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Patrick Sultan : Fragments d'un discours téléphonique.

Compte rendu du livre d'Olivier Leplatre Appel à communications. Écritures du téléphone.

© : Patrick Sultan.

Mis en ligne le 2 mars 2006.

 


Fragments d'un discours téléphonique

Olivier Leplatre, Appel à communications. Écritures du téléphone, L'Harmattan, 2005.

 

Les objets s'entassent pêle-mêle dans notre mémoire littéraire. Un vrai bric-à-brac. Un « dictionnaire littéraire des objets trouvés » reste à compiler mais il faudrait rapidement renoncer à faire l'inventaire complet et il y a fort à parier que l'on aurait beaucoup de mal à y mettre bon ordre : ouvrir un département d'armurerie pour y entreposer l'arc d'Ulysse, le bouclier d'Achille, l'épée Durandal, l'arbalète de Guillaume Tell, la rapière de don César ? Mais dans quel vestiaire pourrait-on bien remiser l'invraisemblable casquette de Charles ? Où pourra-t-on bien fourrer le perroquet de Félicité ? Le violon de Holmes ? La cassette d'Harpagon ?

L'objet est partout dans la littérature et pourtant il semble ne jamais exister pleinement dans le discours sur la littérature ; l'objet est rattaché à l'étude d'un personnage, il « fait partie du décor », appartient à un ensemble descriptif. Il est tout au plus un emblème, mais il est rarement conçu comme une source de signification. On le conçoit au mieux comme un signal de reconnaissance, mais jamais comme un signe plein, qui ouvre à une connaissance, à une fiction, à un savoir. Et pourtant l'objet n'a rien d'inerte ou de mutique ; il se mêle à notre vie, il la simplifie ou la complique, la conditionne et la rend proprement humaine. Il parle sa langue, il parle de nous et même il nous parle ! nous l'expérimentons quotidiennement.

Olivier Leplatre fournit quelques explications à cette absence remarquable des objets dans le discours critique[1] : « Les objets ont été dispersés dans les champs plus vastes, et apparemment plus rentables ou plus séduisants, de la sémiologie et de la sémiotique du personnage. Même les travaux sur la description, alors qu'ils auraient dû consacrer son rôle et souligner ses modes de signification se servent des objets comme d'illustrations pour des vues qui les englobent sans les singulariser. Les grandes idéologies critiques ont, il est vrai, participé au démantèlement ou au brouillage intellectuel de l'objet : produit dans les thèses marxistes où il est réduit à la marchandise (avec un intérêt soutenu pour les romans du XIXe siècle), mis en fonction dans le structuralisme qui l'a débordé de lui-même en changeant en objet tout ce que peut, dans un récit, affecter un acte de désir  ; pris et fétichisé encore par la psychanalyse dans les rets de la relation d'objet et de son spectre pulsionnel, l'objet littéraire est là, sans y être tout à fait. »

Au critique littéraire donc de reprendre son bien et de porter son regard (de le baisser ?) sur ces êtres si présents, si enracinés dans nos vies que nous ne les voyons plus, que ne les entendons pas. «  Il [est…] temps de prendre le parti de l'objet et de faire entendre son discours, sa discursivité faite de poussées de sens, de tout ce qui engage le texte dans son rapport au réel, dans sa course à le dire et à le dédire[2]. »

S'inscrivant librement dans le sillage de critiques (Jean-Pierre Richard, Roland Barthes, Michel Butor), d'écrivains (Proust, Ponge, Gérard Macé), qui se sont mis à l'écoute de l'objet, l'ont ausculté et pressé de questions, Olivier Leplatre a posé son regard et aussi son oreille, ses mains — sur l'appareil téléphonique.

 

Le choix du téléphone pour commencer cette traversée des choses, parmi les mille objets qui partagent notre vie, n'est assurément pas fortuit. Le téléphone relève de la technologie, de la sociologie, de la politique, de la médiologie. Mais il ne relève pas moins des arts de la parole ; c'est aussi un dispositif langagier : il parle, fait entendre des voix, il capte des signes, les transforme et les transmet. Il est la source d'un immense réseau métaphorique qui sature notre langage le plus familier ; citons seulement les expressions les plus courantes : « La ligne est occupée ou libre, je décroche ou je raccroche, je suis pendu au téléphone, je suis aux abonnés absents, je vous le passe, etc. » Quelle mine de double sens, d'équivoques, de connotations ! Le téléphone pris dans la langue est une merveille d'équivocité. 

