elle lui voua « dès cet
instant une amitié pleine d'admiration ».
Madame de Staël s'attarde ensuite sur « le style et la
versification » dans la langue allemande, affirmant que la langue
allemande avait, dans sa structure et sa grammaire, une parenté avec la langue
grecque, sans en avoir le charme à cause de ses nombreuses consonnes,
et notant que la versification allemande avait le plus de ressemblance avec la
versification grecque et latine, par son alternance entre syllabes longues ou brèves,
accentuées et non accentuées, ce que n'a pas la langue française.
Elle ne connaissait probablement pas encore la poésie russe.
Ses réflexions sur le vers et sur la poésie introduisent à un
chapitre sur « la poésie classique et la poésie romantique », où Mme
de Staël, prend clairement parti pour ce mot à la mode, le romantisme, « introduit nouvellement en Allemagne »,
cette nouvelle tendance littéraire ou école, qui désigne la poésie « dont
les chants des troubadours ont été l'origine, celle qui est née de la
chevalerie et du christianisme ». Elle s'explique sur la différence entre
les deux écoles, considérant que la poésie classique est celle des Anciens, ou
de l'imitation des Anciens, et voyant donc dans la nation française, « la
plus cultivée des nations latines », celle qui penche vers la poésie
classique imitée des Grecs et des Romains, tandis que la nation anglaise,
« la plus illustre des nations germaniques », « aime la poésie
romantique et chevaleresque, et se glorifie des chefs-d'œuvre qu'elle possède
en ce genre ».
Elle en conclut qu'il « n'y a guère de poésie classique en Allemagne »
et donne plusieurs exemples de poèmes épiques allemands, l'Obéron de Wieland, ou la Messiade de Klopstock inspirés par des
histoires de chevalerie ou par l'histoire du Christ, et aussi le poème Hermann de Klopstock, à la gloire
d'Arminius, que Mme de Staël donne dans sa traduction.
Mais là où Mme de Staël commence à être époustouflante par
son érudition et son enthousiasme communicatif, c'est quand elle nous parle de
la poésie allemande de ses contemporains, celle qui était en train de naître ou
venait de naître presque sous ses yeux, pendant qu'elle était à Weimar. Elle
cite tout d'abord La Cloche de
Schiller, dont elle admire « les strophes en petits vers et composées de
mots dont le son bizarre et précipité semble faire entendre les coups redoublés
et les pas rapides des ouvriers qui dirigent la lave brûlante de l'airain »,
puis les élégies de Goethe, notamment La
Bayadère, où l'héroïne se précipite par amour dans un bûcher, et surtout Le Pêcheur, dont on se souvient qu'elle
l'avait traduit et qu'elle avait présenté ses essais de traduction à Goethe.
Mais elle aime particulièrement L'Apprenti
sorcier de Goethe,
qui lui permet d'introduire à « la source inépuisable des effets poétiques
en Allemagne, la terreur : les revenants et les sorciers plaisent au
peuple comme aux hommes éclairés ».
Plus que tout autre, c'est Burger qui la fascine avec sa célèbre ballade Lenore, où une jeune femme est emmenée
par un chevalier qu'elle croyait mort à la guerre, et qui vient la chercher sur
son cheval, mais l'emmène avec lui dans sa tombe : « L'énergie avec
laquelle le chevalier hâte sa course, cette pétulance de la mort cause un
trouble inexprimable ; et l'on se croit emporté par le fantôme, comme la
malheureuse qu'il entraîne avec lui dans l'abîme. »
Avec ces descriptions, toutes les images d'Épinal de l'Allemagne du XIXe
siècle, les chevaliers, les sorciers et les sorcières, le royaume de la nuit,
les chevauchées mortelles comme celle du « roi des Aulnes » de
Goethe, toutes les représentations du romantisme allemand avec ses châteaux et
ses Loreleys maléfiques à la chevelure blonde, vont
s'ancrer dans la conscience des Français et fonder une image durable de
l'Allemagne empreinte de clichés. Cette image de l'Allemagne s'effondrera après
1870 ou se superposera à celle du casque à pointe plus maléfique que les
chevelures des sorcières.
