Patrick Sultan : Du plaisir de lire Hazlitt. Compte rendu du livre de William Hazlitt Du plaisir de haïr suivi de Sur le sentiment d'immortalité dans la jeunesse. © : Patrick Sultan. Mis en ligne le 28 juillet 2005.
Du plaisir de lire HazlittWilliam
Hazlitt, Du plaisir de haïr suivi de Sur le sentiment d'immortalité dans la
jeunesse, traduit
de l'anglais par Patrice Oliete Loscos, Paris, Éditions Allia, 47 pages, 2005,
ISBN : 2-84485-181-9 L'essayiste anglais William Hazlitt (1778-1830) n'est guère
connu du public français. Aucune traduction, il est vrai, n'était jusqu'à
présent disponible pour se faire une idée de son œuvre[1]
pourtant abondante[2]. Cela est
bien regrettable, car ce prosateur raffiné et énergique, au style familier et
simple[3],
a vraiment tout pour mériter d'être lu. Anticonformiste irréductible,
adversaire résolu de la monarchie et admirateur lucide de la Révolution
française, Britannique zélateur de Napoléon, moraliste âpre mais subtil et
aigu, pessimiste acide mais jamais aigre, ce critique littéraire pénétrant et
cultivé compte parmi les plus hautes et les plus nobles figures de
l'intelligence européenne. Voici quelques-unes des lignes suggestives que lui consacre Louis Cazamian dans sa classique et précieuse Histoire de la Littérature anglaise[4] : Hazlitt est un personnel, un solitaire, en lutte ouverte ou secrète avec le monde, où l'intransigeance de sa sincérité, l'acuité de son regard, inquiètent toutes les valeurs de convention ou de compromis. Il y a du Rousseau en lui, de l'orgueil souffrant, quelque misanthropie ; mais il ne perd pas la maîtrise de soi, l'équilibre, s'il n'a pas l'unité facile d'une âme simple. Car sa nature est double, et cette dualité fait sa richesse, comme un peu son malaise. Sa pensée est critique ; elle porte la marque de la dissidence religieuse ; elle a été formée au moment de Révolution Française, sous l'influence d'une philosophie de progrès par la raison. Hazlitt est, à certains égards, l'allié des radicaux intellectuels qui relèvent, après 1815, la cause de la liberté vaincue. Il croit à la vertu des doctrines, et veut suivre jusqu'au bout les conséquences de ses principes. Mais en même temps, son esprit est imprégné d'un romantisme profond. Il sait, il éprouve la puissance féconde de la connaissance intuitive, les limites de l'intelligence logique. Un sentiment vigoureux et direct de la vie intérieure, une sympathie pénétrante qui lui livre le secret d'autres âmes, tels sont les dons où l'œuvre de Hazlitt puise son originalité. Nous sommes donc fort reconnaissants
à la maison d'édition Allia[5]
de nous offrir la traduction de On the pleasure of Hating et de On the Feeling of
Immortality in Youth[6]. J'ignore si c'est, comme on lit
souvent sur les quatrièmes de couverture, « la meilleure introduction
à » l'œuvre variée et à la pensée toute en variations de Hazlitt ;
en tout cas, ces
brefs essais donnent accès à une voix singulière qui adopte pour parler (et non
pour disserter) de sujets aussi graves et cependant aussi communs que la vie et
la mort, des registres et des formes subtilement mélangés. En quelques pages
concises, on passe insensiblement de la confidence à la maxime, de l'anecdote
au paradoxe, de la satire à l'élégie, de la mélancolie à l'exaltation, du
dégoût à l'admiration, de la lassitude à la pugnacité, de l'enthousiasme au
désenchantement, de l'amertume à la joie. Tout s'enchaîne avec autant de
naturel qu'une conversation entre spirituels amis, toute d'improvisation et de
vivacité au point qu'on finit par oublier tout l'art qu'il faut pour écrire ce
fluide dialogue avec soi-même. Pour cette raison, ce qui est remarquable dans ces essais, c'est non point l'originalité ou la profondeur de chaque idée prise en elle-même mais les assemblages, les associations, les jeux d'allusions et de citations, par-dessus tout les transitions. Le refus permanent de toute emphase comme de toute affectation pourrait, si l'on ne lisait pas assez lentement, donner l'illusion d'une écriture au fil de la plume, d'une imagination qui suit son cours sans contrainte. Ainsi, dans Du plaisir de haïr, l'idée dont l'écrivain s'empare (ou plutôt qui s'empare de l'écrivain) est simple : la haine est une passion qui nourrit et alimente la vie, « la pensée et l'action » ; loin d'être une anomalie de la nature humaine, elle en constituerait le principe moteur. Malgré la radicalité de son pessimisme, on ne peut dire de ce motif qu'il est surprenant ; et si l'on pratiquait encore la critique des sources, on ne trouverait sans doute pas moins d'une centaine de penseurs qui n'aient déjà formulé d'une manière ou d'une autre cette idée. Et l'on en trouverait certainement beaucoup qui l'auront démontrée avec plus de cohérence et plus d'arguments. Le génie propre de Hazlitt est dans l'inattendu des associations, dans l'imprévisibilité des liaisons qu'il tisse entre les considérations variées que lui inspire cette idée. « Nous ne pouvons nous
