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Sur la recherche et l’enseignement : spécificités d’une voie littéraire.
© : Serge Meitinger.

Serge Meitinger est professeur de Langue et de Littérature françaises à l'Université de la Réunion. Il a publié de nombreux articles, notamment sur la poésie depuis Baudelaire, et un essai : Stéphane Mallarmé ou la quête du « rythme essentiel », Hachette, 1995. Il écrit et publie de la poésie.

 


Sur la recherche et l’enseignement

Spécificités d’une voie littéraire

Au principe d’une vocation d’enseignant et de chercheur — d’enseignant-chercheur, comme l’on dit volontiers de nos jours — il y a sans aucun doute la passion de savoir (c’est-à-dire, dans le champ des investigations littéraires, moins d’expliquer que de comprendre) et/ou une passion pour un savoir (un domaine ou un niveau de compréhension). L’on pourrait distinguer en effet les « monomaniaques », entièrement polarisés par leur champ de recherches et de curiosité et voués à une certaine myopie intellectuelle qui risque de les fermer aux autres spécialités, proches parfois, et les « polymorphes » qui ont très clairement une dominante mais qui, à partir de ce point relativement fixe, ne cessent de papillonner pour élargir leur emprise sur tout ce qu’il est possible de connaître ou d’attirer dans leur champ de compréhension, tentant d’ouvrir celui-ci jusqu’à la compréhension du monde. Ces derniers qui moins que des « savants » tendent à être des « intellectuels », accommodant souvent plus laborieusement sur le détail, risquent toutefois la presbytie. Entre myopie et presbytie, seule une correcte et honnête (mais difficile) accommodation permet un juste milieu qui sauve les phénomènes en respectant « ce qui apparaît » dans son apparence et son apparaître — ce que l’on voudrait appeler « vérité ».

Une passion « polymorphe »

Mais il faut revenir, un instant, sur la passion curieusement désintéressée du chercheur. En effet, bien qu’au moment où l’élan passionnel reflue, il puisse se révéler un appétit de lucre et de pouvoir, des ambitions de carrière, dans le moment même où le désir de savoir s’actualise en projets, en essors et en réalisations se trouvent suspendues jusqu’aux pulsions les plus vitales, le boire, le manger, l’attrait sexuel… Le temps est comme délié de toutes les contingences ordinaires et voué à un approfondissement sans fond ni motif assignables. Il y va là d’une méditation, d’une rumination d’abord solitaires, mais qui peuvent éclore dans l’échange formel ou informel : il n’y a pas contradiction entre travail personnel et travail d’équipe, entre réflexion intime et débat critique, mais il faut seulement laisser au chercheur « le loisir » de chercher à sa guise et d’organiser son travail selon les impératifs de sa passion centrale. C’est la seule justification possible aux privilèges horaires accordés aux universitaires et aux chercheurs professionnels : leur temps de pensée, le temps du penser est inclus dans leur fonction. Á charge pour eux de faire profiter le public qui les rémunère des fruits de leur travail, en publiant, en vulgarisant, en enseignant… Rien toutefois ne serait sans cette passion dévorante, sidérante, sans limites et sans motivation psychologique ou réaliste vraiment explicable.

