La Folie Tristan Serge Meitinger est professeur de Langue et de Littérature françaises à l'Université de la Réunion. Il a publié de nombreux articles, notamment sur la poésie depuis Baudelaire, et un essai : Stéphane Mallarmé ou la quête du « rythme essentiel », Hachette, 1995. Il écrit et publie de la poésie.
LA FOLIE TRISTANCHAPITRE PREMIER (ET UNIQUE) : L’ASILEMoi, Tristan, j’écris… Je
me suis retiré – non comme on se retranche un morceau de
chair vive : castration – mais comme on laisse volontairement
dépérir un organe qui s’atrophie par manque d’usage.
Le chemin n’a pas été bien long jusqu’à mon
installation actuelle ; les voies en étaient depuis longtemps
tracées et je suis en fait tout juste à côté de ma vie antérieure, au
décours d’une spire si proche de l’antécédente
qu’on pourrait croire sans peine qu’il s’agit tout bonnement
d’une répétition. C’est
comme si j’avais renoncé… Néanmoins demeure
l’inarrachable sentiment de l’attente. Je me suis retiré
pour attendre… Qui ou quoi ? Bettina ? La mort ? Mignon ?
Attendre seulement l’au-delà des fantômes, mon travail désormais. C’est tout mon labeur patient que
d’attendre : esseulé, de mon haut, je regarde la vie, je scrute les enjeux du minime et du reste, et je lis, signe à signe, ce qui passe en mon
cœur, ce château exhaustif où règne un
soleil tendre, et pour tout réfléchir ne suis-je pas
miroir ? Un
miroir d’encre ! Le
lieu de mon retrait : un lieu déjà élu par
d’autres solitaires, un monastère comme Trédévennec. On
dirait les fondateurs de monastères intuitivement guidés par les
lignes du paysage de façon à implanter leur asile au point
même où se réalise l’équilibre entre les flux
célestes et telluriques et le produit de l’entreprise humaine.
Ainsi le regard du matin, tout enveloppé par l’oraison, se pose
sur des formes stables, ordonnées, apprivoisées
déjà par le labeur quotidien – mais il est rare que le
fondateur n’ait pas prévu, dans cette paix due à un partage
humain, une échappée sur l’infini : ou l’ampleur
d’un ciel soudain plus large, libéré par une brusque échancrure
des collines, ou la puissance tutélaire de l’océan,
même s’il est, comme ici, prisonnier au giron du golfe. Il est
important de ménager à l’âme ses arrière-sites. Je
suis arrivé avec l’hiver pour m’éviter la flatterie
des saisons plus douces. Sans question, sans formule, je suis devenu
l’hôte temporaire et accepté dans sa singularité de « retraitant ».
L’on m’a installé dans une chambre – une cellule ? –
du bâtiment neuf. C’est sans doute y perdre en pittoresque – pas
de vieilles pierres, d’ogives ni de poutres –, mais y gagner
en dénuement. Qu’y a-t-il de plus ascétique en
leur banalité que des murs de plâtre blanc percés
d’une porte grise et d’une fenêtre d’acier
chromé, seulement ornés d’un petit lavabo avec glace et
d’un radiateur de fonte côtelée ? Le mobilier minimal :
un lit de pension avec les grincements du métal contrarié, un
petit bureau de bois à peine teinté et sa chaise, trois
étagères pour des livres (avec le Nouveau Testament dans l’édition de
Jérusalem). Pour la couleur, le seul rideau de cretonne unie. Au
mur, un crucifix de style ancien, quelque peu sulpicien. N’osant le
décrocher, j’ai masqué d’un crêpe les traits du
supplicié. Comme les chrétiens orthodoxes, je
préfère envisager le Christ comme le ressuscité : je
n’apprécie guère la célébration de ses
souffrances et de ses plaies, et l’incarnation ne me fascine que par la
puissance de vie qu’elle semble multiplier. Mais l’on ne m’a
pas demandé de profession de foi avant d’entrer ici. Dans la
fenêtre, une forte branche de marronnier, à cette heure
dépouillée, me fait signe. Toute
liberté m’est laissée dans l’organisation de mes
journées. Mes seules obligations : les heures des repas – à
moins de préférer un jeûne hors de saison. Les
moines savent gérer en commun leur solitude ; le but de la
règle et de la contrainte horaire est de respecter le plus possible la
solitude de chacun, son libre tête-à-tête avec le
destinataire potentiel de son oraison. Et je me plie à ce rythme,
à cette vitale pulsation autant que je le puis ; j’ai
l’impression ainsi de me libérer, de dégager pour moi des
plages de temps pur, capables de favoriser des recherches, des questionnements
et leurs amorces de réponses. N’étant
pas astreint au travail qu’impose la survie matérielle de
l’organisation communautaire – privilège de
l’hôte – je puis, hors des heures consacrées,
lire et me promener, méditer et écrire… La