défaire du principe de l'hostilité. » Que l'on considère seulement l'incipit[7]
qui mène à cette « thèse », d'inspiration antichrétienne. Mais ne
parlons pas ici de « thèse », ce serait trop dire, car rien dans ces
pages ne vise à démontrer, à réfuter, à convaincre même ; si l'on n'arrive
pas à réduire le scandale du mal, peu importe au fond ! ce qui compte
avant tout c'est d'ébranler, de secouer les certitudes, les euphémismes d'un
irénisme lénifiant. Hazlitt introduit cette noire pensée par un court récit
narré à la première personne ; c'est une scène observée avec humour et
détachement[8] :
« [Une araignée] court avec une hâte distraite et pressée, s'avance
vers moi en clopinant gauchement, puis s'arrête. Elle aperçoit l'ombre géante
devant elle et, doutant s'il lui faut battre en retraite ou bien continuer,
prend la mesure de son formidable adversaire. Mais comme je ne me lève pas brusquement
pour m'emparer de la pauvre bestiole vagabonde, ainsi qu'elle le ferait d'une
mouche prise dans sa toile, elle reprend courage et se risque à aller de
l'avant, avec un mélange de ruse et de crainte. Lorsqu'elle passe près de moi,
je soulève la natte pour faciliter sa fuite, heureux d'être débarrassé de cette
intruse importune et frissonnant à son souvenir une fois qu'elle n'est plus là.
Il y a un siècle, un enfant, une femme, un rustre ou un moraliste auraient
écrasé la petite bête rampante ; pour moi, ma philosophie est au-dessus de
cela, je ne veux aucun mal à cette créature, et cependant je hais le simple
fait de la voir. L'esprit du mal survit à sa pratique effective. » On voit dans ce passage comment la fiction permet
d'introduire l'idée, d'atténuer également ce qui pourrait passer pour une
froide, cynique et complaisante apologie du mal. Cette araignée inoffensive
(pour l'homme en tout cas !), cette « pauvre bestiole
vagabonde »,
cette « petite bête rampante » devient à la fin du micro-récit une « créature ». C'est le sentiment du civilisé
qui a recouvert sa nature d'un vernis de politesse et de conventions. Mais le
mal est déjà là : dans l'affrontement, dans l'hostilité, l'irritation,
puis persiste la haine que n'explique pas tout à fait sa cause. La réflexion
générale peut commencer ; le « nous » prend le relais du
« je » et l'esprit humain tout entier ne tarde pas à être compromis
dans « l'esprit de la haine », puis mû par « le plaisir de la haine » qui manifeste sa toute-puissance
dans nombre d'aspects de la vie. La haine s'insinue dans la nature, dans
l'histoire, dans la religion, enfin partout… : « Les animaux se
harcèlent et se tourmentent impitoyablement les uns les autres ; les
enfants tuent les mouches pour s'amuser ; […] une ville entière accourt
pour assister à un incendie, et les spectateurs ne se réjouissent nullement de
le voir éteint. Tant mieux qu'il le soit mais cela diminue l'intérêt… […] Le
plaisir de la haine, comme un poison minéral, ronge le cœur de la religion et
la transforme en fiel et en bigoterie ; il fait du patriotisme une excuse
pour aller porter le feu, la peste et la famine dans d'autres pays ; il ne
garde de la vertu que l'esprit de censure et une surveillance étroite, jalouse,
inquisitoriale des actions et des motifs d'autrui. » Mais cette virulente satire qui
n'épargne rien et qui, en sa démesure même, n'est jamais dénuée d'une certaine
ironie s'apaise ou plus exactement se retourne contre le satiriste et
s'intériorise ; l'essayiste livre alors quelques fragments de sa
vie ; de dénonciateur, il devient psychologue et moraliste : la haine
se porte même contre ceux que l'on a aimés, contre ce que l'on a pensé et
admiré, contre soi. L'ami évoque les amis perdus, le révolutionnaire les
illusions politiques de sa jeunesse. Le feu universel qu'il a décrit consumant
le monde pénètre au plus profond de l'âme et la divise d'avec elle-même. Ce qui émeut finalement dans cette
descente vers soi, c'est que l'amertume de la vie devant les valeurs suprêmes
de liberté et de fraternité constamment bafouées n'annule pas complètement une
secrète et constante aspiration à la beauté, à la noblesse. Hazlitt est un
misanthrope malgré lui et non dupe des excès de cet intenable extrémisme. La réussite pourtant de cet essai,
ce qui lui confère une véritable profondeur, me semble consister dans ce qui
pourrait échapper à la première lecture : la dernière phrase ne donne pas
le mot de la fin. « N'ai-je pas raison de me haïr et de me
mépriser ? Si assurément — et par dessus-tout pour ne pas avoir suffisamment
haï et méprisé le monde. » Cette formule d'ennemi du genre humain et surtout de lui-même
est assortie d'une note. Celle-ci est surprenante ; elle apporte la