Ma passion, il me faut l’avouer ici pour l’éclaircir et l’éclairer, s’appelle « littérature ». Non un genre particulier, historiquement et génétiquement circonscrit ; non l’œuvre de langage quand elle se voue en priorité aux artifices de la rhétorique et de la diction. Non la dimension fallacieuse de l’évasion qui serait ouverte par la fiction (à laquelle l’on veut souvent réduire l’imaginaire qui conduirait ainsi any where out of the world…) ; non la mise en représentation, par signes et par images, des choses et des êtres tout comme du langage lui-même (« autotélisme », disait-on naguère). Mais la capacité de connaître (écrit aussi « co-naître » selon Claudel), de comprendre, d’apprécier le surgissement imprévisible et toujours étonnant de la vie — devenant ainsi vie intégralement humaine — dans et par le « corps-et-âme » des mots : ces derniers n’étant pas des signifiants et des signifiés par l’arbitraire accolés mais des êtres vivants ou une matière vive articulant une situation de monde, une situation au monde. C’est dire que, sans négliger les aspects plus formels de la mise en œuvre littéraire, je vais par élection et passion à ce qui, dans un texte « littéraire », engage de façon frémissante et actuelle un rapport au monde saisi dans la plénitude de son état naissant. Ma « spécialisation » en poésie moderne (depuis Baudelaire) s’explique par ce désir et ce souci : la révolution du langage poétique, surgie au milieu du dix-neuvième siècle, a rapporté, malgré (ou grâce parfois à) un surcroît de théorie, la poésie à sa source profonde, à son emprise primitive sur le réel, à la divine surprise que doit rester le poème, « vierge, vivace… » et naissant du déchirement qu’il est. J’étudie aussi les tours et détours propres au récit en ce qu’ils jouent le même rôle révélateur (rempli souvent par ce que j’appelle la « déceptivité » narrative, déjouant les attentes stéréotypées du lecteur) et j’aborde même d’autres « médiums » de la communication esthétique (peinture, musique, photo, cinéma) quand ils s’attachent à l’expression d’un rapport primordial au monde — je recherche ce qui, en l’œuvre, vient du monde et vient au monde en ouvrant un monde humain… La « littérature », en un sens large et s’élargissant encore, est bien pour moi « studia humanitatis », c’est-à-dire étude de l’humain en ce qu’il a de spécifiquement humain, en ce qu’il est aussi constitué comme tel grâce à l’acte littéraire, par l’usage des « lettres », et je pense retrouver ainsi le sens plénier de ces disciplines regroupées jadis sur le nom d’« humanités » voire de « belles lettres » (et que les « sciences humaines » ont tuées !). De plus mon intérêt passionné pour tout ce qui rend humainement sensible, visible, discernable le monde en son émergence sans cesse renouvelée, pour ce qu’exprime ce monde en son apparaître propre, m’a conduit à privilégier une approche phénoménologique de l’être et du sens dont, pour moi, la « littérature » reste toujours le point d’appui et l’accès majeur bien que les investigations ainsi ouvertes puissent aller infiniment plus loin…

