Écrire les choses mêmes
Serge Meitinger est professeur de Langue et de Littérature françaises à l'Université de la Réunion. Il a publié de nombreux articles, notamment sur la poésie depuis Baudelaire, et un essai : Stéphane Mallarmé ou la quête du « rythme essentiel », Hachette, 1995. Il écrit et publie de la poésie. Mis en ligne le 22 mai 2002.
ÉCRIRE
LES CHOSES MÊMES
ou littérature et phénoménologie« Stat rosa pristina nomine, nuda nomina tenemus. » [1] Exergue et exeat du Nom de la Rose d'Umberto Eco À la fin du Cratyle, après avoir renvoyé dos à dos le pur nominalisme d'Hermogène et l'intraitable réalisme de Cratyle, Socrate semble vouloir nous confronter aux choses mêmes : « [ ] il vaut beaucoup mieux apprendre et rechercher les choses elles-mêmes en partant d'elles-mêmes qu'en partant des noms » (439b)[2]. Avec sa modestie et sa prudence coutumières, il ne prétend cependant pas avoir de méthode pour « apprendre ou découvrir les êtres » (ou les étants ta onta ) et ouvre à ses auditeurs comme à ses lecteurs un programme de recherche hautement problématique qu'il les convie à faire progresser par leur propre travail. Pourtant au cur du dialogue, le même Socrate s'est laissé entraîner dans un véritable tourbillon philologique où il a multiplié les étymologies, s'ingéniant à faire des vocables les plus courants comme les plus rares, des noms propres comme des noms communs d'inépuisables réservoirs d'être et d'infinis conducteurs de sens. Ce faisant, se comportant en devin ou en inspiré, il a rendu un vibrant hommage à la technè grammatikè c'est-à-dire à la « science des lettres » qui déterminait encore à son époque le savoir requis du savant, de l'érudit et de l'exégète vis-à-vis de la tradition écrite et orale, vis-à-vis de la langue et de la culture des Grecs. C'était sans doute pour faire, en virtuose, ses adieux à toute cette tradition et souligner le nécessaire passage vers la philosophie, mais beaucoup s'y sont trompés et dans les nombreux siècles de la réception propre à ce dialogue, devenu célèbre, une manière de contresens a prévalu, éclipsant la leçon correcte : l'on a souvent voulu voir en Socrate étymologisant et en Platon des défenseurs du réalisme cratylien (d'autant que, d'une part, en matière d'Idées Platon défend le réalisme et que d'autre part, son usage du mythe, dans Le Banquet ou le Phèdre par exemple, convie à se laisser inspirer par des mots-images). Et, ainsi, l'on a fait d'eux volontiers les protecteurs d'une doctrine linguistique proclamant un lien privilégié entre mots et choses et veillant à un équitable partage ontologique entre eux au point de conférer force d'être à l'articulation verbale des êtres (ou des étants) que l'on voudrait considérer comme l'articulation des choses mêmes. De plus, même le Socrate le plus orthodoxe, dans d'autres dialogues, en appelle, envers ces étants ou ces choses mêmes, au logos dont la tâche est de lier des énoncés en assertant et en prédiquant, en disant quelque chose de quelque chose, et à la dialectique qui est d'abord, pour lui, un mode de division des sens et de différenciation des concepts Alors peut-on jamais faire vraiment l'économie d'un rapport constant, et parfois risqué, au langage lorsque l'on veut connaître les choses et en rendre compte ? La question traverse toute l'histoire de la philosophie. Mais la pensée philosophique, dans son déploiement multiséculaire, a le plus souvent fait l'impasse sur cette question, ne thématisant pas l'usage qu'elle avait du langage et usant du verbe comme d'un instrument transparent et ductile, neutre[3]. La conception classique de la vérité comme adéquation de l'esprit à la chose fait du discours le commode médium de l'esprit sans s'inquiéter des possibles distorsions entre la parole et l'intellect, veillant plus à instaurer sous le nom de vérité une nomination rigoureuse, logique et seulement adéquate aux traits formalisables de l'objet (privilégiant la régularité, le lien et l'enchaînement) qu'à permettre une véritable confrontation de la pensée aux choses mêmes en leur brutalité de « faits ». La philosophie laissait ainsi à des courants de sensibilité artistiques, littéraires, spirituels ou ésotériques l'effectif questionnement sur le pouvoir des mots dans leur rapport aux choses, que cette puissance se voulût ludique, affective, éthique, esthétique, religieuse, mystique voire magique[4] Cela jusqu'à ce que les maîtres du soupçon (Schopenhauer puis Nietzsche et leurs nombreux successeurs) vinssent remettre en cause, radicalement, la ductilité et la transparence du langage, le disqualifiant quant à son pouvoir de vérité « scientifique » et quant à sa puissance ontologique : il n'aurait aucune prise sur la réalité des phénomènes, ni sur leur devenir, ni sur la vie en général sauf à se faire purement et exclusivement esthétique en symbolisant, en particulier au moyen d'images et de paraboles (comme dans le Zarathoustra de Nietzsche), un mode d'être d'abord pulsionnel et corporel où le sens toujours singulier reste incarné dans l'obscur de mouvements organiques (ceux du corps comme de l'« esprit »). Entre la mort de Dieu (qui n'est, lui aussi, qu'un trop grand Nom victime de l'universelle inflation et déflation