RETOUR : Études

ALLER à : Cours de Jean-Pierre Bourdon

Jean-Pierre Bourdon : Cours sur Un barbare en Asie de Michaux.

Jean-Pierre Bourdon a été professeur de Philosophie en classes préparatoires littéraires et scientifiques au lycée Chateaubriand de Rennes.

Ici, on reprend l'un de ses cours, fait en Maths sup et spéciales en 1992-1993 sur Un barbare en Asie de Michaux. Cette année-là, le programme des concours scientifiques comportait aussi l'Odyssée d'Homère (chants V à XIII) et Tristes tropiques de Lévi-Strauss. Le thème associé était « L'autre et l'ailleurs ».
Par accord entre les professeurs de Littérature et de Philosophie, chacune des deux disciplines prenait la totalité du programme annuel dans telle classe donnée.

Mise en ligne le 25 janvier 2021.

© : Jean-Pierre Bourdon.

Michaux Henri Michaux, Un barbare en Asie, Gallimard, coll. L'Imaginaire.


    Concours des classes préparatoires scientifiques (1992-1993)

Texte au programme : Michaux : Un barbare en Asie (Gallimard, collection L'Imaginaire)

Thème associé : L'autre et l'ailleurs

 

Trois leçons sur Un barbare en Asie de Michaux

SOMMAIRE du cours :

Leçon 1 : Présentation de l'œuvre au programme : Un barbare en Asie

Une œuvre qui correspond à un moment o les voyages réels tiennent une grande place dans la vie de Michaux.

Aux yeux de Jean-Michel Maulpoix[1], ce goût des voyages réels ou imaginaires chez « ce petit être (…) contraint par son défaut et sa détresse à d'incessants mouvements », correspond à « un destin, toujours aller, toujours se perdre. Vers les lointains comme dans le plus proche (…). » Pendant cette période, Michaux ne va pas simplement explorer le monde mais également l'espace du dedans par l'écriture. Dans une Préface à une anthologie de récits de voyageurs parue en 1946, Michaux écrit : « Les poètes voyagent mais l'aventure du voyage ne les possède pas. » Entendez qu'ils ne se laissent pas prendre aux illusions de l'exotisme comme moyen d'oublier et de fuir l'ennui de l'ici-maintenant. Il est clair qu'en voyageant le poète transporte avec lui son inquiétude et la conviction qu'elle ne se résout pas par la contemplation de réalités distrayantes et originales. Le poète sait que l'imaginaire supplante toujours le réel.

On ne s'étonnera donc pas qu'il soit passé très vite des récits de voyages aux voyages imaginaires : Voyage en Grande Garabagne, au Pays de la magie et à Poddema ou chez les Meidosems.

Il reste que les premiers grands voyages de Michaux sont bien des voyages réels pour ne pas dire réalistes comme ceux de 1920-1921 o il s'embarque comme matelot sur des navires qui font la ligne des Amériques. Le rappel à l'ordre de la réalité a été brutal : « À 21 ans, je m'évadai de la vie des villes, m'engageai, fus marin. Il y avait des travaux à bord. J'étais étonné. J'avais pensé que sur un bateau on regardait la mer. » Sans doute Michaud se détournera-t-il de la mer à regret mais il est évident qu'il ne suffit pas de contempler la mer pour devenir un poète de la mer. D'ailleurs avec « le désarmement mondial des bateaux » à la fin de la guerre, « la grande fenêtre se ferme. Il doit se détourner de la mer ». Ce malheur existentiel est sans doute un bonheur pour l'œuvre future puisqu'elle confirme Michaux dans le sentiment de son insuffisance et le condamne à être le passager clandestin de voyages o l'imaginaire est à l'œuvre car le réel est nécessairement décevant.

Ecuador, paru en 1929, est sous-titré Journal de voyage, voyage d'un an avec et chez Gangatena en Équateur. « En fait les indications de temps et de lieux qui le ponctuent introduisent – nous dit encore Maulpoix – plus de développements intimes que de compte rendus : réactions, réflexions, anecdotes, poèmes et interrogations rapidement enchaînés. » Le malentendu est à l'origine de ce voyage et il ne sera pas dissipé par le voyage. Au départ, il y a une mésaventure sentimentale qui engage Henri Michaux à larguer les amarres. Il voyage pour oublier une déception, pour se couper de ses racines. Déjà, selon une de ses formules, « il voyage contre ». « Pour expulser de lui sa patrie, ses attaches de toutes sortes, et ce qui s'est en lui et malgré lui attaché de culture grecque ou romaine, ou germanique ou d'habitudes belges. » En fait le voyage le divertit à peine et ne guérit pas sa peine. D'o la superbe plainte du poème intitulé Amours que recueillera La Nuit remue. La rupture avec le réel honni est décidément affaire d'écriture et non de distance géographique. Henri Michaux est déçu par le voyage, par la traversée, qui ne fait qu'érafler superficiellement la mer, interdisant toutes noces avec l'élément marin trop vite parcouru. «  navire orgueil, ô capitaine orgueil, passagers-orgueil, vous qui ne vous mettez pas de plain-pied avec la mer… sauf toutefois… au jour du naufrage… ah, alors… enfin il s'enfonce, le navire, avec son jeu complet de mâts et sa cheminée » Ecuador, p. 14).

Une fois arrivé à terre, il est également déçu par le paysage qui ne correspond pas aux rêves qu'il avait faits : « L'Équateur est pauvre et pelé. Des bosses ! », d'o la colère qu'on sent sourdre d'Ecuador : « O est-il ce voyage ? on aura parcouru quatre mille milles et on n'aura rien vu. » La cordillère des Andes est désespérante et non impressionnante : « La première impression est terrible et proche du désespoir. L'horizon d'abord disparaît. Les nuages ne sont pas tous plus haut que nous. Infiniment et sans accidents ces ont o nous sommes. Les hauts-plateaux des Andes qui s'étendent, qui s'étendent » (Ecuador, p. 33). La montagne est monotone, les villes affreuses, les volcans surfaits, l'Amazone introuvable. Restent… les arbres. « Arbres des Tropiques, à l'air un peu naïf, un peu bête, à grandes feuilles, mes arbres ! » (idem, p. 60).

Le journal de voyage, sorte de confidence d'un échec, est lui-même retenu à distance et repoussé par Henri Michaux car, comme le confirme la préface d'Ecuador : « Un homme, qui ne sait ni voyager ni tenir un journal, a composé ce journal de voyage. Mais au moment de le signer, tout à coup pris de peur, il se jette la première pierre. Voilà. » Ce livre est finalement de lui puisqu'il accepte de le présenter au public sans ses initiales – façon de s'effacer –, mais il ne lui appartient déjà plus, il le rejette. Il demeure étranger à lui-même. Le voyage de fuite est toujours voué à l'échec rendant plus difficile encore le retour à Paris : « Paris ? Et puis quoi ? Ah, que ce retour a de crampes » (idem, p. 170). Crampes de la misère matérielle et morale.

Le Voyage en Asie

Le « voyage réel entre deux imaginaires », comme il va le caractériser dans la Préface de Un barbare en Asie (p. 14), se place sous de tout autres auspices. C'est « son voyage », comme il écrit lui-même, un voyage attendu et rêvé… o il espère naïvement que le rêve deviendra réalité.

Il est clair que ce voyage était dans l'air du temps car l'Exposition Coloniale Internationale et des pays d'Outre-mer avait mis à la mode l'Asie — via les pavillons de tous ces pays qu'on pouvait observer au Bois de Vincennes — rendant l'Asie proche du moins auprès des Parisiens. L'Asie était dans l'air du temps et les intellectuels n'échappaient pas à l'air du temps. Il est clair aussi que ce voyage a été rendu possible par la mort de ses parents qui, par l'héritage laissé, vont permettre ce voyage, lequel leur aurait semblé aussi extravagant que dangereux (période de la guerre entre la Chine et le Japon).

Il est clair également qu'il voyage plus que jamais contre : « contre », contre « les philistins », « les bourgeois », qui rêvent de possessions bien réelles, y compris lorsqu'ils voyagent. Rejet absolu de l'exotisme de pacotille des livres de voyage qui font rêver à bon marché les imbéciles. Il aurait pu faire sien le mot d'ordre d'un autre grand écrivain-voyageur de la même époque, Victor Segalen, écrivant dans son Essai sur l'exotisme : « Jeter par dessus bord tout ce que contient de mésusé et de rance ce mot d'exotisme. Le dépouiller de tous ses oripeaux : le palmier et le chameau, casque du colonial, peaux noires et soleil jaune ; et du même coup se débarrasser de tous ceux qui les employèrent avec une faconde niaise. »

Il reste que, si Henri Michaux et Victor Segalen vont également s'orienter vers un autre genre de littérature voyageuse que celle de l'exotisme, c'est bien l'éblouissement qui transparaît à la lecture des premières pages d'Un barbare en Asie décrivant l'Inde et les Hindous. L'Inde vue et décrite de l'extérieur par l'étranger et même le barbare qu'il tient à rester, l'Inde est admirable pour son goût de la jouissance tranquille, par son aptitude au sacré, aptitude évidente, et par une certitude de soi étonnante, réconfortante et impudente, par la distance naturelle prise à l'égard de l'occupant anglais. La tonalité heureuse des premières pages du livre pourrait nous laisser croire que le rêve est enfin devenu réalité ! Dans les lettres qu'il adresse à Jean Paulhan, il fait un bilan sélectif des pays traversés en pointant uniquement : « Il n'y a malheureusement que les Indes… et si l'on veut la Chine. » Et il ajoute : « Quelle peste que je doive bientôt rentrer en Europe ! » Ce voyage réel s'est déroulé de l'hiver 1930-1931 jusqu'à l'été 1932. C'est aux Indes qu'il a séjourné le plus longtemps et ce qui lui plaît chez l'Hindou c'est qu'il cultive l'espace intérieur, celui du dedans. Son texte Un barbare en Asie sera pour moitié consacré au continent indien.

Il a quitté l'Inde pour la Chine et le Japon en février 1932. Il passe par Singapour et la Malaisie mais aussi par Saigon et l'Indochine. Sans oublier, au passage en Indonésie, Bali : « Je reviens de Java et de Bali et je n'ai pas mis les pieds au Cambodge. »

L'itinéraire parcouru peut être résumé ainsi grâce aux cachets de sa correspondance : un séjour de plusieurs mois aux Indes, un séjour d'un mois et demi en Chine, après une escale à Singapour et à Saigon, un trimestre au Japon et quelques semaines dans l'archipel malais au retour. Dans Un barbare en Asie, il invente ce qu'on pourrait nommer le reportage philosophique ou l'essai poétique alors même que son écriture garde des références réalistes indéniables.

À preuve son arrivée à Calcutta, « la ville la plus pleine de l'univers », la remontée du Gange vers Detho, les bains rituels à Bénarès, le pèlerinage au Taj Mahal à Agra, la conférence sur un texte védique entendue à l'université de Santinikitan au Bengale, le trajet en chemin de fer jusqu'à Serampore, l'expérience de l'Himalayan Railway, l'excursion au Darjeeling, la découverte des temples, tout cela avec un Guide bleu, passages qui peuvent être localisés et même datés.

Il est donc clair que la méditation, quelle que soit son orientation, prend son essor de certaines observations du donné, et tout particulièrement de la découvertes des peuples rencontrés qui émeuvent Michaux en raison de leur étrangeté et de leurs différences. Lesquelles dépassent tout ce qu'il avait pu imaginer. Maulpoix écrit : « Un barbare en Asie n'est plus un journal mais une espèce de reportage philosophique ou d'essai, beaucoup moins soucieux de l'intime et de ses “difficultés” que des peuples rencontrés. »

Le choc est tel qu'il a voulu le transcrire immédiatement, même si le temps du voyage ne recoupe pas exactement le temps du récit. Nous n'avons pas de brouillons de Un barbare en Asie mais, d'après la correspondance avec Jean Paulhan, il est clair qu'il a jeté des notes sur le papier au cours de ses voyages car l'écriture d'Un barbare en Asie va souvent s'apparenter à des sortes d'instantanés photographiques pris en évitant toute pause et toute affectation. Photographies prises pour ainsi dire à la sauvette, floues et mal cadrées mais émouvantes et significatives par le sens du détail parlant. Il est certain que, de Pondichéry – en février 1932 –, Henri Michaux a envoyé 80 pages dactylographiées qui constituent une sorte d'ébauche de notre livre.

L'esquisse d'Un barbare en Inde est déjà prête en quittant les Indes. Il annonce « un portrait de l'Hindou » et suggère même un premier titre : « En voyageant aux Indes avec sans gêne [parce que Michaux observe l'Hindou comme on observerait une bête curieuse]. Réflexions de voyage ». Et il ajoute plaisamment. « C'est du beau Michaux. C'est garanti. » En fait le manuscrit en question n'est jamais parvenu à la N.R.F. : tout son brouillon a été brûlé dans l'incendie du Philippar, un navire de 21 000 tonnes, fleuron de la Compagnie des Messageries maritimes, disparu corps et biens devant les côtes de l'Afrique somalienne. Force est de penser que Michaux a dû tout remettre au net lui-même et revoir tout ou partie de son manuscrit une fois rentré en France, cela alors qu'il allait « travailler au Musée Guimet » dont les collections venaient d'être réorganisées (travail qui était une des retombées positives de L'Exposition coloniale).

Une prépublication partielle de notre texte a été donnée fin 1932 à la N.R.F, Un barbare en Asie paraissant début 1933. Le livre ne rencontrera alors pas d'écho et encore moins de succès. Paul Nizan en rendra compte dans la Revue Europe du 15 mars1933 : « Michaux est habité par une mauvaise humeur permanente qui attaque tous les objets, tous les pays, qui ronge les histoires les plus solidement établies. » Et il conclut : « Ce n'était peut-être pas la peine de se déranger pour rapporter de son tour du monde la colère qu'on avait avant de partir. » Le passage en revue précédant le passage en librairie aurait, si l'on en croit un spécialiste (François d'Argent dans le n de l'Herne consacré à Michaux), permis un allègement du style, une plus grande concision, une meilleure euphonie. Exemple le titre retenu, Un barbare en Asie qui remplace En voyageant aux Indes avec sans gêne. Ou encore : « En Inde, rien à voir, tout à interpréter » qui remplace : « Aux Indes il n'y a rien à voir mais tout à interpréter. » Choix de phrases plus concises, plus nerveuses, plus musicales.

Les modifications se réduisent à des retouches minimes mais utiles : recherche du mot juste, du mot concret, dégraissage des adjectifs et des adverbes (trop prend la place d'extrêmement). Michaux élimine également les expressions un peu trop crues. Exemple : « en Chine les chanteurs chantent avec des voix de châtrés, accompagnés par un violon à qui aussi semble-t-il, on l'a coupée » devient : « par un violon qui leur est bien pareil ». L'ordre de la phrase : exemple in revue N.R.F : « dans la pagode côté de l'autel de Kali se trouve le tableau démonstratif des attitudes de prières et des mantras. Une prière est un rapt. Il y faut une bonne tactique. Celui qui prie bien fait tomber des prières, parfume les eaux, il force dieu. » Le texte en question devient : « À côté de Kali se trouve le tableau démonstratif des attitudes de prière. Celui qui prie bien fait tomber des pierres, parfume les eaux. Il force Dieu. La prière est un rapt. Il y faut une bonne tactique. »

Si on passe à la lecture du titre – Un barbare en Asie – on note que, dans sa concision et sa singularité, il opère le renversement de ce qui est attendu d'un européen chez les Barbares d'Asie. Le titre inverse la relation conventionnelle entre l'Occident, prétendument civilisé, et l'Orient prétendument barbare, ce renversement initial est ironique, provocateur, et il détermine le style de l'ouvrage. Il s'agit d'un barbare, entendons qu'il est un, unique et singulier au sens fort de ces termes car il va porter sur ce qu'il observe un tout autre regard que celui du voyageur ou, pire, du touriste ordinaire qui pour reprendre une formule célèbre : « n'ayant rien à faire ici n'y comprend rien à ce qui s'y fait. ». Étant lui-même comme un barbare il va porter un regard sur ce qu'il voit aussi étrange que celui d'un cheval – selon la fameuse apologie des pages 99-100 – qui pour la première fois voit le singe : « Quand le cheval, pour la première fois, voit le singe, il l'observe. » Mouvement naturel puisqu'ils appartiennent à deux espèces différentes et à deux mondes différents. Le voyageur, et l'auteur va donc se dépouiller de sa prétendue supériorité de civilisé en changeant de point de vue. Devenant un barbare au sens propre puisqu'il ne parle pas la langue étrangère de ceux qu'il visite et du même coup il s'interdit de juger et d'évaluer ceux qu'il découvre avec ses propres valeurs ni de partager bien évidemment leurs propres valeurs. Il est censé ne plus avoir de valeurs… étant un « barbare ».