promenade de chaque jour – le même paysage à toute
heure médité. Comme si les pas retrouvant ceux des jours
précédents conféraient à la marche une
épaisseur de songe. Sous toutes les lumières, par tous les temps,
l’étude de cet horizon, de la ligne des crêtes, de
l’envergure des branchages. L’hiver a dégagé
l’os des formes, et c’est le cheminement à travers une
forêt d’essences. Mais la qualité d’être des
formes naturelles dépend de l’attention, de l’attente du
promeneur ; l’évasion de l’esprit vers d’autres
attaches – celles du tourment ou du souvenir –
évacue parfois le pays traversé, retrouvé seulement
après une suite de pas aveugles. Parfois
aussi, après une longue station lyrique devant la mer ou la forêt,
s’impose brusquement la certitude que le paysage est suspendu dans les
airs, comme jeté vers le ciel pour un instant de suspens qui le doit retourner. Béance d’une
inquiétude qui questionne : va-t-il retomber ? Et, retombant,
réinvestira-t-il exactement sa forme antérieure ou offrira-t-il
dans son aspect un presque imperceptible « bougé »,
une infime différence avec lui-même ? Et s’il pouvait rester ainsi, dans le suspens,
dans l’indescriptible bond de l’être ? Me
suis-je retiré pour ne plus souffrir ou pour mieux souffrir ? Une
rupture, un arrêt pour apprivoiser ma souffrance, la faire mienne et la
transmuer en l’humus d’une vie future. Mais
cette mise en ordre souhaitée, appelée de tout mon esprit et de
toute ma chair suppose une foi particulière en une cohérence
personnelle ; me prendre en main pour incorporer ma douleur et la
digérer, « m’innutrir » de ses
éléments vifs, suppose la stabilité d’une fondation
– d’un fondement – ou du moins la continuité
d’un fil rouge qui tienne mes instants et mes jours comme le fil du collier tient les
perles. Et la douleur même a émietté cette assurance a
priori, a
fissuré les blocs les plus compacts de ma conscience intime, – dans
les failles s’est révélé le vide, –
l’absence du fond aggravée par le balancement éperdu de la
sonde en quête de mesure. Je ne trouve plus comme point ferme et
rassembleur de mes jours essaimés que ma mémoire et les archives
dérisoires du souvenir : les reliques des liaisons passées,
des lettres et le pari toujours posthume sur les correspondances. En vérité la commotion qui m’a
conduit à réaliser l’écart déjà
installé en moi-même vient d’autrui, du dehors, comme
une agression. Je croyais n’avoir pratiquement pas besoin des autres et
surtout ne rien leur devoir quand une lettre m’a réveillé
et démantelé. Et depuis, mes divers mouvements et essais me font
penser à mon corps quand il cherche contre une douleur la seule position
antalgique. M’engonçant
dans le volume presque cubique de ma chambre-cellule pour méditer
l’air sombre du jour hivernal, il m’arrive de ressentir une unanimité, une coïncidence
étrange avec toute la vie du couvent. Je suis soudain, moi aussi,
l’élément premier d’un organisme plus vaste, la
petite brique d’un être composite comme un polypier dont je serais
le madrépore. (Bien que l’ironie critique me renvoie plutôt
l’image du bernard-l’ermite locataire d’une coque
d’emprunt.) Ce
vif sentiment de communauté me rappelle aux choses qui m’entourent
et elles perdent ainsi leur statut d’objets apprivoisés par
l’usage. Des objets inanimés et soumis émergent soudain des choses étrangement
prégnantes qui imposent à la conscience de les penser, de les
mener à l’existence indubitable de la présence comme telle. Je compare de telles sollicitations à des exercices spirituels même si, suscités au gré des circonstances, ils n’ont pas la cohérence d’un itinéraire. Je les donnerai pour ce qu’ils furent : des moments isolés, uniques qui tentent d’inventer une issue dans la présence brute et mutique du monde ; rien donc de la propédeutique propre aux exercices ignaciens. Avant l’aube, la procession hiératique, vers la chapelle, de
formes sombres, engoncées dans le froid extérieur. Lent et
solennel assemblement de masses noires dans le vaisseau de pierre neuve
où le granit, le verre et le bois composent des lignes simples encore
mangées par l’obscurité. Les vitraux sont pleins de nuit,
les cierges blêmissent les airs quand s’élève
l’hymne grégorienne comme la quintessence puissante et grave de
ces hommes de bure. La monodie prend possession de tout le volume
aérien, saturant l’édifice ; dans la nef
géométrique et rêche où doit s’éclairer
la présence, la voix dispose ses plages sonores en bandes
parallèles superposées selon la hauteur de la voûte.