verbales) et celle de l'Homme (celle d'un sujet maître et possesseur de sa propre conscience), le courant de pensée philosophique dit « phénoménologique », s'opposant au mépris idéaliste pour l'immédiat comme au phénoménisme intransigeant des nietzschéens, voulut se réassurer un sol en revenant résolument à « la chose même » pour la décrire : zur Sache selbst Husserl semble nous faire entendre à nouveau la proposition de Socrate. La phénoménologie s'attache en effet à « décrire tout ce qui apparaît selon la manière propre qu'a chaque objet d'apparaître » et elle se donne « pour thème les événements du monde à chaque fois singuliers, lesquels puisent leur réalité de leur manifestation à la conscience »[5]. Cette voie de l'intentionnalité (où toute conscience est conscience de quelque chose, et toute chose l'« objet » d'une conscience) englobe de fait dans la conscience « tout ce qui me touche de façon extrêmement intime, sans que je puisse a priori me le donner, me le rendre accessible par un acte de réflexion ni a fortiori me le formuler à moi-même »[6]. Ce type de conscience élargie et le langage qu'implique la description exhaustive de ce déploiement inouï de la conscience ne peuvent qu'intégrer de l'« irréfléchi », ou plutôt du « préréfléchi » c'est-à-dire stricto sensu du « pré-verbal » : c'est assez dire que, pour être fidèle à son « objet » comme à son « sujet », « le 'langage' de la phénoménologie ne [devrait pas avoir] de prime abord la caractéristique du langage articulé »[7] tel que nous le pratiquons chaque jour en maniant et modelant la syntaxe et en convoquant à point nommé nos divers stocks lexicaux. Mais quelle forme alors ? S'ouvre ici le problématique trivium propre au « langage » de la phénoménologie, langage destiné à décrire et à écrire les choses mêmes ! La première voie est celle encore de la philosophie classique qui ne se pose guère la question du langage : pure production de concepts, l'expression vise à une adéquation si possible sans reste entre le médium verbal et l'objet nommé et décrit, représenté au mieux dans et par la construction verbale, à la fois naturelle et artificielle, qui prétend rendre compte des « faits » et de leur sens. Il faut reconnaître que c'est la pratique la plus courante chez Husserl lui-même (dans ses textes publiés) et chez des penseurs comme Sartre (dans la plupart de ses écrits philosophiques) ou chez le premier Heidegger, celui même encore de Sein und Zeit. La deuxième voie est représentée par l'écriture expérimentale ou l'écriture de l'expérience qui est celle de Husserl dans la considérable masse de ses manuscrits de travail, pour la plupart inconnus au moment de sa mort et qu'une importante entreprise d'archivage puis de transcription et de déchiffrement a progressivement permis de rendre publics Dans cette écriture de travail, en travail, exclusivement destinée d'abord à l'usage du penseur qui y fait l'épreuve de sa pensée en acte, le jeu des mots tend à épouser dans la fidélité la plus risquée l'émergence et le déploiement propres au phénomène envisagé et que le verbe tente de décrire et « littéralement et dans tous les sens » d'écrire. Et il s'agit bien, ici, de l'expérience vécue la plus immédiate, la plus perméable aux sens et à la conscience, la plus labile aussi, celle des « faits » ou des objets même les plus communs, le stylo par exemple avec lequel le penseur écrit et auquel il consacre une dizaine de pages, celle des objets tels qu'ils se donnent à la conscience, « pré-verbal » y compris C'est une tentative inouïe et exigeante pour rendre compte du réel, de l'expérience vécue telle qu'elle affleure en l'intentionnalité vive d'un acte de conscience. L'initiative est en effet laissée au phénomène : rien ici de la fantaisie ou du rêve, de l'imaginaire ! Non : le réel, rien que le réel mais tout le réel ; on peut y déchiffrer l'idéal d'une écriture phénoménologique dont Natalie Depraz, en l'ouvrage déjà cité, tente de circonscrire les règles La troisième voie, par contre, récusant la simple adéquation entre la construction verbale et le réel qu'elle estime toujours fallacieuse, récusant ainsi la neutralité et la ductilité du langage, se veut sensible à l'inventivité propre au verbe et, évacuant la traditionnelle méfiance des philosophes envers tous les arrangements langagiers et/ou rhétoriques, elle souhaite faire pleinement confiance aux mots et aux phrases. S'opposant à la fois à la pensée classique et au phénoménisme des nietzschéens comme à tout idéalisme (fût-il transcendental !), cette tentative habilite une manière de cratylisme moderne : le langage, par sa capacité d'articuler les étants, les lie entre eux et les fait accéder à une clarté qui est, pour eux et pour nous, sens d'être et être du sens. Toutefois le mot réalise cette articulation moins par la nomination d'adéquation qu'il sait établir dans l'usage courant que par sa « lucidité puissancielle (non de savoir mais de puissance) »[8], sensible en l'aura sensée et sensible émergeant du jeu des sonorités, des sens et des racines, de la combinatoire simple ou complexe des potentialités masquées mais prêtes que ce jeu aménage Cette lucidité de puissance se trouvera alors amplifiée par le jeu