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Patrick Sultan : Des yeux pour entendre et des oreilles pour voir.

Compte rendu du livre de Stéphane Breton Télévision.

© : Patrick Sultan.

Mis en ligne le 4 août 2005.

 


Télévision, de Stéphane Breton, Paris, Bernard Grasset, 2005, 262 pages, ISBN : 2-246-67681-9

 

Des yeux pour entendre et des oreilles pour voir

Les lecteurs de Tristes Tropiques[1] se souviennent des propos las et quelque peu désabusés qui introduisent ce fameux essai ethnographique. Claude Lévi-Strauss (ou du moins le « je » ethnologue qui déclare sa haine sincère ou affectée des voyages et des explorateurs) est submergé par « une sorte de honte et de dégoût ». « Eh quoi ?, s'exclame-t-il avec humeur. Faut-il narrer par le menu tant de détails insipides, d'événements insignifiants ? L'aventure n'a pas de place dans la profession d'ethnographe ; elle en est seulement une servitude, elle pèse sur le travail efficace du poids des semaines ou des mois perdus en chemin […]. »

Que devrait dire Stéphane Breton qui, pour écrire l'essai au titre austère de Télévision, s'est sans doute astreint à regarder sans joie tant d'heures de programmes insipides, d'émissions de variétés indigentes ou de jeux ineptes, de reportages d'information ou de journaux télévisés qui visent le sensationnel et ne produisent que de la monotonie. Il ne s'est pas davantage épargné les « interviouves » (comme il l'orthographie cocassement à la Queneau) qui ne sont qu'un ramassis de poncifs et de niaises platitudes. En « savant austère » , il a en effet élu, parmi ses « terrains d'observation » privilégiés, le « plateau de télé[2] », le lieu le plus dérisoire et dénué de sens qui soit dans la société médiatique. N'a-t-il pas dû surmonter un fort mouvement de dégoût pour amasser le matériau significatif de son enquête en le glanant dans les émissions en vogue. Citons (horresco referens) Popstars, C'est mon choix, Zone Interdite, Y a que la vérité qui compte, On ne peut pas plaire à tout le monde, Tout le monde en parle, Stars à domicile… Dans son ascétique exploration de la vanité en images, cet ethnographe du petit écran a dû à certains moments beaucoup regretter les soirées en compagnie des Wodani des Hautes-Terres de Nouvelle-Guinée dont il a été l'hôte durant plusieurs années[3].

***

S'il avait pu au moins se délasser avec quelques modestes et parfois divertissantes séries B ! Mais non, en délimitant rigoureusement son objet, il ne s'est pas adouci la tâche : « J'adopte une définition restrictive de la télé, dans laquelle je ne comprends pas tout ce qu'elle diffuse, mais seulement ce qu'elle fabrique en propre et qui ne ressemble pas à ce qu'on peut voir d'ailleurs, bref, ce qu'elle a inventé d'original […]. Il faut mettre à part téléfilms et séries, qui relèvent encore du langage cinématographique, même si la forme en est dégradée » (page 13).

Il s'est dès lors refusé aux facilités d'une satire qui brocarderait les contenus télévisuels. À quoi bon assener de furieux coups dans le vide ? Après tout, aucun téléspectateur ne prend plus vraiment au sérieux ce qui se diffuse à la « télé ». Bien qu'il soit assez difficile en ce domaine de ne pas céder au sarcasme, à la détestation ou à l'écœurement, Télévision n'a rien d'un pamphlet qui se répandrait en imprécations ou condamnations moralisantes. Sa devise pourrait être spinoziste : « Ni se moquer, ni déplorer, mais comprendre. » En tout cas, si l'on ne peut pas s'empêcher de se moquer, on a le devoir de comprendre.

 

Stéphane Breton a opté pour une approche essentiellement formelle : il se propose d'observer la « télé » ; il ne s'attarde pas à ses travers ou à ses bassesses et ne la regarde ni de haut ni de travers. Il l'ausculte et la scrute plutôt de biais, à l'envers, sous différents angles afin d'en déjouer les leurres. Il entend ne pas se laisser méduser par cette construction mythique qui semble fonctionner hors de tout contrôle et se nourrir avec gourmandise de ses pires ennemis. Il tente seulement de dégager certains principes d'intelligibilité du langage télévisuel, de mettre au jour les principes de sa conception iconique, de décrire sa scénographie. Au fil de ses analyses, il essaie de fournir des hypothèses d'interprétation socio-anthropologiques du phénomène en exhibant les modes de construction spécifiques à la « télé », en insistant notamment sur le rapport instauré entre l'image et la parole, le visuel et le discours.