Affaire à suivre… Ledit « barbare » aborde un grand continent l'Asie, petit mot, qui englobe une multitude de peuples et de nations, de religions et de cultures. Asie mot bloc pour un continent bloc, sans faire dans le détail ! Il va tout rapprocher, tout mêler et tout confondre alors qu'ici plus qu'ailleurs tout est très différent… « Barbare » renvoie à la langue étrange et étrangère, « Asie » à la seule géographie. L'homme observateur et les hommes observés sont le plus possible effacés dès le titre. Ceci parce que le voyage est une affaire d'éloignement et de décentrement, de mise à distance et d'objectivation. Constat : la naïveté, la paresse ou le calcul, – cf. apologue cité, celui du cheval et du singe – « peuvent parfois mettre le doigt sur le centre ». L'objectif annoncé par le titre du livre est donc d'échapper aux mœurs des écrivains habituels qui pensent et décrivent les autres avec leurs concepts et leurs valeurs. Comment être un barbare en Asie ? Que signifie cette formule. ? Comment cette « barbarie » nous présente-t-elle « l'Asie » ?

 

Première leçon : l'habitude interdit la joie de vivre et d'observer et engendre ennui et indifférence : « Et comment écrirait-on sur un pays o l'on a vécu trente ans, liés à l'ennui et à la contradiction, aux soucis étroits, aux défaites, au train-train quotidien et sur lequel on ne sait plus rien. » Rejet de l'ici-maintenant, trop connu et méconnu. Confession et injonction : « Voyager contre » se fuir soi-même en procédant à son autocritique : « soucis étroits, défaites, train-train. » Monde bourgeois auquel il n'a su ni voulu s'intégrer. Constat clinique (à ses yeux !) : l'Europe est devenue invivable. À l'opposé (croit-il), l'Orient offre des possibles inconnus. Dépaysement, déracinement, désœuvrement ne peuvent être que salutaires. Constat de la prise de conscience de son altérité : « ceux qui s'étonnent et m'étonnent. »

Seconde leçon : regard de l'autre sur l'autre. Leçon d'une fable. Nécessité du bestiaire car on devient un autre en arrivant chez les autres, chez les étrangers pour qui nous sommes étrangers. Barbare, ne pas parler grec pour un Grec c'est être un chien. Hors de l'humanité élue et élective, chute immédiate dans la naturalité et la bestialité. Ici chute chez les équidés : le cheval qui observe le singe. Animaux bien choisis : le cheval est censé être la plus noble conquête de l'homme, donc animal très docile, noble serviteur aux grands yeux inexpressifs. Le singe, l'animal le plus laid, parce que le plus proche de l'homme selon Héraclite, mais animal sachant tout imiter dans ses singeries et tout particulièrement l'homme. Rappel : « Des singes le plus beau est laid. » Héraclite. Caractère agressif et même polémique dudit animal dans l'apologue en question (il arrache les bananes de ses compagnons et mord les plus faibles…). Différence absolue entre cheval et singe : ils ne peuvent être compétiteurs ni ennemies ! Différence qui n'engendre pas la haine mais la distance. Chacun remarquant les caractéristiques de l'autre, chacun ayant une idée de l'autre, chacun régnant dans sa sphère propre. À chacun son territoire, à l'un les arbres, à l'autre la prairie.

Troisième leçon : cohabitation – vilain mot pour une vilaine chose – possible entre des êtres très différents mais sans la moindre finalité. Cohabitation, au mieux : stade de la distraction mutuelle : le singe délasse le cheval par ses singeries et le cheval a du plaisir à passer la nuit tranquillement auprès du singe. Cohabitation égoïste, proximité mais indifférence. Indifférence fondée sur la reconnaissance d'une différence pouvant être exaspérante : lui, le cheval, il ne se comporte pas avec les siens comme le singe le fait en faisant le singe ! « II s'en fait une idée circonstanciée et il voit que lui [sous-entendu cheval ou Européen…] est un tout autre être . » Le voyage décentre donc le voyageur, l'isole, mais c'est pour mieux le ramener chez lui et en lui-même. D'o la leçon de cette histoire anhistorique : « La connaissance ne progresse pas avec le temps. »

Rejet de tout progressisme ! La tolérance ne peut reposer ni sur l'assimilation de l'autre ni sur le respect de l'autre. Au mieux sur l'indifférence à l'égard de ses singularités qui peuvent être déplaisantes : « On passe sur les différences. On s'en arrange. On s'entend. » Impossible compréhension mais entente possible fondée sur une inévitable cohabitation, laquelle est exaspérante et pénible. Mais constat dérangeant : « Mais on ne se situe plus » : pour se situer, il faut des repères fixes ; or le voyage les abolit ou les brouille ; une histoire assimilatrice laisse la place à une géographie indifférente. Tout et chacun étant différent apprenons à… être indifférent ! Fin et foin de l'esprit de sérieux et du moralisme qui l'accompagne. Retour à l'enseignement de Bouddha : « Ne vous occupez pas des façons de penser des autres. Tenez vous bien dans votre île à vous. Collé à la contemplation » (p. 233).

Personne ne sort de soi, personne ne communique avec autrui. La communication est une illusion occidentale. La sagesse orientale nous renvoie à nous-même, nul ne pouvant échapper à soi-même. Reste la contemplation : attitude théorique et non pratique permettant d'envisager l'altérité sans la réduire à soi et sans l'idéaliser dans sa différence. Retour, si j'ose dire, à une sagesse élémentaire, comme le conseillait Bouddha à ses disciples : trouver refuge auprès de soi-même.

Leçon du voyage : le voyage ne nous apporte rien que nous ne sachions déjà puisqu'il est « un montage de spectacles mal foutus ». Constat : les voyages qu'il fera par la suite ne seront pas prétexte à des œuvres nouvelles. Le voyageur a compris la vanité du déplacement : « Aucune contrée ne me plaît, voilà le voyageur que je suis. »

Leçon du voyage : devenir un voyageur immobile, seul l'imaginaire incarnant un absolu voyage. Imaginer un autre voyage, un voyage autre, et une autre écriture. Lucide, il écrit : « La passion du voyage n'aime pas les poèmes. Elle supporte s'il le faut d'être remaniée. Elle supporte le style moyen et le mauvais et même s'y exalte, mais elle n'aime pas le poème. Elle se retrouve mal dans les rimes » (Passages). Michaux est à la recherche d'un nouveau départ et d'une nouvelle écriture. Échapper à l'épreuve du voyage sans succomber aux charmes de ses séductions. Voyager sans sortir de sa chambre car « on trouve aussi bien sa vérité en regardant 48 H une quelconque tapisserie du mur ».

Départ pour l'exploration de mondes imaginaires peuplés d'animaux fabuleux. D'abord via la peinture : jeter sur la toile en désordre, de façon cocasse et inquiétantes, des signes produits de l'imagination et la provoquant.

Dans l'écriture : échapper à la réalité ordinaire grâce à une authentique expérience de l'imaginaire. Les textes d'Ailleurs renvoient à « ses pays imaginaires : pour moi des sortes d'États-tampons, afin de ne pas souffrir de la réalité ». La vertu des voyages imaginaires est une vertu préservatrice : ils font le tableau de sociétés inhumaines o les individus sont broyés par des lois absurdes et cruelles, mais protégeant du même coup l'auteur, lequel s'étant dédoublé, étant devenu un autre, ironise sur ses malheurs et ses déceptions. La préface de son recueil maintient l'illusion d'une ethnographie de terrain mais pour mieux troubler les rapports du réel et de l'imaginaire en nous faisant assister à des métamorphoses fantastiques : « certains lecteurs ont trouvé ces pays un peu étranges. Cela ne durera pas. Cette impression passe déjà. Il traduit aussi le monde celui qui voulait s'en échapper. Qui pourrait échapper ? Le vase est clos.» Dans ce Voyage en Grande Garabagne, le lecteur est éberlué par la description minutieuse des mœurs singulières de tribus aussi étranges que cruelles. Comme dans Un barbare en Asie le lecteur est exclu de la scène et tenu à distance de paysages et de sociétés inhumaines et pourtant proches des nôtres par maints détails (le café, le marché, la rue, les sacrifices).

Constat : « L'imaginaire, écrit Maulpoix, s'installe dans une objectivité souveraine o il puise sa force de provocation. » Cet « ailleurs » a pour objectif de relativiser l'évidence de l'ici o nous croyons pouvoir vivre assurés et rassurés par des certitudes aussi folles que celles des peuples découverts en Grande Garabagne. Notre monde n'est qu'un monde possible parmi d'autres, notre condition une condition possible parmi d'autres. L'imaginaire est finalement très proche du monde réel : chez les Hac, par exemple, se succèdent les exécutions publiques injustifiées, les incendies ravageurs sans raison, les famines organisées sciemment. Tous ces voyages imaginaires dans des royaumes absurdes ont pour but d'arracher férocement le lecteur à son paysage habituel. Derrière le goût de la provocation on devine une stratégie de cruauté très concertée. C'est d'exploration des lointains intérieurs qu'il s'agit : œuvre de poète et non d'observateur. On comprend mieux dès lors que Henri Michaux présente Un barbare en Asie comme « un voyage réel entre deux imaginaires ». Il s'agit en effet de laisser ouvertes les portes de « l'ailleurs » qui rendent possibles et le mouvement du voyage, et l'écriture du voyage. Surtout ne pas se contenter de fixer et de conserver des images-souvenirs.

Les lointains intérieurs sont affaire de fiction et d'écriture mais comment trouver une écriture du fictif qui ne soit pas gratuite ? Telle est l'une des questions essentielles de Michaux car l'écrivain ne doit pas prendre la pose mais il doit se servir du voyage comme d'un moyen de modifier nos postures habituelles pour bouleverser notre pensée coutumière. Mais restons sans illusion sur la fuite ailleurs : « Il traduit aussi le monde, celui qui voulait s'en échapper. Le vase est clos. » On n'échappe pas plus à soi qu'au monde par l'art, cet art qui reste une expression de notre vain désir de fuir notre monde en quête d'absolu. La volonté d'échapper au monde reste le signe et le symptôme d'un certain monde décepteur. Signe et expression d'une aliénation et d'une frustration première et décisive. On comprend mieux alors la constante critique de Michaux à l'égard de son texte, l'auteur prenant la même distance par rapport à son ouvrage que celle qu'il a tenté de prendre par rapport aux peuples étrangers observés.

 

Dans une préface de 1945, il se contentait de noter de façon très neutre que, le temps passant, le livre s'était détaché de lui ; le livre devenant dans sa matérialité indépendant de son auteur. « Douze ans me séparent de ce voyage. Il est là. Je suis ici. On ne peut plus grand-chose l'un pour l'autre. Il n'était pas une étude et il ne peut pas le devenir ni s'approfondir. Pas davantage être corrigé. Il a vécu sa vie. » Passage souligné par la typographie retenue par l'auteur. Son voyage ne lui appartient plus ; les vertus prétendument thérapeutiques du périple asiatique sont bien affaiblies. La connaissance de soi par la connaissance de l'autre est désormais sans objet et sans effet, tant ils sont devenus étrangers l'un à l'autre. Le livre est la trace d'un mouvement désormais fixé et donc non rectifiable. Le livre est tenu à distance car il est devenu une lettre morte pour son auteur qui parle de lui au passé. « Il a vécu sa vie. » Michaux se borne donc à des corrections de détail, c'est-à-dire à changer quelques mots « et seulement selon la ligne » pour ne pas bouleverser la maquette de l'ouvrage.

Insatisfait, Michaux renoncera ensuite – pour un temps – à toute publication de son livre. En 1957 dans ses Quelques renseignements sur 59 années d'existence, il s'en explique en ces termes : « L'Indonésie, la Chine, pays sur lesquels il écrit trop vite, dans l'excitation et la surprise émerveillé d'être touché à ce point, pays qu'il lui faudra méditer et ruminer ensuite pendant des années. » Double défaut : une écriture bâclée et donc superficielle, et une incompréhension philosophique de l'essence des phénomènes observés.

Dix ans plus tard – en 1967 –, « le fossé s'est encore agrandi » écrit-il dans une Préface nouvelle. « Il date, ce livre », constate-t-il. La datation – c'est-à-dire la prise en compte de l'écoulement du temps et des transformations de l'histoire – est d'abord simplement affaire de constat. Aucun des pays visités par Michaux n'est resté ce qu'il était en 1931. Cela pour des raisons évidentes : les transformations politiques de ces pays ont été considérables et proprement révolutionnaires. Or le livre oublie la dimension politique essentielle à l'histoire de tout pays. Mais surtout le livre date par rapport aux bouleversements subjectifs de la temporalité de l'auteur et pas seulement par rapport aux bouleversements objectifs de la temporalité historique. Ce qu'il constate : « Il date ce livre. De l'époque à la fois engourdie et sous tension de ce continent : il date. De ma naïveté, de mon ignorance, de mon illusion de démystifier, il date. » (Préface nouvelle, p. 11).

L'illusion de jeunesse, de laquelle se distancie Michaux adulte, est celle d'une volonté d'extériorité et d'objectivité impossibles à tenir jusqu'au bout. Son mea culpa porte donc sur cette illusion de jeunesse : croire qu'il pourrait apprendre quelque chose d'essentiel au contact de l'autre, de l'étranger. « Joyeux, je fonçai dans ce réel, persuadé que j'en rapporterais beaucoup. » L'illusion défaite est celle d'un voyage d'apprentissage débouchant sur un réel enrichissement intérieur. L'intention initiale était de démystifier mais il s'est laissé mystifier comme tous les autres voyageurs par l'émotionnel exotique et religieux de l'étranger. L'Ailleurs a eu raison de l'Ici et il a été ravi par cet Ailleurs (au sens propre du rapt, p. 12) au point qu'il a cru tout comprendre et tout apprendre… alors que c'était une illusion due au dépaysement et à une perte de savoir critique. Le décentrement ne saurait être interprété comme une condition nécessaire et suffisante d'une authentique connaissance de l'autre en dépit d'une bonne volonté évidente : « J'ai fait ce qu'il faut pour tout comprendre… à peu près » (p. 12). L'intention démystificatrice l'a rendu entièrement myope aux signes et symptômes précurseurs des changements en gestation : « C'est qu'il manque beaucoup à ce voyage pour être réel. Je le sus plus tard. Faisais-je exprès de laisser de côté ce qui précisément allait faire en plusieurs de ces pays la réalité nouvelle : la politique ? » La myopie vient d'un a priori sentimental tenant à la pérennité désirée d'un immobile Orient tout aseptisé, comme si le voyageur qu'était Michaud avait besoin de repères culturels fixes chez les Autres pour se découvrir lui-même : « Il me semble que je devais aussi opposer une résistance intérieure à l'idée d'une complète transformation de ces pays, que l'on me prouvait obligée, pour y arriver, de passer par l'occident, par ses sciences, ses méthodes, ses idéologies, ses organisations sociales systématiques. » La démystification est illusoire car elle repose sur une idéalisation réelle des pays visités. L'illusion de l'extériorité par rapport aux êtres observés – les Hindous surtout –, a donc été balayée par le ravissement exotique.

