RETOUR : Travaux de littérature
Sur la recherche et lenseignement : spécificités dune voie littéraire. Serge Meitinger est professeur de Langue et de Littérature françaises à l'Université de la Réunion. Il a publié de nombreux articles, notamment sur la poésie depuis Baudelaire, et un essai : Stéphane Mallarmé ou la quête du « rythme essentiel », Hachette, 1995. Il écrit et publie de la poésie.
Sur la recherche et lenseignementSpécificités dune voie littéraireAu principe dune vocation denseignant et de chercheur denseignant-chercheur, comme lon dit volontiers de nos jours il y a sans aucun doute la passion de savoir (cest-à-dire, dans le champ des investigations littéraires, moins dexpliquer que de comprendre) et/ou une passion pour un savoir (un domaine ou un niveau de compréhension). Lon pourrait distinguer en effet les « monomaniaques », entièrement polarisés par leur champ de recherches et de curiosité et voués à une certaine myopie intellectuelle qui risque de les fermer aux autres spécialités, proches parfois, et les « polymorphes » qui ont très clairement une dominante mais qui, à partir de ce point relativement fixe, ne cessent de papillonner pour élargir leur emprise sur tout ce quil est possible de connaître ou dattirer dans leur champ de compréhension, tentant douvrir celui-ci jusquà la compréhension du monde. Ces derniers qui moins que des « savants » tendent à être des « intellectuels », accommodant souvent plus laborieusement sur le détail, risquent toutefois la presbytie. Entre myopie et presbytie, seule une correcte et honnête (mais difficile) accommodation permet un juste milieu qui sauve les phénomènes en respectant « ce qui apparaît » dans son apparence et son apparaître ce que lon voudrait appeler « vérité ». Une passion « polymorphe » Mais il faut revenir, un instant, sur la passion curieusement désintéressée du chercheur. En effet, bien quau moment où lélan passionnel reflue, il puisse se révéler un appétit de lucre et de pouvoir, des ambitions de carrière, dans le moment même où le désir de savoir sactualise en projets, en essors et en réalisations se trouvent suspendues jusquaux pulsions les plus vitales, le boire, le manger, lattrait sexuel Le temps est comme délié de toutes les contingences ordinaires et voué à un approfondissement sans fond ni motif assignables. Il y va là dune méditation, dune rumination dabord solitaires, mais qui peuvent éclore dans léchange formel ou informel : il ny a pas contradiction entre travail personnel et travail déquipe, entre réflexion intime et débat critique, mais il faut seulement laisser au chercheur « le loisir » de chercher à sa guise et dorganiser son travail selon les impératifs de sa passion centrale. Cest la seule justification possible aux privilèges horaires accordés aux universitaires et aux chercheurs professionnels : leur temps de pensée, le temps du penser est inclus dans leur fonction. Á charge pour eux de faire profiter le public qui les rémunère des fruits de leur travail, en publiant, en vulgarisant, en enseignant Rien toutefois ne serait sans cette passion dévorante, sidérante, sans limites et sans motivation psychologique ou réaliste vraiment explicable. Ma passion, il me faut lavouer ici pour léclaircir et léclairer, sappelle « littérature ». Non un genre particulier, historiquement et génétiquement circonscrit ; non luvre de langage quand elle se voue en priorité aux artifices de la rhétorique et de la diction. Non la dimension fallacieuse de lévasion qui serait ouverte par la fiction (à laquelle lon veut souvent réduire limaginaire qui conduirait ainsi any where out of the world ) ; non la mise en représentation, par signes et par images, des choses et des êtres tout comme du langage lui-même (« autotélisme », disait-on naguère). Mais la capacité de connaître (écrit aussi « co-naître » selon Claudel), de comprendre, dapprécier le surgissement imprévisible et toujours étonnant de la vie devenant ainsi vie intégralement humaine dans et par le « corps-et-âme » des mots : ces derniers