Cependant malgré ce parti pris méthodique, l'observateur ne se réfugie pas non plus dans une feinte et hypocrite distance, dans ce « regard au loin » absolu dont a rêvé l'anthropologie scientifique. C'est pourquoi à l'article savant, au traité de médiologie, il préfère le style enjoué de l'essai mêlant à ses réflexions une chronique de téléspectateur[4]. En empruntant la « voie diagonale de l'essai[5] » — « instrument d'une méthode a-méthodique » selon la formule de R. Lane Kaufmann — S. Breton franchit les frontières qui séparent les domaines des disciplines académiques (ethnologie, philosophie, esthétique, sociologie). Il s'affranchit ainsi du subjectivisme impressionniste de la critique télévisuelle traditionnelle, rompt avec l'étroitesse d'un positivisme rigide qui s'en tiendrait aux faits et aux statistiques ; et, sans rien céder sur l'exigence requise par le savoir scientifique, il récuse un esprit de système dédaigneux du rôle de la subjectivité dans l'acte de connaissance.

La plus grande originalité de Télévision consiste dans sa simplicité : au lieu de mener une inutile croisade contre le système de la télévision, de batailler contre l'empire des médias, et de pourfendre l'idéologie du spectacle, il pose des questions simples (et, dans un sens, scolaires) : qui parle ? à qui et pour qui ? qui voit ? que voit-on ? et surtout comment nous le montre-t-on ?

Stéphane Breton, fort de sa culture cinématographique, de son expérience de documentariste et de sa formation anthropologique, « regarde la télé ».

 

« Regarder la télé », est-ce si difficile ? Oui, car contrairement à ce que l'on pourrait croire naïvement (c'est le premier d'une suite de paradoxes habilement développés tout au long), on ne regarde pas la « télé », on l'écoute. La « télé » n'est point le règne des images. L'image y est au contraire sans cesse asservie à un commentaire, à une explication ; elle illustre. Inféodée à une perpétuelle glose, elle ne donne rien à voir mais sert seulement à authentifier un discours qui se donne illusoirement comme impersonnel. C'est une simple garantie de vérité accordée au discours.

En vrai cinéphile, qui garde en mémoire non seulement les images qu'il a pu voir mais aussi l'émotion qui leur fut liée, S. Breton narre le souvenir d'un changement de plan qui l'a ému. Il le fait avec l'alacrité caractéristique des nombreux segments narratifs qui ponctuent et animent sa démonstration : « Dans Les Disparus de Saint-Agil (Christian-Jaque, 1938), les collégiens se faufilent le long d'un souterrain obscur, puis soulèvent une trappe pour se retrouver en pleine nuit au beau milieu d'un champ. C'est le plus ancien souvenir cinématographique dont je me souvienne, laissé par un film médiocre. Le passage instantané, rendu possible par le montage, de l'angoisse confinée d'un boyau à la solitude imprévue mais glacée de l'air libre, cette métamorphose d'un espace clos en espace ouvert m'avaient paru enfant, l'expression même du merveilleux. J'y avais trouvé une jouissance particulière que je cherche à ne pas oublier […][6]» (p. 97).

Par cet exemple, on « voit » l'idée signifiée intégralement par l'image ; on n'a besoin d'ajouter aucun commentaire ; tout discours visant à expliciter l'émotion suscitée par l'enchaînement des images serait redondant. L'image cinématographique se passe de commentaire.

Au contraire, la mise en scène spécifique de l'image télévisuelle la réduit à n'être qu'un supplétif à un discours omniprésent, à une voix impersonnelle omnisciente. C'est ce que S. Breton désigne par le verbe de « monstrer[7] » : « J'appelle monstrer tout acte hyperbolique, de monstration si l'on préfère, au moyen duquel on détache du monde un objet pour illustrer un propos qui le surplombe » (p. 96). Cet acte de désignation a une fonction : il fait croire que ce qui est montré est le monde lui-même, que l'image est l'expression naturelle du monde. Il est un opérateur de croyance (pp. 81-108).

On pourrait ne voir dans ce stratagème qu'une technique comparable à celle mise en œuvre par le cinéma de fiction ou par le film documentaire. Mais ce serait justement oublier que le cinéaste assume la fiction comme fiction ; il ne prétend pas à être un agent impersonnel qui exprime le tout du vrai, mais seulement un artiste qui fait voir une part de la vérité du monde. Quant au documentariste, il ne s'absente pas de la scène qu'il tourne ni ne feint d'être invisible. Il ne se prend pas pour Dieu.

