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Pierre Campion

Colloque « L'invention de la critique d'art ».
Université de Rennes 2, 24 et 25 juin 1999, sous la direction de Pierre-Henry Frangne et de Jean-Marc Poinsot.

© : Pierre Campion.

Les actes de ce colloque ont été publiés aux Presses Universitaires de Rennes sous le titre L'Invention de la critique d'art, 2002.


CRITIQUE, THÉORIE, ESTHÉTIQUE

L’invention de la critique dans Proust[1]

Les termes du problème

Dans l’œuvre de Proust considérée tout entière (c’est-à-dire dans la Recherche, ses avant-textes et les publications qui s’y rapportent, et même dans sa correspondance), les trois activités habituellement séparées de la critique, de la théorie et de l’esthétique coexistent, au sein de l’élaboration littéraire : il y est question de Nerval, Baudelaire et Flaubert ; de l’écrivain et de l’œuvre qu’il va, qu’il doit réaliser, qu’il est en train d’écrire, de ses dispositifs, de ses intentions, de ses empêchements ; du roman en général, de la musique, de la peinture. Il y est même question de Sainte-Beuve et de la critique (littéraire), sans que l’on puisse départager si c’est au nom de la défense des écrivains maltraités par la critique (disons : « Sainte-Beuve n’a rien compris à Baudelaire, ni à aucun de ses grands contemporains »), au nom de la théorie (« On n’écrit pas comme Sainte-Beuve croit qu’on écrit »), au nom de l’esthétique en général (« L’art n’est pas ce que croit Sainte-Beuve »), ou même au nom d’un certain quant-à-soi de Proust lui-même (« Ne cherchez pas dans ma vie la raison suffisante de mon œuvre », préoccupation peut-être inspirée par une dénégation de son homosexualité).

Tout cela dans un ordre paradoxal. Au sein de la Recherche, mais aussi dans sa période d’élaboration puis dans les années qui voient sa publication, la critique (notamment dans le Contre Sainte-Beuve,) la théorie de la pratique de son écriture (avant même que l’œuvre ne soit vraiment commencée…), la philosophie de l’art (dans l’œuvre et avant elle) se nouent de manière imprévue et cependant nécessaire :

• en termes d’esthétique, la réflexion philosophique vient avant l’œuvre et dans les tout débuts de sa chronologie propre (dans les travaux sur Ruskin, et dans Le Temps retrouvé,) elle a trait aux actes fondamentaux de la littérature (notamment à la lecture, dans le texte de 1905 et dans Du côté de chez Swann) et elle s’adresse à l’ensemble des arts (musique et peinture notamment, sous des modalités que nous verrons) ;

• dans les termes de l’opposition théorie/pratique, la réflexion sur le style vient avant, pendant et après (les pastiches, les pages sur le style et sur la mort de Bergotte, les déclarations et les images du Temps retrouvé, l’article de 1920 sur Flaubert) ;

• la critique anime les « conversations avec Maman » sur Nerval, Balzac et Baudelaire dans les papiers du Contre Sainte-Beuve, elle revient dans l’œuvre avec les notations sur Chateaubriand, Barbey et Nerval, elle se poursuit dans l’article sur Flaubert.

C’est le problème de ce paradoxe que je voudrais aborder ici, suivant une certaine problématique, pour au moins le baliser et en indiquer la complexité et l’importance théorique.

La référence

Je choisis de travailler dans la perspective des derniers travaux d’Alain Badiou. Ce sont trois livres publiés ensemble en octobre 1998, qui conjuguent ce que nous pourrions appeler, classiquement mais malgré lui, une esthétique, une politique et une ontologie[2].

