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Serge Meitinger : Étude du recueil de Michel Dugué, Veille.
Mis en ligne le 7 juin 2022.

© : Serge Meitinger.

 Michel Dugué, Veille, Folle Avoine, 2022.


Qui ou qu’est-ce qui « veille » ici puis là, hier ou demain ? « Veiller » : est-ce assurer par sa présence, sa permanence, sa vigilance une manière de surveillance ou de protection ? Est-ce être à l’affût ? Et de quoi, dans quel but ? Est-ce faire reculer les frontières du sommeil pour prolonger la puissance même de l’éveil ?

 

Il apprend à reconnaître

les choses d’ici

parmi les plus négligées

à cause de leur trop d’évidence. (p. 48)

 

« Les choses d’ici » ont leur « présence pour seul bien » ! Pour être à leur diapason, il faut en effet écarter l’évidence qui aveugle et anesthésie, celle de l’habitude qui entraîne une visée d’abord utilitaire ou décorative du monde ; il faut la remplacer par un mode différent d’évidence qui éclaire et ouvre. Mais en silence, sans faste, ni manifestations intempestives. Sans une attention soutenue, ces « choses » (ou événements de monde) passeraient inaperçues ou seraient tenues pour futiles. La tâche du poète est donc l’attention aux « choses d’ici », une attention en partie volontaire s’offrant comme un exercice d’observation, à la fois concret et au-delà du concret (« une leçon de choses », disait-on jadis à l’école primaire, comme Francis Ponge en a renouvelé la problématique) ; une attention en partie involontaire, impromptue, état mental de flottement et d’ouverture vide, apte à saisir ce qui vient, ce qui passe ou est déjà passé, l’esprit, le sens rendu poreux aux phénomènes. En cet exercice de patience, le poète, tributaire de ses capacités d’expression, se méfie toutefois des mots et surtout de ceux-ci quand ils se sont figés en pages puis en livre. S’interrogeant sur le paysage qu’il sait et sent se déployer derrière son dos, il demande :

 

Ne serait-ce pas un livre ouvert

qui va plus loin

que ne vont les mots ?

 

On peut y croire sans savoir où il va

ce livre. (p. 11)

 

Et il espère faire œuvre vive ou engendrer comme un pan de « pure nature » bien que le doute insiste :

 

Le poème croît-il comme

un organisme vivant ou alors

un remblai de brume vers le large ? (p. 16)

 

Car :

 

Voici les mots incertains

posés sur les heures. (p. 27)

 

Ce livre égrène « les heures » en ses sections successives : « Ici », « Voici », « Il y a », « Cela, hier ». « Ici » : les lieux et les moments sont ceux de la presqu’île de Plougrescant (Côtes d’Armor) dont les lecteurs de Michel Dugué sont désormais familiers. Rochers, écueils, îlots, pointes échancrées et criques, herbes, arbres et oiseaux, la mer au rivage unique (sans vis-à-vis, à l’opposé de la rivière ou du fleuve), les eaux qui font crouler les bords, les activités nautiques… Et les humeurs du temps qu’il fait, a fait, fera : pluies, tempêtes, soleils, beau temps et mauvais temps avec leurs nuances et dégradés. Nuit et jour : des traversées sensibles toujours diverses malgré le métronome et l’horloge.

 

Lumière impassible

(elle ne trébuche pas)

Chaque chose travaille à son éternité.

 

Le silence ou son double

celui qu’on entend, par exemple, dans

un feu de feuillessèches

s’invite à l’intérieur de soi. (p. 14)

 

Cette éternité, elle est à la fois dedans et dehors, grâce au silence, mais « Voici » (= Vois ceci, ici) place d’abord le lieu sous le regard et incite à l’attention soutenue bien que flottante devant ce qui a sa « présence pour seul bien » :

 

Voici que l’eau occupe

l’espace entier, ne dit

rien d’autre qu’elle-même

avance en rangs serrés

laissant l’eau après elle. (p. 28)

 

Le privilège des « choses d’ici », quand on les considère, est de se dépasser elles-mêmes, même sans bouger, de se laisser aller comme en arrière de soi, parfois aussi de se précéder en faisant le vide, en creusant la présence de petits éclats d’absence(s).