Mea culpa donc : après le Japon, l'Inde et la Chine, tout un continent, tout l'Orient s'est mis à l'école de l'Occident. Mouvement inverse donc de celui tenté par Henri Michaux. « Voyage réel entre deux imaginaires », le voyage en Asie d'Henri Michaux s'inscrit donc entre un imaginaire rêvé et un imaginaire écrit. Mais c'est en raison de la concordance entre l'imaginaire rêvé et l'imaginaire vécu (« pour la première fois, des peuples sur cette terre me parurent mériter d'être réels » p. 13) que l'illusion peut fonctionner et que la tentation d'écrire devient réalité. En fait, comme tout voyageur, Michaux a transporté avec lui ses désirs et ses idées ; il s'est laissé contaminer sur place par un certain nombre de « drogues » exotiques parce qu'il était en attente d'un certain nombre de bonheurs plus ou moins imaginaires. « Ce voyage comme tout voyage était mal parti », parce qu'il reposait naturellement sur des attentes décevantes. Mais du voyage réel, coincé entre deux imaginaires subsiste : « ce livre qui ne me convient plus, écrit Michaux (p. 14), qui me gêne et me heurte, me fait honte, ne me permet que de corriger des bagatelles le plus souvent. (…) Ici, barbare on fut, barbare on doit rester. »

Ce qui reste c'est donc le ton du texte, ton qui résiste à toute reprise modificatrice ou explicative de la part de l'auteur. Le texte doit vivre sa propre vie. Ce livre « doit-être tel qu'il fut… même si le Barbare qu'a été son auteur n'est plus ce qu'il était ». L'œuvre a échappé comme toujours, et comme de juste, à son auteur « même si cet auteur y déchiffre après coup l'image de ce qu'il a été un barbare en Asie ». Selon la métaphore classique du livre comme miroir, le livre est devenu un corps autonome, un corps étranger par rapport au corps de son auteur, et de son légitime propriétaire lequel se contentera de « quelques rares notes nouvelles » (…) pour mesurer que « Le fossé s'est encore agrandi, un fossé de trente-cinq ans à présent » (p. 11).

En mai 1984, Michaux devra se justifier encore du besoin de rédiger une introduction à Un barbare au Japon. Le corps engendré par l'auteur est de plus en plus un corps étranger : « Un demi-siècle a passé et le portrait est méconnaissable » (p. 196). La métamorphose de la réalité ayant servi de motif au texte, cette métamorphose est si grande que le texte prend valeur de témoignage historique parmi d'autres. Le lecteur trouvera « peut-être par ci par là une “notation historique” » qui témoignera du changement de « l'air du temps. » Le texte prend, avec la distance qui le sépare de son origine, valeur de document. Document permettant de situer et de mesurer l'écart entre ce qui a été l'Asie d'alors et celui que fut Henri Michaux. Le voyage réel en Asie est devenu, via le devenir de sa trace écrite, Un barbare en Asie, un élément du voyage imaginaire qu'est la destinée littéraire de Henri Michaux.

Destinée littéraire qui appartient désormais tout autant aux lecteurs qu'à son auteur.

Leçon 2 : Lecture du texte

Introduction

Un barbare en Asie n'est ni un récit de voyage ni un journal de voyage. Dans ce texte, Michaux cherche à voyager en inventant « une chronique voyageuse » (expression de Raymond Bellour), o la poésie puisse exprimer les détails de l'altérité et de l'étrangeté de l'ailleurs sans les dénaturer par une projection de notre culture occidentale. Il ne s'agit d'être ni un routard ordinaire ni un ethnographe en mission. Pas de concession à l'exotisme mais pas de projet scientifique.

Aussi un sentiment d'étrangeté et d'égarement saisit le lecteur aux premières pages du texte qui paraît très désordonné car mélangeant impressions de voyage et notations peu ou prou « philosophiques ». Le lecteur part à l'aventure dans le texte sans guide, sans itinéraire, sans repère. Le récit non seulement fragmente et mélange le contenu de différentes rubriques (géographie humaine mais aussi culturelle et religieuse, références littéraires ou artistiques variées) mais encore et surtout il bouleverse l'ordre diachronique et la temporalité chronologique du récit en faisant des commentaires qui opèrent des retours en arrière par rapport à la scène vue et décrite actuellement (exemple : pages 202-203) ou des projections ou anticipations (Pondichéry apparaissant dans les commentaires du voyage au Bengale… et opérant une prolepse). Résultat : on ne sait pas trop d'o parle notre « barbare » et à quel point de son périple nous nous trouvons. Voir : Post-face : me propriétés : « Ni thèmes, ni développements, ni construction, ni méthode. Au contraire la seule imagination de l'impuissance à se conformer. » Il ne reprend donc pas les quatre moments habituels du récit de voyage : une présentation de la nature du pays, un passage en revue des us et coutumes du peuple visité, une énumération des merveilles et curiosités naturelles et artistiques, une présentation de la société et de son histoire politique. On découvre qu'il fait quasiment l'impasse sur la géographie et qu'il néglige complètement l'aspect politique. Nous parcourrons donc le texte en lui appliquant ses propres catégories.

Un barbare en Inde

Nous sommes prévenus d'entrée de jeu : « En Inde, rien à voir, tout à interpréter. » Il ne s'agira donc ni de voir ni de donner à voir. Pas même l'émerveillement qui est le sien devant la découverte de cette civilisation. Il s'agit d'interpréter ses impressions qui commandent son choix d'un certain style de récit de voyage touchant ce qu'il éprouve. Dans l'imaginaire en voyage, l'écriture voyageuse va elle-même se distancier et se prendre pour objet de réflexion.

Cette littérature voyageuse renvoie moins au paysage qu'au pays des signes en question. D'emblée, à la façon d'un guide de voyage, l'auteur s'adresse directement à son lecteur : « Figurez-vous une ville composée exclusivement de chanoines » (p. 19). Image qui paraît complètement déplacée et achronique, ce qui impose au lecteur une participation interrogative touchant son texte ! Car l'auteur insiste touchant ladite comparaison et assimilation des Hindous à de véritables « chanoines » pour nous persuader que l'Hindou est réductible à un brahmane! On est condamné à interpréter l'insistance mise sur la domination religieuse de ce peuple : « les uns presque nus ; mais un véritable chanoine est toujours chanoine » puisque sa religion fait corps avec son être même. Foule humaine religieuse o tous sont reliés par une identique religion et les femmes cloîtrées dans les maisons : « les femmes. Elles ont une tête de moins que l'homme, elles ne sortent pas » (p. 19). Ils les dépassent d'une tête : suffisant pour dominer librement.

L'intéresse l'humanité indienne dans ce qu'elle a de surpeuplé et de grouillant : « Mais il y a Calcutta ! Calcutta, la ville la plus pleine de l'Univers. » Point noir sur le planisphère, puisque peuplée de « chanoines ».

Foule qui fait masse o les individus ont des comportements identiques (« Tous piétons sur les trottoirs »), o l'humanité se réduit à l'espèce et à des traits typiques permettant de la décrire de l'extérieur comme on le ferait d'une espèce animale (vaches, chameaux, singes, éléphants…).

L'écriture de l'autre et de l'altérité est générique et aucunement individualisante : à quel type appartient l'Hindou ? Réponse : « l'hindou est religieux, il se sent relié à tout. » Les traits individuels disparaissent, les traits généraux dominent. Raison pour laquelle Michaux parle de l'Hindou, du Bengali, du Cinghalais, du Chinois, du Népalais, de l'Arabe sans aucun patronyme précis. Il écrit par exemple : « Mon compagnon bengali disait gentiment des femmes du Sud… » (p. 120). La notion de type humain apparaît explicitement dans l'intitulé d'une des sections d'Un barbare en Chine, la seconde, Types chinois (p. 148). Le pluriel ici est important à plusieurs titres. Non seulement un même peuple a plusieurs types mais surtout il ne se laisse pas enfermer dans une somme finie de caractères définis. Conséquence : à humanité fragmentée, écriture fragmentaire. Dans cette typologie, le corps, ou plutôt les corps et leurs mouvements et attitudes, doivent être décryptés en premier. Même si on ne peut pas séparer l'âme du corps et les gestes de leur signification culturelle. Cherchons le trait caractéristique : « L'Hindou est lent », « il est », nous dit Michaux, « essentiellement lent, tenu en mains » (p. 34), et un peu plus loin ; « L'Indien n'est pas pressé » (p. 35). Conséquence : « ville emplie incroyablement de piétons » qui ne sont pas pressés, qui marchent mais ne courent jamais. Le type descriptif d'une masse confond, nivelle, rend indistinctes les individualités éventuelles. D'o ce caractère posé et sérieux donnant aux Indiens des allures de « chanoines ».

À l'intérieur du type, les différences passent entre les sexes comme on le voit, par exemple, entre les Hindous et les femmes hindoues : « elles ont une tête de moins que l'homme », ou les Tibétains et les Tibétaines : « Le Tibétain, lui, était lourd, large et grand et pas beau, rude. La Tibétaine étant lourde, grande pas belle presque encore plus forte et plus rude » (p. 110). Les Indiens du Sud sont très différents des Indiens du Nord : « Les Indiens du Sud, les dravidiens, la plupart petits, vifs, colériques ne correspondent plus à la conception que l'Européen a des Hindous. » C'est-à-dire conception d'un Hindou « élancé », « lent », « calme ». Ou encore : « la plupart, grands et minces, sans épaules, aux jambes sans mollets, sans muscles, féminins, à la tête souvent plate (…) » (p. 44).

L'autre trait caractéristique de cette physionomie de l'Hindou, c'est sa laideur éprouvante : « des yeux de crapaud dont il n'y a rien à extraire », « des têtes d'amoraux contents et de faux témoins justifiés ». « Les Hindous ne deviennent beaux que lorsqu'ils sont très vieux et censément très sages comme le portrait – sans doute de Tagore » (prix Nobel de littérature 1913). « La tête de Tagore a soixante ans est splendide » (p. 86), et ici celle des vieillards : « Certains sont beaux. Mais alors beaux sans égal. Aucun pays n'a de vieillards d'une majesté comparable, sortes de vieux musiciens, de vieux faunes, qui connaissent toute la vie mais qui n'en ont pas été détériorés, ni même excessivement émus. Mais ils deviennent beaux » (p. 86). Beauté qui est sans doute le produit d'une certaine ascèse religieuse. Les femmes hindoues, plus petites que les hommes, sont tenues enfermées par eux : « elles ne sortent pas » ; elles sont également laides, surtout les femmes du Sud : « Mille venant, pas une jolie », dit son compagnon bengali (p. 120). Michaux est encore plus sévère : « Il devait dire : “Dix mille venant, pas une jolie”. » Et il ajoute entre parenthèses : « En tout et pour tout, j'en ai vu une », une jeune mariée. Lire p. 58 : « Jamais, jamais en Inde je n'avais vu vraiment une jeune femme tout à fait belle. » La jeune mariée en question est belle étant restée chaste pendant douze ans avant de consommer son mariage.

La retenue, la décence, l'effacement des femmes hindoues est remarquable au point d'en devenir provocants pour un Européen (p. 69-70). Les hommes, eux, sont grossiers dans leurs attitudes : « si l'hindou vous parle, c'est nez à nez. Il vous prend l'haleine de la bouche. Il ne sera jamais assez près. Sa tête envahissante et ses yeux hors de propos se calent entre l'horizon et vous. » Quant aux Tamouls, ils ont des yeux de vautours. Cette laideur est si collante que « si vous toussez vous en blessez deux ou trois » (p. 121). Cette laideur et cette grossièreté sont d'autant plus éprouvantes que « les hommes vivent presque nus » en raison de la chaleur, le sari ou le pagne collent à la peau forcément comme une seconde peau et leur couleur est typique : rose pour les Hindous, d'un rose douceâtre et écœurant comme les loukoums. Mais surtout cette laideur n'est pas une détermination physique, elle est le signe extérieur de la laideur de l'âme : p. 86 et 87 : « l'éclat des yeux peut tromper au premier moment. Mais on rencontre souvent des laideurs particulières, vicieuses psychiques. (…). Les Marouaris « vendraient le lait de leur mère », dit le proverbe, « pour faire de l'argent, l'air fat, rasta, prétentieux, égoïste, enlaidissant des milliers de visages. » (…). « Enfin, si vous n'apercevez pas l'ignoble de sa figure (quand il n'est pas saint ou sage), si cela ne vous a rien révélé, allez voir un film hindou (…). » (p. 87). L'Hindou porte sur lui les stigmates de la méchanceté et de la cruauté, de la prétention et du sadisme.

Il ne faut surtout pas idéaliser l'autre et encore moins son autre religion. Il faut au contraire démythifier et démystifier la religion hindoue qui était absolument nécessaire pour humaniser un peu un type humain aussi bestial et féroce. Constat clinique : « Mais nulle part je n'ai vu un sadisme aussi constant et naturel que dans les films hindous, et j'en ai bien vu trente. Dans la façon souple de broyer une main, il y avait une telle jouissance que moi qui ne rougis plus depuis belle lurette, je rougissais, j'étais honteux, j'étais coupable, et je prenais part, oui, je prenais part, moi aussi, à l'ignoble plaisir » (p. 88-89).

Restons sans illusion : la barbarie est commune à l'espèce humaine tout entière. Par une ironie de l'histoire, le peuple le plus religieux du monde est le peuple le plus sadique. Pureté et méchanceté vont ici de pair constituant ainsi la duplicité essentielle du type hindou. L'attitude quotidienne, les gestes quotidiens sont en contradiction totale avec la pensée et les prescriptions religieuses de ce peuple. Aussi Michaux interprète-t-il l'omniprésence et l'omnipotence de la pensée religieuse en Inde comme un garde-fou contre la nature de l'Hindou : « On a eu raison de persuader aux Hindous qu'ils avaient à atteindre la sagesse, ou la sainteté. D'après la seule étude de leur physionomie, je leur donnerai exactement le même conseil. Soyez saints, soyez sages » (bas p. 86). Il dénie de cette façon à la religion hindoue toute valeur mystique en soi alors que c'est un des clichés de la littérature occidentale sur l'Inde. La religion n'est ici une fois de plus que le moyen de rééduquer une nature humaine pervertie dès l'origine. L'Inde n'est donc jamais valorisée comme telle et surtout pas au travers de sa religion, malgré les aspects étonnants et admirables de sa culture. Sagesse des prêtres, légèreté de ses constructions architecturales, grandeur de ses chants épiques comme le Râmâyana. Michaux garde toujours une distance critique par rapport à ce qu'il décrit.

  Qu'en est-il de la religiosité de l'Hindou? Dès les premières pages, l'Hindou est présenté comme un religieux introverti qui n'a qu'indifférence et mépris pour tout ce qui l'entoure, bêtes et gens, et surtout Européens. Cette indifférence à l'égard du monde extérieur n'est dépassée que par celle des vaches sacrées qui déambulent partout : « Quant à son indifférence vis-à-vis du monde extérieur là encore elle est supérieure à l'Hindou. » La vache est supérieure à l'Hindou mais lui a une indifférence de ruminant à l'égard de la réalité. On peut sommairement représenter ainsi les traits de son attitude religieuse :

1) La méditation et la concentration de soi font de l'Hindou un être détaché, lent, assuré : « Ils vous regardent avec un contrôle d'eux-mêmes, un blocage mystérieux et, sans que ce soit clair, vous donnent l'impression d'intervenir quelque part en soi, comme vous. » Ce qui implique une certitude de soi confinant à l'impudence. Cela leur donne un aspect très sérieux et très réservé, appliqué même, qui est proprement horripilant pour un Européen, surtout lorsqu'il est sensible à l'ironie et à l'humour. « Jamais, jamais l'Indien ne se doutera à quel point il exaspère l'Européen » (p. 23). D'o une grandeur faite de suffisance qui est proprement ridicule. « Attentifs et renforcés (celui qui était né bête, devenant deux fois plus bête et qui est plus bête que l'Hindou bête ?), lents, contrôlés et gonflés » (p. 20-21).

2) L'importance du yoga, c'est-à-dire de techniques d'ordre ascétique et psychique qui permettent une maîtrise de soi complète et un contrôle de certaines fonctions vitales comme la respiration. L'être étant en même temps réunifié en soi et relié au Tout. Lire toute la p. 27. « La respiration contrôlée dans un but magique peut être considérée comme l'exercice national indien. » Respiration contrôlée et prières sont les deux exercices magiques qui comme tels prétendent à une causalité efficiente sans passer par des causes observables. La pensée et la parole étant directement efficientes, les vœux sont décisifs (p. 84). Cette respiration contrôlée et ce self-control sont obtenus grâce à un respect scrupuleux de « nombreuses prescriptions » qui font que cette « religion est tyrannique » (p. 80). Cette respiration contrôlée relève d'une « science merveilleuse » à nos yeux et fournit un des spectacles les plus étonnants qu'on puisse observer : « Un des spectacles les plus étonnants que j'ai vus ce fut le ventre de mon gourou yogi » (p. 85). Le résultat de cette technique ascétique est moins le détachement que l'élévation de l'âme : « Il était au dessus de la misère humaine, inaccessible, plus qu'indifférent, avec une bonté presque invisible (…) » (p. 85).