heuristique de la métaphore ou de la figure, déployée et exemplifiée selon l'espace-temps de la syntaxe rendue à son aventure propre Cette confiance placée dans le verbe et dans ses jeux, on la trouve chez le second Heidegger et chez ses épigones, dans les passages les plus inspirés du dernier Merleau-Ponty et dans l'uvre d'Emmanuel Lévinas comme dans celle d'Henri Maldiney[9] L'initiative y est souvent laissée aux mots (comme dans la poésie depuis Mallarmé) et, sauf à pouvoir penser radicalement une évidente et nécessaire co-naturalité de l'être et du verbe, l'on peut se demander si l'événement-avènement, alors promu et circonscrit par le verbe, ne naît pas plus de l'obscur et immémorial et impérieux fond(s) langagier de notre être que du monde même des phénomènes crus et nus, si ce phénomène en sa nudité singulière (pure et simple nudité des noms ?) n'est pas d'abord le dévoilement plus ou moins imaginaire des potentialités du verbe et de celles-ci seulement C'est un doute que certains excès contemporains contribuent à entretenir. L'écriture qui se voudrait authentiquement « phénoménologique » oscille ainsi entre deux postulations, parfois presque simultanées (bien que sans nul doute non contradictoires entre elles) : est-ce « l'expérience pure et, pour ainsi dire, muette encore, qu'il s'agit d'amener à l'expression pure de son propre sens » (Husserl) et ce, en découvrant la formulation originairement conforme à ce qui est vécu, ou bien, est-ce le langage lui-même qu'il convient de prendre comme le site premier et manifeste d'une expérience singulière ? En d'autres termes plus lapidaires : l'expérience est-elle à la recherche de son langage approprié, ou le langage est-il lui-même objet, sujet et lieu d'expérience ? Y a-t-il lieu d'opposer un événement en langage, phénomène de langage ou du langage, à un événement hors langage, un objet fort de son objectité avérée à un mot-image dont on subodore toujours la dérive phantasmatique ? Peut-être pas tout à fait car le phénomène du monde comme le phénomène de langage sont d'abord tous deux rapportés à une conscience, car ces événements sont des avènements pour une conscience ! Et il est clair que le langage a d'abord rapport au monde même si l'on peut indéfiniment discuter les modalités de ce rapport ! C'est pourquoi il serait naïf d'opposer de façon drastique deux types d'événementialité et de les vouer l'un à l'approfondissement scientifique et philosophique, l'autre à l'invention littéraire et plus particulièrement poétique alors qu'ils sont aptes à se recroiser en chiasme dans un apparaître commun Nous pouvons lire et vivre un tel chiasme dans l'uvre de Francis Ponge où le poème comme « objeu » tient autant au « parti pris des choses » qu'« au compte tenu des mots » tout comme dans les derniers textes de Merleau-Ponty où, s'opposant au corps, organes cernés par un épiderme, objet dont l'objectité est circonscrite, et tenant parfaitement à lui, l'image-concept de « chair », amenée par une description minutieuse de l'investissement de l'homme total dans le monde qui le porte et entoure et sur lequel il rayonne, devient à la fois « chair » de l'homme et « chair du monde » autant que « chair des mots » On ne peut ignorer non plus la force de la pensée dite analogique en matière d'invention scientifique, cette pensée se trouvant souvent favorisée par des mots-images ! Pourtant, nous voudrions ici, un bref moment, diviser d'abord plus qu'unir, décroiser plutôt que recroiser et ce, à l'intérieur même de l'investissement littéraire. Nous avons, par ailleurs, longuement étudié l'événement que le poème est en mesure de créer de par ses propres formes et forces, révélant cet avènement et tentant d'en cerner la nature comme la portée ontologiques[10]. Mais nous sommes frappé également, et tout aussi fortement, par le désir évident et éminent qui apparaît chez nombre d'écrivains du XXe siècle, poètes et romanciers, de rendre compte dans et par le verbe qui est le leur, par la prose le plus souvent mais pas exclusivement, de la qualité même de la surprise qui les a saisis alors qu'ils étaient littéralement « pris » dans l'imprévisibilité même de ce qui arrivait, de ce qui leur arrivait ! Pour parvenir à écrire la chose même qui advenait, il leur a fallu user des précautions, des tours et des moyens que Natalie Depraz décrit comme les règles implicites de l'écriture phénoménologique et qu'elle voudrait voir s'imposer comme celles d'« une autre époque de l'écriture » (selon l'expression d'Yves Bonnefoy) où, entre la neutralité insciente de ses moyens propre à l'écriture classique et la logorrhée baroque d'un style cédant au verbalisme, il y aurait une voie pour une juste appréciation de l'allure et du sens de ce qu'il nous vient du monde, de ce qui vient et revient au monde à travers nous. Nous souhaitons éclairer les amorces d'une telle voie au moyen de trois modestes exemples empruntés à notre modernité plus ou moins proche mais qui nous paraissent, chacun à sa façon, révélateurs. Il s'agit d'abord de l'incipit du roman de Claude Simon, Le Palace, paru en 1962 et dont le premier chapitre, intitulé « Inventaire », semble nous promettre une manière de « parti pris des choses » : Et