Serge Meitinger est professeur de Langue et de Littérature françaises à l'Université de la Réunion. Ce texte a été le support d'une intervention dans le cadre d'une journée d'agrégation. Référence : Paul Éluard, Capitale de la douleur suivi de L'Amour la poésie, coll. Poésie/Gallimard. Mis en ligne le 7 décembre 2013. CAPITALE DE LA DOULEURc'est-à-dire l'inégalité des sexesCapitale de la douleur, comme la plupart
des recueils de Paul Éluard, est un ensemble composite, plus ou moins ordonné
au fil du temps créateur mais avec la reprise d'éléments antérieurs (parfois
hétérogènes) souvent publiés déjà dans d'autres séries ou individuellement. Les
textes y sont également d'allures formelles diverses : beaucoup de poèmes
avec une métrique classique (Éluard compte les syllabes et fait des rimes ou
des assonances !), certains en vers libres, des poèmes en prose qui sont
des récits de rêve ou ce que le poète appelle des « textes
surréalistes », c'est-à-dire relevant de l'écriture automatique. Enfin
chacune de ces pièces, toutes « surréalistes » à leur façon, demeure
étrangère à la représentation, c'est-à-dire à la description, à la narration, à
la thématisation continue et à l'expression même de
sentiments ou d'idées relevant de la psychologie quotidienne ou du raisonnement
commun, mais au profit de quoi ? De l'image pure sans attache immédiate,
ou même parfois médiate, avec une réalité préétablie (prétexte ou référent
autant qu'avec les images qui l'entourent, voisines ou éloignées). Il s'agit
donc d'une imagerie d'abord verbale qu'il faut considérer en son fonctionnement
propre (importance des jeux du signifiant, des régularités phoniques propres à
la poésie et aux automatismes, truismes et calembours du langage commun) ;
sans oublier pourtant que même un mot, détaché de tout contexte comme de ses
apparents voisins, a rapport au monde que nous connaissons et vivons, qu'il y
fait sens et présence sans forcément mimer ou désigner un référent. Ces
caractéristiques impliqueraient un mode de lecture spécifique qui interdirait
toute tentative trop stricte pour unifier le recueil en un discours suivi, que
ce soit sous l'égide de l'élégie (à cause du titre et de certaines pièces) ou
de l'intrigue amoureuse (à cause des morceaux les plus célèbres et également
les plus accessibles). Mais l'esprit, même celui du poète œuvrant, aime à lier,
à quêter voire à créer des liens, fussent-ils improbables et à les nouer. Et
une légende, qui a bien quelque raison, veut que ce livre, devenu célèbre et
emblématique, ait pour objet « les vastes, les singuliers, les brusques,
les profonds, les splendides, les déchirants mouvements du cœur », comme le formule
André Breton lui-même (Point du jour) !