nétant pas des signifiants et des signifiés par larbitraire accolés mais des êtres vivants ou une matière vive articulant une situation de monde, une situation au monde. Cest dire que, sans négliger les aspects plus formels de la mise en uvre littéraire, je vais par élection et passion à ce qui, dans un texte « littéraire », engage de façon frémissante et actuelle un rapport au monde saisi dans la plénitude de son état naissant. Ma « spécialisation » en poésie moderne (depuis Baudelaire) sexplique par ce désir et ce souci : la révolution du langage poétique, surgie au milieu du dix-neuvième siècle, a rapporté, malgré (ou grâce parfois à) un surcroît de théorie, la poésie à sa source profonde, à son emprise primitive sur le réel, à la divine surprise que doit rester le poème, « vierge, vivace » et naissant du déchirement quil est. Jétudie aussi les tours et détours propres au récit en ce quils jouent le même rôle révélateur (rempli souvent par ce que jappelle la « déceptivité » narrative, déjouant les attentes stéréotypées du lecteur) et jaborde même dautres « médiums » de la communication esthétique (peinture, musique, photo, cinéma) quand ils sattachent à lexpression dun rapport primordial au monde je recherche ce qui, en luvre, vient du monde et vient au monde en ouvrant un monde humain La « littérature », en un sens large et sélargissant encore, est bien pour moi « studia humanitatis », cest-à-dire étude de lhumain en ce quil a de spécifiquement humain, en ce quil est aussi constitué comme tel grâce à lacte littéraire, par lusage des « lettres », et je pense retrouver ainsi le sens plénier de ces disciplines regroupées jadis sur le nom d« humanités » voire de « belles lettres » (et que les « sciences humaines » ont tuées !). De plus mon intérêt passionné pour tout ce qui rend humainement sensible, visible, discernable le monde en son émergence sans cesse renouvelée, pour ce quexprime ce monde en son apparaître propre, ma conduit à privilégier une approche phénoménologique de lêtre et du sens dont, pour moi, la « littérature » reste toujours le point dappui et laccès majeur bien que les investigations ainsi ouvertes puissent aller infiniment plus loin Une voie littéraire Cest donc bien une passion « polymorphe » qui manime et mentraîne. Rien du pointillisme descriptif que lon pourrait souvent reprocher au chercheur « monomaniaque » ; une telle passion porte loin et risque sans cesse de trop embrasser, mais cela relève de son bon usage le retour au poème (au texte ou à luvre) garantit une juste reprise, un recentrement sur lessentiel. La sagesse plénière de luvre (non de lauteur, non du critique ) préserve de légarement à condition de savoir se soumettre à son intégrité Toutefois se pose, et parfois avec acuité, la question du résultat ou plutôt « des résultats », qui veut nous placer en concurrence directe avec les sciences dites « dures ». La différence entre la voie littéraire au sens large et la voie des sciences hypothético-déductives et expérimentales (que les sciences humaines tentent parfois de décalquer) se situe moins dans la phase de linvention quen celle de létablissement puis de lexploitation des « résultats ». En effet, les chercheurs des sciences déductives comme des sciences « dures » nignorent ni la méditation (ou la rumination) solitaire, ni les privilèges de lintuition, ni les éclairs et éclipses de lillumination qui fait jaillir la découverte, non plus que le raisonnement analogique, mais lexpérimentation ou la phase de concrétisation (et de probation) les soumet à lépreuve brutale des faits et des données, du réel quantifiable et tangible, susceptible de résister aux plus stimulantes intuitions ! En regard, le risque qui guette les grandes tracées, les plus belles percées « littéraires » serait de perdre parfois le sens du concret et du vraisemblable, de tomber dans la logomachie ou linvérifiable (dans le « non-falsifiable » comme le dit une assez mauvaise traduction du terme mis à la mode par Karl Popper). Il me semble que cest là confondre