Dans les chapitres suivants, Madame de Staël s'attache à
présenter et à décrire l'art dramatique allemand, le théâtre allemand depuis
Lessing, et là encore, elle est étonnante dans son érudition et dans ses
capacités de synthèse. Elle n'hésite pas à critiquer le théâtre classique
français, comme le faisait d'ailleurs Lessing dans sa Dramaturgie de Hambourg, estimant que la versification et en
particulier « la pompe de l'alexandrin » étaient « un obstacle à
tout changement dans la forme et le fond des tragédies françaises »,
et proposant de renouveler les sujets traités : « Car si l'on s'en tient
exclusivement à ces copies toujours plus pâles des mêmes chefs-d'œuvre, on
finira par ne plus voir au théâtre que des marionnettes héroïques, sacrifiant
l'amour au devoir, préférant la mort à l'esclavage, inspirées par l'antithèse
dans leurs actions comme dans leurs paroles, mais sans aucun rapport avec cette étonnante créature qu'on appelle
l'homme, avec la destinée redoutable qui tour à tour l'entraîne et le poursuit. » Je souligne cette
dernière phrase car elle montre, au-delà des goûts artistiques de Madame de
Staël, sa préoccupation presque anthropologique pour la nature et le destin de
l'homme qui doivent être l'objet de l'étude des
auteurs de théâtre. Tout en se gardant de vouloir donner un
« exemple » à imiter, elle donne des conseils aux littérateurs
français, qui seront particulièrement écoutés au cours du XIXe siècle :
« Mais des combinaisons étrangères peuvent exciter des
idées nouvelles ; et quand on voit de quelle stérilité notre littérature
est menacée, il me paraît difficile de ne pas désirer que nos écrivains
reculent un peu les bornes de la carrière : ne feraient-ils pas bien de
devenir à leur tour conquérants dans l'empire de l'imagination ? Il n'en
doit guère coûter à des Français pour suivre un semblable conseil. »
Présentant Lessing au lecteur français, elle apprécie la
pièce Nathan le Sage mais lui
reproche d'être un pur théâtre d'idées, un apologue philosophique :
« Le but philosophique vers lequel tend toute la pièce
en diminue l'intérêt au théâtre ; il est presque impossible qu'il n'y ait
pas une certaine froideur dans un drame qui a pour objet de développer une idée
générale, quelque belle qu'elle soit ».
Elle passe ensuite à Schiller, en présentant Les Brigands puis Don Carlos, ensuite la trilogie de Wallenstein. Elle avait vu à Weimar une représentation du Camp de Wallenstein, mais elle connaît
surtout l'adaptation qu'en a tirée Benjamin Constant, sous le titre Wallstein. Puis elle étudie, pleine d'admiration,
la Jeanne d'Arc de Schiller, qui
s'appelle plus exactement La Pucelle
d'Orléans, regrettant au passage, à propos de la rencontre entre le duc de
Bourgogne et Jeanne, où celle-ci parvient à l'émouvoir aux larmes, « que
ce ne soit pas un Français qui ait conçu cette scène ».