L’auditeur bénévole participe de cette invasion
viscérale et qui monte tant la tessiture usitée est charnellement
prenante, et chaque matin se produit le miracle : le chant
étagé dans la pierre, dans le corps, accomplit l’œuvre
d’aurore. Prendre
un carreau pour le ciel : penser la transparence du verre, le bleu du
ciel. Scruter le nuage candide où s’engrange la lumière
jusqu’au point où la couleur, soutenue fixement, s’inverse,
jusqu’au regard négatif – l’œil clignant,
pleurant, mi-clos : la noirceur du jour… Ou
cette éraflure du plâtre, cette fissure, la voir – ce
qui s’appelle voir – pour simplement se convaincre de son
être-là comme d’une nécessité. La
fixité du regard, attaché à l’objet qui doit se faire chose, prive le voyant de sa
conscience propre : progressivement je deviens plâtre, la fissure
s’ouvre en moi, crissante et saignante – comme au fil du
rasoir la coupure et la prunelle du sang sur la chair ouverte –
fantasme : la brûlure de la plaie… Mais
l’absurdité croît : improbable est la chose, impossible sa présence ;
la fissure me fuit en un retrait second, plus grave – l’être
s’échappe par sa propre fêlure –
hémorragie. Je n’arriverai jamais à prouver cela qui est sous mes yeux, et
cette essentielle gratuité, ce hasard premier, m’accable. Inutile
de me faire mur et plâtre, ou craquelure zébrante : la
chose coule
incessamment hors d’elle-même et échappe à
toute prise, ne laissant sur la grève aride de la méditation que
cette épave, la question : qu’est donc cela qui est et qu’en puis-je faire ? Ou
tenir enfin la beauté de la rose, posée – régnante –
en ce verre à dents sur la table, – se rassasier de la forme,
de la couleur, de la svelte élégance, gratuite, prodiguée,
ô si gratuite ! Mais le beau ne résiste guère à
telle sollicitation intéressée, il s’évanouit, se
fond dans une brume de lignes virant à l’amalgame informe. La
contemplation fait ainsi des trous dans le réel, elle perce à
jour
l’opacité du monde jusqu’à l’inévitable
inversion : l’ouverture en celui qui regarde de béances
inouïes. Et percé à jour, l’être conscient se
prend à penser : et si cette beauté n’était
vraiment rien, que deviendrais-je ? C’est comme si mon regard
exténuait le réel ; à force de regarder, il n’y
a presque plus rien à voir, – à être. Vivre ainsi sur le mode de l’écoulement hémorragique, sans lien, sans rien pouvoir retenir de ses doigts gourds, et dans des moments de lucidité supplémentaires, comptabiliser chapitre par chapitre le bilan des pertes avec une méticulosité inutile et souffrante : pertes physiques, psychiques et cette perte absolue qu’est le temps. Ces
occasions manquées, ce temps perdu : les heures consumées en
attente, en impatience, les pas perdus, les quais des gares, les salles
d’attente… Images d’une constante déperdition
énergétique ; l’évidement métaphysique :
un flux qui se retire inexorablement et qui me laisse, m’abandonne devant
mon mur blanc, le regard fixé sur l’ombre qui jaunit le
plâtre – la manducation à vide de la dent qui doit
tomber. Elle
m’a aimé, Bettina, et la révélation inattendue de
son amour m’a retourné, déchu – éveillant
au plus profond de moi la douleur de ne pouvoir – de ne savoir –
accueillir don si parfait. Une
lettre, ce fut une lettre, d’une écriture d’abord inconnue,
qui délia tout le réseau ordinaire de mes attaches et
références. Je ne voulus pas d’abord prendre au
sérieux cet appel et je répondis par un morceau de froide ironie
afin de conjurer ma stupeur, – mais une seconde missive
d’où sourdait la douleur et la rage blanche d’avoir
été sciemment méjugée, m’a placé
devant les insoutenables questions. C’était
à moi que Bettina s’en prenait, à moi-même et
non à quelqu’une de mes images sociales ; l’être
que je puis appeler moi, était en cause absolument, et l’on me demandait
avec une rigueur implacable, d’égal à égal, sans
concession ni restriction d’apparaître en vérité. Un dénudement, un
dévoilement insupportable, car rien de mon côté n’animait un tel
élan vers l’autre. Et la conscience de ce manque, de cette absence
était ressentie comme une perte et comme une peur :
l’incomplétude d’un être peut-être insuffisant
– incapable d’offrande. J’aurais, je crois, aimé
l’amour mais n’avais pas imaginé qu’on pût
m’aimer sans mon aveu. La
torture d’être aimé sans pouvoir aimer : savoir que
l’on fait souffrir par cette absence de réciprocité dans un
domaine où vouloir n’est de rien. Cette douleur infligée
sans volonté de nuire, injuste, imméritée accable aussi le
bourreau involontaire d’un doute difficile à ravaler : je
suis peut-être incapable d’aimer. Et
pourquoi ma bougie brûle-t-elle soudain, dans un mouvement impulsif, les
ailes blanches de ce papillon nocturne ? Pour me convaincre enfin
d’une réalité, pour accomplir un événement ?