les niveaux respectifs, mêler ce qui doit être distingué : « expliquer » nest pas « comprendre ». Les sciences déductives et quantifiables raisonnent selon le principe dune causalité externe : leur « objet » se soumet à des lois qui lui échappent et sur lesquelles il na pas de prise ; leur « objet » soppose communément à un « sujet » dont le lieu propre est le point de référence fixe à partir duquel seffectuent les observations et les mesures (bien que la théorie de la relativité remette en cause, pour ce qui la concerne, ce postulat). Ces sciences « expliquent » cest-à-dire quelles sefforcent de déployer une chaîne causale dont elles justifient, par intuition puis calcul et expérimentation, lexacte concaténation. Or, la spécificité des « savoirs » qui touchent ou même englobent lexpérience humaine, est de ne pouvoir discriminer si nettement « sujet » et « objet », de ne pouvoir jamais extérioriser une causalité strictement objectivable et quantifiable. Lapproche des faits humains (toute passion « littéraire » appartient à ce type de quête) ne crée de sens quà se porter soi-même en avant, au premier plan : lon (=lhomme) risque, de la sorte, de se mêler à ce qui devrait être son « objet » ; les procédures mêmes de la recherche et de lenquête engagent déjà une interprétation du « domaine » envisagé ; les circuits de lanalyse se distinguent parfois mal des structures et des significations mises au jour. Cest que « comprendre » nest pas un processus qui engage un jeu de facultés externes ou de lois indépendantes de la méthode mise en uvre : alors que la passion qui vise le « connaître » scientifique doit se confronter et confronter son langage aux résistances des faits et au langage des choses, la passion qui vise le « co-naître littéraire » ne sépare jamais tout à fait son langage de celui quelle tente dappréhender et de décrypter. Parce que « comprendre » nest pas dabord une faculté de lesprit raisonnable et raisonnant mais un investissement de tout lêtre dans une situation du monde, dans une situation de monde, ce que Heidegger appelle un « existential » cest-à-dire lune des composantes fondamentales de la structure de lhumain comme tel Nous sommes donc au rouet, apparemment prisonniers du fameux « cercle herméneutique » où toute interprétation présuppose un engagement directionnel du sens, un investissement dêtre et de sens que nous risquons toujours de (re)trouver à la fin comme un résultat fallacieux. Pourtant il nous appartient de faire fonctionner ce « cercle » en cercle « vertueux » ! Vérité et méthode Comment ? En prenant dabord conscience que « la vérité » doit senvisager selon une double modalité : pour la philosophie classique, et cette définition convient encore bien au « connaître » scientifique en sa plus grande part, elle est fondée sur « ladéquation de lesprit à la chose » ; pour une pensée plus moderne, et cette tournure correspond mieux au « comprendre » littéraire, elle est fondée sur un « dévoilement » qui fait apparaître ce qui est en sa manifestation même. La première définition sépare bien « sujet » et « objet », « esprit » et « chose » et des procédures de vérification logiques et expérimentales sont censées garantir ladéquation. Dans le second cas, comme il serait délicat souvent de discriminer ce qui appartient à lesprit et ce qui appartient à lobjet, il nest pas envisageable de démontrer une adéquation terme à terme et lesprit, après un inventaire minutieux ou rapide des principes dont il discerne la présence en la matière quil traite, doit procéder à une série de projections où il lance en avant, en un jet où il se risque lui-même, des images plausibles du tout tel quil lenvisage (avant de revenir éventuellement sur les constituants de ce tout et sur sa structuration ; un va-et-vient entre le tout et ses parties est couramment pratiqué). Ces images prennent ou ne prennent pas une « forme » (qui est aussi un « sens ») comme lil déchiffre ou ne déchiffre pas le motif compliqué dans le tissage délibérément ambigu du tapis Une « bonne