à ce moment, dans un brusque froissement d'air aussitôt figé (de sorte qu'il fut là les ailes déjà repliées, parfaitement immobile sans qu'ils l'aient vu arriver, comme s'il avait non pas volé jusqu'au balcon mais était subitement apparu, matérialisé par la baguette d'un prestidigitateur), l'un d'eux vint s'abattre sur l'appui de pierre, énorme (sans doute parce qu'on les voit toujours de loin), étrangement lourd (comme un pigeon en porcelaine, pensa-t-il, se demandant comment dans une ville où la préoccupation de tous était de trouver à manger ils s'arrangeaient pour être aussi gras, et aussi comment il se faisait qu'on ne les attrapât pas pour les faire cuire), avec son soyeux plumage tacheté, gris foncé, à reflets émeraude sur la nuque et cuivrés sur le poitrail, ses pattes corail, son bec en forme de virgule, sa gorge bombée : quelques instants il resta là, l'il stupide et rond, tournant la tête sans raison à droite et à gauche, passant d'une position à l'autre par une série de minuscules et brefs mouvements, puis (sans doute parce que l'un de ceux qui étaient dans la chambre fit un geste, ou du bruit), aussi brusquement qu'il s'était posé, il s'envola[11]. Le « Et » initial, suivi immédiatement du déictique « ce », rattache d'emblée le monde verbal qui s'ouvre et le phénomène qui y apparaît à l'entièreté d'un monde extérieur toujours déjà présent et dont l'immense pression doit demeurer sensible et active. C'est de ce monde que surgit, sur le mode de la surprise, l'événement rapporté devant lequel l'écriture, comme se retirant d'abord, se vouant entièrement à ce qu'elle rapporte, réfrène ses propres effets et sa vocation de nommer comme de signifier pour « le » laisser être en son mouvement propre : l'appréhension est d'abord sensible et anonyme (« un brusque froissement d'air aussitôt figé ») avant que d'être intelligible (une longue parenthèse reconstitue le flux de conscience qui déploie et « ex-plique » l'impression exactement produite par l'arrivée imprévisible et imprévue d'un oiseau). Et le texte ne décrira l'action qu'ensuite, ne nommant le volatile que de biais (« comme un pigeon en porcelaine ») et longtemps après son irruption, celle-ci en sa manifestation propre comptant infiniment plus que l'identification zoologique, seconde voire secondaire. De fait ce qui intéresse le narrateur c'est le phénomène lui-même en ses esquisses progressives et successives, impressions sensibles et projections pensées entrecroisées qui lui permettent de prendre forme et nom : ces profils successifs ne sont pas sans faire penser à ce que l'analyse phénoménologique appelle « variations eidétiques ». L'eidos désigne chez Husserl l'essence formelle ou matérielle d'un objet ; c'est la structure même de l'objet dans son a priori concret, et cette forme essentielle et matérielle, noyau invariant, se dégage à travers toutes les variations dont cet objet est capable quand il est, comme ici, soumis à une série de points de vue qui sont autant de moments progressifs dans son appréhension sensible et intelligible. De fait l'observateur-narrateur fait redécouvrir l'essence du « pigeon » dont on croyait connaître les qualités mais abstraitement : sa taille étonne en raison de la proximité et l'oiseau change d'échelle, sa présence peut être inquiétante, oppressante, de même pour son poids qui suggère une comparaison renvoyant l'oiseau, chose ailée donc légère, à la matérialité charnelle et pesante qui est aussi la sienne. Les qualités propres au « pigeon » (plumage, couleurs, forme du bec et de la gorge, mouvements habituels) et censément connues, elles aussi, mais de loin, se trouvent exacerbées et rendues au vibrato le plus concret. Au terme de ce paragraphe, grâce au mouvement même de l'écriture, privilégiant l'objet décrit en son phénomène propre d'apparition, c'est l'essence revivifiée du « pigeon » qui nous a été rendue à nouveau sensible. Seuls quelques indices dispensent les signes avant-coureurs que l'on attend d'un incipit : nous comprenons, dans la parenthèse centrale, que le récit se déroule dans une ville dominée par la misère et la faim (nous apprendrons plus tard que nous sommes dans un pays d'Amérique latine). Mais nous ne savons encore ni qui parle ni quelles sont les personnes présentes en cette chambre. Nous pouvons noter également que l'auteur coupe ce début de toute symbolisation patente comme si le souhait narratif était d'abord de s'en tenir à la réalité des choses mêmes en leur prégnante émergence, en leur visée propre, « pré-symbolique ». L'exemple que nous venons d'analyser révèle, à notre sens, l'une des ambitions en acte de ce que l'on a appelé le « nouveau roman » dont l'entreprise aurait ainsi souvent une portée phénoménologique, mais il est possible aussi de traiter sur le mode de la chose même un état de conscience ou un acte de conscience, surtout en ces moments-limites où, aux confins du sensible et de l'intelligible, se déploient les plages les plus incertaines et les plus mouvantes de notre présence au monde Georges Pérec, en plusieurs longs mouvements de son livre Un homme qui dort, paru en 1967, a tenté de rendre compte avec une souple minutie de ces moments privilégiés où s'ouvre pour le dormeur « l'aventure du sommeil », des instants mêmes de l'endormissement où la conscience vigile commence à glisser dans l'inconscience L'écriture, ici encore, se met entièrement au service du phénomène qu'elle s'efforce de rapporter en sa teneur la plus exacte et la plus fine : Parfois, l'obscurité dessine d'abord la forme imprécise d'un as de pique : il y a devant toi un point d'où fuient deux lignes qui s'écartent et reviennent vers toi après un long virage. Plus tard, c'est un océan, une mer noire sur laquelle tu navigues, comme si ton nez était l'arête, ou plutôt l'étrave d'un gigantesque paquebot. Tout est noir. Il ne fait pas nuit, pas sombre, c'est le monde entier qui est noir, naturellement noir, comme sur le négatif d'une photographie, et seules sont blanches, ou peut-être grises, les lames que ton passage soulève de chaque côté de ton nez, le long de tes yeux qui sont peut-être les flancs du navire, là, où, autrefois, s'inscrivait l'as de pique, comme s'il n'avait été que le prélude à ce sillage, trace blanchâtre et ondulante que tu creuses devant toi en glissant sur l'eau noire. L'eau t'entoure de toutes parts, mer noire, immobile, extraordinairement plate, même pas phosphorescente, et pourtant, tu as l'impression que tu pourrais découvrir chaque détail, le moindre nuage s'il y avait un ciel, la plus petite terre s'il y avait un horizon. Mais il n'y a que la mer, et tu es tout entier étrave creusant sans effort, sans bruit, sans vibration, les traces blanches et profondes de ton passage, comme un soc de charrue retournant un champ[12]. Il existe, pour les enfants et les adolescents, des ouvrages intitulés « l'histoire dont vous êtes le héros » qui demandent au lecteur de s'identifier au personnage et lui laissent la possibilité de faire, à son gré, varier (quelque peu) l'intrigue. Nous pourrions suggérer que le lecteur d'un tel passage, sollicité par l'emploi de la seconde personne, vit « un état de conscience-état de chose dont il devient, accomplit et remplit lui-même, progressivement, la métaphore ». Il s'agit en effet pour le narrateur de coller à l'intentionnalité vive d'un acte de conscience : l'événement est l'endormissement comme chose même, le lâcher progressif de la conscience qui s'échappe à elle-même pour se muer en image déjà onirique. Et pour en rendre compte il use d'un mode de variation métaphorique. Lequel opère sur un mode en partie fictionnel, sur le mode du « comme si » (« peut-être », est-il dit aussi deux fois) : Husserl de son côté reconnaît l'importance de telles projections fictives pour parfaire le jeu de la variation eidétique. La variation, ici, se dessine d'abord un thème mouvant, celui de « l'as de pique », mais il n'est pas figure, suggestion formelle et dynamique seulement, comme une ébauche qu'il va falloir reprendre et actualiser. C'est l'identification du nez avec « l'étrave d'un gigantesque paquebot » qui déclenche tout le mouvement en ce milieu sans repères. Sous les paupières strictement fermées, les globes oculaires plongés en une nuit intérieure éprouvent les variations multiples de la qualité même du « noir » jusqu'à en faire un monde unique, mais pas uniforme, sans horizon, mais avec sa mémoire infuse. La syntaxe épouse les inflexions propres à l'avancée inexorable du corps-conscience, devenant « chair », à la fois homme et monde, et se figurant en ce vaisseau potentiel qui creuse son sillage tout en admirant la possible forme induite par ce même sillage. Ce jeu métaphorico-syntaxique déploie les aspects progressifs dudit acte de conscience dont l'eidos culmine in fine en une nouvelle métaphore menant à son terme la forme même d'un mouvement permanent : « comme un soc de charrue ». (Nous n'avons d'ailleurs en ces lignes que la première étape de ce mouvement, il se poursuit encore sur trois longs paragraphes de plus en plus oniriques.) Pas de progrès linéaire, pas de progrès narratif : ce texte ne raconte rien que l'approfondissement écrit, et déployé par le verbe, d'une plongée vers le sommeil où le dormeur se tient, un temps, entre les synesthésies propres à ses organes des sens livrés à eux-mêmes et l'ouverture imagée d'un songe encore incarné en la « chair » du rêveur. Nous pouvons noter, ici aussi, avec quel soin l'auteur coupe son propos de toute évocation symbolique : il se démarque ainsi à la fois des antiques Clés des songes tout comme du freudisme ; il restitue au dynamisme onirique sa dimension de phénomène vécu et tourne l'analyse comme la pensée vers un inconscient que l'on pourrait dire phénoménologique, tenant au préréfléchi, proto-ontique et « pré-verbal ». Écrire sans présupposition, sans préjuger d'une forme ou d'un sens, faire de l'acte d'écrire l'exploration ouverte et neuve, anticipative et inventive, de la pensée, du vécu tout comme des divers aspects du monde des étants : tel est également l'idéal des Cahiers de Paul Valéry où nous trouvons beaucoup de moments qui répondent au désir d'écrire les choses mêmes comme en ce petit texte de 1912 qui se garde de conclure pour ne pas réduire sous un concept ce qui a été vécu sous le signe de l'étonnement et de l'inattendu : Église de l'Île Callot Ce fin fond d'église où se passe quelque chose de non-clair. Je