Une voie littéraire

C’est donc bien une passion « polymorphe » qui m’anime et m’entraîne. Rien du pointillisme descriptif que l’on pourrait souvent reprocher au chercheur « monomaniaque » ; une telle passion porte loin et risque sans cesse de trop embrasser, mais — cela relève de son bon usage — le retour au poème (au texte ou à l’œuvre) garantit une juste reprise, un recentrement sur l’essentiel. La sagesse plénière de l’œuvre (non de l’auteur, non du critique…) préserve de l’égarement à condition de savoir se soumettre à son intégrité… Toutefois se pose, et parfois avec acuité, la question du résultat ou plutôt « des résultats », qui veut nous placer en concurrence directe avec les sciences dites « dures ». La différence entre la voie littéraire au sens large et la voie des sciences hypothético-déductives et expérimentales (que les sciences humaines tentent parfois de décalquer) se situe moins dans la phase de l’invention qu’en celle de l’établissement puis de l’exploitation des « résultats ». En effet, les chercheurs des sciences déductives comme des sciences « dures » n’ignorent ni la méditation (ou la rumination) solitaire, ni les privilèges de l’intuition, ni les éclairs et éclipses de l’illumination qui fait jaillir la découverte, non plus que le raisonnement analogique, mais l’expérimentation ou la phase de concrétisation (et de probation) les soumet à l’épreuve brutale des faits et des données, du réel quantifiable et tangible, susceptible de résister aux plus stimulantes intuitions ! En regard, le risque qui guette les grandes tracées, les plus belles percées « littéraires » serait de perdre parfois le sens du concret et du vraisemblable, de tomber dans la logomachie ou l’invérifiable (dans le « non-falsifiable » comme le dit une assez mauvaise traduction du terme mis à la mode par Karl Popper). Il me semble que c’est là confondre les niveaux respectifs, mêler ce qui doit être distingué : « expliquer » n’est pas « comprendre ». Les sciences déductives et quantifiables raisonnent selon le principe d’une causalité externe : leur « objet » se soumet à des lois qui lui échappent et sur lesquelles il n’a pas de prise ; leur « objet » s’oppose communément à un « sujet » dont le lieu propre est le point de référence fixe à partir duquel s’effectuent les observations et les mesures (bien que la théorie de la relativité remette en cause, pour ce qui la concerne, ce postulat). Ces sciences « expliquent » c’est-à-dire qu’elles s’efforcent de déployer une chaîne causale dont elles justifient, par intuition puis calcul et expérimentation, l’exacte concaténation. Or, la spécificité des « savoirs » qui touchent ou même englobent l’expérience humaine, est de ne pouvoir discriminer si nettement « sujet » et « objet », de ne pouvoir jamais extérioriser une causalité strictement objectivable et quantifiable. L’approche des faits humains (toute passion « littéraire » appartient à ce type de quête) ne crée de sens qu’à se porter soi-même en avant, au premier plan : l’on (=l’homme) risque, de la sorte, de se mêler à ce qui devrait être son « objet » ; les procédures mêmes de la recherche et de l’enquête engagent déjà une interprétation du « domaine » envisagé ; les circuits de l’analyse se distinguent parfois mal des structures et des significations mises au jour. C’est que « comprendre » n’est pas un processus qui engage un jeu de facultés externes ou de lois indépendantes de la méthode mise en œuvre : alors que la passion qui vise le « connaître » scientifique doit se confronter et confronter son langage aux résistances des faits et au langage des choses, la passion qui vise le « co-naître littéraire » ne sépare jamais tout à fait son langage de celui qu’elle tente d’appréhender et de décrypter. Parce que « comprendre » n’est pas d’abord une faculté de l’esprit raisonnable et raisonnant mais un investissement de tout l’être dans une situation du monde, dans une situation de monde, — ce que Heidegger appelle un « existential » c’est-à-dire l’une des composantes fondamentales de la structure de l’humain comme tel… Nous sommes donc au rouet, apparemment prisonniers du fameux « cercle herméneutique » où toute interprétation présuppose un engagement directionnel du sens, un investissement d’être et de sens que nous risquons toujours de (re)trouver à la fin comme un résultat fallacieux. Pourtant il nous appartient de faire fonctionner ce « cercle » en cercle « vertueux » !

Vérité et méthode

Comment ? En prenant d’abord conscience que « la vérité » doit s’envisager selon une double modalité : pour la philosophie classique, et cette définition convient encore bien au « connaître » scientifique en sa plus grande part, elle est fondée sur « l’adéquation de l’esprit à la chose » ; pour une pensée plus moderne, et cette tournure correspond mieux au « comprendre » littéraire, elle est fondée sur un « dévoilement » qui fait apparaître ce qui est en sa manifestation même. La première définition sépare bien « sujet » et « objet », « esprit » et « chose » et des procédures de vérification logiques et expérimentales sont censées garantir l’adéquation. Dans le second cas, comme il serait délicat souvent de discriminer ce qui appartient à l’esprit et ce qui appartient à l’objet, il n’est pas envisageable de démontrer une adéquation terme à terme et l’esprit, après un inventaire minutieux ou rapide des principes dont il discerne la présence en la matière qu’il traite, doit procéder à une série de projections où il lance en avant, en un jet où il se risque lui-même, des images plausibles du tout tel qu’il l’envisage (avant de revenir éventuellement sur les constituants de ce tout et sur sa structuration ; un va-et-vient entre le tout et ses parties est couramment pratiqué). Ces images prennent ou ne prennent pas une « forme » (qui est aussi un « sens ») comme l’œil déchiffre ou ne déchiffre pas le motif compliqué dans le tissage délibérément ambigu du tapis… Une « bonne forme » fait « sens » et s’impose, non sur le mode de l’étant, mais comme un tracé prégnant en son apparaître dynamique bien que toujours prêt à s’effacer, à se distordre, à s’éclipser… Le danger est d’hypostasier l’une de ces « formes-sens » et de tenter de l’imposer comme une vérité établie par adéquation, ce qui conduirait au dogmatisme ou à la tyrannie. Il ne sera pas question en effet d’imposer mais de « convaincre » ses interlocuteurs, ce sera une vérité d’« interlocution » et de consensus… Naît alors le danger d’une « vérité » de convenance ou de circonstance, opportuniste et sophistique…