forme » fait « sens » et simpose, non sur le mode de létant, mais comme un tracé prégnant en son apparaître dynamique bien que toujours prêt à seffacer, à se distordre, à séclipser Le danger est dhypostasier lune de ces « formes-sens » et de tenter de limposer comme une vérité établie par adéquation, ce qui conduirait au dogmatisme ou à la tyrannie. Il ne sera pas question en effet dimposer mais de « convaincre » ses interlocuteurs, ce sera une vérité d« interlocution » et de consensus Naît alors le danger dune « vérité » de convenance ou de circonstance, opportuniste et sophistique Pour répliquer à ces objections et ne pas renvoyer les investigations « littéraires » au domaine purement subjectif ou absolument fantaisiste des hypothèses sans fondement ou des nuées, je pense quil faut sattacher à deux principes, presque contradictoires mais à manier en même temps. Dune part avancer, en théorie et en pratique, que « comprendre cest filier » (cest-à-dire établir des liens de filiation) ; dautre part, en pratique et en théorie, affirmer tout aussi nettement que « ne se connecte que ce qui a été déconnecté ». De fait, dans lanalyse des faits « littéraires », il sagit moins de chaînes causales que de généalogies, de filiations, dhéritages et dévolutions, quils sétudient de siècle à siècle, de style à style, décole à école, dauteur à auteur ou à lintérieur même dune « carrière » ou dune « uvre ». Mais il ne faut pas prendre pour argent comptant les rapports déjà établis (par les auteurs, par la tradition, par les idéologies dominantes, par les théories critiques à la mode) ou les amalgames et fusions faciles et tentants (menant à la confusion) : avant de distinguer des liens et de les nouer, avant de prolonger les lignes déjà données, il convient de dénouer et de défaire ; de passer au crible critique tout ce qui se donne de soi-même trop évidemment comme « connecté », comme noué, comme amorcé Cest à ce seul prix que le critique a le droit de conclure, en connaissance de cause, à une « forme-sens » plus plausible et plus active que les autres, en ce quelle rend mieux compte des phénomènes cest-à-dire de ce qui se manifeste, et quil a le droit de privilégier « une » interprétation qui, certes, découlera de linvestissement dêtre et de sens quil aura lui-même projeté, presque dès le début, mais qui aura subi entre temps toutes les déconnexions critiques possibles comme autant dépreuves, dexercices de réfutation ou dajustement, dexpérimentations fictives Enseigner les lettres Lhonnêteté oblige à reconnaître quune assurance définitive est, en la matière, impossible et quil faut être capable de remettre sans cesse sur le métier louvrage quest « le comprendre ». Il faut reconnaître aussi quune telle entreprise est toujours « en dialogue » : même si le chercheur est dabord seul, la nécessaire déconnexion de tous les rapports préétablis la amené dès le départ à se traiter lui-même « comme un autre ». Cest pourquoi pour le chercheur qui pratique « la voie littéraire », il ny a aucune solution de continuité entre sa recherche et son enseignement. Comme enseignant, il souhaite faire partager sa passion et, comme celle-ci le contraint à exercer son « comprendre » en connaissance de cause et que ce dernier est un des constituants de lhumain en tant que tel, la communication quil souhaite instaurer entre lui et ses étudiants ne peut se construire que sur les exigences mêmes de sa recherche. Sincère, il est exigeant pour lui-même et pour autrui ; en quête perpétuelle dune vérité de « dévoilement », il ne saurait figer ce quil avance comme un dogme préétabli ni se contenter dapparences (fussent-elles brillantes et séduisantes) et, tout en enseignant, il continue de chercher, il met son « comprendre » à lépreuve. Il dispense moins un « savoir » quil nenseigne le bon usage du « comprendre » dont chacun use et dispose, même à son insu. Poursuivant toujours le même effort, il singénie à « mettre en lumière certaines choses pour soi en même temps qu[il] les rend communicables à autrui » (cest