Mis en ligne le 10 mai 2017.
Boris Wolowiec
Fenêtre
Éditions Lurlure, 99 pages, 2017, 16 €
La
difficulté apparente qu'il peut y avoir à lire les textes de Boris Wolowiec
tient à ce qu'il fait un emploi particulier, idiosyncratique, de certains mots,
comme s'il leur conférait une acception nouvelle dont lui seul posséderait la
clé. Heureusement, pour notre bonheur et notre compréhension, ces mots, il les
répète abondamment et obsessionnellement, à tel point qu'ils prennent
visiblement une autre valeur que celle de la langue courante et qu'ils
deviennent singulièrement lisibles, singulièrement emblématiques du monde que bâtit
l'auteur.
Le
mot « anesthésie », par exemple, qui apparaît dès la première page de
son nouveau livre, est de ceux-là. Il ne faut pas y entendre seulement une absence
de sensation, mais quelque chose comme son exact contraire : la fixation d'une
multiplicité de sensations. Par une sorte de mot-valise bricolé qui accolerait
et fusionnerait les notions d'analogie et de synesthésie, l'an[alogie-syn]esthésie wolowiecienne relève
bien plutôt d'une panesthésie, d'une
extension de la sensation à tout le domaine de l'entendement. Tout est
sensation, et même l'absence de sensation (l'anesthésie) est une sensation. Paradoxe
absolu, mais tout se passe comme si Wolowiec sentait, humait le monde avec des
paradoxes. Si le terme anesthésie convient bien malgré qu'il semble nier d'un
côté ce qu'il affirme de l'autre, c'est sans doute que dans sa morphologie même
il annihile, il bloque l'acception ordinaire du mot pour libérer l'explosion de
sensations dont il est par ailleurs l'agent. Wolowiec jouerait ainsi la
sensation-anesthésie contre (et avec) l'analogie, il amputerait les mots de
leur sens commun, de leur sémantisme hégémonique, pour rétablir la primauté de la
sensation, de la sensationnalité des
mots. L'anesthésie
serait ce qui préside à une opération des mots où il s'agirait de pratiquer une
ablation de la signification conventionnelle afin de permettre la rencontre – sur
une table de dissection – de toutes les sensations nouvelles. La
fenêtre serait alors le lieu idéal de cette anesthésie pour une saisie neuve du
monde et du langage. Et il faudrait entendre dans cette fenêtre une sorte de
contre-miroir mallarméen où la « translucidité » répondrait à la
fixation mallarméenne, au gel symboliste,
par une plus grande ouverture et porosité à la matière du monde. La fenêtre de
Boris Wolowiec est bien ce gel, cette glaciation mallarméenne (« Que la vitre soit l'art, soit la mysticité »)
mais elle est tout autant écran de projection de la translucidité des sensations :
« la fenêtre fixe la lumière par
la transe de l'anesthésie ». Dans le croisement de la croisée se
rencontrent le gel et le passage, la fixation et le mouvement, l'anesthésie et
la sensation. La fenêtre serait la table d'opération où s'opère l'immédiat.
Quoi
qu'il en soit, cette opération pratiquée dans la langue refuse de se donner
comme un processus intellectuel, comme une opération de la raison. Chez
Wolowiec, l'image n'est pas le rapprochement – logique ou surlogique – de réalités éloignées, elle n'est pas le résultat d'une
manipulation rhétorique ou d'une manœuvre de la pensée, elle est – ou
prétend l'être – le témoignage d'une synthèse primaire, originaire des
sensations. Ceci alors même que son écriture est à certains égards très
abstraite, que les sensations touchent aussi bien au domaine des notions que
des perceptions vécues. Bien que navigant souvent au sein de l'abstraction
pure, il n'est pas un « penseur » mais un sensitif. À ce titre il
serait une espèce de Simenon de la métaphysique.