Et plus particulièrement ces mouvements qui unissent le poète à la femme aimée,
qui les séparent également, qui ne les laissent jamais tranquilles et nourrissent
le chant poétique. C'est sous cet angle que nous voudrions brièvement examiner
cet ensemble : ce ne sera pas réduire ce livre à une leçon unique mais
tenter d'en aborder la « thématique » la plus voyante, celle qui en
particulier s'affiche avec ostentation dans les « lieux »
stratégiques de l'œuvre, dans certains débuts de sections, dans les toutes
dernières pages. « La beauté facile »Dans
la première section : Répétitions
(première parution en 1922, aux éditions Au sans pareil, avec des dessins de
Max Ernst) qui comprend 35 poèmes composés entre 1914 et 1922, dominent le
rêve, l'automatisme, la nouveauté incongrue, les collages. Car, comme l'écrit
l'auteur à Jacques Doucet pour accompagner l'envoi de l'édition originale du
recueil : « Il s'agissait de recueillir tous les déchets de mes
poèmes à sujet, limités et forcément arides, toutes les parties douces comme
des copeaux qui m'amusent et me changent un peu ; elles me paraissent
faites depuis toujours, comme les mots et j'y ai pris goût facilement […]. Le
vers a jailli tout seul. Tout se lie, les mots favoris se placent – tout
cristal – on les connaît si bien. » Ce sont surtout des fragments et
le poète, se livrant aux jeux de l'image pure arrachée à toute référence
préétablie et se combinant librement à toute autre, pratique ainsi la technique
du collage chère à Max Ernst, suivant les traces de Braque et de Picasso. Cette
série comprend donc peu de « poèmes » stricto sensu et le poète a
opté pour une composition typographique qui centre toutes les lignes, les
anoblissant ainsi en « vers ». Elle n'exploite guère non plus la
problématique amoureuse ou douloureuse, privilégiant la surprise liée à une
inventivité débridée. Certains de ces poèmes toutefois renvoient aux modalités
de l'écriture comme « La Parole » (p. 21) et
« L'Invention » (p. 16-17). Dans le premier, la parole évoque en
personne sa facilité et sa beauté, le constant glissement verbal qu'elle est
capable d'accomplir par elle-même sans « conducteur » et elle fait, performativement, dans le poème même, exactement ce qu'elle
dit faire : elle prend une claire autonomie par rapport à la conscience
créatrice et ordonnatrice en jouant par exemple librement avec les signifiants
comme « nues » et « nue », « chinoiz'aux nues » et
« oiseau ». J'ai la beauté facile et c'est heureux Je glisse sur le toit des vents Je glisse sur le toit des mers Je suis devenue sentimentale Je ne connais plus le conducteur Je ne bouge plus soie sur les glaces Je suis malade fleurs et cailloux J'aime le plus chinois aux nues J'aime la plus nue aux écarts d'oiseau Je suis vieille mais ici je suis belle Et l'ombre qui descend des fenêtres
profondes Épargne chaque soir le cœur noir de mes
yeux. Et,
une sorte d'assimilation à la femme aimée et aimante s'opère à la fin dans et
par la solennité de l'alexandrin retrouvé, réinventé pour l'occasion. Mais
cette profession de foi, relayant peut-être la conscience, infuse mais confuse,
de la femme est à mettre en regard d'un autre poème de la même série :
« Sans musique » (p. 35) qui s'adresse cette fois à elle : Les muets sont des menteurs, parle. Je suis vraiment en colère de parler seul Et ma parole Éveille des erreurs Mon petit cœur C'est
dire ici clairement que la femme n'est pas assimilable à la parole, qu'elle n'a
pas la parole parce qu'elle ne la prend pas et s'obstine à se taire. Son
silence attente à la vérité du poème. Donc la « beauté facile » ne
découle pas de l'être même de la femme, de son amoureuse présence, mais de sa
prise en considération par le verbe, de l'effluence des mots surtout quand ils
s'ordonnent en vers cadencés. Et une considérable gêne résulte du monologue
poétique où l'aimée ne répond jamais à celui qui parle et qui se sent frustré
car ce silence fausse le rapport de transparence qu'il rêve d'instaurer. De la
sorte, risque de s'imposer une prééminence du verbe sur le vivre et une sorte
d'immunité (d'indifférence ?) de la parole dont rien, faute de référent ou
de témoin qui réponde, ne vient oblitérer ou nuancer l'émergence autotélique et
l'influence. S'installe alors une parole de poésie délibérément indépendante du
ressenti et c'est une profession antiromantique, anti-sentimentale et même
anti-amoureuse qui se fait jour à la fin de « L'Invention » en une