Un perpétuel déni d'énonciation (pp. 17-31) caractérise les formes propres au langage télévisuel qui n'accorde sa confiance ni à l'image, simple complément d'information, ni au langage qui se soutient de la présentation iconique. Ainsi, la « télé » « voudrait avec modestie être un échantillon du réel, prélevé à distance et présenté au plus proche. Il ne s'agit plus de représentation mais de témoignage. La télé ne parle pas du réel, elle prétend seulement le laisser parler » (p. 12). Par là, elle s'assimile à une forme de sacralité, une parole divine mais sans Dieu, immanente : une religion de consommateurs.

 

Pour donner consistance à ce vain discours totalisant que nul n'assume, mais dont tous sont instruments, il faut l'organiser, le structurer même comme un culte. La prolifération de cette image prolixe, saturée de parole, oblige à un ensemble d'inventions scénographiques, de rites que S. Breton démonte avec application. C'est alors qu'apparaissent les Fonctions indispensables à la réussite de la mystification (Le Journaliste, l'Artiste fabriqué, le Présentateur, l'Invité, la Victime…).

Ainsi, dans cette religion, le Présentateur est un intercesseur, un porte-parole qui n'a rien à dire mais qui doit simplement faire parler. Pour être plus exact, il contribue à donner l'illusion qu'il y a bien conversation. Il est « M. Tout-le-Monde » « sans passions, ni expérience, ni goûts » (p. 67) : il « représente la parole mais sans dire un mot (du moins sans dire un mot qui lui soit propre). » « Se taire en parlant et donner la parole sans l'écouter, tel est le rôle du Présentateur » (p. 68).

Un tel vide, en dépit de son constant bavardage, ne pouvant masquer tout à fait son inanité, le Public est convoqué, présent dans toutes ces émissions. Mais ce public n'en est pas un, il est juste là pour qu'on le voie. Il est un rouage du spectacle de spectacle. Il sert à faire croire qu'on assiste bien à un événement, à un échange, à une société, alors qu'il n'en est rien.

Tout le résultat de cette liturgie télévisuelle est qu'à la « télé » l'image est dégradée et le dialogue impossible. La rencontre y est mimée, jamais accomplie et les voix qui se font entendre s'annulent; les individus qui défilent sur les « plateaux de télé » et ne s'adressent en définitive qu'à une caméra n'ont ni porte ni fenêtre et le sens ne peut circuler entre eux.

« Personne ne parle. Personne ne regarde. La chose s'appelle télévision » (p. 260) — telle est l'ultime formule définitoire de Télévision.

Cette conclusion est sévère.

Elle n'est nullement triste cependant. Elle est libératrice.

Patrick Sultan



[1] Claude Lévi-Strauss, Tristes Tropiques, Paris, Plon, 1955, collection Terre Humaine, p. 13.

[2] Stéphane Breton semble d'ailleurs préférer user du terme apocopé « télé » plutôt que « télévision » ; ce choix entre deux termes semble moins indiquer la familiarité de langage que déjà dessiner une des affirmations paradoxales de cet essai : ce que l'on appelle improprement « la télé-vision » veut donner l'illusion de la proximité ; elle ne fait rien voir, elle éloigne au lieu de nous donner à voir le monde ; loin de le représenter, elle le « présente » et par là même l'escamote.

[3] Il leur a consacré deux films : Eux et moi (2001) et Le Ciel dans un jardin (2003).

[4] Cet essai est d'ailleurs, dans sa forme initiale, une suite de chroniques mensuelles parues en 2000-2004 dans la revue Esprit. Sa cohérence littéraire se ressent peut-être (redites, récapitulations insistantes, extrapolations, reformulations, disparate) de sa première publication en feuilleton.

[5] Voir l'étude de R. Lane Kaufmann sur l'apport de l'essai aux sciences humaines : La Voie diagonale de l'essai : une méthode sans méthode, article paru dans Diogène, nº 143, 1988, pp. 68-93 (traduit de l'anglais par M.-A. Béra), repris dans l'anthologie de F. Dumont, Approches de l'essai, Québec, éditions Nota Bene, coll. Visées critiques, 2003, pp. 183-228.

[6] Cet enchaînement d'images, ce souvenir d'enfance pourrait se lire comme une métaphore du métier d'ethnologue qui passe d'un lieu à un autre, qui s'arrache à la société, étroite (symbolisée par l'internat) où il est confiné pour surgir de manière à la fois préméditée et inattendue dans un espace inconnu à découvrir. Une image de décentrement.

[7] Voir A.J. Greimas, T.M. Keane, Dictionnaire du Français Moyen : La Renaissance, Paris, Larousse, 1992. La « monstre » désigne une revue de troupes, une parade, un spectacle, une apparence, un échantillon.


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