3) Importance de la prière : l'Hindou prie partout, il prie tout, et tout Indien prie. « L'Hindou prie tout. Celui qui ne pratique pas la prière, il lui manque quelque chose (prier c'est encore plus nécessaire qu'aimer) » (p. 57). Tout est prétexte à adoration et à prière. Il faut voir dans ces prières répétées et ressassées une expression de la pensée magique (« Toute pensée indienne est magique », p. 26) et non pas une pensée philosophique. « Une grande partie de ce qui passe pour des pensées philosophiques ou religieuses n'est autre chose que des mantras ou prières magiques, ayant une vertu comme “Sésame, ouvre-toi” » (p. 26).

Le caractère mécanique de la prière fait de la religion une superstition qui tient lieu de religiosité vivante. Peuple radicalement religieux, l'Hindou l'est donc tout autrement que nous puisque « dans l'ordre spirituel il veut du rendement (…) il ne fait pas de cas de la vérité comme telle mais de l'Efficacité » (p. 28).

4) Importance des ablutions dans le Gange. « Peu d'êtres se baignent aussi souvent que l'Hindou », obsédé qu'il est par la pureté. La pureté du corps prépare la pureté de l'âme, même si « le Gange ne roule pas de l'eau distillée, c'est entendu. » « Surtout il lave bien ses dents. Il se met en relation de prières avec le soleil et s'en aperçoit. » Peu importe qu'ils se lavent avec de l'eau sale puisque l'ablution a une portée magique. L'Indien aspire à la pureté mais le pays est d'une saleté repoussante.

5) Duplicité de la pratique de la mendicité ; une pratique liée au vœu de pauvreté et au détachement du monde mais qui a un côté pratique : « L'Hindou mendie, froidement, avec conviction, avec culot. Considérant cet emploi comme sa destinée. Les Hindous, ni bons ni charitables, passent leur chemin et le laissent parce que c'est sa destinée » (p. 111). Pratique religieuse qui varie grandement d'un peuple à un autre car elle est davantage fonction du caractère du peuple en question que de l'intériorité spirituelle du mendiant. « Le Népalais mendie avec son sourire. Il a l'air si heureux de votre rencontre (…). Chez le Népalais la mendicité se fait si simplement, fraternellement. Il te demande aujourd'hui. Demain ce sera toi, on s'entendra toujours » (p. 112). Les Hindous incarnent une indifférence qui confine à la bêtise et à la cruauté : «Un aveugle pauvre en Europe excite déjà une compassion notable. Aux Indes qu'il ne conte pas sur sa cécité pour émouvoir… » (p. 71). Et p. 72 : « Quand un égoïste devient bigot, il devient cent fois plus égoïste. »

6) Le goût du sacrifice somptuaire et même cruel et criminel : « L'Hindou comme personne est attiré par le sacrifice. S'il offre une chèvre, c'est parce qu'on l'empêche d'offrir plus » (p. 82). Caractère excessif et affecté du sacrifice qui est une sorte de chantage étudié vis-à-vis des dieux, chantage dont les autres hommes sont pris à témoin. Ils n'hésitent même pas à pratiquer des sacrifices humains : « Il y avait une caste autrefois qui parcourait l'Inde dans le but de fournir au Dieu des sacrifices humains » (p. 82). Mais « l'Hindou ne tue pas la vache ». L'Indien tue l'Indien sans remords, et a fortiori l'Européen, mais il est inscrit dans sa nature de ne pas tuer les animaux et surtout pas les vaches sacrées. La religion mène à tout y compris au crime par intérêt.

7) La pratique du dépouillement : l'Hindou aime à se dépouiller publiquement de tout vêtement et il ne trouve à cela rien d'obscène. D'o une position de prière qui apparaît étonnante à l'Européen : « L'Hindou n'est jamais séparé de son sexe qui est un des centres, sur lequel il fonde son équilibre. Comme l'abdomen, comme le front. Il prie assis, les cuisses ouvertes, par terre, dans un équilibre bas o il est rapproché du centre inférieur » (p. 63). L'hindouisme ignore la notion de péché et la chasteté n'est qu'une étape transitoire vers la sainteté et la béatitude. La sexualité n'est par ailleurs aucunement culpabilisée : « Il y a des Hindous qui se masturbent en pensant à Dieu » (p. 49) et « faisant l'amour avec sa femme l'Hindou pense à Dieu dont elle est une expression et une parcelle ». L'amour n'est pas impur mais la femme est plus mère qu'épouse. Ce qui compte c'est la communion des âmes qui relie à tout. « Le Kama Soutra n'est pas un livre qu'on lit sous le manteau (…). Sur la façade des temples (à Orissa et à Kornarack) on voit une demi-douzaine de positions amoureuses… » (p. 62-63). Et « le sperme met l'Hindou dans un état de jubilation mystique. Il en voit ses déesses couvertes », nous dit Michaux, en note au bas de la p. 63. Les attributs sexuels des déesses hindoues sont toujours hypertrophiés : seins et sexes énormes. Et l'extase religieuse semble se confondre avec l'orgasme sexuel. L'amour n'étant qu'une expression de la communion avec le Tout (p. 49) qui est l'essence même de la religion. Pratique du dépouillement y compris lors de la prière : « L'Hindou prie nu, le plus nu possible. »

8) La pratique de la sainteté (« Il n'y a pas de race plus sensible à la sainteté »). Cette pratique implique, outre le jeûne et la chasteté, les prières et yoga, celle des chants et de la transe : « L'Inde chante. N'oubliez pas cela, l'Inde chante. » Chant qui exprime un désespoir profond mais pas total, une soumission à l'ordre des choses sans aucun ressentiment. Voir toute la p. 32. Le son fondamental que les Indiens répètent de façon lancinante est AUM : « Alors il dit AUM. Sérénité dans la puissance. Magie au centre de toute magie ». (p. 32). La maîtrise et le possession de soi peuvent aller jusqu'à la transe dans leurs prières : « Il prient et bientôt roulent à terre possédés par la déesse Kali ou quelque autre » (p. 32). Façon extrême de rejoindre le nirvana qui fera de lui-même un dieu ; témoignage de la toute puissance de la foi par l'exaltation de la foi. Qu'en est-il de la religion et de la mystique hindoue ?

La mystique hindoue recherche « l'union de l'esprit individuel avec Dieu », mais elle est très différente de la mystique occidentale, parce qu'elle vise non pas à abaisser l'homme et à le mortifier mais à exalter sa puissance et à la multiplier : « Les religions hindoues, au contraire, ne dégagent pas la faiblesse de l'homme mais sa force » (p. 31). « La prière et la méditation sont l'exercice des forces spirituelles » (p. 31). Alors que « la cathédrale gothique est construite de telle façon que celui qui y entre est écrasé de faiblesse » (p. 31), les temples hindous, eux, sont de dimensions très modestes : « L'intérieur des temples (même des plus grands extérieurement) est petit, petit pour qu'on y sente sa force » (p. 31). « Il faut que l'Hindou sente sa force. » La foi toute puissante de l'Hindou est à la recherche d'une union avec la Nature qui comprend la sexualité. Et cela l'amène donc à adorer, à tout adorer : « L'Hindou adore tout » (p. 56). « Il se met en communion de façon soumise ou dévote avec des êtres, avec les choses mêmes et les transfigure » (p. 56). « L'Hindou a l'idolâtrie dans la peau. Tout lui est bon, mais il faut qu'il ait son idole. » « L'Hindou a mille idoles. »

Renforcé par sa méditation, l'Hindou est accueillant dans sa propre religion aux autres dieux. Au contraire, le monothéisme occidental est une violence source d'affaiblissement et non de puissance. « La religion hindoue comprend monothéisme, polythéisme, panthéisme, animisme et culte des démons. » Plus significative encore de cette volonté d'assimilation, la formule suivante : « L'Hindou a toujours désiré englober tous les dieux, toutes les religions. Il y réussit dans l'Inde du Sud et à Ceylan » (p. 66). Les valeurs de la religion hindoue sont plus fondées sur le sentiment que sur la raison. D'o le culte de la mère : « L'Hindou adore sa mère, la maternité de sa mère, la potentielle maternité des petites filles, l'enfance de l'enfant » (p. 29). D'o le culte de la non-violence dont Gandhi est l'apôtre : « L'Hindou ne tue pas, il veut vivre en paix avec tout le monde (encore maintenant 95 % des Hindous ne mangent pas de viande » (p. 64). D'o une sexualité sereine : Lire l'anecdote de Çivà, qui « selon une des légendes, faisait l'amour avec sa femme quand deux dieux, Vischnou et Brahma, je crois, entrèrent. Loin de s'arrêter, il continue carrément (…) » (p. 65).

Pour compléter la typologie de l'Hindou il faut se tourner vers ses langues et ses arts.

Ce qui frappe tout d'abord Michaux, c'est la multitude des langues (1652 dénombrées aujourd'hui dont 15 sont constitutionnelles) surtout le fait que la langue hindoue est accordée à la typologie du peuple en question : elle est lente et embrassante, chantée et captivante au point d'être ridicule et écœurante aux oreilles d'un Européen : « Le tout enveloppé, écœurant, confortable, eunuchoïde, satisfait, dépourvu du sens du ridicule. » (p. 25). La langue qui est « la plus belle création de l'esprit indien » précisément parce que ses traits sont accordés à l'esprit de ce peuple : « la plus largement embrassante (…) langue contemplative, induisant à la contemplation, une langue de raisonneurs, flexible, sensible et attentive » (p. 35). Langue o les enchaînements sont si longs et si lents que la pensée qui multiplie les attendus préalables finit par oublier la question posée. Langue de coalescence qui multiplie les enchaînements et semble engluer l'auditeur par la multitude de concaténations inutiles. Cette langue paraît une caricature grotesque de l'enchaînement logique : à force de vouloir être logique, elle devient totalement lourde. Elle englobe la réalité mais elle le fait par des détours qui le font perdre de vue. Les raisonnements de l'Indien paraissent, par leur volonté de remonter à tout propos et hors de propos « au déluge », des insultes à l'intelligence. D'o la manie de la division non pas binaire mais par rapport à « cinq ou six, ou dix ou douze, ou trente-deux ou même soixante-quatre » (p. 37). Leur logique est étrangère à notre logique. La façon dont Bouddha exprime sa « première illumination » est une insulte à l'intelligence occidentale : « L'ensemble, l'enchaînement seul comptent pour lui. Et le sujet importe peu » (p. 38).. Les propositions ne sont pas déduites mais juxtaposées : il s'agit de remplir un cadre et non de développer une chaîne de raisons. Il s'agit donc d'affirmations qu'il faut prendre et accepter telles quelles ! Ceci est d'autant plus horripilant que le discours s'accompagne d'une véritable inflation verbale.

Ce qu'illustre le Râmâyana qui est si démesuré en lui-même et en chacun de ses morceaux qu'il est proprement illisible pour un Européen. Littérature non pas précise et concise, celle du fragment ironique, mais de la litanie : « ce qui compte devient une litanie surhumaine. » Langue et littérature de la démesure donc. La comparaison du Râmâyana et de l'épopée homérique ne doit pas faire illusion : le contenu est proche, l'un le Râmâyana de l'Iliade et l'autre, le Mahabhara de l'Odyssée. Mais là s'arrête la comparaison car les héros homériques sont humains, trop humains, tandis que ceux des Hindous disposent de pouvoirs surhumains les rendant « incroyables » à nos yeux de sceptiques rationalistes : « Achille, n'est qu'un homme, Roland n'est qu'un homme. Mais Arjuna est dieu et homme. Il intervient avec et contre les Dieux et le soleil n'est qu'un soldat dans l'affaire. » Littérature de l'excès passablement infecte par la canaillerie de ses personnages, mais très grande dès qu'on l'entend chantée « dans un rythme rapide et diabolique, un damné chant de sorcellerie. » (p. 92). « Le chant de l'affirmation psychique, de l'irrésistible triomphe du surhomme » (p. 92). Tout est affaire de situation et d'interprétation pour apprécier un tel chant, une telle poésie… laquelle peut être ennuyeuse à mourir ou extrêmement prenante et ensorcelante.

  L'architecture et le monde des villes sont quasi dédaignés en dépit de l'importance du nombre des villes o il a séjourné. Plus surprenant encore : alors que la religion hindoue est considérée comme essentielle, les édifices que sont les temples et les sanctuaires sont rarissimes et de ceux d'Orissa et de Kornar, il retient seulement « une demi-douzaine de positions amoureuses dont il ne s'était pas jusqu'à ce jour rendu compte » (p. 63). Indifférence qui va de pair, semble-t-il, avec l'attitude des Hindous du Sud qui ignorent les noms « des dieux figurés sur les gopurams » (p. 94). De l'architecture musulmane, le narrateur retire « une impression de courant d'air » (p. 39) et de vacuité devant ces « arabesques agaçantes » comme devant « le petit jet d'eau comme un fil qui retombe avec un bruit mesquin, secret et extérieur. » Seul le Taj Mahal à Agra provoque son admiration. Mosquée funéraire que fit édifier au XVIIe siècle, dans un merveilleux jardin, l'empereur Magahl Shâh Jehân en mémoire de Muntay Magahl, sa favorite morte en couches. Mausolée de « la regrettée du Grand Mogol ». Contraste entre la majesté de l'édifice et la matière apparente, mixte de « mie de pain blanc, lait, de poudre de talc et d'eau ». Architecture décrite comme le produit d'un recette de pâtisserie, chef-d'œuvre hors-norme, excessif et maladif, irréel et déséquilibré qui semble, dans sa blancheur, comme flotter dans la lumière du soleil o il baigne dans un sentiment d'irréalité et de fausseté esthétique.

En fait d'architecture sacrée il faut s'en tenir aux lingams, c'est-à-dire à « ses pierres dressées plus ou moins polies sous un arbre », signes de fécondité universelle dans leur rectitude phallique. Le seul monument « architectural » qui compte dans l'espace du voyage c'est la gare et ce qui l'anime, le train : « Entre toutes les gares du monde, la gare de Calcutta est prodigieuse. Elle les écrase toutes. Elle seule est une gare » (p. 45). Non pas que l'édifice soit extraordinaire mais parce qu'il est accordé à sa fonction : l'attente du départ. « Mais seulement à Calcutta j'avais l'impression de ce qu'est une gare, un endroit o des gens attendent des trains » (p. 46). Hall de gare immense, sas entre ici et ailleurs, o les Hindous sont couchés, « dormant d'un œil sur leurs valises roses ». Lieu magique qui libère la puissance du monde du rêve qui anime tout départ. Surgit de cet enchevêtrement de métal « cette impression de l'au delà des rails, des trains qui vont vous emporter ensuite ; ce sommeil préliminaire ». Le privilège du train comme moyen d'évasion est confirmé par le passage concernant le petit train de l'Himalaya Railway. Contraste entre la grandeur de l'Himalaya et l'instrument qui en entreprend « la montée. Aucun réalisme, espace des rêves d'enfants et de leur train-jouet. »

Un barbare à Ceylan

Même lenteur que les Hindous en général, même distance par rapport au type occidental mais pour une autre cause. « S'ils donnent, néanmoins une étonnante impression d'inertie c'est à cause de leur manque de gestes. Ils vous parlent sans les bras. Les bras, c'est réservé » (p. 132). Ce sont des êtres quasi asexués : « grands, minces, délicats, sérieux, sortes d'échassiers humains » (p. 132). Ils sont dominés par le sentiment religieux, façonnés par lui et ce sentiment se manifeste dans leur façon de regarder de façon contemplative y compris jouer au billard ! (p. 131). Religion d'inspiration chrétienne mais caractérisée par une piété ostentatoire et vénérant les instruments du culte de façon idolâtre. Expression linguistique étonnante : leurs « noms superbes, de merveilleux et longs serpents aux voyelles de tambour. (…). Eh bien, ils les disent si vite et si gentiment » (p. 133) qu'ils perdent leur grandeur et leur noblesse.

Un barbare en Chine

Ici nous avons affaire aux types chinois (p. 148), types chinois caractérisés dans la race jaune mais ayant parmi eux, « entre tous les peuples de race jaune », des traits spécifiques. Le type chinois est – au physique comme au moral – tout à fait opposé au type hindou, ce qui le rapproche du type européen.