formule aussi lapidaire que massacrante : « Je n'ai pourtant jamais
trouvé ce que j'écris dans ce que j'aime. » Faut-il en tirer une leçon ou
un élément de leçon pour l'ensemble du livre ? Cette assertion doit être
d'abord placée dans l'ensemble des poèmes écrits entre 1914 à 1922, dans le feu
d'une inventivité qui renonce à se maîtriser ! Pas forcément au-delà… Mais
elle fera retour. Inégale égalitéLa
seconde section : « Mourir de
ne pas mourir » comporte 22 poèmes composés en 1923 et 1924 en un
moment que l'on dit de détresse et de crise. La première parution en 1924 eut
lieu en l'absence de l'auteur tout juste parti, dès le 24 mars, pour faire un
tour du monde en solitaire, mais il sera rejoint par Gala et Ernst à Hong-Kong
et revient en octobre comme si de rien n'était… La plaquette est dédiée à ce
moment à André Breton : « Pour tout simplifier je dédie mon dernier
livre à André Breton. » L'ambiguïté de l'expression traduit la crise et
quelque résolution poétiquement suicidaire : il a en effet promis à Breton
en 1922 de « ruiner la littérature » et de ne plus rien produire. Le
premier poème de la section, place stratégique, semble une provocation
délibérée envers le dédicataire, le futur auteur de « L'union libre »
défenseur de l'égalité et de la liberté en amour : d'abord le poème est en
alexandrins rimés disposés en trois quatrains (on ne saurait ruiner ainsi la
littérature !) et malgré son titre : « L'égalité des
sexes » (p. 51) il tend à prouver le contraire. C'est en effet l'évocation
d'un véritable rapt amoureux passant par un abus d'image (qui est ainsi le
contraire de la libre image surréaliste en « union libre »). Un coup
de force amoureux et verbal arrache le regard de la femme à l'insignifiance
d'un monde trivial et sans écho, mais c'est pour substituer sa capture, une
forme close, à la femme réelle : il n'y a pas d'égalité des sexes parce
que la femme est soumise à l'imagination d'un mâle dominateur ; il n'y a
pas d'égalité des sexes car l'homme ne saisit pas ainsi la vraie femme, son
image gauchie et figée seulement, réduite également, et sa violence le
ridiculise en révélant sa propre faiblesse. […]
ô ma statue, Le soleil aveuglant te tient lieu de
miroir Et s'il semble obéir aux puissances du
soir C'est que ta tête est close, ô statue
abattue Par mon amour et par mes ruses de sauvage. Mon désir immobile est ton dernier
soutien Et je t'emporte sans bataille, ô mon
image, Rompue à ma faiblesse et prise dans mes
liens. C'est
peut-être dû à l'absence de dialogue entre les amants qui se prolonge, à
l'absence de réponse propre à l'aimée ; le poète a toutefois l'honnêteté
de ne pas se donner trop beau rôle et d'avoir une juste conscience du rapport
des forces, ambigu ! Peu après, encore dans le début de la section,
« L'amoureuse » (p. 56), deux sizains d'octosyllabes avec quelques assonances,
réitère la posture et reformule le paradoxe de l'éloignement dans la proximité,
de la perte dans le rapt même. Le poème propose deux moments en deux
strophes : d'abord une illusion de capture encore à laquelle s'oppose le
mystère irréductible d'autrui (surtout quand on l'aime), puis l'énigme qui
empêche l'amant de vivre et surtout de dormir (le sommeil devant être ici un
repos sans rêve, clos sur lui-même comme un langage intérieur, en un sens non
surréaliste). L'expression langagière (et même et surtout poétique) en devient
folle et dérisoire autant que peut l'être l'émotion désordonnée provoquée par
le flux amoureux inégal et frustrant. C'est sans doute une assez fidèle image
de la crise vécue, dans sa dimension amoureuse du moins ! Elle est debout sur mes paupières Et ses cheveux sont dans les miens, Elle a la forme de mes mains, Elle a la couleur de mes yeux, Elle s'engloutit dans mon ombre Comme une pierre sur le ciel. Elle a toujours les yeux ouverts Et ne me laisse pas dormir. Ses rêves en pleine lumière Font s'évaporer les soleils, Me font rire, pleurer et rire, Parler sans avoir rien à dire. « Parler
sans avoir rien à dire » est le risque qui guette le poème, dépourvu alors
de véracité tout comme d'emprise sur autrui et sur le monde. C'est peut-être
pourquoi passe, dans les poèmes d'écriture surréaliste qui suivent et qui
s'arrachent à toute confession ou examen intime et personnel pour privilégier
l'image en ses jeux, un certain nombre de figures féminines plutôt
caricaturales (cf. « L'habitude » et « Dans la danse », p.