Pour répliquer à ces objections et ne pas renvoyer les investigations « littéraires » au domaine purement subjectif ou absolument fantaisiste des hypothèses sans fondement ou des nuées, je pense qu’il faut s’attacher à deux principes, presque contradictoires mais à manier en même temps. D’une part avancer, en théorie et en pratique, que « comprendre c’est filier » (c’est-à-dire établir des liens de filiation) ; d’autre part, en pratique et en théorie, affirmer tout aussi nettement que « ne se connecte que ce qui a été déconnecté ». De fait, dans l’analyse des faits « littéraires », il s’agit moins de chaînes causales que de généalogies, de filiations, d’héritages et d’évolutions, qu’ils s’étudient de siècle à siècle, de style à style, d’école à école, d’auteur à auteur ou à l’intérieur même d’une « carrière » ou d’une « œuvre ». Mais il ne faut pas prendre pour argent comptant les rapports déjà établis (par les auteurs, par la tradition, par les idéologies dominantes, par les théories critiques à la mode) ou les amalgames et fusions faciles et tentants (menant à la confusion) : avant de distinguer des liens et de les nouer, avant de prolonger les lignes déjà données, il convient de dénouer et de défaire ; de passer au crible critique tout ce qui se donne de soi-même trop évidemment comme « connecté », comme noué, comme amorcé… C’est à ce seul prix que le critique a le droit de conclure, en connaissance de cause, à une « forme-sens » plus plausible et plus active que les autres, en ce qu’elle rend mieux compte des phénomènes c’est-à-dire de ce qui se manifeste, et qu’il a le droit de privilégier « une » interprétation qui, certes, découlera de l’investissement d’être et de sens qu’il aura lui-même projeté, presque dès le début, mais qui aura subi entre temps toutes les déconnexions critiques possibles comme autant d’épreuves, d’exercices de réfutation ou d’ajustement, d’expérimentations fictives…

Enseigner les lettres

L’honnêteté oblige à reconnaître qu’une assurance définitive est, en la matière, impossible et qu’il faut être capable de remettre sans cesse sur le métier l’ouvrage qu’est « le comprendre ». Il faut reconnaître aussi qu’une telle entreprise est toujours « en dialogue » : même si le chercheur est d’abord seul, la nécessaire déconnexion de tous les rapports préétablis l’a amené dès le départ à se traiter lui-même « comme un autre ». C’est pourquoi pour le chercheur qui pratique « la voie littéraire », il n’y a aucune solution de continuité entre sa recherche et son enseignement. Comme enseignant, il souhaite faire partager sa passion et, comme celle-ci le contraint à exercer son « comprendre » en connaissance de cause et que ce dernier est un des constituants de l’humain en tant que tel, la communication qu’il souhaite instaurer entre lui et ses étudiants ne peut se construire que sur les exigences mêmes de sa recherche. Sincère, il est exigeant pour lui-même et pour autrui ; en quête perpétuelle d’une vérité de « dévoilement », il ne saurait figer ce qu’il avance comme un dogme préétabli ni se contenter d’apparences (fussent-elles brillantes et séduisantes) et, tout en enseignant, il continue de chercher, il met son « comprendre » à l’épreuve. Il dispense moins un « savoir » qu’il n’enseigne le bon usage du « comprendre » dont chacun use et dispose, même à son insu. Poursuivant toujours le même effort, il s’ingénie à « mettre en lumière certaines choses pour soi en même temps qu’[il] les rend communicables à autrui » (c’est le but que Michel Leiris assigne à l’activité littéraire et il est vrai qu’il n’y a pas non plus solution de continuité entre l’acte littéraire et l’acte critique qui le reprend et interprète). L’enseignant-chercheur trouve d’ailleurs parfois, dans l’écho que suscite son enseignement, l’occasion de renouveler son point de vue, de découvrir des angles d’attaque que, dans la solitude de son travail, il n’avait pas encore lui-même découverts. C’est dire aussi qu’il prend le risque de ne pas passer pour infaillible et même de se tromper en public. C’est comme cela que je comprends la comparaison que fait Leiris en intitulant l’avant-propos à L’Age d’homme : « De la littérature considérée comme une tauromachie » ; la corne acérée du taureau est l’arme redoutable formée par la convergence critique des nombreux esprits rassemblés devant soi et qui, chacun à sa manière, travaillent à défaire puis à refaire, à connecter, déconnecter puis reconnecter ce qu’il entend et s’efforce de « comprendre ». Cela suppose toutefois une activité propre et réciproque du récepteur qui n’est pas un rouleau enregistreur de connaissances et une qualité d’écoute que le talent de l’enseignant ne suffit pas toujours à entretenir. Ici l’on peut se demander si la massification constatée de nos jours dans l’enseignement supérieur ne rend pas difficile voire impossible (dans certains cas) ce rapport « idéal » qui est aussi le souffle même de l’esprit vivant et communiquant.