Le besoin de nuire avec, aussitôt, l’âcre regret du dommage
causé, irréparable. Être pour l’insecte inconscient
la figure aveugle du destin – destructeur –, revêtir
l’apparence absurde de la nécessité. Mais la gratuité
irraisonnée de mon geste n’est-elle pas sujette à caution ?
N’est-il pas de quelque part « nécessité »
comme la fuite étourdie de la mouche qui se jette au milieu de la toile
d’araignée ? Songer
aussi au rire du philosophe qui aidait la nécessité en jetant des
mouches aux araignées ! Le
paysage fuyait, le train fuyait le paysage : deux panneaux colorés
et animés glissant l’un sur l’autre, à jamais
étranges, incompatibles. Extériorité radicale du pays par
rapport à la vitre mouvante, et réciproquement. Un peu comme ce
qui avait été moi par rapport à ce qui m’arrivait :
et je tentai la fuite ! La
fuite vers le « sein familial » : mamelle vide et
désespérante, creuset où s’approfondit le
problème et non refuge préparant la réconciliation. Le
constat de rupture, la relation défaite de moi à moi rendue
évidente. Et soudain, sur ce fond de vide, une ponctuation angoissante,
comme un coup au cœur, une étreinte subite : sous le signe de
l’évidence primordiale, le détournement du sens, car
l’aimantation vraie de mon tourment est autre que celle qui fut
avouée, et cette vérité jusque là retenue,
confondue, brouillée fait surface et occupe maintenant toute la
scène consciente : je ne suis pas incapable d’aimer ; la
preuve en est que j’aime, mais d’un amour difficilement reconnaissable et
presque impossible à avouer. Surcroît
de peur en même temps qu’éclaircissement, reprise de toute
la question dans un champ plus large. Il me restait à assumer ce
détour-là, à entamer pour ma part la douloureuse – mais
cathartique – entreprise de confession épistolaire :
offre et examen de conscience, miroir tendu à autrui pour son
éblouissement, ou son ébahissement. Mais
une telle fulguration, trop crue, blesse le regard d’autrui ; il
plisse les yeux et ne laisse pas ce feu ravageur le pénétrer. Il
apprend alors spontanément, pour sauver les apparences, le double
langage de la sympathie contrite et de la gêne, et lentement il se
détourne comme dans un mouvement de ballet le danseur ou la danseuse
entame la volte impérieuse qui l’écarte
inéluctablement de son partenaire, et il lui tourne le dos. Le retour du
visage aimé tel qu’en lui-même dans l’axe du
regard quémandeur de l’amant est peu probable ; son aspect se
sera tellement dégradé qu’il montrera plutôt masque
que peau. Malédiction de l’aveu : sitôt le mot
fatidique lâché, le monde devient désert ;
l’offense de la vérité nue dépeuple même
l’amitié et rien ne pourra plus abolir ce savoir, tache
indélébile et aveuglante. J’ai
connu ainsi l’amertume de qui aime sans être payé de retour.
J’ai fait l’expérience de l’opacité propre
à l’être aimé et de l’impatiente souffrance
devant ce mur lisse qui barre si parfaitement l’espoir. J’ai su la
douleur de Bettina bien qu’à son égard j’aie toujours
essayé de ne pas porter de masque, mais moi-même n’ai
pas pu tout à fait m’empêcher de tenter, à ses seuls
frais, une solution en définitive honteuse. Sans vraiment le vouloir
– mais le fait est là – j’ai aidé le
mal à se frayer une voie nouvelle jusqu’à son cœur et
j’ai ainsi vainement attisé ses affres. C’est
là toute ma connaissance de la douleur. Je ne l’avais
côtoyée jusque là que par ouï-dire et par le
détour de la fiction littéraire : émotion seconde et
esthétiquement sauvée, le plaisir des larmes et de sentiments
poignants souvent imaginaires. Je m’étais même parfois
demandé si j’étais capable d’éprouver nûment
quelque sentiment que ce soit, sans passer par ce filtre cathartique…
Autant dire que mon horizon avait basculé d’un seul coup, mais
sans tout de suite me convaincre : était-ce cela souffrir ?
Cela seulement : cette incohérence, ces allers-retours entre
espoir et découragement, perte et remplissement, macération et
fuite, narcissisme et sadisme, courage et masochisme, abandon et solution ?