58 et 59) ! Vers la fin de la section, « Celle qui n'a pas la
parole » (p. 71), renouant avec la problématique initiée dans la première
section par « La parole » (p. 21), tente une percée et une ouverture
inédite (qui trouvera toute son expression dans l'ultime série) : la femme
est celle qui n'a pas la parole (parce qu'elle ne la prend pas, ne peut, ne
veut pas la prendre) et qui doit s'affirmer autrement, par la projection
mortelle (mortifère) de son corps et de « son cœur » sur le monde. Il
en résultera toutefois un étoilement prometteur. […]
Avalanche, à travers sa tête transparente La lumière, nuée d'insectes, vibre et
meurt. Miracle dévêtu, émiettement, rupture Pour un seul être. La plus belle inconnue Agonise éternellement. Étoiles de son cœur aux yeux de tout le
monde. Comme
à la fin de « La Parole », c'est l'alexandrin qui délivre la femme et
la promeut et la libération, qui est aussi une ostentation et une offrande,
prend une allure cosmique qui se trouvera illustrée plus nettement encore par
la fin du recueil. Pétrarquiser toujoursLa dernière section intitulée : Nouveaux poèmes contient 45 poèmes
dédiés à G. c'est-à-dire à Gala, épouse d'Éluard depuis 1916. L'on y trouve sur
la fin les textes les plus tournés vers la célébration de l'amour
« fou » selon les surréalistes, mais c'est à nuancer toutefois car
sont repris aussi ceux d'Au défaut du
silence parus en 1924 et certains autres viennent de Les Nécessités de la vie et les conséquences des rêves paru dès
1921 où l'on s'exerce au récit de rêve. Le poète a choisi pour titre d'ensemble
la dénomination la plus neutre possible et la plupart de ces poèmes ont été
écrits après le retour du voyage autour du monde. Il y a, semble-t-il, un
renversement entre le début de la série et sa fin (lieux stratégiques de la
section comme du recueil, utilisés par le poète pour faire passer une intention
particulière et précise : une certaine conception de l'amour devenue fort
célèbre). Le commencement est dans le strict prolongement de la crise amoureuse
et poétique, verbale et sentimentale déjà évoquée et s'en tient à un bilan
plutôt négatif. L'ultime décours de la section comme du recueil propose, lui,
les poèmes les plus exaltés, ceux de l'effusion amoureuse, mondiale et
cosmique, parfois sans nuance comme le trop notoire et génial en son
genre : « La courbe de tes yeux… » (p. 139). Les
premiers poèmes de cette série : « Ne plus partager » (p. 89-90)
et « Absences, I et II » (p. 91-93) soulignent, « Au soir de la
folie, nu et clair », un retour dans les limites du « soi » qui
est une manière de dénouement de la crise par acceptation de la douleur vécue
comme de l'artifice lié à la parole poétique, douleur et artifice issus d'une
seule source en fait, celle de l'inégalité des sexes. Il apparaît ainsi que
l'essentiel du monde se réduit à l'appréciation que peut en prendre celui qui
parle : « L'espace entre les choses a la forme de mes paroles »
et « L'espace a la forme de mes regards ». La femme aimée également
est tributaire de ces paroles et de ce regard et le poète
(« inconnu », « vagabond ») est renvoyé à son esprit
critique, « nu et clair » c'est-à-dire capable de clarté et de
distinction : il est seul et n'est pas (encore) au monde, car il a à
produire l'idéal qui lui rendra ou mieux lui créera un monde digne d'être
habité. C'est
le dernier mouvement de la section comme du livre qui dessine cet idéal en
manière d'apothéose amoureuse et en faisant alterner, en répons me semble-t-il,
poèmes en vers et poèmes en prose (p. 134 à 141). Le premier de ce groupe
ultime : « Ta chevelure d'oranges dans le vide du monde » (p.