Fini donc l'émerveillement de la section précédente, l'attention devient plus neutre, ce qui évite les excès d'enthousiasme ou… de haine ! Au physique (p. 190) le Chinois a quelque chose de pataud, de lourdaud que va démentir « son mental », très vif et très intelligent, qui se retrouve dans son mobilier, sa sculpture, son architecture. « Le Chinois entre tous les peuples de race jaune a quelque chose de puissant, de pesant surtout, lui-même un peu tonneau aux formes cylindriques, quand il prend de l'âge » (p. 190). Ses meubles sont « trapus », « les caractères de ses idéogrammes sont pansus, véritables poussahs, en culs d'hippopotames… » (p. 191). Le visage du Chinois nous alerte très vite sur le caractère trompeur de cette lourdeur : effacé mais efficace, mou mais curieux, souriant mais pas niais, tel est le type chinois auquel on ne saurait se fier que par défaut d'intelligence car il n'a rien de très sympathique si on en croit le premier abord. « Modeste, et plutôt enfoui, étouffé dirait-on, des yeux de détective, et aux pieds des pantoufles de feutre comme il se doit, les usant jusqu'au bout » (p. 148).

tre paradoxal donc, fait de contrariétés qui nous mettent mal à l'aise : « précipitation de rat » parfois mais « des visages étonnamment huilés de sagesse ». Figures très polies, dans tous les sens du terme, avec des regards dont les sourires échappent aux règles de notre code de politesse. Sourire fait de distance, de réserve, de quant-à-soi et non d'accueil de l'autre, car la sagesse c'est la solitude indifférente à l'autre et au monde. Vanité dudit regard qui correspond à la conviction de la vanité de toutes choses : « Si petits que soient les yeux du Chinois, son nez, ses oreilles et ses mains, son être ne les remplit pas. Il se tapit loin derrière. Non pas par concentration. Non, le Chinois a l'âme concave. » Monde du creux qui appelle, si j'ose dire, une sagesse du vide.

La Chinoise est toute d'un autre genre que le Chinois. Lui est pansu et lourd, elle, fine et élancée : « Les femmes chinoises d'un corps admirable, d'un jet comme un végétal, jamais l'allure garce comme l'Européenne (…) un corps qui fait toujours son travail, et une tendresse avec leurs enfants qui est un charme » (p. 150). La femme chinoise est en amour, un paradoxe incarné : elle est liante : « Toujours enlacée à vous comme le lierre qui ne sait pas s'isoler », sans être collante, car « la femme chinoise se met à votre service sans bassesse, il ne s'agit pas de cela, mais avec tact, justesse, affection » (p. 155). Leur visage a quelque chose de poétique tout comme leur corps : « Pas jaune, la Chinoise, mais chlorotique, pâle, lunaire » (p. 148). « Lunaire » comme l'astre nocturne symbole de la douce lumière amoureuse. Compagne érotique idéale par opposition à l'indifférente occidentale « qui vous oublie au bord du lit » (p. 154), et à la lascive « femme arabe » qui se « comporte comme une vague » pour vous abandonner en s'abandonnant à ses rêves. La femme chinoise est une parfaite amante : elle a l'esprit et le langage de l'amour sans devenir une maîtresse possessive qui aliène celui qui croit la posséder. Amour chinois sans chinoiseries donc. « Elle vous considère comme en traitement » (p. 154-155) et sa médication est des plus apaisantes car elle a un sens de l'harmonie incomparable. Auprès d'elle le narrateur semble avoir découvert l'improbable bonheur : « être harmonieusement deux ». Félicité évidemment impossible auprès d'une Européenne ou d'une femme blanche car elle, la Chinoise, a le sens de l'ordre et de la douceur, de la prévenance et de la gentillesse : « La femme chinoise se met à votre service, sans bassesse, il ne s'agit pas de cela, mais avec tact, justesse, affection » (p. 155). Il s'agit, à la lettre, d'un art érotique consommé qui est l'expression même de l'esprit chinois en tant qu'il est habile et vif, intelligent et poli.

  En effet le Chinois est avant tout un incomparable artisan. « Le peuple chinois est artisan-né » (p. 145). Plus bas dans la même page : « Le Chinois est artisan et habile. Il a des doigts de violoniste ». Cette habileté est bien sûr une manifestation d'intelligence pratique mais aussi proprement spirituelle. Intelligence pratique et non pas conceptuelle qui font des Chinois des inventeurs de génie : « Tout ce qu'on peut trouver en bricolant, le Chinois l'a trouvé », p. 145 : « la brouette, l'imprimerie, la gravure (…) et quantité d'autres choses. » Le bricolage étant le moyen de parvenir au but cherché en employant des moyens détournés et en inventant une solution originale.

Activité très abstraite et fort intuitive. Intelligence spirituelle et non religieuse. Avoir de l'esprit ou pas ! « Aucun type avachi, ni d'arriéré mental, les mendiants d'ailleurs ayant encore l'air fort spirituels et de bonne compagnie (…). » (p. 150). Ce côté pratique et pragmatique oppose bien sûr le Chinois à l'Hindou et le rapproche de l'Européen dans une médiocrité terre à terre, agréable et insipide aux yeux de l'être « assoiffé » de grandeur intérieure, mystique même, être qu'est encore Henri Michaux (p. 168-169 : « Je serais une civilisation, je ne me vanterais pas d'avoir inventé le diabolo (…) et je me cacherais à moi-même. Je prendrais de meilleures résolutions pour l'avenir » (pages 168-169). Constat : « Les Chinois et les Blancs souffrent de la même maladie. Dans la journée ils bricolent, puis il leur faut des jeux » (p. 169). Grand peuple donc mais petites pensées. Grand peuples mais petites inventions.

Le bricoleur n'est donc pas un créateur. Le Chinois ne crée pas, il imite ; il a le génie de l'imitation. Le peuple chinois n'est d'ailleurs pas un peuple de producteurs mais de commerçants. « Le Chinois s'adapte, marchande, calcule. » Il est grand commerçant parce qu'il a le sens inné de la politesse mais qu'il est indifférent à la casuistique morale. « Le Chinois ni honnête, ni malhonnête. S'il s'agit d'être honnête, il adoptera l'honnêteté comme on adopte une langue. » Tout est affaire pour lui de conventions pour vivre tranquille. Le bon gouvernement est celui qui permet de faire ses affaires tranquillement, ce qui explique la colonisation chinoise… aux quatre coins du monde ! (p. 177-178). « Si le gouvernement d'un petit État est bon, tout le monde (tout le monde chinois, cela va de soi) y affluera », et « en augmentera la puissance et la prospérité. » Modestie du Chinois, équilibre des Chinois qui les fait « obéir à la sagesse, une sagesse raisonnée politico-boutiquière » (p. 165) ; sagesse discutée et pratique qui a toujours été la préoccupation première des Chinois.

Cette philosophie équilibrée et pragmatique fait que la vertu « c'est pour eux ce qu'il y a de mieux combiné » (p. 147). Vertu d'équilibre qu'illustre leur sens du portage : « Le Chinois, lui, est arrivé à faire du portage une opération de précision. Ce que le Chinois aime par dessus tout c'est un équilibre savant » (p. 147). Cette modestie des Chinois les protège des emballements religieux et a fortiori des extases mystiques. La sagesse chinoise est une sagesse pragmatique et non pas inspirée. À l'inverse des Hindous, ils ne cherchent pas dans une divinité illusoire et démesurée une compensation à la faiblesse de la nature humaine : « Le Chinois n'a pas précisément, comme on l'entend ailleurs, l'esprit religieux. Il est trop modeste pour cela. » (Lire p. 150.) C'est cette absence d'esprit religieux qui les rend lourds et réalistes, agréables à vivre pour nous autres Européens athées ou sceptiques (p. 151). Leurs temples ne sont pas vraiment des lieux sacrés et impressionnants : « finies les positions hiératiques déterminant la contemplation. » Les Bouddhas eux-mêmes sont humains trop humains dans leurs poses et leurs figures, goguenards, ils semblent se moquer de ceux qui les regardent en les prenant au sérieux : « Oh ! Vous savez, nous autres… » Les temples ne sont pas des lieux o le sacré impressionne le profane ou le fidèle, mais des lieux de vie comme les autres o prières et rites prennent un aspect intéressé et comique : p. 152. Il n'y a plus de gravité mais de la cocasserie. Cette indifférence au sacré va de pair avec une absence de sens tragique : « Le Chinois regarde la Mort sans aucun tragique » (p. 157). Les Chinois recourent au taoïsme pour côtoyer la mort sans la redouter. La Chine abrite des cimetières immenses et accueillants (p. 157). Le Chinois apprivoise la pensée de la mort dès cette vie : « Tout Chinois a son cercueil de son vivant. Il est à l'aise avec la mort » (p. 157). Les Chinois adorent le jeu et chantent « avec une innocence cousue de fil blanc ».

Pas naïfs donc mais habiles à préserver leur tranquillité d'âme en obéissant à des règles de politesse strictes : « Peuple à la morale anémique, qu'on dirait souvent pour enfants. Outre un catéchisme laïc portant sur des règles de civilité et de bonne conduite, de conduite exemplaire, les rites commandaient » (p. 164-165). Bref « sagesse de bambins », mais en fait d'adultes avisés qui trouvent dans ces préceptes un moyen efficace de rester soi sans perdre la face par rapport aux autres.

Peuple qui se passe quasi des dieux, qui se moque sans doute d'eux, et qui vit donc légèrement et innocemment. Soucieux de son confort et de sa tranquillité, peuple qui devient le paradis de la sagesse, mais d'une sagesse pratique o la théorie n'a pas sa place. « Les Chinois ne sont pas des songe-creux. Ils n'ont pas eu de systèmes transcendantaux ou des éclairs de génie mais des trouvailles d'une valeur pratique incalculable. Confucius : l'Edison de la morale » (p. 173). Pas de grands systèmes théoriques mais un bricolage éthique d'une efficacité surprenante, extraordinaire, pour ce qui est de la pacification des rapports humains par la gentillesse : « Personne, comme le Chinois, ne s'est préoccupé des rapports entre humains avec autant de sollicitude, de prévoyance » (p. 173). Sagesse de proximité, familiale et non humanitaire. Sagesse terre à terre, étrangère au culte d'idéaux transcendants, qui permet d'éviter toutes les déceptions et toutes les humiliations par un simple respect de politesse : « La peur des humiliations est tellement chinoise qu'elle domine leur civilisation. Ils sont polis pour cela. Pour ne pas humilier l'autre. Ils s'humilient pour ne pas être humiliés. La politesse c'est un procédé contre l'humiliation. Ils sourient » (p. 192). Équivoque extrême de ce sourire qu'il ne faut pas prendre pour argent comptant, le Chinois est décidément très chinois. « C'est pourquoi il est difficile de savoir jusqu'o Confucius, Lao-Tseu ont chinoisé les Chinois ou les ont déchinoisés » (p. 170). Derrière un mot d'humour, impossible de préciser ce qui est premier du « naturel » ou du « culturel » ! On sait déjà par le barbare en Inde qu'à chaque paysage correspond un type d'homme : « Il semble que chaque peuple se fixe préférablement dans un certain genre de contrées, quoiqu'il puisse prospérer dans plusieurs » (p. 75). On va voir qu'à chaque peuple et à son esprit correspond une langue avec lequel son esprit lui est accordé sans qu'on sache très bien ce qui est cause ou effet de l'autre.

  Si on aborde avec un minimum de lucidité les arts chinois, ils correspondent vraiment avec le type chinois. Ainsi, par exemple, dans la musique chinoise « c'est l'orchestre (qui) fait de fracas la musique chinoise, (elle) est faite de fracas qui souligne et interrompt la mélodie » (p. 152). « Fracas » qui correspond au goût proprement chinois « des pétards et des détonations ». D'o une sorte de naïveté et de fraîcheur proprement enfantine et puérile. Attention : ces pétards et ces détonations ont un caractère ludique et aucunement guerrier : « D'ailleurs, chose curieuse, malgré ce formidable bruit, la musique chinoise est tout ce qu'il y a de plus pacifique, pas endormie, pas lente, mais pacifique, exempte du désir de faire la guerre, de contraindre, de commander, exempte même de souffrance, affectueuse » (p. 152).

Leur poésie est en harmonie avec leur musique, elle ignore la grandiloquence du pathos et le tragique. Rejet viscéral, si j'ose dire de la « poésie crève-cœur », de la poésie qui se plaint, poésie caractéristique des Européens, ces Européens que les Chinois détestent parce qu'il sont « de maudits touche-à-tout » (p. 175). La poésie chinoise est affaire de coup d'œil, c'est-à-dire de maîtrise plastique et non d'épanchement littéraire romantique. Ce qui compte c'est la charge symbolique dans sa pureté et non le trait ou l'histoire. Tout est affaire de coup d'œil permettant une évocation précise. Aucune recherche de l'idée, ce qui compte c'est l'évidence du symbole (voir p. 161). « Bleue est l'eau et claire la lune d'automne » (p. 161). Ce qui compte dans le poème c'est sa charge – au sens balistique –, c'est-à-dire le fait qu'il est un réservoir énergétique d'images poétiques : « Mais en Chinois ces quatre vers de Li Po contiennent une trentaine de scènes, c'est un bazar, c'est un cinéma, c'est un grand tableau » (p. 162).

Ce qui vaut, c'est le heurt, le choc, la confrontation de valeurs symboliques pour les Chinois. D'o le goût du détail significatif, du symbole évident, des rapprochements inattendus mais très raffinés. D'o l'extrême stylisation de la peinture chinoise qui est légère alors même qu'elle évoque des scènes grossières. « Les cartes obscènes chinoises sont pleines d'esprit. » On n'appuie pas sur le trait grossier. Ni le contenu ni la forme ne sont appuyés. « La peinture chinoise est propreté, absence d'impressionnisme, de tremblement. Pas d'air entre les objets, mais un éther pur. » (p. 181) Amour, musique, peinture, tout est affaire d'ordre, de pureté, de légèreté sans que rien ne soit épais et appuyé.

Peinture très symbolique donc qui correspond à l'esprit de ce peuple (« Le Chinois a le génie du signe » p. 181), et aux propriétés étonnamment souples de la langue chinoise, langue proche du chant.

Dans sa liberté, dans sa capacité à épouser la vie de ce qu'elle exprime, la langue chinoise est unique. Lire p. 153 et 154 : « La langue chinoise, elle, n'a pas été faite comme les autres langues (…) rien de la monotonie des autres langues. Avec le chinois, on monte, on descend, on remonte, on est à mi-chemin, on s'élance. Elle reste, elle joue encore en pleine nature. » C'est donc une langue profondément musicale pour celui qui l'entend sans la comprendre, pour celui qui est un barbare en Asie, langue qui est accordée à la fois à l'esprit du peuple et à la nature de ses instruments. Mais surtout langue accordée à l'âme du peuple chinois : « La langue chinoise est faite de monosyllabes, et des plus courts, des plus inconsistants, et avec quatre tons chantés. Et le chant est discret. Une sorte de brise, de langage d'oiseaux. Langage si modéré et affectueux qu'on l'entendrait toute sa vie sans s'énerver, même ne la comprenant pas » (p. 156).

La littérature chinoise tire sa profondeur de sa superficialité, c'est-à-dire de la légèreté des traits de sa langue. Poésie et sagesse très allusives, très détachées, fort loin donc de la rhétorique appuyée des Européens.

D'o l'intérêt de Michaux pour les idéogrammes chinois qui réunissent écriture et peinture, langue o tout repose sur le plaisir du signe; langue qui repose sur la vacuité de l'âme chinoise : « La peinture, le théâtre et l'écriture chinoise, plus que toute autre chose, montrent cette extrême réserve, cette concavité intérieure, ce manque d'aura dont je parlais .» (p. 158). Écriture qui concentre en elle les vertus de l'oral et de l'écrit : « lue elle garde des sonorités chantées, regardée elle est un chose, synthèse de l'esprit et de la réalité », dit Didier Alexandre. Ces idéogrammes ou idéographes fonctionnent par « ensembles » et ces « ensembles » sont à la fois singuliers et complexes. Aucune volonté d'imitation entre signifié et signifiant, entre contenu et forme. Au refus de voir objectivement les objets correspond la nature d'une langue qui n'est aucunement représentative. « Le Chinois possède la faculté de réduire l'être à l'être signifié. » Chaque idéogramme définit à la fois une scène et une histoire qui parle à la sensibilité du peuple chinois mais cela a l'air de rien pour nous autres Européens. La caractéristique principale de l'écriture chinoise c'est d'être un signe total, complet, de la chose nommée sans la représenter objectivement (cf. l'exemple de l'éléphant p. 160 ). La langue chinoise est à la fois la plus vieille langue du monde et la langue la plus vivante du monde. Écriture qui comme l'âme chinoise est concave, c'est-à-dire qu'elle fait résonner le monde pour mieux l'absorber, monde extérieur qu'elle donne à voir dans sa singularité. Pas de copie servile de la réalité, tout est affaire de suggestion, ce qui est propre à la peinture du mouvement : « le mouvement des choses est indiqué, non leur épaisseur et leur poids, mais leur linéarité si on peut dire » (p. 158). Elle aurait pu être une langue universelle par sa capacité à penser des détails exprimant le tout duquel ils proviennent. Pour exprimer la vieillesse « vous avez par exemple la barbe et le mal au genou » (p. 159). Langue qui donne immédiatement à voir et qui ne cherche pas à faire discursivement comprendre ! Cette langue inscrit donc dans la pensée de Michaux la découverte d'une rupture dans l'univers poétique : découverte de l'effacement du réel dans la langue chinoise. Rupture qu'il saura par la suite exploiter car il y a découvert un plaisir du signe proprement ludique et esthétique.