Et surtout cette absence de toutes références, existentielles ou
autres : rien sur quoi l’on pût plaquer les belles
descriptions « psychologiques » des romans ou les bons
conseils tant du moraliste que de l’ami plein de bonne volonté…
Un vide d’abord, surtout ; un marasme tel qu’on ne sait plus
par moment s’il faut hurler ou rire… Et l’impression
invincible de l’écoulement, de la fuite éperdue de toutes
choses en un flux indistinct et bientôt indifférent… D’être
exclu progressivement de tous les domaines de la vie qui s’engoncent dans
une abstraction presque hostile. Et le travail incessant, destructeur-apaisant,
de l’oubli gagnant sans cesse du terrain, désamorçant,
déconnectant toutes les solutions improvisées dans le feu de la
douleur ; l’oubli empêche de rassembler sous le regard de la
conscience ce qui constituerait le tout de notre souffrance. L’oubli
– c’est hygiène mentale – engendre jusqu’au
doute qui nous prend a posteriori sur la réalité même des moments
paroxystiques de la déréliction où l’on a pu sentir
un élan soudain vers la destruction… D’où mes tentatives actuelles pour m’assurer de cette expérience cruciale et en extraire quelque sens. Rééprouver, même à travers un filtre, l’extrême pointe pénétrante de la terrible ponctuation ! Afin de mener à exténuation de façon homéopathique, dans le calme de cet asile monastique, les tentations doloristes et la complaisance esthétique au mal en ce qu’il nous permettrait de nous sentir « vivants » ! Et ainsi je lis et relis les lettres de Bettina et les miennes (puisque j’ai eu la faiblesse littéromane de conserver mes brouillons !) et celles aussi de l’autre, du tiers, l’angle dérobé du faux triangle que je construirai peut-être pour la beauté de la figure ! ô Mignon ! Je me repais de vérité nue, de sentiments qui furent incarnés et qui jetèrent ainsi de pauvres mots sur ces papiers déjà passés. Je prépare, comme une émergence, un dépassement capable de tout conserver, de tout sauver sans rien amoindrir. Comme j’entamai ce suprême décours de la spire
souffrante, je me pris à considérer avec plus d’attention
ces hommes qui m’entouraient. Dans les tout premiers temps
l’ensemble des moines, en cela victimes de l’uniformité de
l’habit, me faisait l’effet d’une masse indistincte, terne,
une sorte de muraille humaine vaguement redoutable. Maintenant je
commençais à les mieux discriminer, à remarquer à
la chapelle, à table, des différences de tempérament et
d’attitude, de type monacal. Mais c’est par l’entremise de la
bibliothèque que j’ai pu réellement prendre langue avec
deux ou trois d’entre eux. Je m’y rends assez souvent pour
compulser de vieux volumes de théologie ou de catéchèse.
Ainsi j’ai d’abord pris contact avec le bibliothécaire du
mois, un vieillard discret et silencieux au visage couleur de papier et qui
s’est toujours contenté de répondre brièvement
à mes questions sans ouvrir lui-même l’entretien ;
mais il m’observait à la dérobée pendant mes
recherches et il finit par m’apporter de lui-même sans un mot
les ouvrages qui lui semblaient susceptibles de m’intéresser.
À vrai dire, je lis moins que je ne parcours ces masses de textes avec
une curiosité sans cesse rebondissante, étonné à chaque
fois que l’on ait pu consacrer tant de lignes et d’arguties
à tel ou tel point du dogme. L’esprit de finesse semble
déployer à l’infini ses ramifications ténues en des
réseaux d’une complexité, et pour finir d’une
circularité, tout arachnéennes. Il a donc fallu tant parler, tant
écrire sur l’évidence, sur la révélation même ;
l’homme est bien un être de langage et de papier-langage :
j’éprouve par moments l’impression d’un labyrinthe
où l’on pourrait rester enfermé toute sa vie sans jamais
sentir le plein air, le plein vent, en ajoutant seulement du papier au papier
et des idées aux mots. Existence en un sens enviable car elle
écarte l’obstacle des réalités pondérables,
mais c’est là en fait la part la moins risquée de la
vocation monastique et le combat se déroule sur un autre terrain. Ma
seconde « rencontre » m’en convainquit
aisément. Ce fut celle du bibliothécaire du mois suivant, un
jeune moine, très grave, très sombre de teint et lui aussi de
parole réservée. Il semblait considérer la bibliothèque
et ses prisonniers avec une certaine réticence et il maniait les doctes
volumes avec un mélange de respect et d’impatience qui
m’intrigua. Nous fûmes quelques jours, sans plus, à nous
observer de loin en loin par dessus les livres ouverts, puis la parole jaillit
entre nous, à l’improviste, sans doute souterrainement
préparée par notre mutuelle surveillance, – et depuis elle
reprend périodiquement par bouffées après des silences
plus ou moins longs qui laissent mûrir le sens. Je me suis appliqué quelque temps à de douloureux exercices
en marge des lettres que je relisais jusqu’à
l’écœurement, scrutant mot à mot leurs
résonances possibles, probables, leur épaisseur charnelle…
J’essayai de m’exercer à penser cet évidement
jusqu’au bout, jusqu’à la conviction d’être
mortel, jusqu’à la finitude connue et conçue. Se savoir et
surtout s’éprouver fétu qu’un rien peut balayer, se dire que
sa propre mort n’aura presque aucune importance, à peine un
léger accroc dans la trame des générations qu’un
infime mouvement de l’étoffe effacera presque tout de suite, et
que pourtant la seule conscience qui existe, c’est la petite lueur
mienne, intelligente et sensuelle : qu’elle disparaisse et le monde
s’abolit. L’humilité d’une extinguible petite flamme
souffrante. Et, pédagogie de l’horreur, se représenter avec
tous les détails possibles et imaginables : vue, odorat, toucher et
même goût, la décomposition sarcophage de ma
dépouille mortelle… Mais malgré ces exercices pour me
persuader de son horrible matérialité, je ne crois pas à la mort. Elle reste
une abstraction qui n’a pas réellement d’importance pour moi ;
l’esprit ne peut la considérer que comme un accident,
inévitable certes mais qui doit être négligé pour
permettre l’action. Alors, l’atteindre par un détour, par l’approfondissement
d’une totale solitude ? Je suis un solitaire certes, et qui plus est
du genre hivernal, mais là encore je promeus involontairement
l’image d’une solitude aseptisée, presque luxueuse. Je me
représente assez bien ma solitude comme une petite ville ancienne et
proprette dont le calme est rehaussé par la nuit.