Non sans m’écarter parfois de ses strictes définitions et contraintes conceptuelles, je m’inspirerai de sa position d’ensemble telle qu’elle s’exprime dans l’exergue de son Petit manuel d’inesthétique : « Par "inesthétique", j’entends un rapport de la philosophie à l’art qui, posant que l’art est par lui-même producteur de vérités, ne prétend d’aucune façon en faire, pour la philosophie, un objet. Contre la spéculation esthétique, l’inesthétique décrit les effets strictement intraphilosophiques produits par l’existence indépendante de quelques œuvres d’art[3]. » Autrement dit, et comme aussi pour Catherine Kintzler, les œuvres de l’art ne « donnent pas à penser » à la philosophie : elles formulent elles-mêmes des énoncés de vérité et des prescriptions de vie, cela proprement et, quand il s’agit de la littérature, littérairement.

Dans cette perspective, je me propose de tracer les éléments (certains éléments et même finalement un certain élément) de la pensée proustienne de l’art, comme configuration romanesque singulière, configuration que je résumerais pour l’instant sous le terme (Badiou dirait peut-être sous « le nom ») de la subjectivité.

Peut-être ainsi pourrions-nous lever au moins certains des problèmes que suscitent les fausses oppositions et les séparations arbitraires entre la pratique et la théorie, entre la critique et l’art, entre la philosophie et la littérature.

La « critique littéraire » dans Proust

Toujours comme esquisse rapide, on pourrait dire ceci.

Qu’il s’agisse de Flaubert en 1920, ou de Nerval, Baudelaire, Balzac dans les années du Contre Sainte-Beuve, ou de Bergotte (tel que le lit le narrateur dans le jardin de Combray, en pensant aux phrases de cet écrivain et aux appels de sa propre vocation), on a affaire à ce qu’on appelle habituellement « la critique d’écrivain », c’est-à-dire au point de vue de l’écriture (quel problème d’écrivain résout Nerval ?) et de la lecture (mais entendue comme pratique de la littérature). Déjà, comme on le voit, on ne peut distinguer ici :

• ni l’esthétique de la théorie (les catégories philosophiques de la connaissance des œuvres opposées aux catégories de leur production),

• ni la théorie de la pratique (le « Comment on fait » opposé au faire),

• ni l’écriture de la lecture (le « Comment on lit » opposé au « Comment on écrit »),

• ni la critique de la fiction (« Comment écrit tel romancier ? » opposé à « Écrire mon roman »).

Ainsi, non seulement Bergotte sera traité comme si c’était Anatole France (et un peu Marcel Proust), mais, dès le Contre Sainte-Beuve, les « conversations avec Maman », sous couvert d’analyses des styles par exemple de Baudelaire et de Balzac, opposent sur le mode dramatique les Balzac et les Baudelaire conflictuels de Maman et du Je. En même temps, se mettent en place deux personnages essentiels de la future Recherche, mais aussi et surtout un sujet narratif, son point de vue, sa voix, son éthique, et déjà quelques-uns de ses affects[4].

La littérature ici pense les choses et se pense elle-même, de toutes les façons et sous toutes les perspectives, selon la subjectivité d’un écrivain, vigoureusement affirmée et représentée dans la subjectivité fictionnelle d’un narrateur qui serait l’auteur.

Le geste de la critique littéraire : le pastiche

Arrêtons-nous plus particulièrement sur les pastiches de Proust.

Le prétexte est tiré de l’histoire judiciaire : un litige entre un ingénieur, Lemoine, qui prétendait avoir trouvé le secret de la fabrication industrielle du diamant et le financier ainsi escroqué, sir Julius Wernher, président de la De Beers. Les textes écrits sur ce prétexte : neuf pastiches, de Balzac, Flaubert, Sainte-Beuve (article critique sur le roman supposé de Flaubert), Henri de Régnier, les Goncourt, Michelet, Émile Faguet, Renan, Saint-Simon (plus trois non publiés, de Sainte-Beuve, Chateaubriand et Maeterlinck). Ce sont des critiques ou des écrivains plus ou moins aimés de Proust mais tous des stylistes[5]. Ces pastiches furent publiés dans des journaux, entre février 1908 et mars 1909 (c’est-à-dire dans une période décisive pour l’élaboration de la Recherche,) puis en volume (Pastiches et mélanges) en 1919 : observons que ce volume paraît après la publication des deux premiers titres de la Recherche et avant l'attribution du Goncourt[6].