Si « le Chinois a le génie du signe » (p. 181), ce génie du signe ne se mesure pas simplement et évidemment au travers du théâtre chinois mais également au travers des jeux des enfants chinois. Son théâtre n'est aucunement réaliste et est entièrement symboliste avec tout un code de signes o la mimétique est dématérialisée puisqu'on ne garde de la réalité que sa trace : p. 183. Cela correspond au jeu des enfants à l'imagination très puissante qui traduisent spontanément et directement leurs idées par des signes capables de suggérer des objets compréhensibles par eux seuls selon un code qu'ils ont fixé entre eux. Fascination pour le signe schématique stylisé, parfait. La langue chinoise a donc un pouvoir figuratif et symbolique très fort. On comprend mieux alors que le plaisir des enfants (des Blancs ou des Jaunes ?), c'est l'idéographie : Lire p. 193-194. Évidence du signe qui renvoie à la chose signifiée sans être la chose signifiée. Ce plaisir ludique et enfantin correspond à l'esprit et à la langue du peuple chinois : « Il est curieux que ce plaisir du signe ait été pendant des siècles le grand plaisir des Chinois et le moyen même de leur développement » (p. 194).

Un barbare au Japon

Le Japon est perçu d'emblée comme un pays o tout est petit et triste, sans un « grand fleuve ». Dès les premières lignes, c'est l'absence de grandeur, d'espace, de vitalité qui est soulignée. Comme il le notera dans sa Préface nouvelle de 1984, le Japon lui a paru « étriqué » (p. 197 et suivantes). Ceci est vrai pour les arbres comme pour les hommes. D'o la juxtaposition des deux assertions suivantes : « Le Japon a un climat humide et traître. L'endroit du monde o il y a le plus de tuberculeux. Les arbres sont souffreteux, malingres, maigres, s'élevant faiblement (…) » (p. 197). Le type humain lui aussi est fort peu flatté : « Les hommes sont sans rayonnement, douloureux, ravagés et secs, serviteurs de X de Z ou de la papatrie(p. 197 et 198). Entendez que même le nationalisme a un caractère puéril et fort inquiétant.

Les femmes non seulement ont des corps de servantes et des esprits de servantes mais de plus elles sont martyrisées par un carcan ridicule et odieux constitué par leurs coutumes traditionnelles et leurs costumes traditionnels : « Les femmes l'air de servantes (toujours servir), les jeunes, de jolies soubrettes » (p. 198).

Peuple étonnamment moderne par son goût quasi naturel pour la servitude. Monde à l'envers ! Absence cultivée de la féminitude proprement renversante. D'o ce tableau effrayant de la Japonaise : « une cuirasse comprimant et aplatissant la poitrine, un coussin dans le dos, fardée et poudrée, elle constitue la création malheureuse et typique de ce peuple d'esthètes et de sergents qui n'a rien pu laisser dans son état naturel » (p. 198). Le dressage et la déformation du corps féminin est, souligne Michaux, « rien que l'amour de la discipline » (p. 212). Ces femmes arborent un sourire impénétrable (comme les hommes) devenant parfois « un rire fou et superficiel o l'œil disparaît comme cousu ». Ici tout est fermé, contrôlé, martyrisé par une étiquette et une politesse absurde et glacée.

Cette géographie humaine peut s'expliquer par la géographie physique : « Une mentalité d'insulaires, fermée et orgueilleuse », « peuple prisonnier de son île, de son masque, de ses conventions, de sa police, de sa discipline, de ses paquetages et de son cordon de sécurité » (p. 199). Maigreur et grisaille, vacuité et vanité vont ici de pair. Et ceci est vrai des gens et des villes.

Monde du trop plein de vide et d'insignifiance, monde d'un ordre moderne sans aucune originalité, « des maisons grises, aux pièces vides et glacées, tracées selon un ordre dur et intransigeant » (p. 199). Civilisation millénaire et pourtant extraordinairement moderne, tel est le paradoxe du Japon : « Le Japonais est moderne depuis dix siècles (…) Le style ultra moderne est le sien depuis des siècles, style fait de formes lisses et géométriques, de propreté et d'ordres. Dans les villages si l'on construit un nouveau café, il sera ultra moderne. Il n'y a pas d'intermédiaire. »

Au passage, Henri Michaux souligne un trait essentiel mais attristant du Japonais : son talent pour l'imitation. Ce n'est pas un créateur ni un inventeur mais un imitateur-né « qui n'imite pas n'importe quoi ». Le Japonais est la grimace ou la caricature des civilisations qu'il a imitées, civilisation chinoise ou européenne. D'o ce jugement très sévère et très circonstancié sur le peuple japonais : « Peuple enfin dénué de sagesse, de simplicité et de profondeur, archisérieux, quoique aimant les jouets et les nouveautés, s'amusant difficilement, ambitieux, superficiel et visiblement destiné à notre mal et à notre civilisation » (p. 200).

Pour une fois, Michaux est visionnaire et touche juste – l'histoire l'aidant dans son pronostic – car le goût de l'ordre militaire va être fauteur de troubles nationalistes guerriers épouvantables et son sens inné de l'imitation ne se rapporte pas seulement aux prouesses de ses musiciens ou artistes nous imitant mais vaut surtout pour son impérialisme économique actuel : « Le Japonais veut l'ordre avant tout. Il ne veut pas nécessairement la Mandchourie mais il veut de l'ordre et de la discipline en Mandchourie » (p. 204). Peuple qui lave ses affronts dans le sang du seppuku : « le Japonais ivre dans le sang ». Art industriel fait d'imitation sans faute de goût mais sans âme et sans chaleur. Tout est pur mais glacé dans leur modernité.

Leur théâtre, le Nô, est insupportable à Henri Michaux, car il faut y subir des déclamations d'acteurs sans convictions, partagées entre le cri de l'animal et celui de la folie : « Aucun acteur au monde n'est aussi braillard que le Japonais avec un résultat aussi maigre. Il ne dit pas sa langue, il la miaule, l'éructe et brame, barrit, braie, hennit, gesticule comme un possédé et malgré çà je ne le crois pas » (p. 200).

Leurs histoires tragiques sont ridicules, o circulent, nous dit-il, « des êtres subalternes mais avec comme il se doit, de grands airs de matamores ». Le tout dans un décor inexistant au milieu d'un musique éprouvante et ridicule pour un « théâtre de rogne avec Voix du peuple, Voix de Rappels à l'Ordre et de Remontrances, mais sans grandeur » (p. 201). Musique également insupportable : « la récitante fait l'hystérique assise, elle hurle, elle crie, mais reste assise.» L'accompagnement instrumental est aussi éprouvant et relève du « tape nerveux » : « le coup de scie vient à peu près toutes les vingt secondes. (…) l'instrument rend l'âme tout simplement et vingt secondes après recommence. Et ainsi des vingt-cinq à trente minutes. Et tout en accompagnant elle glousse » (p. 202). Quant à la musique des geishas, les célèbres chanteuses et danseuses japonaises qui en Europe suscitent notre imagination érotique : « c'est une espèce d'eau aigre et gazeuse qui pique sans réconforter » (p. 203). Elle rappelle – horribile dictu – le goût du klaxon chez les Japonais, ces klaxons discordants et énervants qui, plus qu'ailleurs envahissent les rues de Tokyo. On a affaire à des « Villes égales et sans expression, terriblement klaxonnantes ». « Se rappeler que le klaxon est utilisé au Japon de façon intensive et inutile » (p. 203).

Enfin peuple qui est dénué de sagesse car sa prétendue profondeur est celle du vide. Peuple dont l'esthétique est faite d'amour de la Nature dans ses phénomènes les plus ordinaires saisis dans leur dépouillement singulier : une fleur de cerisier ou un flocon de neige. Esthétique zen, clean, très post-moderne, dirions-nous aujourd'hui. À cette esthétique de la pureté glacée correspond un goût de la politesse affectée et ridicule (cf. l'anecdote de la veuve en gare de Yokohama). Pays qui par son modernisme est voisin de l'Europe mais très éloigné d'elle par « une religion d'insectes, le culte de la fourmilière » qui explique ses prouesses militaro-économiques et pour « ce côté blanc et plage de l'existence » (p. 199) si éloigné de l'épaisseur vulgaire des Européens. D'o deux rapports diamétralement opposés dans l'admiration : « l'Européen, après bien des efforts, est parvenu à se faire petit devant Dieu » – sous-entendu il a fallu des siècles de formation chrétienne pour cela –, le Japonais lui se fait naturellement petit « devant la plus petite des vagues, devant la feuille recroquevillée du roseau, devant un lointain de bambous qu'il voit à peine » (p. 207).

  Le Barbare chez les Malais

  Avec cette dernière section on retrouve le ton admiratif du début de l'ouvrage. Même si Michaux a découvert très – trop – rapidement le Malais.

« Le Malais a quelque chose de sain, de noble, de propre, d'humain » (p. 217). Et il ajoute peu après : « Malheureusement, je connaîtrai à peine les Malais. Il n'y a pas une chose que je n'aime en eux. Pas une forme. Pas une couleur. » Mais, en préambule, il nous met en garde contre le caractère composite des Malais qui se sont mêlés à tant de peuples et ont adopté tant de religions qu'il leur est difficile d'éviter les erreurs à leur sujet : « C'est ennuyeux », (p. 217) inévitablement. Pour ce qui est de la typologie physique, le Malais n'est pas vraiment présenté et analysé, à la différence du Javanais et de la femme de Bali. On apprend clairement qu'en raison de sa santé et de sa propreté, de son maintien et de sa noblesse, il a quelque chose d'attachant : sa profonde humanité. « Le Malais, si je ne m'abuse, est accueillant, plein d'humour, moqueur » (p. 219). Le Malais a le souci de l'élégance et de la correction, d'o son goût pour les formes courbées, pour les obliques, ce dont témoigne la forme des toits de leurs maisons, « les maisons, aux toits incurvés, font songer à des vagues, » et la forme de leur arme : « le Kriss malais, la seule arme vraiment belle, nonchalante comme son maître, mais ferme aussi (…) faite pour pagayer dans les corps d'une foule » (p. 218). Élégance souveraine qu'on retrouve dans leur tissu : « Le batik, le seul tissu qui ne fasse pas mal à l'œil, qui n'arrache pas l'attention » (p. 218), tissu de soie peinte « de couleur foncée (brun-violet) qui a un dessin comme il faut » (p. 219). Le Malais porte son âme sur sa figure et c'est une âme agréable à contempler : « Rien ne choque dans le Malais. Sa figure ne trahit aucun appétit exagéré, aucun vice, aucun défaut de caractère » (p. 220).

  Si on aborde le Javanais, on retrouve cette prédilection pour le courbe et le poli : « Le Javanais a quelque chose qui ne va pas en avant mais en arrière. Le visage des Javanais semble avoir été travaillé comme les cailloux des torrents, poli par frottements continuels » (p. 220). Ce goût du cornu et de la fermeté est caractérisé plaisamment comme celui de la forme « ergot, une hantise presque (et lié à sa forme proue élevée mais située en arrière) (p. 220-221) Ce goût on le retrouve dans la forme des chapeaux (pointus et circulaires) et dans celle des toits des maisons : « Les toits des maisons des Minangkabau, à Sumatra, ressemblent à des vagues fixées. (…) Les toits emportés ont quelque chose de magnifique, ils ont jusqu'à vingt crêtes » (p. 221).

 Chez les Balinais, moins décrits que les femmes, on retrouve le même caractère aimable, le goût de l'amitié et de la fête. Les hommes ont ici un sens du maintien et de la mesure. Chez les femmes, et tout particulièrement à Bali, les corps sont fins, harmonieux et beaux. « Même si les femmes Balinaises ont plus de sein que d'expression », regrette Michaux. Mais on ne saurait en vouloir à un sein d'être inexpressif, c'est dans la nature du sein : « un sein n'exprime pas grand chose » (p. 226) « mais un sein n'est pas un visage. » (p. 227). Il reste que les femmes en question sont fort bien faites et que leur beauté leur permet une nudité délassante pour le regard et aucunement obscène ou provocante : « Je suis persuadé que je m'habituerais très vite à voir ces femmes complètement nues. » Personne d'ailleurs ne fait de cas de cette tradition vestimentaire agréable et pour qu'elle se maintienne, dit plaisamment Michaux « Les Hollandais sont parfaitement ravis de posséder une île o les femmes vont la poitrine nue » (p. 223). « Ils ont, une fois pour toutes, interdit l'entrée de l'île aux missionnaires qui auraient tôt fait de dissimuler les poitrines (…) » (p. 224). Les Javanaises, elles aussi, sont fort belles : « La figure de la femme javanaise est merveilleusement reposante, musicale, presque creuse » (p. 220). « Habillées de peu de chose » ces femmes sont élégantes et jamais ridicules.

 Cette élégance est sans doute le produit de leur art préféré, la danse : « Une danse javanaise ne paraît jamais ridicule, exagérée ou naïve, comme elles sont si facilement, car ce qui ressemble le plus à la danse c'est la grandiloquence » (p. 219). Danse très difficile à interpréter et à apprécier par un Européen car elle est accompagnée d'une musique réduite à la gamme à cinq tons : « Leur musique emploie la gamme pentatonique, la gamme plate, la gamme qui n'accroche pas » (p. 222). Musique assez étonnante car elle provient d'instruments à percussion mais « à son émergent ; le son émerge, un son rond qui vient voir, flotte, puis disparaît » (p. 222). Danse et musique balinaises au caractère très symbolique et qui ne disent rien du tout, qui ne racontent rien du tout, du moins pour un Européen qui n'y découvre rien de très signifiant, rien qui « accroche ». Du moins retiennent-ils l'attention tandis que le théâtre malais « n'est pas désagréable et ne vaut pas grand-chose » (p. 230).

En fait, le théâtre d'ombres balinais ou javanais, comme les cérémonies funéraires, est marqué par la présence et l'influence des démons et leurs excès. Ces peuples sont restés proches des démons et ils miment leur présence, présence à laquelle ils croient très fortement. Tout cela est étrange et incompréhensible pour un Européen : « le peuple balinais vit avec les démons. Il ne pourrait s'en passer, c'est leur présence qui rend une crémation si animée. Mais j'ignore le symbolisme de la cérémonie » (p. 225). L'étrangeté est telle que la cérémonie est tantôt interprétée comme un match de base-ball tantôt comme une bagarre de rue. En clair, le sacré des religions de l'Autre dans le Balinais ou le Javanais nous échappe complètement.

À la question : qu'est-ce qu'une civilisation ? Henri Michaux répond – en songeant sans doute à une expérience qui faisait de lui un barbare aux yeux et aux oreilles des hommes dont il ne comprenait ni la langue ni les gestes : « Une impasse ». Décidément, comme l'indiquait l'épigraphe d'Un barbare en Inde, « rien à voir, tout à interpréter. »

Mais comment interpréter l'expérience de l'Autre et de l'Ailleurs qui se déploie ici ?