D'où la question initiale, simple, presque naïve qui ouvre Appel à communications : « Comment ça marche, quand on écrit le téléphone, quand un texte désire qui le prend pour objet ? Quelles machines textuelles possibles, quelles opérations de langage, quelles figures contient la machine pour l'écriture, quels secrets de littérature ? » (p. 11)

À cette question faite d'étonnement philosophique et de curiosité enfantine, Olivier Leplatre donne une réponse complexe, subtile et audacieuse. Il convient, pour donner la mesure du travail théorique qu'il réalise, d'en décrire la forme, le fonctionnement, la pratique.

Cet ouvrage est un « essai » mais — il faut y insister — un véritable et original essai. Qu'est-ce à dire ? Les ouvrages qui se présentent en librairie comme des « essais » ne sont le plus souvent que des thèses universitaires abrégées, allégées, voire amputées. L'appareil de notes a fondu et le didactisme requis par l'exercice est seulement masqué par une rhétorique misant davantage sur la captatio que sur la confirmatio. Ce qui manque à ces dissertations inavouées, c'est justement… l'essai, la tentative (jamais garantie de succès, courant le risque de l'obscurité, de l'inachevé) de nommer un recoin de l'être tenu, retenu dans le silence, de faire le saut dans l'expérience, c'est-à-dire dans l'inconnu. L'essayiste véritable expose certes mais surtout il s'expose, glose mais se dit dans sa glose. Il prouve mais s'éprouve, avance sans savoir exactement où le mène la trace qu'il ouvre.

Appel à communications est un objet singulier : il est composé à l'imitation de son modèle ; c'est un minutieux montage. La partie 0 (15-76) met en place le réseau, installe les câblages, met en fonctionnement les lignes (directrices), établit les branchements. La partie 1 (77-126) construit la boîte, le combiné ; la partie 2 (127-174) règle la sonnerie ; la partie 3 (175-253) vérifie le système de fils. On parvient alors, dans la partie 4 (257-350), à capter la voix. Puis — ultimes et nécessaires tests de vérification (351-372) — on met en place la cabine et l'on règle le son. Un annuaire des correspondants (381-383) est livré avec le tout, sans oublier le code (11-14). À vous, à nous la communication dès que ce dispositif a été mis en place !

Cet objet/ce livre singulier ordonné comme une totalité est aussi un objet multiple car « du téléphone en littérature (et ailleurs — peinture, cinéma… — mais toujours à partir de la littérature et de ses standards), je ne saurais parler que par fragments plus ou moins liés. Car la petite machine à portée de main associe et sépare, elle est d'essence nomade. Nous prenant, elle libère des messages mais elle connecte alors des êtres évanescents aux voix lointaines et intangibles. Rien d'uni que des spasmes nous arrivent. » (11)

 

L'essayiste ne traite pas thématiquement du téléphone, de ses représentations littéraires, picturales ou cinématographiques. Cela tient à la nature même de son sujet (de l'objet) : il n'est pas un thème, il n'en a pas la stabilité, il n'a rien de fixe, de définitif. Son être est tout entier dans le passage.

Il faut donc, si l'on veut prendre rigoureusement le parti de la chose, renoncer à une synthèse des discours littéraires sur le téléphone mais plutôt en épouser la mobilité, la faculté à faire circuler. Hermès, l'inventeur facétieux de la lyre, « messager des dieux, go-between de leurs voix ; Hermès numen des carrefours, des voyageurs, des bergers et des voleurs ; personnage des seuils, des rapprochements, des tables d'orientations, des distributions » serait sans doute le « patron tutélaire » (67) de cette machine. Et ce patronage oblige à une herméneutique qui parte dans de nombreuses directions, faite de rencontres, de haltes brèves, d'allers, de retours et de détours. La fluidité est requise pour cette écriture qui déroute, qui voyage, qui établit des passerelles et rapproche les distances.

Olivier Leplatre recourt pour ce qu'il nomme cette « forgerie[3] » (13) à des collages, des assemblages, des « compositions » : « Je raconte une sorte d'histoire, celle d'une décomposition d'un appareil téléphonique en textes détachés et décalés. » (13) Il sonde les multiples plans de l'appareil, le questionne, l'ex-prime, l'analyse et le rêve tout à la fois ; il trace ses lignes de fuite. On risque de s'y perdre parfois : comme celles de l'écriture divine, les voies du téléphone sont tortueuses.

