Mis en ligne le 18 août 2016.
Boris
Wolowiec
Chaise, Table, Papier
Éditions
Le Corridor bleu, 2016, 114 pages, 10 €
Chaise, Table, Papier constitue peut-être à ce jour la meilleure, la plus facile
des entrées en matière dans l'univers foisonnant, débridé de Boris Wolowiec.
Dans leur simplicité nue, basique, ces trois objets, ces trois instruments dont
dispose l'écrivain, sont traités ici l'un après l'autre sans qu'ils interfèrent
véritablement mais ils forment néanmoins à eux trois une constellation que la
mise en volume du livre suggère. Chacune de ces trois choses est traitée pour
elle-même et forme également un espace de projection. Chaque chose fait écran
par sa matérialité et permet d'y projeter l'infini de l'imagination. C'est
qu'une chose qui se répète indéfiniment (soixante pages sont consacrées à la
chaise, ici) n'arrête en rien le processus imaginant d'un Boris Wolowiec. Au
lieu d'être entravée d'elle-même, de ses pattes et de son en-soi, la chose (la
chaise) se relance en permanence, bondit, tient la gageure d'accueillir la plus
abondante et prolixe des imaginations poétiques. Qu'on en juge par un extrait
pris au hasard (page 16-17) : « La
chaise a l'air de poser le problème de silhouette, d'imprimerie, de silhouette
imprimée, d'interjection, d'azote, d'avec, de parfois, de cartographie,
d'acquiescement, de carré, d'acquiescement carré, de balançoire, de puzzle, de
balançoire-puzzle, d'échelle, de panier, d'échelle-panier, de souhait, d'usage,
d'oisiveté, d'usage oisif, de courage, de courage-oisif, d'usage-courage,
d'usage-courage oisif, d'héroïsme, de discrétion, d'héroïsme discret, de
cartilages, de stalactites, de cartilages-stalactites, de confidences, de
chirurgie, de confidences chirurgicales, de schizophrénie, de schizophrénie
oisive, de condoléances, de condoléances oisives, chirurgicales oisives,
d'encore, de kangourou, d'Emmanuel Kant, de kangourou-Emmanuel Kant de l'ordre
des choses, de l'ordre de choix des choses. »
On
voit bien que Boris Wolowiec, plutôt que de tenter une approche sobre, économe
de son objet, privilégie – pour mieux le cerner ou le décerner peut-être, le décerveler – une méthode qui fait alterner l'éclatement, l'écart, l'exponentiel, et l'amalgame,
la concaténation de notions éloignées. C'est dans cette sorte de pulsation
entre la divergence et la convergence, entre le signe disjonctif et le signe
conjonctif qu'il situe l'entre-deux de la chaise : « la chaise reste là entre le chien et les
braises ». Comme si chaque chose, et notamment parce qu'elle a une
place dans le dictionnaire et dans un certain ordre des mots et des sons, se
situait dans un entre-deux dangereux, un entre-deux qui n'a rien de réparateur
ni de résolutif en tout cas.
Il
faudra un jour consacrer une étude sérieuse à la réinvention de l'image
poétique que Wolowiec opère dans le champ contemporain, l'apport qui est le
sien quant à la pratique de l'analogie inséparable de l'activité poétique. Ce
qu'il y a de neuf et d'inouï dans son usage de l'image poétique tient pour
partie je crois à ce qu'il ne cherche pas à dialectiser des opposés, à trouver
le moyen terme entre des contraires en vue de les équilibrer. L'image, chez
Wolowiec, n'est pas oxymorique, ou elle ne l'est que secondairement,
incidemment. Essentiellement elle n'est pas de nature oxymorique au sens où
elle ne cherche pas à réduire un écart entre des réalités éloignées. Elle vise
à augmenter toujours plus cet écart, d'où ce foisonnement de l'analogie qui à
force de multiplier les ressemblances finit par provoquer un éclatement proliférant
de la chose bien plutôt qu'un rassemblement. On pourrait dire que l'image
surréaliste classique, l'image reverdyenne-bretonnienne disons, a toujours un
fond d'idéalisme hégélien caché en elle : si c'est prétendument le plus
grand éloignement des réalités rapprochées qui fonde la valeur de l'image,
c'est toujours en vue de magiquement réduire cet écart malgré tout, que l'image
fonctionne, autour du fameux « point
de l'esprit où [les antagonismes]
cessent d'être perçus contradictoirement ». Or Wolowiec ne cherche pas
le point de résolution de la chose, ni son sens, ni sa vérité ni sa centralité,
mais il cherche à rendre la chose à sa puissance disséminante ou rhizomique.
Plus deleuzien qu'hégélien, son écriture ne reposerait pas sur un automatisme
où c'est l'inconscient qui guide le flux de l'écriture, ni même (encore moins)
sur l'idée d'une raison supérieure qui viendrait légitimer le processus
analogique. La question de la justesse de l'image est ainsi déplacée : si
le principe du plus haut degré d'arbitraire semble d'abord activé, ce n'est pas
avec derrière la tête chercheuse de l'image l'idée que l'imagination en corrige
l'arbitraire pour retrouver sous cet arbitraire une justesse seconde. C'est
bien d'abord la divergence, l'impropriété, l'impertinence qui viennent mettre
en branle l'imagination mais non pour que celle-ci vienne ensuite réajuster, ré-accommoder
la vision. Wolowiec laisse l'image faire errer l'imagination. Mieux,
l'imagination, forcée d'aller toujours plus loin dans le voyage à l'intérieur
des réalités mises en rapport, vaut pour elle-même, pour l'effort d'entendement
qu'elle exige, et non pour la solution qu'elle (ne) propose (pas). De nature
non oxymorique, non résolutive, l'image a d'abord une valeur dynamique, elle
correspond à une nécessité plus gestuelle, corporelle que mentale ou réflexive :
elle prône le mouvement de la chose, son exhortation, la sortie du sens commun dans
ce que Wolowiec nomme le hors-tout.