Leçon 3 : L'Autre et l'Ailleurs dans Un barbare en Asie

La meilleure façon de découvrir l'Ailleurs, c'est de fuir d'ici : « un pays o l'on a vécu trente ans, liés à l'ennui, à la contradiction, aux soucis étroits, aux défaites, au train train quotidien et sur lequel on ne sait plus rien. » (p. 99) Et la meilleure façon de découvrir l'Autre c'est de tenter d'échapper à soi-même et à nos valeurs occidentales en faisant l'expérience de l'altérité. Le voyage est une fuite et une exploration : il nous emmène ailleurs pour découvrit l'autre mais l'autre découvert ailleurs altère profondément l'image illusoire que le "je" avait de lui-même et de son monde. Voyage qui est donc un voyage de rupture et de fuite. Le voyage en Asie de Henri Michaux est bien celui d'un "barbare" en tant qu'il adopte une position d'extériorité radicale par rapport aux types humains observés : « Avec lui (sous-entendu l'homme de la rue), à partir de lui, réfléchissant, m'efforçant de remonter l'histoire. » (p. 12 milieu). Henri Michaux tente de re-naître à lui-même et au monde en faisant l'expérience de la plus décisive altérité et de l'ailleurs le plus dérangeant. tre "barbare", face à tous "les autres" radicalement différents de soi et de moi car l'exil volontaire du voyage, es une façon d'être soi enfin. Ceci en partageant au départ les illusions de tout voyageur qui croit pouvoir rencontrer et comprendre l'autre, ou plutôt les autres, sans partager leurs valeurs. Mais comme le remarque lucidement et rétrospectivement Henri Michaux dans sa Préface de mai 1967 il s'agit là d'une grande naïveté : « Sans le savoir resté gamin j'avais d'autres illusions (« Joyeux, je fonçai dans ce réel, persuadé que j'en rapportais beaucoup » (p. 13) Plus philosophe que exote, c'est-à-dire plus lucidement introverti que naïvement extroverti, Michaux remarque que nul ne saurait échapper ni au monde ni à son monde et donc qu'en ce sens « le vase est clos ». Qu'est-ce que rapporte notre voyageur dans sa malle orientale ? Des images et un Livre d'images : « Voyage réel entre deux imaginaires. » Invention d'une rhétorique neuve du récit de voyage sélectionnant des images nous faisant partager son étonnement pour des peuples qui « pour la première fois, sur cette terre, lui parurent mériter d'être réels ». (p. 13) À perception neuve d'un ailleurs décidément autre que notre ici, nécessaire invention d'une rhétorique neuve pour exprimer le choc éprouvé. Cela afin de garder la surprise, l'émotion, l'agacement du barbare qu'il a été en Asie.

Sans doute la connaissance de soi et de l'autre en ce qu'ils ont de singulier et d'irréductible n'est-elle qu'un leurre mais c'est un leurre qui lui permet d'avancer vivement dans l'inconnu et d'apprendre à s'ouvrir aux autres sans jamais s'attarder à séjourner. D'o l'importance de la rupture, ou plutôt des ruptures, et une recherche de la discontinuité quasi systématique, grâce à l'emploi d'un tonus certain et d'un nouvel élan réitéré face à chaque nouveau pays et peuple.

Enfin et surtout, grâce à l'emploi permanent de l'ironie et de l'humour dans ce « voyage réel entre deux imaginaires ». Quelle est la méthode employée pour voyager autrement qu'un touriste ? Comment notre écrivain voyageur met-il en pratique sa méthode originale ? Quelles sont les plus belles réussites de notre écrivain voyageur ?

1. - La méthode de notre écrivain-voyageur : déshumanisation, décentrement, déconstruction

  Pour découvrir l'étrange réalité des autres et le singularité significative de « l'ailleurs » il ne faut pas voyager en touriste. D'o les conseils liminaires de notre guide, visant à nous faire rompre avec nos habitudes et nos postures occidentales pour découvrir l'Hindou : « Celui qui fait aux Indes son premier voyage, disposant de peu de temps, se gardera bien de le passer en chemin de fer (…). Et surtout il se mettra en tête une fois pour toutes, qu'il est un alcoolique qui s'ignore (…). Qu'il ne cherche pas plus loin, la viande c'est l'alcool » (p. 67). Il faut devenir tout autre si on veut s'approcher des autres et non pas les contempler à distance. Pour cela, il ne faut pas craindre les aventures périlleuses de la déshumanisation, du décentrement, de la déconstruction.

A. - Déshumanisation

Rendre l'homme à la nature et à la corporéité et donc à une certaine animalité. L'autre est d'abord un animal, car nous sommes tous des animaux : « On ne saurait assez considérer les Chinois comme des animaux. Les Hindous comme d'autres animaux, les Japonais idem, et les Russes et les Allemands et ainsi de suite » (p. 170). L'animalité englobe les populations asiatiques et européennes. Cette déshumanisation est en quelque sorte, comme nous l'explique l'apologue du singe et du cheval (p. 99 à 101), « le premier stade de la connaissance ». L'animalité mesure la distance extrême qui sépare le voyageur de ceux qu'il rencontre. Le barbare n'est pas l'homme qui croit à la barbarie car, comme le dira Lévi-Strauss, « nous sommes tous des barbares les uns pour les autres ».

D'o un regard non pas d'ethnologue mais de zoologue, ou plutôt de naturaliste, ramenant l'espèce humaine dans sa diversité à des sous-espèces aux traits bien marqués. Le monde devient un immense jardin zoologique o chacun observe et épie les mœurs étranges des autres sous-espèces : « Ils vous regardent comme au jardin zoologique on regarde un nouvel arrivé, un bison, une autruche, un serpent. L'Inde est un jardin o les indigènes ont l'occasion de voir, de temps à autre, des spécimens d'ailleurs » (p. 120). Aller voir c'est être vu, vu par un regard qui n'a rien de sympathique car les Hindous n'aiment guère les animaux « purs » » ou « impurs ». Non seulement l'Hindou n'aime pas les animaux mais il aime encore moins les Européens qui sont des drogués impurs et qu'il n'hésite pas à sacrifier parfois des animaux à ses dieux.

Cette animalité, cette barbarie partagée par tous, renvoie donc l'humanité à son essentielle animalité. D'o l'importance du corps, de la race, du type, du sexe, de l'âge dans les notations de Michaux. La réduction de l'humanité à l'animalité est constante et volontairement provocante. Indiens du Sud : « Quelques profils et yeux de lézards (malades surtout, ils ressemblent aux lézards) » (p. 120). « Visages de gélatine, et tout à coup la gélatine se démasque et il en sort une précipitation de rat » (p. 148). On pourrait multiplier les exemples de ce type de comparaisons. Ils nous alertent sur l'importance de la visite au zoo ou à l'aquarium, c'est-à-dire du bestiaire dans l'œuvre de Michaux, qui cite au passage Jules Renard dont le bestiaire est tout autre ! L'aquarium, qu'il s'agisse de celui de Madras (p. 96), ou de celui de Batavia (p. 231), est le lieu o l'homme apprend que sa véritable histoire est l'Histoire naturelle (p. 135). Les poissons sont semblables aux hommes par leur laideur et leur cruauté et sont décrits dans des positions ou des termes qui les humanisent. Cela pour bien mettre en évidence notre inhumanité : « Deux nageoires, qui sont deux véritables pattes de devant sur les quelles il s'accroupit, et fait le crapaud ou le sanglier » (p. 97). Ces pattes deviennent de véritables mains « avec des avant-bras, des mains lasses qui n'en peuvent plus ». Pas de coupure entre les règnes et les espèces, entre les espèces et les variétés, pas de séparation nette entre l'animal et l'humain, pas plus qu'entre le naturel et l'artificiel.

« Dans l'espèce des Tétrodons, (…) dès qu'il s'n trouve un parmi eux qui soit un peu fatigué ou malade, ils s'assemblent, s'attrapent, les uns par la queue, les autres par les nageoires de devant, le tiennent solidement, pendant que le reste lui arrache des morceaux de chair du ventre tant qu'ils peuvent. C'est leur grande distraction » (p. 97-98).

L'aquarium nous révèle que le vrai théâtre est celui de la cruauté, d'o la juxtaposition volontaire du fragment sur le théâtre malais et celui sur l'aquarium de Batavia. Lieux semblables d'enfermement d'espèces différentes vouées au regard des autres. Les poissons sont des « enragés » comme certains Hindous et le corbeau, très banal aux Indes comme partout, oiseau fort vorace et pas peureux, s'empare des proies comme l'Hindou le fait au même moment dans la prière qui est « un rapt » de la divinité. Quant à la chauve-souris « qui ne traverse jamais un espace en ligne droite. (Elle) suit les plafonds, les corridors, les murs, elle fait du cabotage », elle est « feutrée » comme le Chinois et pourrait être une métaphore éclairante dudit Chinois (p. 138), « modeste, et plutôt enfoui, étouffé » (p. 148), qui déteste tout ce qui est droit : « Tout ce qui est tortueux dans la nature lui est une douce caresse » (p. 164).

Barbare « resté gamin », Michaux nous rappelle qu'il n'y a pas de connaissance scientifique objective et rassurante de l'autre. Notre monde humain est aussi étrange et aussi cruel que celui de l'aquarium de Madras ou de Batavia. La découverte de l'animalité dans son étrangeté permet de radicaliser et de généraliser l'expérience de l'altérité.

B.- Décentrement

Nécessité d'un décentrement qui arrache l'Européen à son assiette et à son prétendu équilibre. Ce décentrement tient à la pratique du voyage comme rupture. Rupture avec son passé et sa culture. Rupture qui provoque l'étonnement décrit dans l'apologue du singe et du cheval (p. 99 et suivantes).

Mais il ne s'git ni de devenir un routard fier « d'aligner les douze mille kilomètres qui sont d'usage » (p. 67), ou de visiter toutes les villes que l'on doit visiter ni même de devenir un étudiant en sagesses locales contemporaines. Michaux ne repousse pas les valeurs occidentales pour se mettre à l'école des valeurs asiatiques. Il ne quitte pas un ordre de valeurs pour se remettre sous un autre ordre de valeurs. D'o cette page plaisante o il se moque de « l'Asiatique (qui) est étudiant-né. Du Chinois qui ne connaît que les examens » (p. 77). Dans toute discipline, Michaux détecte bien évidemment une aliénation éprouvante à une autorité imaginaire, une discipline aliénante fort discutable. Pas question d'abandonner d'anciens maîtres pour en chercher de nouveaux. Pas question de se montrer « bon élève » (p. 77). Il s'agit de se libérer du besoin puéril de maîtrise qui interdit d'être soi et qui fait de chacun et de tous, à vie, des disciples. Aussi, à la question : Quel est votre degré ? il a l'irrépressible envie de répondre : « Docteur en charcuterie ». Le voyage est pour lui un mouvement de décentrement permanent. Mouvement destiné à libérer le sujet de toute maîtrise et de tout désir de maîtrise. Objectif : la justesse du coup d'œil.

D'o le rejet conjoint du pittoresque et du didactisme. « Ils me demandaient encore : Quel est votre maître ? Quand je leur répondais : « mais, aucun, pourquoi ?, ils ne me croyaient pas. Ils imaginaient je ne sais quelle ruse de ma part » (p. 77). Il s'agit bien d'être et de rester un barbare en Asie. Le voyage permettant de mettre à distance les modèles européens par rapport aux modèles asiatiques sans échanger un philosophie de l'existence contre une autre. C'est sans doute la raison pour laquelle, à la fin d'Un barbare en Asie il donne la parole à Bouddha en ne se laissant ni hindouiser ni bouddjiser, si j'ose dire : « Ne vous occupez pas des façons de penser des autres. Tenez-vous bien dans votre île à vous. COLLÉS À LA CONTEMPLATION » (p. 233). Le décentrement va donc de pair avec l'espace ouvert de la contemplation, contemplation plus ironique que religieuse.

C. - Déconstruction

 Soulignons pour finir que son voyage procède à une déconstruction systématique de nombreux préjugés et de nombreuses idées reçues. L'une des plus tenaces étant la croyance en l'existence de grandes civilisations originales et stables sur de longues périodes. Les descriptions de l'Hindou, du Chinois et surtout du Japonais, détruisent l'illusion rassurante et puérile de l'Hindou de Bouddha, du Chinois de Confucius ou de Lao-Tseu, du Japonais de l'Empire du Soleil Levant. Tout cela, comme il dit dans sa nouvelle Préface de 1984 (p. 197), à propos du Japon est « dépassé ». L'Orient ne saurait être un refuge pour nous car il est complètement gagné par l'occidentalisation.

Michaux, comme Lévi-Strauss, a clairement conscience que nous nous dirigeons vers une société planétaire de type occidental. Cela est vrai du peuple japonais « superficiel et visiblement destiné à notre mal et à notre civilisation » (p. 200). Mais c'est également vrai aux Indes (o) comme ailleurs « l'idée se forme de plus en plus que c'est la génération suivante qui compte » (p. 85). Tous les peuples sont emportés par cette idée de progrès scientifique et industriel, idée qui déconstruit de l'intérieur l'idée d'une sagesse religieuse ou philosophique éternelle. L'indifférence des Anciens Sages laisse la place au souci du rendement économique.

Le mea culpa de Michaux en mai 1967 porte sur l'illusion de jeunesse qui a été la sienne, celle d'une troisième voie : « J'aurais voulu que l'Inde au moins et la Chine trouvent le moyen de s'accomplir nouvellement, de devenir d'une nouvelle façon de grands peuples, des sociétés harmonieuses et des civilisations régénérées sans passer par l'occidentalisation » (p. 13).

En fait il avait hypostasié et unifié illusoirement chaque grande civilisation qui n'est qu'un mélange instable et précaire de cultures : « Il y a eu partout tellement d'invasions de races diverses (…) que personne n'est pur, que chacun est un indicible, un indébrouillable mélange » (p. 231-232). L'unité confine à l'indécidabilité, la pureté laisse place à l'embrouillamini. Si le voyage en Asie sert donc de moyen pour contrer l'Europe, l'Asie à son tour est l'objet d'une philosophie du soupçon très critique comme en témoignent en particulier les pages sur la religiosité hindoue (voir en particulier les pages 31-33 : « rien n'est triste comme les choses manquées »). L'expérience du voyage est donc positive par sa négativité : « Qu'est-ce qu'une civilisation ? Une impasse (…). Un peuple devrait être honteux d'avoir une histoire » (p. 232).

Telles sont les armes efficaces — déshumanisation, décentrement déconstruction — d'une expérience du voyage et de l'écriture proprement originales en ce qu'elle sont animées par « un désespoir froid » très occidental : « Il y a un désespoir froid qui n'existe pas ici (en Orient). Un désespoir sans recours et sans au delà qui n'existe que chez nous » (p. 77).

2. - : La mise en pratique de cette méthode : une écriture novatrice du voyage

A.- La typologie

Cette écriture pratique une typologie qui écarte tout à la fois le souci de la représentation réaliste ordinaire et le tentation de l'individualisation romantique de l'autre. Décrivant le type hindou ou le type chinois, Michaux se débarrasse non seulement des rapports problématiques de l'Occident et de l'Orient mais encore de la distinction de l'individuel et du collectif.

Ce qui compte c'est de saisir la spécificité unique d'un type humain car les hommes comme les plantes varient en fonction du terroir et du climat : « Il se fait que le cactus (plateaux et pampas d'Amérique du sud) est la plante la plus serrée, la plus fermée, comme l'Indien des mêmes pays. » (Lire toute la p. 75 sur ce point !) Pour saisir l'autre il faut bien sûr repousser nos réactions d'Européens et surtout nos manières européennes de penser qui ont réponse à tout. D'o les moqueries visant le poète intellectuel devenu une gloire nationale Paul Valéry, qui est prêt « à parler de tout » et qui « sur tout pensera. » (p. 81).

À l'opposé, il faut adopter les manières de l'Hindou même si elles nous resteront à jamais étrangères : « Entrez dans l'eau et baptisez-vous matin et soir et défaites la cape des souillures. (…) Aux Indes, si vous ne priez pas, vous avez perdu votre voyage. C'est du temps donné aux moustiques » (p. 69). Grâce à ce détachement et à cette purification, l'auteur nous servant ici de guide parvient à saisir le type hindou dans sa religiosité essentielle et caractéristique : « Il n'y a pas de race plus sensible à la sainteté » (p. 47). « L'Hindou est un être renforcé. Il se renforce par la méditation. Il est à la puissance deux » ( p. 42).

La typologie permet de faire jouer les similitudes et les différences sans se faire piéger ni par la platitude des facilités de l'humanisme ni par les facilités du différentialisme systématique. Pour Michaux la vision de l'autre est affaire de choix de points de vue et on n'oubliera pas que, par définition, le type nivelle, simplifie, caricature. Et donc que les véritables individualités sont rares : « Prenons l'exemple d'une nation, dite grande : l'Angleterre. Qu'est-ce que l'Anglais ? (…) Qui mesurera le poids des médiocres dans l'établissement d'une civilisation ? » (Lire tout le passage, p. 210). Le type est commode mais ne doit pas faire illusion : l'autre est toujours autre et « je » devient un « autre » à force d'observer l'autre.