En effet, bien que ne dispensant pas de « savoirs », au sens figé du terme, qui exigeraient l’acquisition de connaissances théoriques, méthodiques et pratiques à accumuler telles quelles sans les personnaliser, l’enseignant-chercheur en littérature (professeur de lettres ou de « langue et littérature françaises » comme l’on dit plus officiellement) demande tout de même à ses ouailles une culture et une motivation. Cette culture n’est pas seulement celle de la « tribu » (comme tend à le laisser croire la nouvelle définition du mot qui ne renvoie plus ainsi qu’aux us et coutumes) mais l’effort personnel de chacun, héritant, dans le groupe, le milieu et le moment qui lui sont propres, de connaissances et de valeurs, pour les adapter à sa personne et à sa situation, pour se penser et se conduire dans le monde social et humain qui l’entoure. Cette prise de conscience qui évalue d’abord la place, les atouts et les handicaps, les espérances et les craintes potentielles du « moi » dans une situation donnée qu’il s’efforce de transcender est au centre de nombre des grandes œuvres littéraires du passé et il y a ainsi osmose et échange entre la nécessaire construction d’un « moi » ici et maintenant et l’imprégnation littéraire de l’esprit et du cœur par la tradition. Qui a entamé cette prise de conscience pour son compte est donc motivé par (et pour) l’approche littéraire des faits et il apprend, sans mécaniquement se forcer, les grands repères culturels (histoire générale et littéraire, « culture » littéraire et générale), qui lui permettent de « filier » tout autant que de « déconnecter », ainsi que les quelques outils qui favorisent sa lecture analytique et critique des textes (définition et maniement des concepts de la rhétorique, de la poétique, de la narratologie…). La motivation passe alors moins par un pur désir de « savoir » que par l’éveil ou l’entretien du désir comme du besoin de « comprendre », moins par un éventuel jeu de fascination-séduction que par un certain recul critique pris d’emblée par rapport à son propre mode de « comprendre », recul qui est, paradoxalement, le premier moment d’un investissement personnel fort. La difficulté est, comme dans « l’art du comprendre », de concilier le plaisir pris à se laisser conduire et entraîner, à se trouver en connexion et le nécessaire recul — prise et déprise, confrontation entre le lien (souvent rassurant) et la liberté gagnée sur le lien (parfois inquiétante)…