le but que Michel Leiris assigne à lactivité littéraire et il est vrai quil ny a pas non plus solution de continuité entre lacte littéraire et lacte critique qui le reprend et interprète). Lenseignant-chercheur trouve dailleurs parfois, dans lécho que suscite son enseignement, loccasion de renouveler son point de vue, de découvrir des angles dattaque que, dans la solitude de son travail, il navait pas encore lui-même découverts. Cest dire aussi quil prend le risque de ne pas passer pour infaillible et même de se tromper en public. Cest comme cela que je comprends la comparaison que fait Leiris en intitulant lavant-propos à LAge dhomme : « De la littérature considérée comme une tauromachie » ; la corne acérée du taureau est larme redoutable formée par la convergence critique des nombreux esprits rassemblés devant soi et qui, chacun à sa manière, travaillent à défaire puis à refaire, à connecter, déconnecter puis reconnecter ce quil entend et sefforce de « comprendre ». Cela suppose toutefois une activité propre et réciproque du récepteur qui nest pas un rouleau enregistreur de connaissances et une qualité découte que le talent de lenseignant ne suffit pas toujours à entretenir. Ici lon peut se demander si la massification constatée de nos jours dans lenseignement supérieur ne rend pas difficile voire impossible (dans certains cas) ce rapport « idéal » qui est aussi le souffle même de lesprit vivant et communiquant. En effet, bien que ne dispensant pas de « savoirs », au sens figé du terme, qui exigeraient lacquisition de connaissances théoriques, méthodiques et pratiques à accumuler telles quelles sans les personnaliser, lenseignant-chercheur en littérature (professeur de lettres ou de « langue et littérature françaises » comme lon dit plus officiellement) demande tout de même à ses ouailles une culture et une motivation. Cette culture nest pas seulement celle de la « tribu » (comme tend à le laisser croire la nouvelle définition du mot qui ne renvoie plus ainsi quaux us et coutumes) mais leffort personnel de chacun, héritant, dans le groupe, le milieu et le moment qui lui sont propres, de connaissances et de valeurs, pour les adapter à sa personne et à sa situation, pour se penser et se conduire dans le monde social et humain qui lentoure. Cette prise de conscience qui évalue dabord la place, les atouts et les handicaps, les espérances et les craintes potentielles du « moi » dans une situation donnée quil sefforce de transcender est au centre de nombre des grandes uvres littéraires du passé et il y a ainsi osmose et échange entre la nécessaire construction dun « moi » ici et maintenant et limprégnation littéraire de lesprit et du cur par la tradition. Qui a entamé cette prise de conscience pour son compte est donc motivé par (et pour) lapproche littéraire des faits et il apprend, sans mécaniquement se forcer, les grands repères culturels (histoire générale et littéraire, « culture » littéraire et générale), qui lui permettent de « filier » tout autant que de « déconnecter », ainsi que les quelques outils qui favorisent sa lecture analytique et critique des textes (définition et maniement des concepts de la rhétorique, de la poétique, de la narratologie ). La motivation passe alors moins par un pur désir de « savoir » que par léveil ou lentretien du désir comme du besoin de « comprendre », moins par un éventuel jeu de fascination-séduction que par un certain recul critique pris demblée par rapport à son propre mode de « comprendre », recul qui est, paradoxalement, le premier moment dun investissement personnel fort. La difficulté est, comme dans « lart du comprendre », de concilier le plaisir pris à se laisser conduire et entraîner, à se trouver en connexion et le nécessaire recul prise et déprise, confrontation entre le lien (souvent rassurant) et la liberté gagnée sur le lien (parfois inquiétante) Le double investissement Il y va, concrètement, dun double investissement, celui de lenseignant, celui de létudiant. Lenseignant nest pas un technicien mais il doit