D'o la tentation parfois de l'enracinement, tentation vite repoussée par le mouvement du voyage : « Le Malais, le seul peuple qui fasse des constructions qui me plaisent. J'aurais goût à posséder une maison. (…) ensemble modeste, sympathique, sur pilotis, en bois léger » (p. 218). Mais on ne saurait pas plus s'arrêter, se fixer chez l'autre que trouver en soi une identité rassurante : « Personne n'est pur » (p. 232). La Postface à Plume dit : « Il n'est pas un moi. Il n'est pas dix moi. Moi n'est qu'une position d'équilibre. »

B.- La comparaison

Accompagnant la pratique de la typologie, il y a un usage de la méthode de comparaison systématique comme l'indique déjà le titre Un barbare en Asie.

Comparaison qui met en perspective le pays visité et ses habitants non seulement par rapport à l'Europe et aux Européens mais également aux autres pays visités en Orient. Voir les pages 74 à 76 sur les arbres et la végétation, les hommes et leurs activités et distraction ; pages 168-170, les types asiatiques comparés les uns aux autres ; pages 217-218. La comparaison permet de mettre à distance, dans un même mouvement, le pays qu'il a quitté et le pays visité, sans qu'il y ait un système de valeurs de référence. D'o, par exemple, la comparaison entre les comportements érotiques de la femme chinoise par rapport à ceux de l'européenne ou de la femme arabe, la barbare n'étant pas celle qu'on aurait pu croire.

La comparaison ne saurait lever l'étrangeté du barbare puisque auprès de la femme chinoise il est considéré « comme en traitement » (p. 154-155). La façon dont la femme chinoise se met « au service » de l'Européen avec « tact », « justesse », « affection » témoigne a contrario que toutes ces qualités lui manquent. De même en Inde, Michaux est frappé par l'altérité de la sexualité hindoue, sexualité sereine et pour ainsi dire maternelle, jamais obscène et toujours pratiquée religieusement (p. 62-63) puisque l'Hindou « qui n'est jamais séparé de son sexe » voit dans ladite sexualité un principe d'équilibre et de réunification avec la totalité de l'être. Enfin on a observé qu'à Bali les Balinaises peuvent, la poitrine nue, vaquer avec beaucoup de dignité à leurs occupations tandis que le nudisme occidental est obscène car « le nu se porte très difficilement, c'est une technique de l'âme. Il ne suffit pas d'enlever ses habits. Il faut s'enlever sa canaillerie… et son embarras » (p. 213).

Leçon : la nudité est une façon de se tenir et de se porter demandant une grande éducation et une sagesse ancestrale. La peau est notre premier vêtement, il faut apprendre à porter sa peau avec une certaine élégance. Le naturel n'est pas la primitivité et la primitivité n'est pas la barbarie. Face à l'homme, animal naturellement culturel, il est vain de vouloir faire le partage entre ce qui relève de l'acquis ou de l'inné. Il est tout aussi vain de discuter à perte de vue sur l'honnêteté ou la malhonnêteté du peuple chinois : « Le Chinois, ni honnête ni malhonnête » (p. 168). Ne plaquons pas sur lui nos façons de voir et nos catégories de pensée. Il ne faut donc pas s'offusquer de la contrariété entre des jugements tantôt très favorables aux Hindous tantôt extraordinairement sévères. Puisque le seul « bénéfice » du voyage culturel c'est de nous apprendre le détachement à l'égard de toutes les valeurs reçues come évidentes. Pas de principe de vérité à l'œuvre mais la pratique constante du perspectivisme. Pas de principe d'évaluation des civilisations mais une généalogie de leur croyance en certaines valeurs. Conséquence : l'irrespect est une vertu car c'est le gage d'une lucidité minimale.

C. - Le coup d'œil exact

Est enfin privilégiée l'exactitude du coup d'œil permettant de saisir ce que tel type d'homme a de singulier et d'irréductible.

L'art du coup d'œil chez Michaux n'a rien d'impressionniste et surtout rien d'académique. Le coup d'œil est une sorte de rapt - comparable à la prière de l'Hindou -, coup d'œil qui saisit au vol, en bref ce qui le frappe immédiatement et pour ainsi dire charnellement. Par exemple le rose, couleur du pays des Indes : « Le pays du rose, des maisons roses, des saris bordés de rose, des valises peintes en rose, du beurre liquide, des mets doucereux et fades, froids et écœurants. » Même coup d'œil parfaitement juste pour tirer un cliché classique en Chine, l'art du portage : « Un Chinois, qui a un meuble à transporter, le divise de telle façon que la partie qu'il accroche derrière fera équilibre à la partie qu'il accrochera devant. Un morceau de viande même, il le porte attaché à une ficelle. À une grosse tige de bambou qu'il porte sur l'épaule. Ces choses sont attachées. » Ou le talent du crieur de journaux. « Il examine la rue qu'il va parcourir, observe o se trouvent les gens et, en mettant sa main en écran sur la bouche, chasse la voix, ici vers une fenêtre, là dans un groupe, plus loin à gauche, enfin o il faut calmement. »

Art de saisir au vol les traits les plus significatifs de l'existence. En élisant le détail significatif, merveilleux, en sachant trouver une formule qui le restitue dans sa fraîcheur et son originalité.

D'o le caractère éclaté du texte qui est une accumulation de notations, une juxtapositions d'expériences différentes (culinaires, artistiques, religieuses…), toutes proprement saisissantes et captivantes. Leur fraîcheur témoigne d'un enthousiasme permanent de Michaux face à la crue réalité, réalité toujours autre que celle attendue. Précision ou élection du coup d'œil qui ne craint pas de tirer une assertion universelle d'une observation singulière : il a vu « un crieur de journaux » mais c'est « le » Chinois qui devient « artisan et artisan habile ». Il a vu quelques porteurs Chinois mais c'est toute l'extrême Asie qui a l'art du portage !

Ce coup d'œil précis a une sensibilité extrême aux contrastes et il sait les rendre avec un art consommé, par exemple lors de l'excursion à Siliguri sur les pentes de l'Himalaya : toute la scène exploite le contraste grandeur/petitesse, grandeur des lieux himalayens (et lourdeur de ses habitants), mais petite locomotive, « une locomotive-poney, avec « de tout petits wagons (…) ajustés à sa taille » qui « prend les virages comme on les prendrait à bicyclette. ». Mais surtout aux haltes : « partout des sourires, petits, justes, aérés, le premier sourire de la race jaune, que je vois, le plus beau du monde » (p. 107-108). Tout est également petit au Népal dans un cadre également grandiose : « l'Himalaya et ses pics neigeux apparaissent » sans qu'ils soient décrits et même évoqués. Le nom de l'Himalaya suffit pour évoquer ce qui doit apparaître aux voyageurs.

Art du coup d'œil juste et incisif interdisant toute description de paysage convenu ou de site célèbre. Mais par contre il autorise des trouvailles comme la description du Taj Mahal à Agra (rappel, p. 39) ou des raccourcis saisissants, comme le portrait du peuple japonais : « peuple prisonnier de son île, de son masque, de ses conventions, de sa police, de sa discipline, de ses paquetages et de son cordon de sécurité » (rappel, p. 199). Quelles sont ses plus belles réussites de ses découvertes des Autres et de leur Ailleurs ?

 En conclusion, on retiendra trois aspects singuliers de cette écriture voyageuse qui font son originalité et son charme.

Premièrement le sens de la formule saisissante et inoubliable. Quelques exemples : « L'Hindou est religieux, il se sent relié à tout » (p. 25), « Le peuple chinois est artisan-né » (p. 145), « Confucius : l'Edison de la morale » (p. 173), « Les femmes balinaises ont plus de sein que d'expression » (p. 226), et, pour finir : « Qu'est-ce qu'une civilisation ? Une impasse » (p. 232).

Très souvent l'art de la formule est appuyé par des italiques qui soulignent les différences, l'altérité, l'étrangeté même de ce que nous devons retenir car Michaux joue au guide dans sa présentation. Exemple : L'Hindou est religieux (en italique), il se sent relié à tout. » (p. 25) Autre exemple : « l'Asiatique est étudiant-né. Le Chinois ne connaît que les examens (en italique). L'examen fait le mandarin de toute classe » (p. 77). Ou encore : « Rien que l'amour de la discipline » (formule entièrement en italique) pour souligner la torture qu'est le costume traditionnel de la Japonaise.

L'art de la formule personnelle s'accompagne d'un grand tact dans le choix des citations originales (parfois avec des mots intraduisibles) qui manifestent la distance entre la pensée européenne et la pensée orientale. Exemples : « Ces paroles (en italique), est-il écrit dans l'afghano-pakistanais, ( …) seraient dites à un vieux bâton, il se couvrirait de fleurs et de feuilles et prendrait racine (le tout en italique..) » (p. 26) ; « Rechercher les principes des choses qui sont dérobées à l'intelligence humaine, faire des actions extraordinaires qui paraissent en dehors de la nature de l'homme, voilà tout ce que je ne voudrais pas faire » (le tout en italique, extrait d'un philosophe chinois, cité par Confucius, on devine avec quelle satisfaction, p. 25).

Enfin : « Le Livre des vers dit : “le Prince dont la conduite est toujours pleine d'équité et de sagesse (…) il remplit ses devoirs de père, de fils, de frère aîné et de frère-cadet et ensuite le peuple l'imite” (en majuscule) » (le tout en italique, p. 176).

On finit, bien évidemment, par une citation de Bouddha à ses disciples au moment de mourir (dernière page, p. 233) :

« À l'avenir, soyez votre propre lumière, votre propre refuge. (…)

Ne vous occupez pas des façons de penser des autres.

Tenez-vous bien dans votre île à vous. 

Collés à la contemplation. »

Toutes ces citations permettent de mesurer la distance entre eux et nous grâce à l'emploi très souvent dans ces pages du style indirect. « Ils vous regardent avec un contrôle d'eux-mêmes, un blocage mystérieux (…) comme vous ne le pourriez pas » (p. 23). Encore p. 23 : « Il n'aime pas les chiens. Pas de concentration, les chiens. Des êtres de premier mouvement, honteusement dépourvus de self-control. » Autre exemple : « Le Chinois n'a pas précisément, comme on l'entend ailleurs l'esprit religieux, il est trop modeste pour cela » (p. 150). Et enfin : « Il connaissait ses Chinois, vieux Chinois lui-même » (p. 177), le « Ils » s'opposant au « Nous » comme l'Asie à l'Europe.

  Ensuite ce qui est frappant, c'est le sens de l'humour et le culte de l'ironie. L'humour est lié à « l'irrespect » caractéristique de l'homme blanc : « L'homme blanc possède une qualité qui lui a fait faire du chemin : l'irrespect (en italique) » (p. 25). Michaux en est l'exemple même !

Cet humour est omniprésent pour souligner, par exemple, la distance par rapport à la religiosité hindoue. Un exemple : la description de la mendicité des infirmes aux Indes se conclut par la formule : « Quand un égoïste devient bigot, il devient cent fois plus égoïste » (p. 72). Même chose pour ce qui en est du jeûne aux Indes : « Ils jeûnent comme d'autres mangent. Si ceci réussit, il jeûne, son veau malade, il jeûne, son commerce périclite, il jeûne. » (p. 83) Même chose également pour les dons psychiques des Hindous : « Des dons psychiques analogues se retrouvent dans toutes les castes, les plus nobles, comme les plus méprisées, chez les barbiers mêmes, et même les cordonniers. On comprend que dans un pays pareil les distinctions entre imbéciles et non-imbéciles soient peu satisfaisantes » (p. 127). L'exagération dans toutes ces descriptions est une façon d'accentuer la différence de l'autre par rapport à nous. Tout le passage consacré à l'Inde joue sur la proximité entre l'Hindou et la vache sacrée au point qu'ils échangent – semble-t-il leur manière d'être et de penser – : « ville de chanoines, et leur maître en impudence, la vache. Ils ont fait alliance avec la vache, mais la vache ne veut rien savoir. La vache et le singe, les deux animaux sacrés les plus impudents » (p. 22).

L'humour naît très souvent de la confrontation des points de vue qui les dévalorise également par des détails cocasses : « Les philosophies occidentales font perdre les cheveux, écourtent la vie. La philosophie orientale fait croître les cheveux et prolonge la vie » (p. 26).

Humour sur soi-même qu'on retrouve dans les critiques de la colonisation : « Obus, boîtes de conserves, missionnaires, il faut que nous leur lancions notre activité à la tête » (p. 175).

Enfin il y a des scènes parfois proprement comiques même si elles sont proches de l'humour noir. Par exemple, la scène d'adieu à une veuve en gare de Okayama, scène vue de l'extérieur et o personne, semble-t-il, ne témoigne aucun sentiment mais o chacun témoigne d'une attitude très polie, attitude purement conventionnelle : p. 209-210. Humour à la Charlie Chaplin ou, comme dirait Bergson, le mécanique plaqué sur du vivant. Le rapprochement fréquent entre l'homme et l'animal conduit parfois à des renversements de situation plaisants : « Moi je n'aime pas les notaires. Les vaches et les éléphants, des bêtes sans élan, des notaires » (p. 24). Des scènes appellent le rire, tout particulièrement la description de l'éléphant en rut : « Naturellement un éléphant on ne peut jamais s'y fier (…) même quand il est simplement en rut il s'affole. Que tout le monde déguerpisse, il va y avoir un malheur. Monsieur l'éléphant veut faire l'amour » (p. 55). Il n'y a pas un ton dans notre texte mais des scènes aux tonalités très variées : c'est cette variété savamment orchestrée qui fait le charme du texte !

  Enfin, son sens de la formule et son goût pour l'humour noir débouchent sur une sagesse fragmentaire – quasi par aphorismes –liée à une écriture faite de notations successives et comme éclatée. Style étonnant que d'aucuns diraient proche de celui de Lao-tseu ainsi présenté dans Un barbare en Asie : « Rien n'approche du style de Lao-tseu. Lao-tseu vous lance un gros caillou. Puis il s'en va. Après il vous jette encore un caillou, puis il repart ; tous ces cailloux quoique très durs, sont des fruits, mais naturellement le vieux sage bourru ne va pas les peler pour vous » (p. 185).

La mise en garde à d'éventuels disciples souligne trois points : l'art de la provocation est essentiel à la sagesse qui doit être frappante pour nous arracher à notre routine de pensée et même au principe de réalité (ou plutôt à ce qu'on nomme tel…). L'écriture poétique va donc multiplier les surprises heureuses. Ceci comme il nous le donne à voir dès l'ouverture du texte : « Figurez-vous une ville exclusivement composée de chanoines. (…) On est entre hommes, impression extraordinaire » (p. 19).

Seconde leçon : les cailloux, sur lesquels on se fait les dents, quoique très durs sont des fruits pour qui sait attendre leur maturité. La découverte de l'autre demande de l'attention et du temps et elle peut être douloureuse car l'autre est un inconnu comparable à l'animalité la plus inquiétante. Elle nous apprend d'abord beaucoup plus sur nous-même que sur les autres, de même que la visite des zoos nous apprend plus que la visite des musées. « (…) personne n'est pur, chacun est un indicible, un indébrouillable mélange » (p. 231-232).

Des formules quasi imprononçables expriment une impossible unité. Le Moi n'est jamais seul et toujours autre, éclaté parmi d'autres, aussi étrangers à lui qu'il l'est à lui-même, sans compréhension ni unité possible. Aucune unité mais toujours la diversité. Pas plus de centre que de point d'équilibre, ultime leçon – pour ne pas rester prisonnière des apparences et être une sagesse, la sagesse ne peut être qu'un art subtil d'interpréter les apparences – toujours trompeuses, comme il se doit – car la sagesse est un art d'interprétation mobilisant l'intelligence d'un chacun : « Le vieux sage ne va pas les peler pour vous. » C'est à chacun de les observer et de les forcer, de les attendre et de faire éclater leur écorce, si on veut apprécier ces fruits fermes et goûteux. Pour cela il faut être un ruminant d'une autre espèce que la vache. Les chemins de la sagesse sont donc multiples et embrouillés. « Mais les chemins que suit chaque être sont si peu connus, qu'il se pourrait peut-être que le tigre arrive à la Sagesse. »

À chacun son chemin et sa sagesse !

Jean-Pierre Bourdon



[1] Jean-Michel Maulpoix, Henri Michaux passager clandestin, éditions du Champ Vallon, 1984.

RETOUR : Études

ALLER à : Cours de Jean-Pierre Bourdon