L’obscurité toute piquetée de lumières semble lisse
et fermée ; dans le confort urbain, dans le vide des rues et des
places glissent ombre sur ombre en un mouvement infini, incessant, qui ne
recouvre que l’absence d’événement. Mais
le miracle peut s’ouvrir dans la matité des choses, des mots,
gratuitement, comme donné. Issu d’une double brèche
concomitante dans le monde et dans l’être propre, il est le fruit
soudain d’une maturité insue, comme une résurgence qui rend
la source mais purifiée, autre – seconde. Ce
matin-là j’étais descendu jusqu’au rivage de la
mer hivernale, plombée de lueurs sourdes, étale. L’air gris
d’un jour gris au froid humide et pénétrant aplanissait
encore le métal des flots et rétractait presque douloureusement
le rythme du souffle, du sang et des gestes ; vie réduite, à
petit bruit, à petit feu dans une clarté sans mouvement ni
couleur ; une lumière sale unissait le ciel et la mer en un horizon
indistinct qui accomplissait sans merci la clôture du paysage. Tout le
contraire d’une fuite éperdue vers les lointains, le regard
cherchant une issue dans la contemplation de la surface océane, traquant
le reflet du ciel dans les eaux et celui des eaux dans le ciel, était renvoyé
du dehors au dedans. Aucune brèche ne s’ouvrirait dans les
lointains bouchés, le regard devait ou s’éteindre sans
espoir ou inventer un passage dans le plus proche. Et soudain se vaporisa
d’un seul coup toute ma douleur cumulée, dans le tourbillon lisse
d’un remous, à quelques mètres de mes pieds, où
dansait une algue entraînée par un poisson peut-être.
Les larmes jaillirent à flot de mes yeux – et la
liberté m’emplit la poitrine, un peu entravée d’abord
par le rythme saccadé des sanglots, et enfin de plus en plus pure et
parfaite. Éclaircie interne, souffle plus large, chaleur intime dilatant
mes pensées et mes muscles en même temps que mes bronches :
la certitude que tout était à nouveau possible. Ce fut une
fission intense et brève d’où rejaillit la force avec la
conviction que les choses étaient bien à leur place, dans une
indifférence bénéfique. Apaisé
comme un enfant, rassasié par ce don inespéré des larmes,
mon retour au couvent fut radieux, et sitôt dans ma chambre, sans
même que j’y réfléchisse, je me mis à
déchirer en menus morceaux toutes les lettres que j’avais tant
lues et relues avec une douleur volontaire tendue vers l’issue. Ce
n’était ni un sacrilège, ni un sacrifice, ce moment de pur
plaisir manuel ; le bruit du papier qu’on déchire, la
résistance des feuillets aux doigts destructeurs ; mais une
délivrance et un acte de foi en l’avenir : j’affirmai
ainsi tout simplement ce qui maintenant me devait advenir. En
me rendant à la bibliothèque dans l’après-midi, je
fis un détour par l’arrière des cuisines où
trônent de gigantesques poubelles pour y précipiter, parmi les
épluchures, les confettis de la douleur défunte. (Je devais
revoir, deux jours plus tard, ces pathétiques débris, blancs et
bleus, dans la neige boueuse des allées, le vent ayant emporté
certains de ces petits papiers pendant que les éboueurs avaient accompli
leur office…) Après
cet acte en quelque sorte « purgateur », je gagnai la
chaleur coite de la bibliothèque. Je parcourus les rayons avec une
certaine impatience, un élan plusieurs fois déçu – incapable
de m’arrêter à un volume. Le jeune moine-bibliothécaire
me suivit des yeux un moment tant mon incertitude devenait flagrante. Et il me
demanda soudain ce que je cherchais, d’une voix grave et
étouffée, habituée au murmure et au ton confidentiel que
la discipline monastique force à prendre. — Quelque chose sur l’Incarnation…, répondis-je
impulsivement avec une hâte un peu trop fébrile qui me contraignit
à ajouter de malheureuse façon que c’était pour moi
le plus beau point du dogme chrétien, le plus digne d’être
pensé et compris jusqu’au bout… Cette fausse envolée
avait quelque chose d’indécent; elle ne pouvait susciter
qu’une réticence d’abord muette. Un silence prégnant,
bruissant de tropismes. — Mais croyez-vous à l’Incarnation ? reprit-il
sourdement en insistant sur le verbe malgré la neutralité voulue
du ton. Et il rougit aussitôt de son indiscrète audace. Le point fragile, sensible, avait été
d’emblée touché. Je n’osai assumer une vraie
dénégation et un franc athéisme et éveillai de la
sorte l’objection la plus banale : peut-on croire relativement ? Il n’y avait rien
à ajouter ; l’incommensurabilité était
évidente entre le croyant et l’intellectuel curieux des choses religieuses
qui cherche à comprendre sans cesse là même où il y
a plutôt à se taire et à faire taire concepts et
systèmes, idées ou hypothèse rationnelles. À moins
que tout ce jeu intellectuel, cette passion idéelle pour les dogmes et
leurs raisons, ne fût qu’une ruse, un long détour
providentiel pour ramener quelque jour à la foi de l’enfance ? Je ne pus parler pendant un long temps; je me repris doucement et mon
interlocuteur déconcerté par la justesse même de sa
question ne chercha en rien à exploiter son avantage. Nous
parlâmes alors de quelques ouvrages savants sur les diverses
hérésies qui ont environné la figure du Christ et des
derniers développements de la polémique autour de Hans Küng.