maîtriser et manier ses outils avec rigueur et souplesse Il nest pas un acteur mais il savance comme un acteur et avec certaines des qualités propres au comédien (voix bien posée, variété et souplesse du ton, rythme des séquences temporelles, gestuelle adaptée, utilisation de lespace...) ; il ne doit toutefois pas mettre en avant « son encombrant personnage » (Mallarmé) et son travail de mise en scène est tout entier dévoué à ce quil sert, cest-à-dire à lobjet de sa passion. Il me semble, de plus, que « faire cours » ou lheure de cours relève, exactement comme le temps de la recherche, dune manière de « temps sacré », je veux dire bien distinct du temps ordinaire et où les soucis, les souffrances et les appétits du quotidien se trouvent suspendus au profit dune pure « rection » de lesprit et de la personne. Comme dans le temps théâtral, cest la vie et autre chose que la vie ; comme au théâtre, jamais une représentation ne répète vraiment une autre et même si lon fait plusieurs fois de suite le même cours ou la même conférence (dans un temps plus ou moins rapproché), cela diffère toujours suffisamment pour quévénement il y ait. Javoue que je ne comprends pas les enseignants qui sennuient et je considère quun tel ennui, surtout sil est affiché ou proclamé a priori, est la négation même de lacte denseigner. Jai ainsi détesté lexpression qui fut à la mode, il y a un certain nombre dannées, et qui voulait que les enseignants « fonctionnent » comme des moteurs ou des robots. Lenseignant prend des risques, théoriques et humains : il doit savoir jusquoù il doit aller et ne pas hésiter à intervenir en personne quand il sent que son travail produit de langoisse ou un doute démesuré (jai remarqué depuis longtemps à quel point lenseignement de la poésie moderne était déstabilisant pour les élèves, petits et grands ; il faut alors rassurer en faisant la juste part des choses). Linvestissement de lélève, de létudiant, a été évoqué ci-dessus en ce qui devrait être son essentiel ressort : lexercice plénier dun « comprendre » propre qui tend à sautonomiser. Mais, là où de nos jours le bât blesse, cest que la quête et la construction dun « moi » fondé sur les valeurs humanistes duniversalité et dautonomie individuelle sont soumises au doute ou même vouées au mépris par des idéologies prétendument mondialistes qui, prétextant le respect des différences, ne sont que lhypostase des particularismes les plus voyants et les plus réducteurs. Il existe ainsi une manière de « retribalisation » forcenée qui tend à réduire chacun à ses sources ethniques, lesquelles ont été figées et stéréotypées en traits facilement saisissables et reproductibles. La culture au sens traditionnel et humaniste est mise en cause et risque dêtre sapée à la base par cette culture new look dont lacquisition est plus facile et qui ménage linstinct grégaire en limitant la connaissance et la reconnaissance au maniement de quelques signes grossiers et patents La confusion entretenue sur le sens même du mot « culture » est lourde de conséquences éducatives. Mais il faut évoquer aussi léquivoque maintenue par le système éducatif dans son ensemble sur ce que lon pourrait appeler les « produits » ou les « résultats » visibles de linvestissement fait par les élèves puis les étudiants dans leur cursus éducatif. Les exercices proposés nont-ils pour but que la réussite aux examens et concours ? Celle-ci (qui a ses exigences docimologiques) justifiant larbitraire ou linadéquation de ceux-là ! Que sont des exercices exigeant un apprentissage difficile sils ne sont plus formateurs en eux-mêmes ? Je veux surtout parler de la dissertation, qui est toujours lépreuve-reine des CAPES et Agrégations de lettres, alors que massivement elle est ignorée ou tenue pour vaine rhétorique (même par les enseignants) et quelle est remplacée dans les universités par le commentaire composé (plus souple, plus varié en sa méthode, plus lié à un texte précis). Je connais les mérites de la technique dissertative mais il me faut reconnaître