RETOUR : Images de la poésie

Laurent Albarracin : Lecture de Boris Wolowiec, Fenêtre.
© : Laurent Albarracin.

Mis en ligne le 10 mai 2017.

Voir, sur ce site, par Laurent Albarracin, la lecture de Boris Wolowiec, Chaise, Table, Papier.

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Boris Wolowiec
Fenêtre
Éditions Lurlure, 99 pages, 2017, 16 €

La difficulté apparente qu'il peut y avoir à lire les textes de Boris Wolowiec tient à ce qu'il fait un emploi particulier, idiosyncratique, de certains mots, comme s'il leur conférait une acception nouvelle dont lui seul posséderait la clé. Heureusement, pour notre bonheur et notre compréhension, ces mots, il les répète abondamment et obsessionnellement, à tel point qu'ils prennent visiblement une autre valeur que celle de la langue courante et qu'ils deviennent singulièrement lisibles, singulièrement emblématiques du monde que bâtit l'auteur.

Le mot « anesthésie », par exemple, qui apparaît dès la première page de son nouveau livre, est de ceux-là. Il ne faut pas y entendre seulement une absence de sensation, mais quelque chose comme son exact contraire : la fixation d'une multiplicité de sensations. Par une sorte de mot-valise bricolé qui accolerait et fusionnerait les notions d'analogie et de synesthésie, l'an[alogie-syn]esthésie wolowiecienne relève bien plutôt d'une panesthésie, d'une extension de la sensation à tout le domaine de l'entendement. Tout est sensation, et même l'absence de sensation (l'anesthésie) est une sensation. Paradoxe absolu, mais tout se passe comme si Wolowiec sentait, humait le monde avec des paradoxes. Si le terme anesthésie convient bien malgré qu'il semble nier d'un côté ce qu'il affirme de l'autre, c'est sans doute que dans sa morphologie même il annihile, il bloque l'acception ordinaire du mot pour libérer l'explosion de sensations dont il est par ailleurs l'agent. Wolowiec jouerait ainsi la sensation-anesthésie contre (et avec) l'analogie, il amputerait les mots de leur sens commun, de leur sémantisme hégémonique, pour rétablir la primauté de la sensation, de la sensationnalité des mots. L'anesthésie serait ce qui préside à une opération des mots où il s'agirait de pratiquer une ablation de la signification conventionnelle afin de permettre la rencontre – sur une table de dissection – de toutes les sensations nouvelles. La fenêtre serait alors le lieu idéal de cette anesthésie pour une saisie neuve du monde et du langage. Et il faudrait entendre dans cette fenêtre une sorte de contre-miroir mallarméen où la « translucidité » répondrait à la fixation mallarméenne, au gel symboliste, par une plus grande ouverture et porosité à la matière du monde. La fenêtre de Boris Wolowiec est bien ce gel, cette glaciation mallarméenne (« Que la vitre soit l'art, soit la mysticité ») mais elle est tout autant écran de projection de la translucidité des sensations : « la fenêtre fixe la lumière par la transe de l'anesthésie ». Dans le croisement de la croisée se rencontrent le gel et le passage, la fixation et le mouvement, l'anesthésie et la sensation. La fenêtre serait la table d'opération où s'opère l'immédiat.

Quoi qu'il en soit, cette opération pratiquée dans la langue refuse de se donner comme un processus intellectuel, comme une opération de la raison. Chez Wolowiec, l'image n'est pas le rapprochement – logique ou surlogique – de réalités éloignées, elle n'est pas le résultat d'une manipulation rhétorique ou d'une manœuvre de la pensée, elle est – ou prétend l'être – le témoignage d'une synthèse primaire, originaire des sensations. Ceci alors même que son écriture est à certains égards très abstraite, que les sensations touchent aussi bien au domaine des notions que des perceptions vécues. Bien que navigant souvent au sein de l'abstraction pure, il n'est pas un « penseur » mais un sensitif. À ce titre il serait une espèce de Simenon de la métaphysique.