sens un autre m'envahir, je me sens ressentir un frisson primitif, un souffle sur toute la peau, et l'horreur se feindre sur toute ma surface, hérissant la séparation du froid et du chaud. C'est que je voyais les communiantes revenir de l'autel, toutes jointes et fermées, rentrées en elles-mêmes comme cet animal qui se retourne, gant, mettant le dedans dehors et le dehors nulle part. De quoi donc est le réflexe cette horreur et intimité sacrée ? Alors, de sentir simplement cette vague invisible qui se fait sensible sur ma chair comme si j'étais le brisant et le point où la houle se casse, et blanchit et se fait voir, de la sentir simplement monter, être ; sans la faire idée, sans l'opposer, l'attacher à nulle idée est-ce là refuser la Grâce ? Et était-ce la Grâce ? Ne pas conclure
IV,
700 [1912][13] Souvent, dans ces tentatives pour mettre au jour une vérité intime mais partageable, l'acte d'écrire précède le sens, sa « motricité » propre est « antécédance sur le sens visé ». Et dans les moments les plus heureux, il finit par « se cristalliser en une quasi coïncidence de l'acte d'écrire et de l'expérience vécue »[14]. Mais ce sens n'est pas forcément définitoire et discursif, réductible à un seul mot, concept ou notion, il peut rester, comme ici, suspendu dans les termes mêmes qui ont qualifié un vécu, qui ont évoqué la chose même trois ou quatre fois reprise variée sous des images et des angles différents, avec des expressions suggestives mais non arrêtées, toujours ouvertes. Le « non-clair », évoqué dès le début, n'est pas en effet l'obscur : ni celui de l'obscurantisme, ni celui de l'irréductible, irrationnel ou indicible ; son opacité est mouvante, ajourée et donne prise au verbe. Lequel a d'abord ici une fonction pathique et fait éprouver, dans les allitérations en /r/, /s/ et /f/ appuyées sur la stridence des /i/ (au second paragraphe), le passage de l'horreur qui hérisse, de toute l'horreur de l'autre. Nous sommes dans une église et devant des communiantes toutes refermées, crispées sur leur ferveur et cette horreur est sans doute sacrée bien que d'abord primitive. Car elle est pleinement physique, épidermique et liée au frisson de froid qui court sur la peau, charnelle jusqu'en l'image mentale que l'on peut se faire du corps de son corps devenu « chair » et/ou de celui des autres avec une vivacité et une acuité d'imagination qui sidèrent et font mal comme lorsque l'on se représente, avec autant de précision que de répugnance, la réversibilité de « cet animal qui se retourne, gant, mettant le dedans dehors et le dehors nulle part ». Il y va de l'image même d'une intimité rendue, elle aussi, réversible, violée et ulcérée, divulguée et souillée, d'une dimension du soi, de sa « propre chair » ouverte en monde et qui court le risque d'être à jamais perdue, que l'on voudrait préserver, protéger ou retrouver. La traversée de l'intimité par le fluide sacré est d'abord ressentie comme un viol ; répulsion, révulsion en résultent, dilacération et exhibition sont des dangers intérieurement et extérieurement pressentis Mais ce mouvement qui monte en soi, corps, esprit et « chair », comme une « vague invisible », et qui vient se briser, comme « la houle », sur celui qui parle, en se montrant et donnant à lui, et qui ressemble tant à une profanation est aussi une révélation et une promesse d'être, une invitation à être , comme à s'épanouir après rétraction. Et, ce mouvement double et un, il faut le laisser être en sa puissance, sa contradiction et son autonomie. L'ambivalence est telle que l'emploi d'un seul terme, d'une seule idée, pour définir l'événement, pour qualifier le phénomène, pour arrêter la chose même, serait détruire cette chose sans remède. écrire la chose même, jusqu'à la « quasi coïncidence de l'acte d'écrire et de l'expérience vécue », n'est pas la dire selon l'ordre des catégories ou des symboles ce texte-ci non plus ne débouche sur aucune symbolique, l'auteur s'en défend soigneusement , non plus que selon l'ordre du tiers exclu ou du discours propre aux idées-concepts, mais c'est la faire venir comme expérience à partager et à (re)faire avec le lecteur. Là est la Grâce (à condition toutefois de dépouiller le mot de toute connotation religieuse précise), et là seulement ! Et nous concluons en fait, là où Valéry veut rester en suspens ! Nous concluons parce que nous avons fait le choix délibéré et réfléchi d'une perspective phénoménologique, ce que ni Valéry, ni Pérec, ni Claude Simon n'ont fait de façon consciente. Ils se sont seulement tournés vers le phénomène dont ils voulaient rendre compte et lui ont laissé l'initiative afin de ne pas le perdre de vue, afin de lui être fidèle en une certaine vérité d'écriture. Ce faisant ils se sont approchés sans le savoir d'une écriture phénoménologique qui a ses règles et ses exigences, proches de celles qu'ils ont eux-mêmes mises en uvre. Ils nous ont ainsi fourni les exemples parlants d'une autre qualité de l'écrire moderne liée à l'événement, au phénomène, à l'expérience incarnée et qui vise à en préserver autant que faire se peut la spécificité. Toutefois cette perspective n'entre pas forcément en concurrence avec le mode d'écriture que semble privilégier la