Le double investissement

Il y va, concrètement, d’un double investissement, celui de l’enseignant, celui de l’étudiant. L’enseignant n’est pas un technicien mais il doit maîtriser et manier ses outils avec rigueur et souplesse… Il n’est pas un acteur mais il s’avance comme un acteur et avec certaines des qualités propres au comédien (voix bien posée, variété et souplesse du ton, rythme des séquences temporelles, gestuelle adaptée, utilisation de l’espace...) ; il ne doit toutefois pas mettre en avant « son encombrant personnage » (Mallarmé) et son travail de mise en scène est tout entier dévoué à ce qu’il sert, c’est-à-dire à l’objet de sa passion. Il me semble, de plus, que « faire cours » ou l’heure de cours relève, exactement comme le temps de la recherche, d’une manière de « temps sacré », je veux dire bien distinct du temps ordinaire et où les soucis, les souffrances et les appétits du quotidien se trouvent suspendus au profit d’une pure « rection » de l’esprit et de la personne. Comme dans le temps théâtral, c’est la vie et autre chose que la vie ; comme au théâtre, jamais une représentation ne répète vraiment une autre et même si l’on fait plusieurs fois de suite le même cours ou la même conférence (dans un temps plus ou moins rapproché), cela diffère toujours suffisamment pour qu’événement il y ait. J’avoue que je ne comprends pas les enseignants qui s’ennuient et je considère qu’un tel ennui, surtout s’il est affiché ou proclamé a priori, est la négation même de l’acte d’enseigner. J’ai ainsi détesté l’expression qui fut à la mode, il y a un certain nombre d’années, et qui voulait que les enseignants « fonctionnent » comme des moteurs ou des robots. L’enseignant prend des risques, théoriques et humains : il doit savoir jusqu’où il doit aller et ne pas hésiter à intervenir en personne quand il sent que son travail produit de l’angoisse ou un doute démesuré (j’ai remarqué depuis longtemps à quel point l’enseignement de la poésie moderne était déstabilisant pour les élèves, petits et grands ; il faut alors rassurer en faisant la juste part des choses). L’investissement de l’élève, de l’étudiant, a été évoqué ci-dessus en ce qui devrait être son essentiel ressort : l’exercice plénier d’un « comprendre » propre qui tend à s’autonomiser. Mais, là où de nos jours le bât blesse, c’est que la quête et la construction d’un « moi » fondé sur les valeurs humanistes d’universalité et d’autonomie individuelle sont soumises au doute ou même vouées au mépris par des idéologies prétendument mondialistes qui, prétextant le respect des différences, ne sont que l’hypostase des particularismes les plus voyants et les plus réducteurs. Il existe ainsi une manière de « retribalisation » forcenée qui tend à réduire chacun à ses sources ethniques, lesquelles ont été figées et stéréotypées en traits facilement saisissables et reproductibles. La culture au sens traditionnel et humaniste est mise en cause et risque d’être sapée à la base par cette culture new look dont l’acquisition est plus facile et qui ménage l’instinct grégaire en limitant la connaissance et la reconnaissance au maniement de quelques signes grossiers et patents… La confusion entretenue sur le sens même du mot « culture » est lourde de conséquences éducatives.

Mais il faut évoquer aussi l’équivoque maintenue par le système éducatif dans son ensemble sur ce que l’on pourrait appeler les « produits » ou les « résultats » visibles de l’investissement fait par les élèves puis les étudiants dans leur cursus éducatif. Les exercices proposés n’ont-ils pour but que la réussite aux examens et concours ? Celle-ci (qui a ses exigences docimologiques) justifiant l’arbitraire ou l’inadéquation de ceux-là ! Que sont des exercices exigeant un apprentissage difficile s’ils ne sont plus formateurs en eux-mêmes ? Je veux surtout parler de la dissertation, qui est toujours l’épreuve-reine des CAPES et Agrégations de lettres, alors que massivement elle est ignorée ou tenue pour vaine rhétorique (même par les enseignants) et qu’elle est remplacée dans les universités par le commentaire composé (plus souple, plus varié en sa méthode, plus lié à un texte précis). Je connais les mérites de la technique dissertative mais il me faut reconnaître qu’objectivement ce n’est plus qu’une survivance sans plus aucun suc vital… Il faudrait, pour que les « résultats » obtenus par les étudiants, soient à la fois l’évaluation de leur travail objectif et la manifestation tangible de leur progrès personnel, « inventer » de nouveaux travaux liés à l’apprentissage et à la pratique du « comprendre » critique. (Je ne suis hélas ! pas plus avancé que les autres et j’imagine assez mal quels pourraient être des exercices commodément évaluables et qui permettraient aux élèves et étudiants de manifester leurs propres capacités créatrices et critiques tout en satisfaisant au contrôle des connaissances, de faire la preuve et l’épreuve de leur « comprendre » tout en s’inscrivant dans un programme préétabli. Il faut chercher encore !)

