RETOUR : Cours sur la critique On ne reconnaît pas le fruit à son arbreBien que Marcel Proust n'ait jamais publié de son vivant son projet d'étude intitulé Contre Sainte-Beuve, ce texte demeure le plus connu des dispositifs dressés contre Sainte-Beuve. Il s'agit moins d'une œuvre posthume que d'une collation de différents projets d'articles non publiés, et de pages d'essais préludant à la rédaction de la Recherche. Lecteur averti du critique, Proust élabore sa propre démarche artistique en le prenant, ou plus exactement en se l'inventant, comme adversaire. Il ne s'agit pas d'une véritable discussion de l'œuvre de Sainte-Beuve mais plutôt d'un dialogue avec elle, en fait avec sa réduction scientiste. Niant le critique pour mieux s'affirmer comme créateur, il institue l'œuvre littéraire en la plaçant dans une absoluité qui la retranche du monde social, et, la préservant de la corruption temporelle, en fait l'unique accès à la profondeur du réel. Voir Pierre Campion, Critique, théorie, esthétique : L'invention de la critique dans Proust « L'œuvre de Sainte-Beuve n'est pas une œuvre profonde. La fameuse méthode, qui en fait, selon Taine, selon Paul Bourget et tant d'autres, le maître inégalable de la critique du XIXe, cette méthode, qui consiste à ne pas séparer l'homme et l'œuvre, à considérer qu'il n'est pas indifférent pour juger l'auteur d'un livre, si ce livre n'est pas « un traité de géométrie pure », d'avoir d'abord répondu aux questions qui paraissent les plus étrangères à son œuvre (comment se comportait-il, etc.), à s'entourer de tous les renseignements possibles sur un écrivain, à collationner ses correspondances, à interroger les hommes qui l'ont connu, en causant avec eux s'ils vivent encore, en lisant ce qu'ils ont pu écrire sur lui s'ils sont morts, cette méthode méconnaît ce qu'une fréquentation un peu profonde avec nous-mêmes nous apprend : qu'un livre est le produit d'un autre moi que celui que nous manifestons dans nos habitudes, dans la société, dans nos vices. Ce moi-là, si nous voulons essayer de le comprendre, c'est au fond de nous-mêmes, en essayant de le recréer en nous, que nous pouvons y parvenir. Rien ne peut nous dispenser de cet effort de notre cœur. Cette vérité, il nous faut la faire de toutes pièces et il est trop facile de croire qu'elle nous arrivera, un beau matin, dans notre courrier, sous forme d'une lettre inédite, qu'un bibliothécaire de nos amis nous communiquera, ou que nous la recueillerons de la bouche de quelqu'un, qui a beaucoup connu l'auteur. […] En aucun temps, Sainte-Beuve ne semble avoir compris ce qu'il y a de particulier dans l'inspiration et le travail littéraire, et ce qui le différencie entièrement des occupations des autres hommes et des autres occupations de l'écrivain. Il ne faisait pas de démarcation entre l'occupation littéraire, où, dans la solitude, faisant taire ces paroles, qui sont aux autres autant qu'à nous, et avec lesquelles, même seuls, nous jugeons les choses sans être nous-mêmes, nous nous remettons face à face avec nous-mêmes, nous tâchons d'entendre, et de rendre, le son vrai de notre cœur, et non la conversation ! » Marcel Proust, Contre Sainte-Beuve, [Texte écrit entre 1908 et 1910 ; 1ère date d'édition, 1954], Paris, Gallimard, collection Idées/Gallimard, pp. 157-158 et 161.
|