Nicole Drano-Stamberg ou l’écriture instante © : Serge Meitinger.
Serge Meitinger est professeur de Langue et de Littérature françaises à l'Université de la Réunion. Il a publié de nombreux articles, notamment sur la poésie depuis Baudelaire, et un essai : Stéphane Mallarmé ou la quête du « rythme essentiel », Hachette, 1995. Il écrit et publie de la poésie.
Nicole Drano-Stamberg ou l’écriture instante
L’Employée
de la poésie, poèmes
(Éditions Rougerie, Mortemart, 2000)
et de : Sextines de Campodimele, poèmes
(édition bilingue français/italien,
Comune di Campodimele, 2002)
L’employée
– elle est comme une serveuse de bar ou de restaurant –
râle un peu contre sa patronne, la Poésie, vieille France,
plutôt guindée, alors qu’elle veut écrire ou ne pas
écrire, à sa guise, selon ce qui l’inspire ou la presse. Sa
position, humble délibérément, ne néglige ni les
« épluchures », ni les
« odeurs » ou « le tintamarre des
couverts », ni les « dessous de vie »…
Les signes qu’elle recueille « hors texte » et
écrit « sur la tapisserie du mur » sont
« une halte » dans « l’affairement
bruyant » et répondent à une exigence, à une
instance qui la serre de près et insiste. Une vie simple, prochaine,
dénuée, en appelle à l’expression, cette
dernière fût-elle un peu bancale, fruste, disjointe :
Dans le café espagnol
j’écris toujours le dernier
poème.
Un poème brisé
qui comprend mal
qui sait mal
souffrir
avec une porte
qu’on ne peut ouvrir
ni fermer.
Ce
poème qui vient est toujours le dernier, on l’écrit comme
si l’on n’avait plus d’avenir après lui, mais il ouvre
lui-même sa suite ! Ne serait-ce que par son incomplétude car
il est aussi le dernier (des derniers) : ne sachant, ne pouvant
s’imposer ou parader, il ne songe plus qu’à se faire oublier
dans l’image qu’il porte et qui parle d’elle-même mais
pour tous les autres qui se taisent :
Sur le comptoir
une tache de vin
dessine une rose
de sang.
Le dernier client
l’a tracée
avec une paille.
C’est avec elle
que j’ai écrit
pour le plus dénué des hommes
en rentrant ici
incognito.
Un
chant de vie et de mort naît à la pointe de cette paille, dans
l’auréole du vin répandu, dans la tache devenue œuvre
et fleur, un instant, – éclosion :
Passer.
Rester
dans quelques mots.
Instant de cosmos en fleur
tandis que la mort
guette dans son piétinement
ceux qui chantent
en dehors
et et en dedans.
L’employée
voit là sa vocation et, pour elle qui a comme « un emploi en
poésie », c’est là le meilleur, voire le seul
« emploi » qu’il soit possible de réserver
« à la poésie »… Mais, comme dans le
service le plus ordinaire, les choses pressent, elles ne cessent de presser et
il faut répondre, saisir, réagir, être à la hauteur
de ce qui arrive sans sous‑estimer l’infime ni ce qui se
délite et va vers le rien :
Je ramassais derrière vous
les rognures inutilisées.
Je les appelais
fleurs qui effacent l’impossible.
« Effacer
l’impossible » c’est permettre à ce qui n’a
jamais été possible (parce qu’absolument impensable,
inimaginable ou totalement inapparent, inaperçu)
d’apparaître, d’être ici, en présence et donc
d’aménager notre monde, de nous aménager un monde, telle
est l’instance, l’urgence de l’appel à
(l’)être : le résultat sera floraison ou fruition, ouverture de la réalité du
réel :
Je prépare un coin de l’univers
avec l’écriture instante
de la treille.