Wolowiec
se réclame à bon droit de l'héritage de Malcolm de Chazal. On ne voit guère que
lui en effet pour l'égaler dans cette faculté de percevoir la co-présence des
sensations dans le moindre fragment du monde, de même qu'il n'y a guère que
chez Chazal que s'exprime une telle puissance d'affirmation du langage. Nul
besoin de prendre des pincettes, des précautions rhétoriques, la phrase, la
moindre phrase de Wolowiec dit la certitude paradoxale, affirme avec certitude
la sensation du paradoxe : « La
fenêtre affirme le tact de la translucidité. » Ici toucher et vision
se rejoignent, se touchent et s'illuminent, sont à la fois contigus et
éclairants, ils sont figés et explosifs, ils sont comme sertis ensemble dans la
certitude de la fenêtre. C'est cette affirmation générale et comme azimutée
qu'il faut admettre pour recevoir les textes de Wolowiec. Pour autant le monde
de celui-ci apparaît extrêmement cohérent, il ressemble à un immense système à
la fois dément et cohérent, à une encyclopédie en roue libre. Chaque notion
semble adossée à une bibliothèque de sensations, chacune est l'entrée, le
vestibule de l'œuvre où se presse l'œuvre entière. C'est pourquoi elle est
construite à la manière d'un dictionnaire ou d'un lexique dont À oui serait en quelque
sorte l'avant-propos, la table des
matières éclatée. Chaque mot semble gros d'un livre à venir ou déjà advenu :
Fenêtre
venant après Nuages
et Chaise, Table,
Papier. Le site de l'auteur promet
bien d'autres livres. On peut y voir aussi un réseau où tout fait rhizome (à la
manière d'un lien hypertexte mais qui serait vertical, fulgurant, déchirant la toile),
où chaque élément renvoie à l'ensemble et ne peut se lire que fort de la prise
en compte du tout. La moindre phrase semble en effet la concaténation du reste
de l'œuvre et il n'est pas étonnant que dans sa forme elle privilégie les
suites de génitifs, l'avalanche de génitifs. Tout est là d'un coup. Chaque
flocon y est un glacier, chaque pépite enclenche une coulée de lave. Chaque
génitif autant que compléter le nom semble ouvrir une porte béante sur une
infinité de mots. En ce sens son œuvre fonctionne bien comme un dictionnaire
fou, un dictionnaire en feu : un segment contient d'emblée l'entièreté de l'œuvre,
moins par emboîtement que par déboîtage, non pas à la manière d'une construction
logique et imbriquée mais plutôt comme si chaque maillon était le lieu d'un
déchaînement.
Prélevons
au hasard une phrase dans Fenêtre :
« La fenêtre fend filtre l'espace en
vide debout tabou. » Phrase d'abord malaisée à entendre parce qu'elle
associe des notions a priori éloignées et inconciliables mais aussi parce que
certaines sont « positives » (espace, debout) et d'autres
« négatives » (vide, tabou). Or il n'est pas du tout sûr que ces deux
derniers termes soient négatifs aux yeux de l'auteur. Dans son système
axiologique, la valeur morale qui affecte choses et notions est autre que celle
couramment admise. Ainsi lit-on, à l'entrée « Tabou » de À oui : « Le tabou ne révèle
pas qu'il est impossible de tout dire. […] Le tabou affirme la chose de
l'inouï. » Le tabou ne soustrait pas à la possibilité de dire, il lui ajoute
de l'inouï, il se dresse comme, dirait-on à sa manière, le totem debout du
tabou. Tout se passe comme si la positivité de la sensation relevait chacun des
éléments envisagés et lui permettait de l'inclure dans son système d'immédiatetés
: l'anesthésie est une sensation comme une autre ; le vide et le tabou
sont aussi des sensations capables d'apparaître dans le cadre de la fenêtre,
dans son espace d'affirmation. Rien ne s'oppose à la puissance d'affirmation et
surtout pas la soi-disant distinction du concret et de l'abstrait. Wolowiec
étend le champ d'action de la métaphore à la pure abstraction. Elle n'est plus
guidée ni limitée par l'orientation sensori-motrice du corps : on peut toucher
avec les yeux, flairer avec l'ouïe, etc. Mais encore ce sont les divers processus
d'abstraction même qui sont perçus comme des réalités sensibles et
tangibles. « La fenêtre se tient
enceinte de l'enfant de la disparition ». Non seulement la métaphore
touche tout et détruit toute catégorisation mais elle se détruit elle-même
comme destruction : « La
fenêtre déchire la foudre comme arbre du papier. » La métaphore ne
néantise pas, elle fait toujours apparaître, elle fait toujours tout ressentir
comme une sensation, serait-ce celle du vide ou de la disparition :
« Face à la fenêtre la disparition
apparaît […]. La fenêtre
redisparaît ». La fenêtre fixe le vide comme sensation et comme
espace de redisparition. Cette redisparition dit bien que le vide n'est pas un
état ni non plus un néant, encore moins une idée, mais bien une sensation, une
sensation positive, active. La parole poétique, parce qu'elle est
essentiellement une assertion, parce qu'elle est constitutivement une
affirmation, empêche la négation quand bien même elle l'exprimerait. Si à bien
des égards on est avec ce livre dans une réécriture de Mallarmé, on est loin de
la fascination de ce dernier pour le Néant. « La fenêtre transit ce qu'elle offre à la sensation. La fenêtre transit
ce qu'elle offre par le vide du feu. La fenêtre transit ce qu'elle offre
par le noli tangere de vide du feu ». Le mot transir est ici
intéressant en ce qu'il dit la fenêtre comme espace de transition, comme lieu
de passage, de transport ou de transfert du sens, et en même temps il dit que
la fenêtre fixe et fige, qu'elle glace comme d'effroi le sens en sensation et
place celle-ci du côté d'une terreur, d'un sublime qui affecte et saisit le
regardeur. Le « noli tangere de vide
du feu », c'est bien en effet cette idée que l'intouchable lui aussi se
dresse comme sensation tactile, en l'occurrence comme une parole christique qui
à la fois incarne et éloigne absolument.