Je parlai avec le sentiment de qui l’a échappé belle, le
soulagement implicite de celui qu’on ménage, me réservant
la possibilité de me poser à nouveau le vrai problème dans
la solitude studieuse de ma cellule d’hôte. J’expérimentais
ma liberté nouvelle, mais c’était une liberté vide,
pour ne rien faire. J’étais libre parce que j’étais
passé au-delà d’une ligne imaginaire et que
j’avais ainsi rompu mes amarres, mais cela me laissait hors-jeu,
dans une double vacance : celle du moi, émondé,
évidé, sans fondement désormais et celle d’un monde
rempli d’objets erratiques et insaisissables, lisses et brillants mais fugaces.
Il me fallait me réimpliquer dans le tissu vital et social du monde et
des jours ; établir un mode nouveau d’investissement
personnel. Je ne devais plus me placer, me poster devant faits et choses pour
leur arracher de force un secret dont ils ne sont peut-être
même pas dépositaires, mais les laisser venir à moi tout en
allant vers eux sans dessein prémédité. Ne pas trop
scruter non plus ce moi perforé, en plus d’un point percé
à jour, mais le propulser résolument vers le monde et les autres
sous toutes ses formes sans privilégier forcément les plus « montrables ».
Ma liberté instantanée de pur dégagement devait se
retourner en engagement temporel et physique. Mais
la plupart de mes illusions antérieures sur la complétude, le
remplissement, le comblement de l’être s’étant
évanouies, j’attendrai moins des hommes et du monde.
J’accompagnerai une procession de joies simples, humbles, non exclusives
de la misère ambiante mais prises en la même trame quotidienne.
À la mesure de l’homme, une vie humaine sans compensations indues. Pourquoi
a-t-il fallu à la transcendance redoutable de l’Ancien Testament
se placer sous la limite ? Faire l’expérience de la finitude ?
Peut-être parce que sans la limite, sans le sacre de la souffrance et de
la mort, il n’y a pas de venue en présence, parce que la divinité,
si elle ne sort pas d’elle-même en s’abaissant, n’est
rien ! Mystère de l’Incarnation. La souffrance de la chair et
de l’âme, la mort et la résurrection sont les sceaux du
passage par la finitude pour simplement vivre la finitude assumée comme
telle. Pour moi, Christ est l’image de ce qui vient sans cesse en
présence ; qui n’en finit pas de venir, de mourir, de venir…
Et son exode incessant est indicible ; il n’est donc presque rien
pour le langage des hommes, mais il est le nécessaire abîme sur
quoi fonder le verbe, car dans l’exténuation des signes il fait
signe encore. Le verbe passe par le silence bruissant de la présence
sans cesse évanouissante. J’ai
conscience de n’être plus chrétien en écrivant ceci,
de devenir le chantre anonyme d’un divin presque sans nom, sans
transcendance insigne ni patente. Je maintiens aussi que le destin de
l’homme reste la mesure de toutes choses, bien que celui-ci n’ait
pas été mesuré. J’alternais
promenades circulaires et répétitives dans le monde hivernal et
repliement benoît au cœur tiède des vieux livres odorants.
Hiératisme et familiarité dans le jeu des formes naturelles en
contrepoint de la quête livresque. La nature m’accompagnait
désormais et loin de traquer la présence pour la tenir sous mon
regard, je laissais le monde venir à moi et j’écoutais, je
voyais, je respirais… J’avais le sentiment de vivre avec, d’être
ensemble.