Et
l’employée chemine, elle n’arrête pas de marcher, dans
le vaste monde tout comme dans la salle du café, du restaurant, et elle
parcourt les déserts (chauds et glacés, du grand Nord au Sahara),
les parcs et jardins, attend dans les champs, les gares et les chambres
d’hôtel, sur le bord des salines et des étangs, arpente le
cadastre des rêves amplificateurs sans mépriser ni les taudis ni
la caravane de la putain ni la moto où parade la belle d’un
jour… Elle cultive la treille et l’orchidée, chante, « cadence »
>et « musique »
>comme la muse elle‑même
car l’instante invite du réel, du poème – du
poème aspirant au réel, du réel aspirant au
poème – l’incite à faire ses gammes, de notes,
de syllabes, de mots, à réinventer la parole à partir du
balbutiement ou du fredonnement. Le tremblé du sens qui naît
phonème après phonème se dépasse en un tempo
musical puis en un rythme d’ensemble, orchestral, qui apporte en quelques
« poignées de mots » toute la présence
tremblante-tremblée du monde sur un plateau… de serveuse en plein
vent :
J’apporte poignées de mots
sur un plateau d’air
à mes voisins
proches lointains
Encore vivants
Modeste,
bien que frondeuse, pathétique sous son apparente
légèreté, l’employée de la Poésie vit
l’instance jusqu’à l’offrande où elle projette
et « cherche » encore « une
réalité/ sans frontière ».
* * *
*
À
Campodimele (Champ-de-miel ou Camp-du-miel), l’instance vient du lieu qui
en appelle librement, libéralement au poème. Cette vieille
bourgade, située près de Gaète donc de Naples, est
célèbre pour son miel et pour la longévité de ses
habitants. L’employée de la Poésie y fait une halte
inspirée par le ciel et le miel et l’amour porteur du vif. Et,
pour satisfaire à l’exigence née de cette rencontre, elle
ressuscite une forme – une façon
(libérée) – de la sextine inventée par Arnauld
Daniel et illustrée par Pétrarque, proposant ainsi une suite de
douze pièces placées sous l’inspiration du miel et de
l’amante, de l’aimante universelle qu’est
l’employée.
Elle
rappelle d’abord, afin que nul ne s’y puisse tromper, que,
malgré sa richesse intérieure et son éloquence propre, le
miel est « le sucre des pauvres » (c’est le titre
de la sextine première) et elle ne souscrit en rien à
l’idéalisation échevelée et menteuse de l’amour,
promue par les troubadours dans la forme impeccable de leurs chants dits courtois :
non, ses poèmes seront des « sextines de chair »
sans « ordre » ni « règle »
excepté la loi vive et parfois crue de l’amour, parfumée,
excitée de miel :
O danse des paisibles culbutées.
Dans les grands livres
une guipure marque les pages.
Le gouffre où nous marchons
près du manque essentiel
disparaît. Long frisson de la terre.
La
chair impose et s’impose superbement, en impose même (surtout) aux
« grands livres », croît et multiplie à
l’orée de l’abîme emmiellé mais le
« manque essentiel » interdit la complétude et ce
sont toujours des corps morcelés qui jouissent à
l’orée, dans l’instant, dans et par l’« uni‑divers » :
Ce ne sont pas nos corps
mais des morceaux de peaux.
Rencontre éternelle d’univers
réunis
dans l’instant.
Parle-t-il ce pétale de rose
offert rebelle. Offrant et touchant.
Éternité
dans l’instant, fleur éclose disséminée,
l’essence en allée de la rose reconstituée pétale
(« offert ») après pétale
(« offrant ») – la peau
éprouvée, éprouvant morceau par morceau, « touchant »,
touchée et exaltée par la caresse, le corps remodelé, la
feuille et la fleur rajointées mais sans inscription univoque possible,
sans « prompt message » :
O mes amours.
Nos doigts à vif
effleurant la peau si douce
de nos pieds. Feuilles aromatiques.
N’écris rien sur leurs nervures.
Même pas
un prompt message. Extrême attente.
Le
sens du corps, ce qu’il sent, ce qu’il veut, ce qu’il
espère secrètement, ne s’arrête pas dans une seule
formule, dans le raccourci d’une phrase.