Il
faut dire encore un mot de l'usage si particulier que Wolowiec fait de certains
termes, ceux qui sont formés avec le préfixe a-. Ils sont assez nombreux :
anesthésie, alibre, alogique, amnésie, aphasie, etc. On peut se demander en
quoi le a- est ici véritablement privatif. Puisque l'anesthésie est traitée
comme une sensation, puisque l'affirmation règne en maître dans cette écriture,
on est en droit de se demander s'il ne signale pas plutôt l'adresse ou la
direction (mais hasardeuse), une sorte de jet dans l'inconnu qui se serait greffé
à l'entrée du mot. Comme si ce a- était bizarrement un mixte du a- privatif et
de la préposition. L'anesthésie est une sensation sans complément, pure de tout
contenu sinon de son adresse à l'inouï. La sensation-anesthésie est une
sensation du vide de la sensation, une sensation envoyée « jusqu'à »,
en un geste purement intransitif, si l'on peut dire, certes dirigé vers quelque
chose mais qui se suspendrait avant de l'atteindre. Car même les mots-outils de
la langue semblent faire sens, perdre leur fonction grammaticale pour permettre
une extension, un surcroît de sensation : des mots-outils comme « à »,
« ainsi », « c'est-à-dire » sont substantivés et peuvent très
bien s'inscrire dans la chaîne des génitifs, soit qu'ils sont à prendre à la
lettre soit au contraire qu'ils vident les mots voisins de tout contenu de
sens. Car plutôt que de faire sens, ces mots-outils contribuent à substituer au
régime de sens à l'œuvre dans le langage, un régime de sensations.
C'est
donc bien une langue qu'invente Wolowiec, ou plutôt il fait faire un pas quasi anthropologique
dans une nouvelle conception du langage. Benveniste disait à propos de
Baudelaire : « Le poète recrée
donc une sémiologie nouvelle, par des assemblages nouveaux et libres de mots. À
son tour le lecteur-auditeur se trouve en présence d'un langage qui échappe à
la convention essentielle du discours. Il doit s'y ajuster, en recréer
pour son compte les normes et “le sens”.»
Chez Wolowiec, le langage n'est plus un système de signes qui renvoient à du sens,
mais un système de sensations, directes, sans médiation. Il ne s'agit pas pour
lui de tenter de restaurer un lien devenu trop lâche dans les signes, il ne
s'agit pas de rétablir du sens, il s'agit au contraire de le laisser et de le
regarder chuter. Son système est bien plus proche d'une avalanche, d'une
cataracte dont la fenêtre serait l'un des lieux de cristallisation. La chute,
la défenestration permettent de retrouver « l'aura du vide » qui serait quelque chose comme son futur
antérieur à même la sensation du vide. Il y a en tout cas, dans cette œuvre
dont il nous tarde qu'elle soit mieux connue, quelque chose d'inédit, de
proprement inouï : « La fenêtre
apparaît comme un tableau de bond. La fenêtre apparaît comme un tableau de bond
dérobé, le tableau de bond dérobé de la fraîcheur. »
Laurent Albarracin