Wolowiec se réclame à bon droit de l'héritage de Malcolm de Chazal. On ne voit guère que lui en effet pour l'égaler dans cette faculté de percevoir la co-présence des sensations dans le moindre fragment du monde, de même qu'il n'y a guère que chez Chazal que s'exprime une telle puissance d'affirmation du langage. Nul besoin de prendre des pincettes, des précautions rhétoriques, la phrase, la moindre phrase de Wolowiec dit la certitude paradoxale, affirme avec certitude la sensation du paradoxe : « La fenêtre affirme le tact de la translucidité. » Ici toucher et vision se rejoignent, se touchent et s'illuminent, sont à la fois contigus et éclairants, ils sont figés et explosifs, ils sont comme sertis ensemble dans la certitude de la fenêtre. C'est cette affirmation générale et comme azimutée qu'il faut admettre pour recevoir les textes de Wolowiec. Pour autant le monde de celui-ci apparaît extrêmement cohérent, il ressemble à un immense système à la fois dément et cohérent, à une encyclopédie en roue libre. Chaque notion semble adossée à une bibliothèque de sensations, chacune est l'entrée, le vestibule de l'œuvre où se presse l'œuvre entière. C'est pourquoi elle est construite à la manière d'un dictionnaire ou d'un lexique dont À oui serait en quelque sorte l'avant-propos, la table des matières éclatée. Chaque mot semble gros d'un livre à venir ou déjà advenu : Fenêtre venant après Nuages et Chaise, Table, Papier. Le site de l'auteur promet bien d'autres livres. On peut y voir aussi un réseau où tout fait rhizome (à la manière d'un lien hypertexte mais qui serait vertical, fulgurant, déchirant la toile), où chaque élément renvoie à l'ensemble et ne peut se lire que fort de la prise en compte du tout. La moindre phrase semble en effet la concaténation du reste de l'œuvre et il n'est pas étonnant que dans sa forme elle privilégie les suites de génitifs, l'avalanche de génitifs. Tout est là d'un coup. Chaque flocon y est un glacier, chaque pépite enclenche une coulée de lave. Chaque génitif autant que compléter le nom semble ouvrir une porte béante sur une infinité de mots. En ce sens son œuvre fonctionne bien comme un dictionnaire fou, un dictionnaire en feu : un segment contient d'emblée l'entièreté de l'œuvre, moins par emboîtement que par déboîtage, non pas à la manière d'une construction logique et imbriquée mais plutôt comme si chaque maillon était le lieu d'un déchaînement.

Prélevons au hasard une phrase dans Fenêtre : « La fenêtre fend filtre l'espace en vide debout tabou. » Phrase d'abord malaisée à entendre parce qu'elle associe des notions a priori éloignées et inconciliables mais aussi parce que certaines sont « positives » (espace, debout) et d'autres « négatives » (vide, tabou). Or il n'est pas du tout sûr que ces deux derniers termes soient négatifs aux yeux de l'auteur. Dans son système axiologique, la valeur morale qui affecte choses et notions est autre que celle couramment admise. Ainsi lit-on, à l'entrée « Tabou » de À oui : « Le tabou ne révèle pas qu'il est impossible de tout dire. […] Le tabou affirme la chose de l'inouï. » Le tabou ne soustrait pas à la possibilité de dire, il lui ajoute de l'inouï, il se dresse comme, dirait-on à sa manière, le totem debout du tabou. Tout se passe comme si la positivité de la sensation relevait chacun des éléments envisagés et lui permettait de l'inclure dans son système d'immédiatetés : l'anesthésie est une sensation comme une autre ; le vide et le tabou sont aussi des sensations capables d'apparaître dans le cadre de la fenêtre, dans son espace d'affirmation. Rien ne s'oppose à la puissance d'affirmation et surtout pas la soi-disant distinction du concret et de l'abstrait. Wolowiec étend le champ d'action de la métaphore à la pure abstraction. Elle n'est plus guidée ni limitée par l'orientation sensori-motrice du corps : on peut toucher avec les yeux, flairer avec l'ouïe, etc. Mais encore ce sont les divers processus d'abstraction même qui sont perçus comme des réalités sensibles et tangibles. « La fenêtre se tient enceinte de l'enfant de la disparition ». Non seulement la métaphore touche tout et détruit toute catégorisation mais elle se détruit elle-même comme destruction : « La fenêtre déchire la foudre comme arbre du papier. » La métaphore ne néantise pas, elle fait toujours apparaître, elle fait toujours tout ressentir comme une sensation, serait-ce celle du vide ou de la disparition : « Face à la fenêtre la disparition apparaît […]. La fenêtre redisparaît  ». La fenêtre fixe le vide comme sensation et comme espace de redisparition. Cette redisparition dit bien que le vide n'est pas un état ni non plus un néant, encore moins une idée, mais bien une sensation, une sensation positive, active. La parole poétique, parce qu'elle est essentiellement une assertion, parce qu'elle est constitutivement une affirmation, empêche la négation quand bien même elle l'exprimerait. Si à bien des égards on est avec ce livre dans une réécriture de Mallarmé, on est loin de la fascination de ce dernier pour le Néant. « La fenêtre transit ce qu'elle offre à la sensation. La fenêtre transit ce qu'elle offre par le vide du feu. La fenêtre transit ce qu'elle offre par le noli tangere de vide du feu ». Le mot transir est ici intéressant en ce qu'il dit la fenêtre comme espace de transition, comme lieu de passage, de transport ou de transfert du sens, et en même temps il dit que la fenêtre fixe et fige, qu'elle glace comme d'effroi le sens en sensation et place celle-ci du côté d'une terreur, d'un sublime qui affecte et saisit le regardeur. Le « noli tangere de vide du feu », c'est bien en effet cette idée que l'intouchable lui aussi se dresse comme sensation tactile, en l'occurrence comme une parole christique qui à la fois incarne et éloigne absolument.