Pour Proust, le pastiche appartient à la critique. Il s’y livre, écrit-il, « par paresse de faire de la critique littéraire, amusement de faire de la critique littéraire "en action"[7] ». Le principe en est celui du mimétisme, mimétisme du style par exemple de Flaubert, que Proust caractérisera plus tard, en 1920, de manière plus abstraite (saturation de la description, mouvement de « trottoir roulant » obtenu notamment par le moyen du « et », par le maçonnage des phrases, ainsi que par l’usage de l’imparfait et du style indirect libre en général). Si l’objet de ce mime est le style, c’est que celui-ci représente l’identité de l’écrivain en tant que le style constitue le geste scriptural de sa vision[8]. Ainsi le style de tel écrivain (« le nom » de sa subjectivité, dans les termes de Badiou) ne relève-t-il ni de la stylistique (comme étude scientifique des traits de son écriture) ni de la poétique (comme description des moyens que cet écrivain se donnerait en vue d'une certaine fin) ; il relève encore moins d'une caractérologie ; il relève de l’écriture mimétique d’un autre écrivain[9]. Comme le dit Aristote au chapitre 4 de sa Poétique, connaître (ici la subjectivité de tel écrivain), c’est représenter (ici le geste singulier de son écriture). La critique littéraire selon Proust est donc œuvre imaginative. C’est la vision subjective et identifiée littérairement d'une vision subjective et identifiable littérairement, conformément à la doctrine du Contre Sainte-Beuve, selon laquelle les œuvres de chaque écrivain constituent un univers imaginaire créé spécifiquement et identifié par un style, c'est-à-dire par certains traits d'univers imaginaire formulés selon une parole également spécifique.

La critique des écrivains répond donc à la nécessité suivante : la vision de tel écrivain (Flaubert) ne relève que de la vision de tel écrivain (Proust). Dans les deux textes de Proust sur Flaubert (pastiche et article), on assiste à la suggestion par Proust du mode de représentation de l'univers flaubertien, qui est lui-même celui de la suggestion. Encore justement Proust distingue-t-il parfaitement le pastiche de l’article, en écrivain que menaçait alors et que ne menace plus désormais la forte identité (Badiou dirait : la forte subjectivité) d’un Flaubert :

[…] pour ce qui concerne l’intoxication flaubertienne, je ne saurais trop recommander aux écrivains la vertu purgative, exorcisante, du pastiche. […] notre voix intérieure qui a été disciplinée pendant toute la durée de la lecture à suivre le rythme d’un Balzac, d’un Flaubert, voudrait continuer à parler comme eux. Il faut la laisser faire un moment, laisser la pédale prolonger le son, c’est-à-dire faire un pastiche volontaire, pour pouvoir après cela redevenir original, ne pas faire toute sa vie du pastiche involontaire. Le pastiche volontaire, c’est de façon toute spontanée qu’on le fait ; on pense bien que quand j’ai écrit jadis un pastiche […] de Flaubert, je ne m’étais pas demandé si le chant que j’entendais en moi tenait à la répartition des imparfaits ou des participes présents. Sans cela je n’aurais jamais pu le transcrire. C’est un travail inverse que j’ai accompli aujourd’hui en cherchant à noter à la hâte ces quelques particularités du style de Flaubert[10].

Tout y est : le lien de l’écriture à la lecture et le danger mortel qu’il pourrait comporter pour l’écriture, la conception du style comme notation de la voix intérieure, la pensée assimilatrice et distinctive que pratique le pastiche à l’égard d’une œuvre, la nature cathartique du gain que l’écrivain en retire, la nature de l’opération de pensée qui se forme à cette occasion, aux dépens tant de l’esthétique de la littérature que de la théorie et de la critique littéraires.