contradiction à l'ensemble de l'essai qui s'achève. Il existe en effet une exception (miraculeuse ?) à
cette exécration généralisée : « Lorsque nous lisons, nous
adoptons toujours le parti de la justice et faisons nôtre le cas traité. » La lecture des grandes œuvres
serait ainsi le seul acte qui permette de s'arracher au lot commun de la détestation
et de l'iniquité, un espace possible de justice, l'unique refuge du bien :
« Au théâtre, chacun prend parti pour Othello contre Iago. Et les
jeunes garçons, à l'école, se rangent-ils du côté des Grecs ou des
Troyens ? » À partir de cette note, rejetée au bas du texte comme pour
la dérober pudiquement aux regards, la lecture de cet essai se modifie
rétrospectivement. Il y aurait donc dans la littérature un moyen par où
échapper à la haine ? Hazlitt n'est pas assez naïf pour y voir la solution
de tous nos maux ; mais pas assez insensible pour ne pas y trouver
peut-être un certain réconfort. Patrick Sultan [1] On trouve seulement, suivie de quelques extraits de Table Talk, Essays on Men and Manners (1822), la traduction de son unique roman : Liber amoris, traduit par G. Villeneuve, préface de Virginia Woolf, 336 pages, 1994, collection Romantique, nº 47, publié chez l'éditeur José Corti, ISBN : 2-7143-0524-5. [2] Hazlitt William, The Selected Writings of William Hazlitt, Duncan Wu (édité par), Londres, Pickering & Chatto, 1998, 9 volumes. [3] Ce qui ne veut pas dire commun : « It is not easy to write a familiar style. Many people mistake a familiar for a vulgar style, and suppose that to write without affectation is to write at random. On the contrary, there is nothing that requires more precision, and, if I may so say, purity of expression, than the style I am speaking of. […] It is not to take the first word that offers, but the best word in common use; it is not to throw words together in any combinations we please, but to follow and avail ourselves of the true idiom of the language », “On Familiar Style” in Table Talk, Essays on Men and Manners (1822). [4] Histoire de la Littérature anglaise, Paris, Librairie Hachette, 1924, p. 1027-1029. [5] Nous recommandons la lecture (et non seulement la consultation) fort instructive du catalogue 2005 des Éditions Allia : on y découvre le nom de beaucoup d'écrivains classiques et (ce n'est pas contradictoire) injustement méconnus, les titres de beaucoup d'ouvrages peu lus d'écrivains pourtant reconnus. Des traductions (nouvelles ou anciennes) d'auteurs majeurs du XIXe siècle et du XXe siècle dont on se demande pourquoi personne n'avait eu la bonne et simple idée de les publier ou de les republier. Toutes ces œuvres sont présentées selon un ordre historique et réunies dans ce catalogue et fournissent comme un contrepoint salutaire aux histoires officielles de la pensée et de la littérature qui ont encore cours dans maints manuels universitaires. Par exemple, au hasard, Les Poèmes de Lord Byron, le Zibaldone de Leopardi, La Philosophie de Platon d'Al-Fârâbî, Les Considérations sur l'histoire universelle de Jacob Burckhardt, Mes inscriptions de Scutenaire. En un mot, le bon goût et l'audace. [6] Le premier est extrait du recueil, The Plain speaker (1826); et l'autre de Winterslow, essays and characters written there, (1827, publié en volume en 1839). [7] Nous reprenons et adaptons pour l'essai la définition rigoureuse de l'incipit, donnée par Andrea del Lungo dans L'Incipit romanesque (Paris, Seuil, 2003, p. 54) : « la zone d'entrée dans la fiction proprement dite, à savoir la première unité du texte ». À distinguer de « l'attaque » qui serait seulement la première phrase de l'incipit. Dans le commencement d'un essai, on peut dire que c'est la zone qui mène à la formulation de l'idée majeure proprement dite. [8] Voici le texte en anglais qui donne un bon exemple des qualités de styliste de W. Hazlitt : « He runs with heedless, hurried haste, he hobbles awkwardly towards me, he stops — he sees the giant shadow before him, and, at a loss whether to retreat or proceed, meditates his huge foe — but as I do not start up and seize upon the straggling caitiff, as he would upon a hapless fly within his toils, he takes heart, and ventures on with mingled cunning, impudence and fear. As he passes me, I lift up the natting to assist his escape, am glad to get rid of the unwelcome intruder, and shudder at the recollection after he is gone. A child, a woman, a clown, or a moralist a century ago, would have crushed the little reptile to death — my philosophy has got beyond that — I bear the creature no ill-will, but still I hate the very sight of it. The spirit of malevolence survives the practical exertion of it. » La traduction de Patrice Oliete Loscos, autant que nous pouvons en juger, est précise, fluide, élégante. |