quobjectivement ce nest plus quune survivance sans plus aucun suc vital Il faudrait, pour que les « résultats » obtenus par les étudiants, soient à la fois lévaluation de leur travail objectif et la manifestation tangible de leur progrès personnel, « inventer » de nouveaux travaux liés à lapprentissage et à la pratique du « comprendre » critique. (Je ne suis hélas ! pas plus avancé que les autres et jimagine assez mal quels pourraient être des exercices commodément évaluables et qui permettraient aux élèves et étudiants de manifester leurs propres capacités créatrices et critiques tout en satisfaisant au contrôle des connaissances, de faire la preuve et lépreuve de leur « comprendre » tout en sinscrivant dans un programme préétabli. Il faut chercher encore !) Conclusion en forme de question La question que je me pose toutefois, et que je pose à tout intervenant bénévole, est la suivante : est-ce que tout ce que jai analysé ici, sur le mode mixte de la théorie et du témoignage personnel, et qui engage jusquà aujourdhui ce qui fait ma vie professionnelle et mon ambition d« intellectuel », nest pas objectivement en voie dérosion (je lai montré) voire délimination quasi programmée (je le redoute parfois) ? Est-ce que « lart du comprendre » qui est au cur de mon faire et de mon dire ne relève pas dun mode de vie et denseignement privilégié qui nest plus de mise dans les conditions actuelles (de moins en moins sensibles aux dimensions ouvertes par des choix littéraires) ? Mais, corollaire, y a-t-il une autre façon denseigner qui puisse satisfaire à la nécessité du partage de plus en plus ouvert de toutes les connaissances, à un public de plus en plus large et de moins en moins préparé ? Car ce qui constitue le fond(s) même dune manière denseigner qui semble nécessaire pour préserver la qualité de ce qui forme notre passion intime nest-il pas encore très (trop ?) proche de la « façon » du Socrate platonicien sadressant à quelques disciples eux-mêmes passionnés de « vérité » ? Y a-t-il un mode de transmission des connaissances et des nécessaires pratiques critiques qui puisse satisfaire aux contraintes de lâge de la massification et du tout technologique sans céder sur lessentiel, cest-à-dire, encore et toujours, sur lintérêt désintéressé et sur lengagement désengagé que suscite la passion de « savoir » et surtout de « comprendre » ? Serge Meitinger Écrire à l'auteur
Dettes intellectuellesLopposition entre « expliquer » et « comprendre », distinguant « sciences de la nature » et « sciences de lesprit », remonte au moins à Wilhelm Dilthey (1833-1911). Elle est utilisée par Paul Ricur dans lensemble de son travail herméneutique, surtout dans Le Conflit des interprétations (1969) et Du texte à laction (1986). Nous songeons aussi à Soi-même comme un autre (1990). Pour lapproche de la littérature et des études littéraires comme « studia humanitatis », nous renvoyons au numéro 10-11 de Conférence paru au printemps 2000 (Meaux, n° 10/11), et à son importante introduction qui se veut une manière de traité ! Les références à Heidegger sont plus diffuses mais il sagit dabord de son livre principal Etre et Temps : il faut lui rendre lidée de vérité comme « dévoilement » selon létymologie quil donne du mot grec « alêthéia » et la notion d« existential ». Lexpression « Vérité et méthode » rappelle le titre du grand ouvrage de H.-G. Gadamer, le jeune centenaire de lherméneutique, paru pour la première fois en français en 1976. Jemprunte la formule « comprendre cest filier » à Georges Charbonneau, psychiatre des hôpitaux, qui dirige un séminaire de phénoménologie et psychiatrie à lhôpital Necker-Laënnec, et qui est le rédacteur en chef de la revue danthropologie, de psychiatrie et dherméneutique phénoménologiques LArt du comprendre (Paris). Jemprunte la formule « ne se connecte que ce qui a été déconnecté » à Jean-Pierre Arnaud qui est lauteur dun très remarquable ouvrage sur Freud, Wittgenstein et la musique. La parole et le chant dans la communication, P.U.F., Pratiques théoriques, 1990. |