La critique de la « critique d’art » dans le personnage de Swann

À l’époque de son amour pour Odette, Swann n’est pas seulement un esthète jouisseur qui va connaître une expérience de l’amour inconnue de lui et unique, il se pique de préparer une étude sur Ver Meer. En fait cette étude est « abandonnée depuis des années » (Recherche, Pléiade, I, 195) et l’un des effets curieux de cet amour est qu’il s’y remet alors. Mais Swann pense qu’il lui faudrait retourner dans les musées, résoudre une question d’attribution (id, pp. 347-348) et, justement, sa préoccupation d’Odette l’en empêche. D’autre part, au même moment, Swann trouve à appliquer des souvenirs de Rembrandt, un tableau de Botticelli et la sonate déjà entendue de Vinteuil aux circonstances de cet amour. Tout se passe donc comme si l’amour d’Odette réactivait un sens affaibli de l’esthétique et des velléités d’œuvre critique mais aussi, en même temps, les empêchait ou même les pervertissait.

C’est que Swann est la victime de deux erreurs, qui n’en font qu’une. D’un côté, il croit que les œuvres renferment les indices matériels de leur vérité[11], de l’autre il en fait l’application aux êtres de sa vie quotidienne (son cocher, les gens du monde) et surtout un moyen de s’approprier la femme qui le fuit. En somme, il s’agit de confisquer, l’un par l’autre, le secret d’une femme et celui d’une œuvre : double faute, contre l’esthétique et contre l’éthique. C’est ce que Proust appelle « le péché d’idolâtrie », qu’il reproche à Ruskin (dans ses études de 1900) et qu’il dénonce aussi dans certaine conception de la lecture (dans sa préface de 1906 au Sésame et les lys du même Ruskin)[12]. Ainsi l’œuvre d’art est-elle indûment séparée, et de toutes les manières : objectivée, notamment en tant qu’assignée à des lieux (Delft) et à des personnes elles-mêmes objectivées (Ver Meer et Odette, différemment) ; instrumentalisée ; fétichisée.

Mais cela ne fait pas l’objet, dans la Recherche, d’une analyse ou d’une théorie. Il s’agit d’un personnage et de son histoire. Cette double faute engage Swann dans un processus qu'il n'avait jamais connu, celui de la jalousie, c'est-à-dire dans le processus engagé par la crainte de perdre l'objet aimé. Par là, il entre dans la dépendance à l’égard du temps et des formes qui le représentent : car, méconnaissant le temps imaginaire propre de l’œuvre artistique, qui est celui d'une loi intérieure créée et conquise, autonome, Swann tombe au pouvoir d'une logique extérieure, celle des événements dramatiques qui scandent toute passion. L'ordre dramatique est donc d'abord celui de ce récit (héros, unité de l'action, péripéties…), parce que cet ordre est celui de toute passion. Mais il y a plus.

Un amour de Swann est le contretype exact, et en abîme, du récit proustien de la Recherche : récit dramatique dans un récit organique, personnage inversé du narrateur, ce passage constitue le contrepoint de la madeleine (où le narrateur est renvoyé à lui-même et aux émotions de son propre corps) et de l'épisode des clochers de Martinville quand le narrateur, renvoyé à son émotion esthétique, écrit un morceau poétique.

Cela signifie, pour nous, ici, que l’esthétique de Proust, la théorie de l’œuvre et la critique de la « critique d’art » ne font qu’une seule et même démarche, et au sein de la fiction. L’œuvre pense donc par elle-même, elle totalise au passage des esquisses et essais de théorie, d’esthétique et de critique, que nous voyons paraître par moments et à diverses époques. En un mot, le sens philosophique et théorique, comme le sens moral de Proust appartiennent au mode, aux nécessités et au style même de sa fiction. Par là, à leur tour, les disciplines et perspectives se trouvent réunies dans le personnage et par son inscription dans la configuration esthétique de l’œuvre[13] : les attitudes et les affects (psychologie), les erreurs (théorie), les fautes (éthique), les défauts du goût chez cet esthète raffiné (esthétique du jugement). Dans les termes d’Alain Badiou, le personnage de Swann, comme tel et par les significations qu’il revêt au sein du récit, dit ce que ne doit pas être la pensée de l’art : il constitue un « énoncé prescriptif » négatif, dont toute la Recherche représenterait alors le contrepoint positif.

Voyons comment.