Conclusion en forme de question

La question que je me pose toutefois, et que je pose à tout intervenant bénévole, est la suivante : est-ce que tout ce que j’ai analysé ici, sur le mode mixte de la théorie et du témoignage personnel, et qui engage jusqu’à aujourd’hui ce qui fait ma vie professionnelle et mon ambition d’« intellectuel », n’est pas objectivement en voie d’érosion (je l’ai montré) voire d’élimination quasi programmée (je le redoute parfois) ? Est-ce que « l’art du comprendre » qui est au cœur de mon faire et de mon dire ne relève pas d’un mode de vie et d’enseignement privilégié qui n’est plus de mise dans les conditions actuelles (de moins en moins sensibles aux dimensions ouvertes par des choix littéraires) ? Mais, corollaire, y a-t-il une autre façon d’enseigner qui puisse satisfaire à la nécessité du partage de plus en plus ouvert de toutes les connaissances, à un public de plus en plus large et de moins en moins préparé ? Car ce qui constitue le fond(s) même d’une manière d’enseigner qui semble nécessaire pour préserver la qualité de ce qui forme notre passion intime n’est-il pas encore très (trop ?) proche de la « façon » du Socrate platonicien s’adressant à quelques disciples eux-mêmes passionnés de « vérité » ? Y a-t-il un mode de transmission des connaissances et des nécessaires pratiques critiques qui puisse satisfaire aux contraintes de l’âge de la massification et du tout technologique sans céder sur l’essentiel, c’est-à-dire, encore et toujours, sur l’intérêt désintéressé et sur l’engagement désengagé que suscite la passion de « savoir » et surtout de « comprendre » ?

Serge Meitinger

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Dettes intellectuelles

L’opposition entre « expliquer » et « comprendre », distinguant « sciences de la nature » et « sciences de l’esprit », remonte au moins à Wilhelm Dilthey (1833-1911). Elle est utilisée par Paul Ricœur dans l’ensemble de son travail herméneutique, surtout dans Le Conflit des interprétations (1969) et Du texte à l’action (1986). Nous songeons aussi à Soi-même comme un autre (1990).

Pour l’approche de la littérature et des études littéraires comme « studia humanitatis », nous renvoyons au numéro 10-11 de Conférence paru au printemps 2000 (Meaux, n° 10/11), et à son importante introduction qui se veut une manière de traité !

Les références à Heidegger sont plus diffuses mais il s’agit d’abord de son livre principal Etre et Temps  : il faut lui rendre l’idée de vérité comme « dévoilement » selon l’étymologie qu’il donne du mot grec « alêthéia » et la notion d’« existential ».

L’expression « Vérité et méthode » rappelle le titre du grand ouvrage de H.-G. Gadamer, le jeune centenaire de l’herméneutique, paru pour la première fois en français en 1976.

J’emprunte la formule « comprendre c’est filier » à Georges Charbonneau, psychiatre des hôpitaux, qui dirige un séminaire de phénoménologie et psychiatrie à l’hôpital Necker-Laënnec, et qui est le rédacteur en chef de la revue d’anthropologie, de psychiatrie et d’herméneutique phénoménologiques L’Art du comprendre (Paris).

J’emprunte la formule « ne se connecte que ce qui a été déconnecté » à Jean-Pierre Arnaud qui est l’auteur d’un très remarquable ouvrage sur Freud, Wittgenstein et la musique. La parole et le chant dans la communication, P.U.F., Pratiques théoriques, 1990.


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