plus grande part de la poésie dite moderne, née avec Baudelaire, et une « littérature » qui, s'arrachant de facto à toute rhétorique des genres, souhaite « céder l'initiative aux mots » ; il nous semble qu'elle vient seulement la compléter du côté de l'attention à prêter aussi (d'abord ?) au monde des étants comme au monde encore préréfléchi en leur manifestation concrète. Le Socrate qui nous convie à nous tourner vers les choses mêmes ne s'oppose nullement à celui qui a étymologisé à perte de vue : seul le pur nominalisme et l'intransigeant réalisme se trouvent déboutés ! L'écriture qui se laisse inspirer par une approche phénoménologique nous semble inventer une troisième voie entre l'insistance, parfois entêtée, souvent entêtante des choses et la séduction, parfois tyrannique, des mots : le « parti pris des choses » prend la mesure du phénomène et de l'étant et leur garantit justice et justesse ; le « compte tenu des mots » pèse au trébuchet cette monnaie, menue ou non mais qui ne conserve de valeur fiduciaire qu'à proportion de la parcelle ontologique en elle discernable ! Et dans cette perspective qui tient l'équilibre entre verba et res, oui, « la rose d'autrefois » (rosa pristina) sait demeurer pour nous, parmi nous, dans et par son nom (nomine), dans et par la nudité même de son nom, la rose présente ; il suffit au poète, à l'écrivain, au penseur, au poète cédant l'initiative au phénomène, cédant l'initiative aux mots, de proférer nettement les vocables qui conviennent : « fleur » certes, et « rose » ou même « rose pompon », et « pétale pur », « pierreries de chair » ou « chiffon froissé, fané du désir », ad libitum dans la vérité du dire et écrire[15]. POST-SCRIPTUM [Cet essai a été l'objet d'un exposé, fait le 20 avril 2002, dans le cadre d'une journée de recherche de l'option « Littérature française et francophone » du Centre de Recherches Littéraires et Historiques (C.R.L.H.) de la Faculté des Lettres et Sciences Humaines de l'Université de La Réunion et nous souhaitons rapporter ci-dessous la teneur de quelques interventions, éclairantes et stimulantes.] L'on nous a fait remarquer qu'en marge du platonisme, et en parallèle ou en prélude à la tradition lettrée antiphilosophique (évoquée dans la note 4), les sophistes et la sophistique pourraient être tenus pour le « maillon manquant ». Les travaux du Colloque de Cerisy de 1984, tenus puis publiés sous la direction de Barbara Cassin, ont éclairé en particulier le lien entre la seconde sophistique (IIe et IIIe siècles de notre ère) et la naissance du roman comme de l'herméneutique (ce que laissent quelque peu présager aussi, à leur façon, les étymologies du Cratyle) : voir Le Plaisir de parler (éditions de Minuit, Paris, 1986) et Positions de la sophistique (Vrin, Paris, 1986). Constat un peu désolé voire désolant : de toute façon, dans le cas d'un événement-avènement hors langage, l'écriture sera toujours déjà en retard sur le phénomène Bien qu'en avance sur le sens, mais si sens il y a ! Car c'est aussi une épreuve imposée aux lecteurs, par le nouveau roman en particulier et des pans entiers de notre modernité littéraire, que le suspens, le « diffèrement » voire l'éclipse du sens L'écriture qui calque le phénomène et vise à garantir sa reprise la plus fidèle doit-elle nécessairement conduire au deuil que l'on ferait du sens (selon l'acception la plus ordinaire du terme) ? Au profit d'un pur et simple mimétisme, d'une virtuosité à tendance hyperréaliste ? Ou bien vient-il avec la présence, quand elle est préservée en son épaisseur en même temps qu'en son vibrato, dans sa juste teneur phénoménologique, un sens d'être perceptible comme tel et comment ? Corollaire : dans le cas d'un phénomène naissant du langage et de lui seul d'abord, l'écriture sera en avance sur l'événement autant que sur le sens mais cela ne garantit ni la force de l'événement ni la valeur de sens Les conditions de production du « fait » sont liées aux puissances latentes du verbe (valeur et influence des étymons, connotations ) et à son déploiement temporel autant qu'aspectuel (syntaxique, verbal, adverbial) Le sens ne sera pas d'emblée assertif ou prédicatif mais nourri des sens les plus enfouis dans le signifiant, des tensions propres aux visées aspectuels, des liens, des connexions et des déconnexions latentes Mais en ce cas sens et événement ne se confondent-ils pas en un unique avènement ? Le sens d'être n'est-il pas être du sens donc être à part entière ? Est-il possible de trouver vraiment du « pré-symbolique » quelque part ? L'eau, présente en sa vitalité d'élément (à des titres divers) dans les textes de Pérec et de Valéry, n'appelle-t-elle pas immédiatement, avant tout recul résolument critique, une lecture qui, sans être bachelardienne au sens strict, se laissera inspirer par les harmoniques liées au déploiement d'un cosmos aquatique ? Une symbolique s'impose d'elle-même presque tout de suite. Même le texte de Claude Simon, le plus nettement non-symbolique des trois, qui place au centre de sa description une comparaison : « comme un pigeon en porcelaine », n'induit-il pas une lecture qui tend à orienter le sens même du vif, en sa présentation comme en son appréciation, vers la