Serge Meitinger. Le corps signe… © : Serge Meitinger. Serge Meitinger est professeur de Littérature à l'Université de la Réunion. Il est l'auteur de nombreux articles et recueils de poésie. Ouvrage : Stéphane Mallarmé, Hachette, 1995.
LE CORPS SIGNE…Connaissance de la douleurI
Elle se réveille. Grimace, yeux vagues, faciès tordu et gonflé. Au reflux de l'anesthésie générale. « J'ai mal », langue engourdie aplatissant les voyelles.
Je la regarde. Je voudrais souffrir avec elle, mais mon corps s'y refuse. Comme si — merveilleusement intact — il se félicitait à part soi de son intégrité, de la plénitude lisse et douce de ses fonctions organiques. Avoir honte de sa santé ? Faire crier un corps quiet et muet, pour compatir ?
Sympathie passe par le détour mental, reniant un instant l'ordre exact et clos sur soi de ce corps-ci qui se tait ou murmure : « Je n'ai pas mal ! » La part majeure de la compassion tient en la rupture de ce bonheur honteux : être sain devant un corps malade. La pitié est peut-être fondée sur l'étouffement réussi de notre plus involontaire triomphe.
II
La douleur morcelle le corps : disjecta membra. Corps éclaté ou ne cessant d'éclater. Le centre de la vie se trouve soudain placé de force dans un organe qui se singularise et devient dictatorial. La douleur diffuse sa tyrannie en réduisant la totalité au fragment douloureux, interdit les connexions autres que de confusion algique.
Les
pouvoirs qui usent des techniques de la douleur savent reproduire sur le corps
torturé ce qu'ils réussissent sur l'ensemble du corps social : un dépeçage
organique de la totalité humaine. Car la douleur n'a pas de sens : quelle que soit son origine, elle réduit à l'absurde.
III
L'homme qui souffre a un autre corps et il est un autre homme. Il devient tel, car il se doit d'assumer l'intime altérité qui décompose le même, il se doit de réunir les morceaux épars, de reconstruire à partir du corps morcelé un ordre plausible du tout. Il donne un sens à la douleur insensée en entrant dans le travail de souffrance, car souffrance est connaissance de la douleur, un agir qui surmonte un pâtir, une œuvre.
IV
Que penser, par exemple, de l'horrible beauté des membres coupés, des têtes guillotinées ou des visages de monomanes ravagés par leur mal, peints avec acharnement par Géricault ? Portraits de la douleur et métaphores — ou « véhicules » — d'un double sens : l'horreur présentée — rendue présente — du corps dépecé, de l'esprit démembré et réduit à la monovalence hystérique et le signe-même de l'artiste en souffrance qui tente pour faire œuvre digne, à ses yeux, de ce nom de rassembler les « morceaux » épars d'un éventuel « sujet » à peindre et qui n'y arrive pas vraiment. Seuil d'une modernité, qui reste la nôtre, où se superposent et se confondent presque le contenu — ici la douleur à l'état brut — et les modalités de la mise en œuvre — connaissance de la douleur — qui vise à restituer un ordre et à apporter du sens.
Ici la beauté ne réconcilie rien ; elle semble recréer, pour le spectateur comme pour l'artiste, la rupture ci-dessus évoquée en un autre contexte ; ici la beauté apparaît comme désespérée.
V
Beauté convulsive, s'efforçant à un sens sans quiétude, sans installation possible dans quelque vérité figée — mais beauté tout de même et, dans et par le déchirement, incontestablement et malgré tout promesse et espérance.
La souffrance — comme connaissance de la douleur — quand elle culmine dans la beauté de l'expression, sans cesser d'être souffrance, élève et renverse en même temps la situation globale de l'homme souffrant : elle se fait reconnaissance et acceptation de la douleur vécue comme sceau de la finitude et de la grandeur humaines ; elle rend de nouveau la vie vivable et l'œuvre belle atteint, grâce à elle, une vérité d'expression qui est offrande de l'intime — mais sans aucune profanation — sur le plus public des autels qui soit.
(Rennes, 12 août 1986)
Le corps et le signe(Sur la danse)Danser c'est d'abord se situer. Dans son corps.
Vois ces mouvements qui s'inventent — membre à membre — une assise. L'amplitude des gestes croît par rapport à l'axe de l'équilibre selon des rythmes variés, variables.