L’« attente » demeure
« extrême » car rien ne l’apaise, ne la
comble pour toujours, ni geste, ni mot, ni acte d’amour. Une
cruauté peut naître de cette incomplétude et le goût
sanguinaire du déchirement d’autrui comme de soi :
« sextines de chair » deviennent « sextine[s]
en sang/ travers[ées] de rocs et de machettes ». Sans
l’offrande, sans l’office du miel, baume non‑humain pour
l’humain, seuls les « bourreaux » combleraient
à jamais par la souffrance et par mort ce qui ne cessera de manquer. Et
les femmes sont les dispensatrices de ce baume, les abeilles de la ruche
humaine dont elles sont les gardiennes :
Sextine de femme au parfum de propolis
vous portez dans votre corps et votre âme
des ondes de plaisir. […]
Vous à la main sombre
qui dessinez un vol de cygne.
Votre voix sacrée monte de la pirogue
chargée de miel.
De
la sorte, le monde se reforme, se redéploie et la chair, le tact, le
regard, l’écoute vont chercher la pierre, l’algue, le muscle
des remous dans un cycle qui est l’exercice du vivre, à la fois
universel et singulier :
Sens
les signes
les regards les soupçons.
Secrets qui se taisent.
Muscles irréprochables odorants
Glissez muscles sous la pierre nue et le varech.
Il
reste toutefois un soupçon, une réticence, un scrupule qui porte
sur les mots, encore et toujours sur eux : sans eux rien n’est
possible ; avec eux le risque croît, la trahison menace,
l’espérance chancelle et, malgré l’office
rédempteur du miel, accompli comme un sacerdoce par les femmes de
Campodimele, l’incertitude continue à se donner pour telle. Rien
n’est jamais acquis et surtout pas la paix, l’harmonie, le juste
équilibre. Pour s’assurer en la matière il faudrait
retrouver (à volonté ?) la candeur de l’enfance :
Enfants qui ignorez le vide
ouvrez les portes blanches
pour déséquilibrer le noir profond
des mots.
Le
poète – et moins encore l’employée de la
Poésie – ne sauraient avoir cette prétention. À
cause des mots dont ils usent et dont ils ne savent que trop les trucs, tours
et manigances, les dérives et déviances, ils se sentent quelque
peu en marge, « en retrait », proposant souvent leurs
inventions verbales et sensibles, leur domaine privilégié
d’intervention, leur « royaume » sans
qualités comme un « à-côté »
ou un aparté :
Parcourir un royaume en retrait
nous enchaîne sur la terre
malgré notre découragement.
C’est là notre langue maternelle.
Et toi Poète devant l’humain
tu n’as charge que de lui saisir la main avec
les mots.
Insistance,
incitation, instance> :
telle est « la terre », notre terrestre séjour
dont nul ne démarre vraiment même s’il croit s’envoler
vers d’autres cieux ! « Notre langue
maternelle » est l’idiome qui s’attache à
exprimer ce déchirement – cette ambivalence qui nous
tient – entre exil et « royaume »,
espérance et « découragement »,
enchaînement et liberté, entre le manque et l’essentiel, la
« porte blanche » et « le noir profond des
mots », la « sextine de chair » et la
« sextine en sang », l’office du miel et
l’office des ténèbres… Reconnaissant, acceptant
pleinement cette terre et cette langue, l’employée de la
Poésie, – qui abandonne volontiers convenances et
élégances, bon goût et bons sentiments, à la
Poésie d’apparat, à sa patronne bougonne, et les grands
mots, grands remèdes aux Poètes grands hommes
s’autoproclamant –, fait du poème qui s’offre
avec la douceur du miel une main insistante : l’écriture
instante du poème est cette main en instance qui se tend vers une autre main.
Serge Meitinger
[L’édition
de ces Sextines,
réalisée à ses frais par la commune de Campodimele,
s’accompagne, en regard du poème français, de la version
italienne, établie par Guiseppe Napolitano et il est plaisant et
enrichissant de jeter un œil sur cette autre musique et de
l’entendre chanter à sa manière, plus proche que lointaine
dans le parfum commun du miel. Des encres de Enàn Burgos scandent le
livre et dessinent en noir-blanc-gris le corps penché, replié,
« entre l’ouvert et le fermé », d’une
femme qui embrasse ses genoux pliés ou y pose la tête, se caresse
les pieds, les deux genoux à la hauteur des joues, ou, assise,
s’accoude à sa cuisse dans la posture de la méditation
– contrepoint où la tache se fait vive auréole !]
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