Même détente du côté des livres : une moindre
contention d’esprit. Le plaisir de lire en se laissant porter par les
réseaux pensants avec un détachement gracieux et presque frivole… Mais
du passé l’on ne fait jamais tout à fait table rase et par
résurgentes bouffées, le souvenir me poignait des forces
gaspillées par la douleur. Tant de souffrances subies et
infligées pour presque rien, sans qu’une compensation
rémunératrice des pertes subies ou infligées soit
concevable. À la rigueur, il est possible d’accepter – d’assumer,
comme on dit – et même d’exploiter a posteriori sa propre souffrance dans le
sens d’un enrichissement de son expérience personnelle ;
d’atteindre par cette rude entremise une certaine maturité, ou du
moins une pondération nouvelle (et encore ce n’est pas tout
à fait sûr !) ; mais la douleur d’autrui, et sa
douleur visible – maladie ou torture – et invisible est
inadmissible. Elle présente l’absolu scandale de la perte pure ;
aucun rachat, aucune compensation ne peut se montrer à la hauteur du
dommage subi ou infligé. Y
a-t-il une douleur rédemptrice ? Cette question fut le principal
point d’achoppement de mon dialogue avec le jeune moine-bibliothécaire.
Nous ne parlions pas du même lieu ; les mots et donc les
expériences avaient des poids différents, incommensurables. Je me
refusai a priori à justifier par quelque visée métaphysique que ce
soit la douleur passée, présente et à venir. Cet
investissement demeurait pour moi à fonds perdu. Et je peux
résumer ainsi son argumentation qui n’en est pas une au sens
strict mais plutôt le sursaut d’une foi sincèrement
incarnée : « La plupart des hommes savent la souffrance et la mort mais
ne veulent pas y croire. Ils raisonnent et s’indignent à perte de vue sur le « scandale »
de la douleur imméritée (ne l’est-elle pas presque toujours ?)
ou ils esquivent la question par un fatalisme sans horizon, mais ils essaient
de fournir là une explication encore intellectuelle des choses alors que
c’est corps et âme, viscéralement, que se trame le seul sens
capable de mettre cette épreuve au niveau de celle du Christ. Et celui-là
qui est capable de dédier sa douleur à cette présence-là
en lui (comme hors de lui) dans un pur et simple Mon Dieu ! jaculatoire, est sauvé
– réellement ressuscité sans phrase et sans auréole.
Il est à sa juste place dans la main d’une puissance inimaginable
à laquelle il se soumet. Cette humilité n’est pas facile,
elle ne s’atteint pas d’un coup – elle n’est pas
cet orgueil à l’envers (mais orgueil encore !) de celui qui
s’humilie sans se renoncer. Il s’agit d’accepter sans arrière-pensée,
et même sans pensée, et cette acceptation seule, douloureuse et
sincère, fait sens. » Nous
ne cherchâmes point à concilier nos points de vue, la sagesse
étant dans l’estime mutuelle sans possible concession. Injustifiable
douleur, injustifiable joie qui monte aux yeux comme les larmes. Contre la
macération, promouvoir la « fruition » et
l’attente active des choses possibles ! Je résolus, par-delà
le temps de mon expérience douloureuse, de rassembler à neuf le
trésor de ma vie, de m’enfoncer en des zones mal connues de mon
passé, de mon inconscient, de mon désir. Je voulus à
travers cette quête établir les emblèmes à venir :
ceux de l’enfance, du jardin et de la joie. Promouvoir des exercices
à la joie comme j’eus mes exercices à la douleur. Le
travail de la « fruition » qui incite à une longue
patience, libre et sensée, face aux choses en mûrissement afin de
cueillir le fruit en son temps. C’est là mon incarnation
ponctuelle, immanente, mon insertion dans la chair du monde et ma
liberté pleine et entière – sans illusion toutefois
sur ma valeur intrinsèque comme sur celle de l’ordre des choses. (Il
est vrai aussi que je tiens plume et que je dois sans cesse (re)dire : moi, Tristan,
j’écris… C’est manière pour moi « d’affruiter »,
d’incanter le temps, d’extraire les racines du cœur, ô
mes enfances ! Toutefois selon la théorie – implicite ou
explicite – que l’on défend à propos du langage,
l’on ne dit jamais l’essentiel ou l’on ne dit jamais que l’essentiel – l’ineffable
étant cette part du feu (ou du fou !) qui finit toujours par proclamer
que le dicible seul se doit d’exister. Il n’y a pas de troisième voie
– le silence excepté à condition qu’on lui
suppose triple et quadruple fond – ou un sans-fond : comme un
secrétaire à secrets, il faut supposer le silence capable de
protéger du sens ! Moi, Tristan, j’écris donc ma plus folle
part mais peut-on écrire n’importe quoi ? Et les
anneaux d’un beau style, quand ils tiennent le réel dans leurs
nœuds, ne risquent-ils pas d’être aussi froids que ceux du
serpent ?) octobre-novembre 1981 Serge Meitinger |