Le bras droit de la danseuse jeté en anse de corbeille par‑dessus la tête, elle-même nettement portée en arrière comme tirée par la pesante chevelure, commande la pointe du pied gauche en quête d'un sol, tâtonnement menu et prudent, presque timide. Tandis que le bras gauche perpendiculaire au corps, en contraste avec la violente cambrure du côté droit, s'avance vers l'inconnu, main ouverte, la paume en fleur tombante.
Symétriquement le danseur posé sur la jambe gauche, le pied bien à plat, tourne son visage à droite vers la femme. Ses deux bras sont écartés du corps : le gauche, comme cassé au coude, laisse pendre l'avant-bras vers le sol, main à l'envers ; le droit plutôt porté vers le ciel oppose sa paume levée à celle de la danseuse, sans la toucher. La jambe droite pliée vers l'extérieur parallèlement au sol, marque — battement suspendu — le rythme d'un pas animé.
Cette fresque étrusque superbement colorée — peinte en une tombe de Tarquinia — a fixé, pour la contemplation sans yeux des ténèbres sépulcrales, l'assiette idéale, presque impossible, du corps dansant. Éclosion vraie des membres en fleur qui trouvent ainsi leur site exact et leur ordre. Joie extrême que d'habiter pleinement son corps. L'harmonie en est parfaite et gratuite, surplus d'une nécessité, d'une générosité intimes.
*
Danser c'est ainsi être au centre. Non seulement au centre de gravité de la présence à soi mais encore…
Au foyer des regards, car il y a toujours des spectateurs (au moins un, comme dans une parade nuptiale). Et le regard des autres constitue le danseur en emblème. Porteur par excellence du signe collectif qui scelle la socialité : le pas, le rythme et la mélodie propres au groupe, il mène à travers son corps l'identité locale à sa quintessence. Il exécute le plus parfait des rituels d'appartenance au corps social. Les spectateurs claquant des mains le propulsent et l'enchaînent.
Mais ce rassembleur idéal de la communauté humaine se libère parfois par un surcroît de dépense, par la décharge motrice d'une émotion plus-que-musculaire. Il pousse à leur limite le temps et l'espace de la société et manque tomber hors — promouvant l'instant —, dérapage imprévu hors des codes établis. Tout soudain, ce corps bondissant lie ciel et terre en la même liesse. Point de convergence et de rayonnement par où passe l'intégralité des influx cosmiques. Soutien de la voûte céleste, géant comme un nouvel Atlas, il porte l'immanence du pur instant, à la fois créateur et destructeur de l'univers. Tel le dieu tournoyant, tel Çiva, il devient le moyeu même, le lieu et le lien, de tous les mouvements possibles.
*
Mais au centre croît aussi le vide, le néant actif.
S'effondre ce qui fut la conscience individuée d'une identité personnelle. Le rythme auquel se soumet le corps excède les capacités de son souffle, de sa cadence cardiaque et le jette dans la palpitation sans regard d'un trou noir, d'une nuit sans connaissance. Excès voulu et envié bien que redouté : extase si l'on veut, ou plutôt ek-stasis : se tenir hors (de soi).
J'ai vu au Caire, la veille du Mouled, dresser un peu partout dans la ville, près des mosquées et surtout dans le quartier de Khan-El-Khalili, de hauts pavillons faits de tentures damassées croisant les fils verts et or. Tous ornés de lustres d'apparat aux formes gracieuses bien que chargées. Certains étaient meublés de riches fauteuils bien rangés, les autres restaient vides. À la nuit tombée, ces tentes s'illuminèrent et furent envahies d'une foule de gens vêtus d'habits de fête d'une parfaite blancheur. De vénérables personnages avaient pris place sur les fauteuils et l'on échangeait de tente à tente, de rangée à rangée, les congratulations d'usage. Mais, à côté, sous les pavillons sans meubles, en longues files piétinant sur place, des centaines d'hommes se livraient au rythme monotone et lancinant d'un unique tambourin et à la litanie qui débordait convulsivement de leurs lèvres. Ils jetaient continûment le haut de leur corps en avant, tantôt à droite, tantôt à gauche, dans une brusque et violente flexion, se dandinant en même temps d'un pied sur l'autre — martèlement interminable du geste et de la psalmodie jusqu'à obtenir une sorte d'hébétude, avoisinant plus ou moins l'inconscience et qui pouvait culminer, chez certains, en une crise très semblable à celle de l'épilepsie. L'atmosphère ambiante était lourde et chaude, en cette nuit de printemps : la foule des spectateurs qu'il fallait fendre à coups de coudes était si dense qu'on se sentait oppressé. L'impression du voyageur occidental était de malaise comme s'il était surpris en flagrant délit de voyeurisme — assistant en fraude à quelque chose de grave, de dangereux et d'interdit. Je n'ai jamais réussi à éclaircir le sens exact de ce rituel d'épuisement : épreuve superstitieuse ou tentative mystique, analogue à celle des derviches tourneurs ? Les deux peut-être en même temps. L'effet d'agglutinement est resté pour moi l'élément le plus impressionnant — comme s'il était aussi question de ne plus faire qu'un seul corps, suant et convulsif, de cette foule d'individus renonçant à leur personnalité.