134) proclame le retour de la figure aimée donnée pour momentanément perdue,
mais l'on ne sait encore qu'en pressentir le retour. Elle absente, le monde est
vide où ne demeurent que ses reflets et « la forme de [son] cœur »
« chimérique ». Et tout reste obscur, « Mais tu n'as pas
toujours été avec moi », tant que le poète n'a pas de ses mains, de sa
mémoire et de ses mots commencé à repeupler le monde grâce à la présence de la
femme, hypostasiée, que présente en filigrane le poème en prose :
« Les lumières dictées à la lumière constante et pauvre… » (p. 135).
Toutefois cette « saisie » de la figure aimée délaisse à son profit
exclusif les éléments extérieurs qu'il faut alors rassurer et soutenir. Et
toi, tu te dissimulais comme une épée dans la déroute, tu t'immobilisais,
orgueil, sur le large visage de quelque déesse méprisante et masquée. Toute
brillante d'amour, tu fascinais l'univers ignorant. Je
t'ai saisie et depuis, ivre de larmes, je baise partout pour toi l'espace
abandonné. L'étape
suivante assure plus directement le repeuplement du monde commun comme du
cosmos grâce au corps et aux mots, aux gestes et à la voix de l'aimée. C'est
« Ta bouche aux lèvres d'or n'est pas en moi pour rire » (p. 136),
poème en vers, face à « Elle est – mais elle n'est qu'à
minuit… », (p. 137), poème en prose. Ta bouche aux lèvres d'or n'est pas en
moi pour rire Et tes mots d'auréole ont un sens si
parfait Que dans mes nuits d'années, de jeunesse
et de mort J'entends vibrer ta voix dans tous les
bruits du monde. Nocturne, l'univers se meut dans ta
chaleur et les villes d'hier ont des gestes de rue plus délicats que
l'aubépine, plus saisissants que l'heure. La terre au loin se brise en sourires
immobiles, le ciel enveloppe la vie : un nouvel astre de l'amour se lève
de partout – fini, il n'y a plus de preuves de la nuit. Et
désormais c'est « Le grand jour », le poème qui porte ce titre (p.
138) annonce une aurore cosmique et intime à la fois, donnée d'abord pour
physique et que va bientôt orchestrer la ronde souveraine des regards. Viens
vite, cours. Et ton corps va plus vite que tes pensées, mais rien,
entends-tu ? rien, ne peut te dépasser. Le
grand poème de la ronde du cœur et des regards susceptible de faire monde est
bien sûr le très célèbre « La courbe de tes yeux fait le tour de mon
cœur » (p. 139) qui fait face à l'invite en prose, poème entièrement
positif en sa venue circulaire et parfaite, paradoxalement enfermé dans le
cercle qui l'ouvre à l'infini et où l'on culmine avec les assertions suivantes,
sans le moindre tremblé de doute ou de tristesse (ce qui est rare toutefois
dans l'habituelle célébration éluardienne) : Et si je ne sais plus tout ce que j'ai
vécu C'est que tes yeux ne m'ont pas toujours
vu. ……………………. Le monde entier dépend de tes yeux purs Et tout mon sang coule dans leurs
regards. Enfin,
le dernier poème de la section comme du recueil : « Celle de
toujours, toute » (p. 140-141) se veut, lui, en apothéose, l'éloge de
l'un-et-tout dans et par l'Une-et-Toute qui en est la clef. C'est la
célébration aussi d'une possible nouvelle naissance pour le chanteur,
pleinement rendue cosmique grâce à la femme aimée se faisant mère (en tant
qu'hypostase de la nature), muse et madone. Toutefois le soupçon porte encore
un instant sur ce qui risquerait de faire du poète un solitaire et peut-être
même une manière d'aliéné (amour « fou » ?), prisonnier d'un
vision solipsiste : il serait seul à voir et ne saurait partager ce qu'il
voit. Ce soupçon n'est levé que par l'emportement du chant qui en fait lever un
autre : Je chante la grande joie de te chanter, La grande joie de t'avoir ou de ne pas
t'avoir, La candeur de t'attendre, l'innocence de
te connaître, ï toi qui supprimes l'oubli, l'espoir et
l'ignorance, Qui supprimes l'absence et qui me mets au
monde, Je chante pour chanter, je t'aime pour
chanter Le mystère où l'amour me crée et se
délivre. Tu es pure, tu es encore plus pure que
moi-même. (v. 19-26) Car
cette apothéose finit par épouser la forme d'un hymne au chant d'amour !