Ainsi, on se demande à la lecture des premiers chapitres : Où est passé l'objet ? Une sorte de grande digression semble inaugurer l'essai : on s'attendait à trouver tout de suite certaines références comme le passage de la Recherche dans lequel le narrateur écoute la voix de sa grand-mère au téléphone, ou bien encore le proème de Ponge sur « L'appareil du téléphone ». Nous devrons attendre : c'est par la fable du Rieur et des Poissons (17 et sq.), par les saillies de ce pique-assiette de Neveu de Rameau (20 et sq.), ou bien encore par la métamorphose des paroles gelées dans le Quart-Livre (53 et sq.), que la communication s'établit. A-t-on perdu de vue l'objet ? oui, mais c'est pour mieux l'entendre. Pour comprendre en son intériorité cette machine parlante, il faut remonter à sa genèse mythique ; la communication risque de se bloquer si l'on n'élimine pas d'emblée les sources de perturbation, si l'on ne libère pas le mouvement de la parole, si l'on ne récuse pas la tenace illusion de thésauriser le logos . C'est cela même à quoi nous convie le gai savoir téléphonique : Circulez et faites circuler, il y a tout à entendre ! Tel serait le mot d'ordre (en fait plutôt le mot de désordre), « l'appel » que font résonner La Fontaine, Diderot, Rabelais, ces vrais ancêtres du téléphone !

 

L'appareil est donc « libre » désormais. Libre pour la fiction, pour le désir, pour la parole, pour l'écriture… « Par le téléphone, quelque chose de l'autre s'installe en état de fiction, dans la genèse de l'espace et du temps qui transforme les êtres de la réalité en personnages romanesques écrits par les oreilles. » (298) Olivier Leplatre peut alors en venir à explorer le signe téléphonique, à fouiller son épaisseur, à palper la texture de sa boîte, à éclairer quelques-unes de ses multiples mises en formes textuelles, de ses mises en scènes.

Son écriture critique si elle va résolument au-delà des formes scolastiques du discours universitaire, et récuse les impératifs d'une démonstrativité forcenée et systématique ne répudie pas les formes traditionnelles du commentaire de texte, des analyses d'images. Il les renouvelle cependant en recourant à la paraphrase[4], en introduisant des coupes, en désarticulant les textes, en les dépliant. Ainsi, la virtuose analyse du poème double de Francis Ponge consacré au téléphone[5] (chapitre 1 de la partie 2, pp. 129-159) en donne presque scolairement la composition exacte, puis en détachant des mots pour en extraire toute la riche ambiguïté reconduit le poème à sa source lexicale (la forme du dictionnaire). Ce faisant, loin de détruire le sens du poème, ou de le morceler gratuitement, il en prolonge l'inspiration, en reconduit le projet. Il met en pièces une Pièce de Ponge. C'est un bel exemple de circulation des biens.

Il procède différemment dans l'étude du mémorable passage[6] de la Recherche au terme duquel, après une tentative infructueuse et décevante, le Narrateur parvient par la grâce du téléphone à entendre la présence même de sa grand-mère débarrassée des scories de la vie. Olivier Leplatre ne brusque pas le texte, ne le froisse pas, mais, attentif à l'enroulement perpétuel des métaphores qui constitue le propre du style proustien, il déplie, et défronce doucement le tissu en reprenant (au sens de la couture) l'analyse des rapports de l'écrivain (du futur écrivain) avec la figure maternelle. Ce travail patient parvient à faire entendre la voix, ou mieux voir la voix dégagée par le travail d'écriture. Minutieux interprète de l'eidos du téléphone, cet intercesseur entre nous et nous-même, Olivier Leplatre capte des voix, reçoit et transmet.

L'appel à communications, dans le jargon universitaire, est la formule figée par laquelle on invite rituellement des chercheurs à participer à un colloque. On discerne une forme d'ironie dans le titre de cet essai qui, parfois intime, souvent lyrique, sort des sentiers battus du discours institutionnel. Néanmoins, son essai est bien aussi une invitation à une recherche commune, au partage d'un savoir dont le téléphone est à la fois le médiateur et le modèle, le symbole et la source. Il donne envie de le prolonger, d'en poursuivre le mouvement, d'en tirer indéfiniment de nouvelles lignes.

Patrick Sultan

 



[1] Olivier Leplatre, « L'objet manquant de la critique », sur Acta Fabula, automne 2004 (volume 5, numéro 4).

[2] Ibidem.

[3] « Forgerie », selon le Dictionnaire historique de la langue française, tome 2, Paris, Le Robert, 1998, a signifié « machination » et « métier de la forge » et conserve le sens de « ce qui est imaginé , inventé ».

[4] Voir, sur la notion de paraphrase, Stéphanie Smadja, « Paraphrase et métatextualité », sur Acta Fabula, printemps 2003 (volume 4, numéro 1).

[5] Francis Ponge, Pièces, dans Œuvres complètes, tome I, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1999, pp. 726-727.

[6] Proust, Le Côté de Guermantes, dans À la recherche du temps perdu, Paris, Gallimard, 1988, Bibliothèque de la Pléiade, tome II, pp. 432-433.


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