De même, à Téchine, dans le Sud tunisien, en une veillée d'Aïd cette fois-ci, nous rejoignîmes les jeunes garçons du village qui dansaient seuls, à part, près d'une épicerie-café, au rythme de la darbouka et d'un instrument qui ressemblait à la bombarde celte par sa sonorité d'anche mouillée. Chacun de ceux qui se risquaient sur la piste, l'étroit espace vide au milieu des spectateurs assis par terre, dansait selon son style, à la lueur vacillante d'une grosse lampe-tempête à pétrole. Il n'y avait guère de pas imposé, le rythme favorisait seulement un déhanchement plus ou moins marqué, associé à un vif martèlement des pieds, le haut du corps restant très droit, immobile. L'un des garçons, presque hiératique, remuant le bassin par saccades à peine perceptibles, suscitait l'attention passionnée des assistants qui suivaient ses mouvements avec fascination bien qu'apparemment il se mût à peine — extraordinaire qualité du suspens et de l'émotion collective, à la limite du désir. Un autre, par contre, se déhanchait avec frénésie et se mit brusquement à se jeter en avant avec rage, de plus en plus violemment. Il finit assez vite par tomber au milieu des rires. On lui éclaboussa le visage puis on l'essuya. Tous ses membres tremblaient convulsivement et je remarquai surtout ses pieds qui tressaillaient. Il parlait comme en songe d'une voix étrange, désincarnée, et les autres disaient que c'étaient les esprits qui s'exprimaient à travers son corps. Aux fiançailles de Zohra, je vis aussi Kilani tomber de la sorte à côté de moi. Il resta bien un quart d'heure évanoui, à peine agité de tressautements nerveux.
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Au centre fleurit aussi le Signe, par delà tout mimétisme.
Au cœur de la danse le corps transporte l'âme des choses : métaphore (l'âme des choses, pas des objets). Mais ce n'est pas mime, duplication, représentation d'un réel donné préexistant ; il s'agit de dégager la ligne interne et essentielle des choses animées et inanimées pour la présentation à chaque fois unique bien que répétable d'un emblème, fût-ce par le biais d'une narration chorégraphique.
Venue du Drame à travers le corps.
Le geste méticuleusement placé de la danseuse balinaise accomplit un Drame. Le moi personnel évacué par le « dressage », le corps produit le drame cosmique de la fondation du Monde avec ses péripéties narratives.
La danseuse occidentale, par contre, célébrée par Mallarmé, promeut à travers l'enchaînement fabulatoire des emblèmes le Drame même du Moi. Elle mène à sa pointe extrême et de façon impersonnelle la manifestation la plus haute de l'identité abstraite. Épiphanie et éradication quasi simultanées de l'Idée. Mystère du Moi comme ensemble vide et comme structure en même temps.
Soudain être le Signe, mais sans référent dans le réel ni modèle idéal. Action esthétique en vue d'un sens qui s'évanouit et perd toute qualité essentielle si l'on prétend le fixer de quelque façon trop rigide. Action éminemment spirituelle.
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Ne pas oublier non plus la figure, suggérée par Nietzsche, d'un Socrate danseur, associant aux acrobaties du logos et de la dialectique les joies de la saltation physique. Mais le saut, à la différence du vol, sait acquiescer à la pesanteur : il inclut la retombée au sol. Pourtant ce n'est peut-être pas tout à fait le même qui retombe : le penseur qui danse s'est comme allégé. Il a fait la part, nécessaire, du vide en lui.
(Pleucadeuc, avril-mai 1980)
Serge Meitinger |