Elle s'attarde ensuite sur Guillaume Tell,
avant de passer à Goethe : tout d'abord les pièces de jeunesse Götz von Berlichingen et Egmont, ensuite Iphigénie en Tauride, « chef-d'œuvre de la poésie classique
chez les Allemands »,
présentant Iphigénie sur les côtes de la Crimée, où « elle ne cesse point
de regretter les belles contrées où se passa son enfance », et où l'on
voit que Madame de Staël n'a pas de mal à s'identifier à l'héroïne :
« En effet, l'exil, et l'exil loin de la Grèce, pouvait-il permettre
aucune jouissance que celle que l'on trouve en soi-même ! »
Enfin, elle en vient à Faust,
encore inconnu en France (il sera traduit plus tard par Nerval), dont elle
présente d'ailleurs en traduction de nombreux extraits. Son appréciation est
particulièrement pertinente : « Le diable est le héros de cette
pièce ; l'auteur ne l'a point conçu comme un fantôme hideux, tel qu'on a
coutume de le représenter aux enfants ; il en a fait, si l'on peut
s'exprimer ainsi, le méchant par excellence. Il y a dans les discours de
Méphistophélès une ironie infernale qui porte sur la création tout entière, et
juge l'univers comme un mauvais livre dont le diable se fait le censeur. »
Après avoir présenté l'œuvre, elle s'exclame : « Il
est impossible de lire Faust sans
qu'il excite la pensée de mille manières différentes. […] Quand un génie tel
que celui de Goethe s'affranchit de toutes les entraves, la foule de ses
pensées est si grande, que de toutes parts elles
dépassent et renversent les bornes de l'art. »
Je ne présenterai pas ici les chapitres de De l'Allemagne consacrés à la
philosophie allemande, de Kant à Jacobi (mais où elle ne connaît pas encore la
pensée de Hegel), je me contenterai juste de remarquer que Madame de Staël
avait une bonne connaissance de la galerie de tableaux de Dresde, un des plus
beaux musées des beaux-arts de l'époque en Europe, où elle a admiré en
particulier cette Madone sixtine de
Raphaël, que deux enfants contemplent, une véritable icône de Dresde
(t. II, chap. XXXII, « Des beaux-arts en Allemagne », p. 80-81).
Le livre de Madame de Staël a eu dès sa parution un
retentissement considérable. Il a été lu dans toute l'Europe cultivée, a
bénéficié de recensions et d'articles critiques. Charles de Villers lui a
consacré un article dans une revue savante de Göttingen
puis une préface à la réédition Brockhaus de 1823.
Sa critique est élogieuse, sur la justesse du contenu comme sur le charme de
son style : « Madame de Staël y a mis et son esprit si brillant, et
son étonnante pénétration, mais elle semble l'avoir écrit avec son âme. Elle a
pénétré avec une entière clarté dans la pensée et dans l'imagination germaniques,
si étrangères et si inaccessibles à toute tête française… Ce que Madame de Staël
a si parfaitement compris, elle l'a exprimé avec l'éloquence, la finesse et le
charme qui accompagnent son style. »
Le livre de Madame de Staël sera en général très apprécié en
Allemagne. Karl-Ludwig von Knebel écrit :
« Madame de Staël considère et critique les ouvrages de nos écrivains
selon son esprit, bien qu'elle le juge parfois selon des valeurs trop
françaises. »
Goethe, même s'il était irrité par la volubilité de Mme de Staël, reconnaîtra
les mérites de l'ouvrage : « Son ouvrage sur l'Allemagne, résultat de
conversations familières, doit être considéré comme une arme puissante qui fit
la première brèche dans la muraille de Chine d'antiques préjugés qui nous séparaient
de la France, de sorte qu'on prit connaissance de nous de l'autre côté de la Manche,
ce par quoi nous ne pouvions manquer de gagner une vive influence sur l'extrême
Occident. »
Dans une lettre à Knebel, il
précise : « Nous autres Allemands, nous ne nous serions pas
facilement résumés nous-mêmes, comme on le fait dans cet ouvrage de
Schlegel-Staël »,
indiquant par là qu'il reconnaissait non seulement la « patte », mais
bien les idées d'August Wilhelm Schlegel dans de nombreux développements de Mme
de Staël. On se rappelle en effet qu'elle avait convaincu Schlegel de
l'accompagner à son départ de Berlin, et il l'a indéniablement aidée à se
débrouiller dans l'univers des lettres allemandes.
Finalement, c'est bien à Mme de Staël et à De l'Allemagne que Goethe doit la plus
grande partie de sa renommée européenne.
Marc Sagnol