L’exercice de la critique d’art à travers la constitution de personnages

Les artistes de la Recherche sont des personnages : Bergotte, l’écrivain ; Vinteuil, le compositeur ; Elstir, le peintre. Celui-ci apparaît dès le temps de l’amour de Swann, il présente Albertine au narrateur et il lui fournit le prétexte pour parvenir auprès de Mme de Guermantes ; ses marines sont construites sur le principe de la métaphore entre la terre et la mer. Encore plus que lui, le personnage de Vinteuil et ses œuvres sont liés aux amours du narrateur, par Swann, par sa fille, par l’amie de celle-ci qui a élevé Albertine : sa sonate et son septuor sont des moments de la Recherche, ils en tracent l’esthétique et en construisent la logique narrative, non sans donner à plusieurs personnages l’occasion de proférer maintes sottises. Initié par Bloch et par Swann lui-même, le jeune narrateur lit Bergotte à Combray et s’enchante de son style ; plus tard Charlus lui prête un livre de Bergotte, et puis il associe Bergotte à Gilberte ; et Bergotte meurt en voulant vérifier si, dans La Vue de Delft de Ver Meer, et selon le critique qu’il vient de lire, « un petit pan de mur jaune (qu’il ne se rappelait pas) était si bien peint qu’il était, si on le regardait seul, comme une précieuse œuvre d’art chinoise, d’une beauté qui se suffirait à elle-même ». Ses derniers mots reprennent les termes du critique en les portant au niveau de l’évidence : « Petit pan de mur jaune avec un auvent, petit pan de mur jaune[14]. »

De la sonate de Vinteuil, des tableaux d’Elstir et des livres comme des dernières pensées de Bergotte, nous ne connaissons rien que par les impressions, les passions et les analyses des personnages et, en dernier ressort, du narrateur : la pensée de l’art ici consiste, non pas à commenter des œuvres, mais à inventer les artistes qui ordonnent la perspective générale d’un sujet fictionnel, comme autant de sujets eux-mêmes fictionnels. Ce n’est donc pas par un effet de structure mais par un effet de style que cette pensée existe, comme celle d’un Je qui, lui-même, représente la subjectivité de l’écrivain Marcel Proust.

Même Botticelli et Ver Meer, même François le Champi appartiennent à cette perspective. Comme les livres de Bergotte, le roman de George Sand se résume à un style. Dans un moment capital de sa vie et dans une scène unique du récit, l’enfant en reçoit la lecture, de sa mère : médiatrice de « ces phrases qui semblaient écrites pour sa voix et qui pour ainsi dire tenaient tout entières dans le registre de sa sensibilité », Maman les porte et les épure jusqu’à « l’accent cordial qui leur préexiste et les dicta, mais que les mots n’indiquent pas[15] ». Ce faisant, elle manifeste la seule forme recevable de la pensée d’une œuvre (comme personnage, elle formule, dirait Badiou, « l’énoncé prescriptif » de cette pensée) : ensemble la connaissance de cette œuvre (la manifestation de son style), un jugement de goût (sa « critique »), une « théorie » et une esthétique de la lecture dans la littérature, le tout ne tenant que par la figure de ces deux personnages, par le style de cette page et par les déterminations narratives auxquelles l’assigne sa position dans la perspective d’ensemble du narrateur.

À la différence du personnage de Swann (mais l’un et l’autre formulent le même énoncé), celui de Maman est créatif. Sa lecture, en effet, n’est pas instrumentale : elle révèle la voix de George Sand à l’enfant, elle s’absorbe dans cette voix, elle participe au concert des sujets qui constitue intimement le sujet proustien. Cette scène commence à réparer le geste de l’enfant qui vient « d’une main impie et secrète de tracer dans son âme une première ride et d’y faire apparaître un premier cheveu blanc » ; elle prépare et rend possible le don de la madeleine, c’est-à-dire la restitution tout entière de sa vie au sujet.