Un « hors-tout » qui serait le lieu où le tout du monde non pas se résout
mais s'aventure librement. Par les effets cumulés d'une litanie et d'un
délitement, d'une procession et d'une explosion, de quelque chose de
systématique et en même temps de complètement échevelé, il semble que
l'écriture du poète est aussi totalisante que détotalisante. Totalisante par son
aspect de collection, d'exhaustivité (tout
dire d'une chose aussi bien que dire
toutes les choses) et détotalisante parce que sa visée profonde est
d'échapper au carcan totalisant du réel – et d'y échapper par
l'imagination.
Pour
autant, l'image chez Boris Wolowiec, à maints égards radicale, absolument libre
d'aller où elle veut, n'a rien de solipsiste, de déconnecté des choses. Lorsque
l'écriture du poète s'empare d'une chose, il en fait ce qu'il veut, mais la
chose y est encore. Il y a bien une ressemblance qui reste dans les images de
Wolowiec, une ressemblance à l'état de trace, de mémoire ou de moteur secret.
La chaise a encore un pied dans la chaise, si je puis dire, même si elle a les
trois autres ailleurs, et qu'elle les a dans les bonds qu'elle fait pour s'en
aller tout à fait loin, dans un feu d'artifices de métamorphoses. Wolowiec part
bien d'une ressemblance, en l'occurrence la ressemblance entre une chaise et
une cage,
ou entre une chaise et un panier ou une échelle mais il prend bien soin de démolir
ces ressemblances, d'en accuser la facticité ou les approximations (« Le dossier de la chaise ressemble à un quasi
judiciaire ») comme s'il déstructurait l'éventail des motivations sémantiques
sur quoi se fonde l'image. La chaise, la table aussi bien que le papier ne
cessent alors de s'écarteler de l'intérieur, de se déployer, sous l'écriture du
poète, entre le plus concret et le plus abstrait, entre le physique et le
mental, la matière et le grammatical. D'ailleurs Wolowiec ne craint pas
d'utiliser des mots-outils comme des catégories à part entière du monde :
le « déjà », l'« encore », l'« ainsi », l'« à »
sont des réalités au même titre que le sang ou que le pain d'épices. Une
préposition a autant d'existence qu'une chose.
On
se demande comment malgré cet empan du lexique, cette ouverture extrême du
compas mental, l'écriture – à ce titre très physique, elle relève
quasiment de l'exploit sportif – peut rester lisible, et même
reconnaissable entre mille. Sans doute sont-ce les répétitions et reprises du vocabulaire
qui assurent à l'ensemble une densité de trame et de réseau parfaitement tenu et
cohérent, qui font également, de ces mots, un monde. Car bien que cherchant
l'écart maximal que le procès de l'image fait subir au langage et au monde, le
retour des mêmes motifs, des mêmes obsessions, compense l'effet de divergence
induit par la succession des images sans foi ni loi. Le texte se développe ainsi
dans un jeu de combinaison et de recombinaison des mêmes termes, explorant la
réciprocité des formules et l'expansion-contraction des génitifs : jusqu'à
trois ou quatre compléments de nom peuvent s'enchaîner sans que rien ne semble
les relier les uns aux autres sinon qu'ils ont déjà été associés par une phrase
antérieure, dans un ordre différent, et qu'ils viennent alors constituer une
sorte de réserve ou de bloc de mots bruts dans lesquels l'écrivain sculpte plus
qu'il n'écrit.
Comme
rien ne parachève en droit les associations de choses – aucune instance
lyrique ou métaphysique ne les justifie – celles-ci prolifèrent et plutôt
sur un mode rhizomique : « la chaise reste là comme le cheval d'arçon
des coïncidences du hasard même ». Seul peut-être le rictus des
zygomatiques donne aux rhizomes de l'image wolowiecquienne leur sens profond.
Il y a en effet chez Wolowiec une jubilation et un humour, un acquiescement
devant la spontanéité des relations d'analogie les plus improbables, les plus
évidentes en même temps, qui continuent d'étonner :
La chaise met des toupies dans la tête des marteaux.
La chaise joue au ping-pong avec la pioche du matin.
La chaise expose les épluchures de l'encre sur le trapèze des
cigares.
La chaise charme les fenêtres avec des bâtons de dynamite.
L'écriture
pousse l'imagination à bout, elle oblige le lecteur à un constant effort
d'entendement, de représentation mentale, comme si l'affirmation, l'assertion
qui sont au cœur du langage obligeaient le lecteur à admettre coûte que coûte. Maintes
phrases (« Le papier palpe le visage
d'in extremis de l'érosion ») semblent en effet frôler la limite de
l'entendement pour pousser celui-ci
dans ses retranchements et le forcer à encore concevoir. Il y a sous cette esthétique
radicale de l'imagination un éthos qui est un éthos de l'acquiescement (À oui est le grand livre de
l'acquiescement). Affirmer, apparaître (termes redondants), c'est, pour
Wolowiec, poser une positivité, une effectivité, une actualité presque, de
l'imagination. La poésie n'avait plus donné pareille fête au langage depuis longtemps.
Laurent Albarracin