Il faut dire encore un mot de l'usage si particulier que Wolowiec fait de certains termes, ceux qui sont formés avec le préfixe a-. Ils sont assez nombreux : anesthésie, alibre, alogique, amnésie, aphasie, etc. On peut se demander en quoi le a- est ici véritablement privatif. Puisque l'anesthésie est traitée comme une sensation, puisque l'affirmation règne en maître dans cette écriture, on est en droit de se demander s'il ne signale pas plutôt l'adresse ou la direction (mais hasardeuse), une sorte de jet dans l'inconnu qui se serait greffé à l'entrée du mot. Comme si ce a- était bizarrement un mixte du a- privatif et de la préposition. L'anesthésie est une sensation sans complément, pure de tout contenu sinon de son adresse à l'inouï. La sensation-anesthésie est une sensation du vide de la sensation, une sensation envoyée « jusqu'à », en un geste purement intransitif, si l'on peut dire, certes dirigé vers quelque chose mais qui se suspendrait avant de l'atteindre. Car même les mots-outils de la langue semblent faire sens, perdre leur fonction grammaticale pour permettre une extension, un surcroît de sensation : des mots-outils comme « à », « ainsi », « c'est-à-dire » sont substantivés et peuvent très bien s'inscrire dans la chaîne des génitifs, soit qu'ils sont à prendre à la lettre soit au contraire qu'ils vident les mots voisins de tout contenu de sens. Car plutôt que de faire sens, ces mots-outils contribuent à substituer au régime de sens à l'œuvre dans le langage, un régime de sensations.

C'est donc bien une langue qu'invente Wolowiec, ou plutôt il fait faire un pas quasi anthropologique dans une nouvelle conception du langage. Benveniste disait à propos de Baudelaire : « Le poète recrée donc une sémiologie nouvelle, par des assemblages nouveaux et libres de mots. À son tour le lecteur-auditeur se trouve en présence d'un langage qui échappe à la convention essentielle du discours. Il doit s'y ajuster, en recréer pour son compte les normes et “le sens”[1].» Chez Wolowiec, le langage n'est plus un système de signes qui renvoient à du sens, mais un système de sensations, directes, sans médiation. Il ne s'agit pas pour lui de tenter de restaurer un lien devenu trop lâche dans les signes, il ne s'agit pas de rétablir du sens, il s'agit au contraire de le laisser et de le regarder chuter. Son système est bien plus proche d'une avalanche, d'une cataracte dont la fenêtre serait l'un des lieux de cristallisation. La chute, la défenestration permettent de retrouver « l'aura du vide » qui serait quelque chose comme son futur antérieur à même la sensation du vide. Il y a en tout cas, dans cette œuvre dont il nous tarde qu'elle soit mieux connue, quelque chose d'inédit, de proprement inouï : « La fenêtre apparaît comme un tableau de bond. La fenêtre apparaît comme un tableau de bond dérobé, le tableau de bond dérobé de la fraîcheur. »

Laurent Albarracin



[1] Émile Benveniste, Baudelaire, présentation et transcription de Chloé Laplantine, Limoges, Lambert-Lucas, 2011, p. 644.

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