Le sujet proustien

Alain Badiou entend penser les politiques une par une, mais aussi bien les théories scientifiques, les épisodes amoureux, les configurations artistiques. En effet, dans ces dernières comme dans les autres domaines de sa pensée, il voit des singularités irréductibles aux conceptualisations de la philosophie et il souhaite les travailler comme Sylvain Lazarus, dit-il, le fait de la politique dans son « anthropologie du nom », c’est-à-dire « penser la singularité elle-même, non par concepts, mais en subjectivant la subjectivation à l’œuvre dans cette singularité[16] ». Le philosophe doit reconnaître que ces activités sont le fait de sujets et exercer à leur égard sa propre subjectivité.

Or précisément, avec la Recherche du temps perdu, on a affaire à une vaste subjectivation[17]. Non seulement tout événement de la fiction et, pour ce qui nous occupe, toute la pensée de l’art sont rapportés à des sujets et au seul sujet qui les ordonne, le narrateur, mais la structure et le style du roman (la structure comme style) consistent à instituer dans la pensée de ce sujet, de manière permanente et dynamique, l’ensemble de ce qui est. La tâche de la philosophie comme « inesthétique », tâche que j’essaie de remplir ici, consisterait donc à tenter de subjectiver cette subjectivation, c’est-à-dire à essayer, comme sujet d’une lecture, de la restituer à ses figures spéciales, de comprendre ces figures comme un effort de l’écrivain et comme autant d’énoncés cohérents de vérité, et prescriptifs : énoncés inséparablement de ce que doivent être le monde des choses, des êtres et des événements, mais aussi les œuvres, le style, et leur compréhension.

Chez Proust, l’absolutisation du sujet n’est pas une déclaration d’impérialisme mais une action à développer dans une œuvre à créer. D’autre part, c’est une tâche à la lettre infinie, entendons inachevable et inachevée, car indéterminée. Elle l’est de fait, comme on sait ; elle l’est de droit, en ce sens que ces énoncés ne peuvent être vrais et prescriptifs que comme effort et tension d’une subjectivité à l’œuvre, celle de l’écrivain s’énonçant, se représentant et s’accomplissant dans celle du narrateur : précaires, révocables, formulés aux risques et périls de l’invention littéraire, et non pas jugements universalisables de goût ou de vérité. Dispersées entre toutes les voix de la narration, unifiées cependant dans celle du narrateur mais de manière singulière, les conduites et les assertions disent notamment ce que doit être une œuvre, cette œuvre (« Oui, à cette œuvre, cette idée du Temps que je venais de former disait qu’il était temps de me mettre. Il était grand temps […] Aussi, si [la force] m’était laissée assez longtemps pour accomplir mon œuvre, ne manquerais-je pas d’abord d’y décrire les hommes […] — dans le Temps[18]. »), cela dans cette œuvre qui ne cache pas sa subjectivité et son inachèvement, c’est-à-dire, comme l’œuvre politique, sa situation à l’égard de l’événement et de la durée, de leurs démentis ironiques et de leurs accomplissements inattendus. Entendons : toutes les conduites et toutes les assertions, dignes et indignes, celles de Legrandin et de Mme Verdurin comme celles de Bergotte, de Mme de Cambremer et du narrateur.

 

J’ai essayé ici de procéder à une « identification » de la Recherche, au sens que dit Alain Badiou. Ou plutôt à l’approche d’une identification. En tout cas, il s’agit bien de ne penser la configuration d’une certaine œuvre qu’à partir d’elle-même (des catégories internes de la subjectivité esthétique) et de décrire ainsi l’une de ces singularités qui attestent la liberté de la pensée, pour nous et à notre usage[19].

Pierre Campion


NOTES

[1] Je remercie Pierre-Henry Frangne d’avoir prononcé cette communication alors que j’en étais empêché.

[2] Alain Badiou : Petit manuel d’inesthétique, Abrégé de métapolitique, Court traité d’ontologie transitoire, Seuil, 1998. Les épigraphes de ces trois livres portent la date d’avril 1998.