brutalité opaque de la matière durcie et figée ? Et si l'on se heurte souvent à ses descriptions comme à l'irréductibilité d'un être-là dont l'intransigeante absence de sens sidère et décourage, c'est peut-être parce que l'insignifiance de la matière inerte est d'abord donnée à vivre sous le signe du pondéreux, de l'opaque, du dur, du sourd et du gourd Retour à la question du sens mais déjà colorée, même ici, par un symbolisme latent fondé sur la qualité d'un sentir particulier Ou, si l'hypothèse d'un possible « pré-symbolique » est à maintenir, il vaudrait la peine de comparer sérieusement à ce titre les premiers jets présents dans les Cahiers de Valéry avec la reprise qu'il en fournit lui-même quand il les récrit sous forme de petites proses méditées voire de poèmes en prose. Dans certains cas l'on pourrait suivre le filon ou la filière jusqu'aux poèmes en vers de Charmes par exemple : les pas des communiantes ont quelque chose de ceux offerts par le poème Les Pas : « Tes pas, enfants de mon silence,/ Saintement, lentement placés,/ Vers le lit de ma vigilance/ Procèdent muets et glacés ». Mais cette scène se symbolise ici très nettement en « Douceur d'être et de n'être pas » et le symbole s'explique juste après « Car » Le suspens se dénoue en un dilemme dont les deux termes sont énoncés. Le poète conclut, non en phénoménologue mais en docte fabricant de symbole Serge MEITINGER NOTES [1] La formule peut
s'entendre de deux manières : « Sous son nom la rose persiste en
son essence, [mais] nous ne tenons que les noms en leur nudité » ou « Persiste par son nom la rose
d'autrefois, [et] nous tenons les noms nus » ! Cette formule peut être l'expression du pur
nominalisme : nous n'avons pas de prise sur les essences seulement sur
les mots, mais la parataxe
entre les deux propositions permet aussi de lire une victoire du verbe sur le
temps, un triomphe de la mémoire maintenue par les mots sur la présence à qui
elle permet de persister. C'est une clef du livre écrit par Eco. [2] Platon, Cratyle, traduction française par Catherine
Dalimier, GF Flammarion, Paris, 1998, p. 187 ; le texte grec ne
contient pas le mot traduit, ici, par « choses » mais, un peu avant,
le groupe ta onta,
traduit par « les êtres », mot à mot « les étants »
c'est-à-dire ce qui est. [3] À l'exception
notable de la pensée, indissolublement philosophique et théologique, du
Moyen Âge qui a nourri de vigoureuses querelles autour du nominalisme, en
particulier celle dite des universaux (qui forme d'ailleurs le contexte
intellectuel du roman d'Umberto Eco). [4] Il faudrait ici
baliser le mouvement de ce que Pascal Quignard appelle « rhétorique
spéculative » c'est-à-dire « la tradition lettrée antiphilosophique
qui court sur toute l'histoire occidentale dès l'invention de la
philosophie » et qu'il fait lui-même commencer avec Fronton, le maître de
Marc-Aurèle (Rhétorique spéculative, Gallimard, collection Folio, nº 3007, 1997). Explorer
aussi le continent plus ou moins englouti de l'imagination à l'uvre et tenue
pour légitimement productrice qui, pour Ernesto Grassi, comprend la
« philosophie humaniste » (ou humanistique) et toute sa postérité qui
va jusqu'à Heidegger y compris, mutatis mutandis, en passant par le romantisme (Die Macht
der Phantasie, Anton Hain,
Athenäums Taschenbuch, bd 173, Francfort, 1992). [5] Natalie Depraz, Écrire
en phénoménologue, éditions
Encre marine, La Versanne, 1999, p. 90. [6] Ibidem. [7] Ibid., p. 91. [8] L'expression est
empruntée au linguiste Gustave Guillaume : « Observation et
explication dans la science du langage », Langage et science du langage, Éd. Nizet-Presses de l'Université Laval,
Paris-Québec, 1984, p. 29. Elle est au cur de l'uvre de Henri Maldiney en
particulier. [9] Nous nous
permettons de renvoyer à l'ouvrage collectif Henri Maldiney. Une
phénoménologie à l'impossible,
dirigé par S. Meitinger, Le Cercle herméneutique, collection Phéno, Paris,
2002. [10] Nous nous
permettons de renvoyer à nos travaux sur Mallarmé dont Stéphane Mallarmé, Hachette-Supérieur, collection Portraits
littéraires, Paris, 1995 et sur Jacques Garelli dont « Les Chantres de
l'obscur. Réflexions sur le logos du monde esthétique selon Jacques
Garelli », Littérature, nº 124, décembre 2001. [11] Claude Simon, Le
Palace, éditions de Minuit,
Paris, 1962, cité dans l'édition reprise en 10/18, U.G.E., 1971, p. 7. [12] Georges Pérec, Un
homme qui dort, éditions
Denoël, Paris, 1967 repris en collection Folio, nº 2197, Gallimard, Paris,
1990, p. 79-80. [13] Paul Valéry, Poésie
perdue, Les poèmes en prose
des Cahiers, édition de
Michel Jarrety, Gallimard, collection Poésie, Paris, 2000, p. 102-103 (la
référence en romain est celle du tome de l'édition fac-similé du C.N.R.S.,
1957-1961). [14] Natalie Depraz, op.
cit., p. 178. [15] « Je dis : une
fleur ! et, hors de l'oubli où ma voix relègue aucun contour, en tant que
quelque chose d'autre que les calices sus, musicalement se lève, idée même et
suave, l'absente de tous bouquets. » (Mallarmé, « Crise de
vers », Œuvres complètes, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1945, p. 368) où il nous plaît
d'entendre « idée » non en son sens platonicien mais en son sens,
cette fois-ci exact, d'eidos ! |