 

« Il y a » : c’est la formule, philosophique aussi, de la donation d’être, de l’être, entée d’éclats de vide comme diamantés ; elle rassure mais, double déclic :

 

C’est un abri promis

à ne pas durer.

Une réalité sensible — ce remuement

en soi d’un éclat disparu. (p. 39)

 

et la conscience poétique, qui se veut probe, ne promet pas plus loin que ses pouvoirs :

 

Je pourrais croire — si je ne me gardais

d’un regard trop naïf— je pourrais croire

à un silence retenu, une attestation d’infini, quelque chose

d’un rêve de commencement du monde. (p. 38)

 

« Cela, hier » s’efforce de caractériser ce « quelque chose » qui « veille », à la fois rêve et hors rêve, en le replaçant dans le mouvement du temps, en « franchiss[ant] » avec lui « beaucoup d’années ». Un mode de vie ancestral et le monde de l’enfance affleurent encore avec quelques figures reconnaissables bien qu’estompées, parmi les humains, parmi leurs traces qui semblent encore attendre. Le souvenir sera sans doute un mode de fidélité :

 

Nous répondions à l’invite de l’écume

enfoncions nos pieds nus dans le sable mouillé

ce jour d’été où alentour

tout bleuissait, même les pierres.

 

Dans notre souvenir nous conservons

l’empreinte de ce bleu, l’empreinte

des arbres et de l’eau.

 

Nous nous demandons à quelle fidélité

nous vouer,

quel est le consentement qui pourrait

nous remplir d’allégresse

mais le mot est trop fort

plutôt la joie tranquille

de se sentir encore un peu attentifs

à la lumière déclinante

qui embrase la fougère. (p. 54)

 

Une barque immobile là, un « pichet de vin clairet », « le couteau et le pain sur la table », « le muretin de pierres sèches » (p. 57), ici : voilà les signes ; « vois là » également les silhouettes d’aujourd’hui et d’hier, mêlées, celles de l’aïeule qui allume le feu (dans les années 50), du pêcheur ou du voisin dans la brume, croquis au fusain ou ombres simples. La démarche de Michel Dugué, en ce qui concerne la « relation » au proche, au prochain, au voisin, au familier (au familial) a évolué. Dans ses premiers recueils : Une escorte très nue (1983), Le Salut à l’hôte (1989), il appelle et célèbre la venue de celui qu’il dénomme « l’hôte » et qui doit être accueilli comme ce qui permet l’accueil même, entité évanescente qui polarise pourtant la présence au monde ; puis il semble privilégier la figure plus humble et concrète du « voisin » : Le Paysage (1993), Le Jour contemporain (1999), Les Alentours (2005). Ses proses narratives : Un hiver de Bretagne (1985) et Le Chemin aveugle (2002) nous proposent toute une galerie de ces « voisins » qui, paradoxalement, communiquent dans le silence plein de sens où les tient la presqu’île, véritable entremetteuse d’âmes ! Plus récemment : Tous les fils dénoués (2014) et le présent recueil, les liens se dénouent : il n’en reste apparemment que quelques bribes, presque arrachées, même plus un nom :

 

Mais quel est votre nom ?

Je ne m’en souviens plus

perdu lui aussi dans le chaos

où les flux se mêlent

aux granits et aux schistes.

 

Ils y avaient des couleurs

non celles d’un mauvais peintre

mais celles de vos joues

de l’ample vêtement que vous portiez

que le vent brassait

comme il brasse les feuillages.

 

Quelque chose de si élémentaire

que je me perds à le dire. (p. 62)

 

C’est le dernier poème du livre ! Il y a quelque chose de poignant dans ce travail poétique qui, parmi les « choses d’ici », ne sait trop comment rappeler, revivifier pour soi, pour nous lecteurs, les couleurs de belles joues bien vivantes et d’un vêtement pris dans le vent. La quête de l’élémentaire (de « l’élémental », disait Senghor) qui fait le fonds du vif serait-elle désespérée ? Sans doute pas tout à fait car le poète adopte la posture du « veilleur », celui qui d’une certaine façon protège et sauve, fait venir ce qu’il guette et fait reculer les torpeurs de l’inconscience ou de l’indifférence en tenant éveillé !

 Serge Meitinger

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