Certes tout ce qui est célébré a un lien avec la femme : elle est le
dénominateur commun. Mais le chant s'autonomise très vite et se fait,
indifféremment comme c'est son propre, l'écho du positif autant que du négatif,
d'une chose et de son contraire, équivalents en son monde : « La
grande joie de t'avoir ou de ne pas t'avoir » (v. 20) ; l'écho aussi
d'une impérissable « candeur » ou d'une « innocence »,
liées à l'attente chaste autant qu'à la connaissance (au sens biblique) de
l'aimée (v. 21). Le sommet de la célébration est amorcé par le vers qui s'ouvre
sur une apostrophe de type incantatoire « Ô toi » (v. 22). La femme y
est présentée comme celle qui efface (« supprimes », v. 22 et 23) le
négatif : « l'oubli, l'ignorance, l'absence » mais aussi ce qui
ne console pas assez : « l'espoir ». Est-ce étrange ? C'est
peut-être parce que le poète ne ressent plus le besoin d'espérer, une fois
qu'il s'éprouve complet, total grâce à la femme aimée. C'est ce que semble
confirmer le v. 23 avec « [tu] me mets au monde » : la
femme crée l'homme en tant que tel et que poète, elle en accouche et lui révèle
le monde en lui donnant place en son sein, ce qui lui permet d'exister en une
manière de regressus ad uterum. Juste
après, aux v. 24-25, la répétition par trois fois du verbe
« chanter » indique l'importance de la profération poétique en tant
que telle. Et la poésie semble être le but final, ultime et premier à la
fois : « Je chante pour chanter, je t'aime pour chanter. » On
dirait que l'amour sert la poésie, non l'inverse, comme s'il ne visait qu'à inspirer
le chant. Faut-il comprendre que ce qui est vraiment important pour le poète,
ce n'est pas tout à fait la femme aimée, c'est que, par l'amour qu'elle rend
possible, elle lui permette de devenir pleinement poète ? Cela est laissé
en suspens par le v. 26 et l'énigme qu'il préserve : « […je t'aime pour chanter] / le mystère où l'amour me crée et
se délivre. » Mais
en raison de ce suspens, la question que posait la dernière phrase du poème
« L'invention » (p. 17) fait retour : « Je n'ai pourtant
jamais trouvé ce que j'écris dans ce que j'aime. » Faudra-t-il
délibérément renverser cette assertion et lui faire dire clairement ce qu'elle
suggérait : « J'ai pourtant toujours trouvé ce que j'aime dans ce que
j'écris » ? N'est-ce pas rejoindre l'espèce d'autotélisme
propre à la poésie courtoise comme au pétrarquisme ? Le poète a beau
achever son livre sur une affirmation qui porte en avant l'incontestable
supériorité de la femme sur le poète et sur l'homme : « Tu es pure,
tu es encore plus pure que moi-même », est-ce que cette dernière n'est
tout de même pas, en dernière instance, tributaire du bon plaisir de celui qui
proclame haut et fort, à tout venant : « Je chante la grande joie de
te chanter » ? De fait ni Pétrarque ni Scève ni Ronsard n'ont jamais
dit ni fait autre chose ! Serge Meitinger |