[3] À rapprocher de l’épigraphe de l’Abrégé de métapolitique : « Par "métapolitique", j’entends les effets qu’une philosophie peut tirer, en elle-même, et pour elle-même, de ce que les politiques réelles sont des pensées. La métapolitique s’oppose à la philosophie politique, qui prétend que, les politiques n’étant pas des pensées, c’est au philosophe qu’il revient de penser "le" politique. »

[4] Concernant les valeurs : il y a dans La Recherche des énoncés prescriptifs, dirait A. Badiou, énoncés explicites et implicites, qui constituent une éthique d’écrivain, complète et radicalement distinguée de « la morale ». Cette éthique n’est pas séparable de l’esthétique, de la théorie et de la pratique, de la critique littéraire ; elle s’élabore et elle trouve sa garantie dans la réalisation de la fiction. J’y reviendrai.

[5] Autres pastiches : de Ruskin et de Pelléas et Mélisande.

[6] En juin 1919, le même mois que À l'ombre des jeunes filles en fleurs. Le Goncourt lui sera attribué en décembre.

[7] Lettre du 17 mars 1908 à Robert Dreyfus, dans Marcel Proust, Correspondance, Plon, éd. de Ph. Kolb, tome VIII, 1981, p. 61.

[8] Cf. la déclaration célèbre du Temps retrouvé : « […] le style pour l'écrivain aussi bien que la couleur pour le peintre est une question non de technique mais de vision. » (À la recherche du temps perdu, Gallimard, Bibl. de la Pléiade, 1989, tome IV, p. 685.)

[9] Évoquant pour Robert Dreyfus ses pastiches et notamment celui de Renan, Proust écrit : « Pour mes pastiches, ton mot “ma technique” me fait bien rire. […] J’avais réglé mon métronome intérieur à son rythme et j’aurais [pu] écrire dix volumes comme cela. » (Lettre du 21 mars 1908, ibid., pp. 66-67.)

[10] « À propos du “style” de Flaubert », Essais et articles, éd. cit., pp. 594-595.

[11] Swann, à propos de la sonate : « Maintenant il pouvait demander le nom de son inconnue (on lui dit que c’était l’andante de la Sonate pour piano et violon de Vinteuil), il la tenait, il pourrait l’avoir chez lui aussi souvent qu’il voudrait, essayer d’apprendre son langage et son secret. » (Éd. cit., I, p. 209.)

[12] Textes repris dans « En mémoire des églises assassinées. III John Ruskin » (Pastiches et mélanges, éd. cit. pp. 105 et suiv.) et dans « Journées de lecture » (id., pp. 160 et suiv.). Ce deuxième texte est des plus intéressants, en ce qu’il enveloppe les considérations sur la lecture dans la fiction, à la première personne, d’un jeune lecteur installé dans la salle à manger où la cuisinière vient le déranger pour mettre le couvert avant l’arrivée de « ceux qui, étant fatigués, avaient abrégé la promenade, avaient “pris par Méréglise” ou [de] ceux qui n’étaient pas sortis ce matin-là, ayant “à écrire” ».

[13] Alain Badiou institue la « configuration artistique » à un niveau plus élevé de généralité (celui de la « prose romanesque » par exemple). Cf Petit manuel, pp. 26-28.

[14] « La Prisonnière », dans À la recherche du temps perdu, éd. cit., tome III, p. 692.

[15] « Du côté de chez Swann », dans À la recherche du temps perdu, éd. cit., tome I, p. 42.

[16] A. Badiou, Abrégé de métapolitique, éd. cit., p. 63.

[17] J’ai étudié cette figure centrale de l’œuvre dans « Le Sujet proustien » (La Littérature à la recherche de la vérité, Seuil, 1996).

[18] « Le Temps retrouvé », dans À la recherche du temps perdu, éd. cit., tome IV, pp. 612 et 625.

[19] Badiou évoque le travail de Sylvain Lazarus concernant les politiques et « la fécondité de l’appareillage d’intellectualité » qu’il a monté, comme rendant accessibles « les singularités les plus précieuses pour attester la liberté de la pensée (c’est-à-dire sa vocation à prescrire un possible ». (Abrégé de métapolitique, p. 51.)


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