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Jean-Pierre Bourdon : Cours sur Tristes tropiques de Lévi-Strauss. Jean-Pierre Bourdon a été professeur de Philosophie en classes préparatoires littéraires et scientifiques au lycée Chateaubriand de Rennes. Ici, on reprend l'un de
ses cours, fait en Maths sup et spéciales en 1992-1993 sur
Tristes tropiques de Lévi-Srauss.
Cette année-là, le programme des concours scientifiques
comportait aussi l'Odyssée d'Homère (chants V à XIII)
et
Un barbare en Asie de Michaux. Le thème associé
était « L'autre et l'ailleurs ». Mise en ligne le 18 janvier 2021. © : Jean-Pierre Bourdon. Sur ce site, lire par ailleurs, sur le livre Tristes tropiques, l'étude de Pierre Campion, À la recherche du sens perdu.
Concours des classes préparatoires scientifiques (1992-1993) Texte au programme : Lévi-Strauss : Tristes tropiques (Presses Pocket) Thème associé : L'autre et l'ailleurs Deux leçons sur le Tristes tropiques de Lévi-StraussLeçon 1 : L'ailleurs et l'autre IntroductionEn toute rigueur, il faudrait plutôt intituler cette leçon « L'ailleurs et l'autre », et non « L'autre et l'ailleurs ». La découverte de « l'autre » par Lévi-Strauss passe par celle de « l'ailleurs ». C'est en effet par le choix, en partie dû au hasard, de l'ethnographie qu'il découvre l'autre en partant ailleurs… Car l'ethnologie implique le décentrement opéré par un voyage lointain — ici les tropiques — pour obtenir une distance suffisante permettant de saisir l'autre que nous cherchons à comprendre dans son altérité propre. « Autres » que nous cherchons à connaître dans leur identité et leur diversité, en eux-mêmes et pour eux-mêmes. Il faut sortir de soi et échapper à sa vie sédentaire, et surtout il faut se dépayser, au propre et au sens figuré, en un mot il faut pratiquer « le doute anthropologique » à l'égard de notre identité pour comprendre des formations culturelles très éloignées de la nôtre et fort différentes d'elle. Mais cette distanciation volontaire visant un « autre » radicalement autre soulève immédiatement une difficulté bien signalée par Lévi-Strauss dans sa Leçon inaugurale au Collège de France (1960) : « En choisissant un sujet et un
objet radicalement distants l'un de l'autre, l'anthropologie court pourtant un
danger : que la connaissance prise de l'objet n'atteigne pas ses propriétés
intrinsèques, mais se borne à exprimer la position relative et toujours
changeante, du sujet par rapport à lui. Il est fort possible que la prétendue
connaissance ethnologique soit condamnée à rester aussi bizarre et inadéquate
que celle qu'un visiteur exotique aurait de notre propre société. » (p. 38-39) Cette technique de dépaysement qu'est
l'ethnologie est donc foncièrement ambiguë à plusieurs titres : 1) Nous ne sommes jamais certains de nous
placer à la bonne distance dudit « objet » pour bien l'étudier et
bien l'observer ; mise au point difficile : ne pas oublier que l'ethnologue est
« photographe », et que mise au point et découverte de la bonne
focale sont choses difficiles, 2) Comment étudier l'autre à la fois comme fondamentalement différent de nous et comme potentiellement identique à nous par sa sensibilité et ses structures intellectuelles ? 3) Comment
l'ethnologue peut-il à la fois condamner l'idée de barbarie (« Le barbare
c'est l'homme qui croit à la barbarie ») et réhabiliter les vertus
singulières des peuples dits sauvages ? 4) Comment l'ethnologue peut-il à la fois
condamner les voyages de découverte (« Je hais les voyages et les
explorateurs ») qui ont conduit à la disparition desdits peuples primitifs
et participer lui-même à la disparition desdits peuples que, volens nolens, il réduit à un objet
d'études scientifiques ? 5) L'ethnologie n'est-elle pas finalement
une des séquelles du colonialisme ? Peut-on dépasser le désenchantement
final de Tristes Tropiques ? 1 - Les apories (ou les contradictions ?) caractéristiques de l'ethnologieAprès Jean-Jacques Rousseau, Lévi-Strauss
répète que « Quand on veut étudier les hommes il faut regarder près de soi ;
mais pour étudier l'homme il faut apprendre à porter sa vue au loin ; il
faut d'abord observer les différences pour observer les propriétés » (Discours
sur l'origine des langues). Autrement dit, le dépaysement et l'arrachement de
nos manières de voir et de penser sont absolument
nécessaires à l'objectivité de l'enquête ethnologique. Mais du même coup, en
échappant à sa propre culture, en se défiant des traits constitutifs de son
identité culturelle, en fuyant la seule civilisation qu'il est en droit de modifier
par ses interventions, l'ethnologue est tenté par contrecoup de s'identifier
sympathiquement au groupe des êtres esseulés et démunis de tout qu'il s'efforce
de connaître. Ces êtres, si isolés et si pitoyables, qu'il aime comme des
frères et auxquels il s'agrège de manière quasi sympathique, est-il vraiment en état de les connaître ? Sa démarche
n'est-elle pas naturellement vouée à l'échec ? L'ethnologue est bien
obligé de reconnaître qu'il ne peut étudier l'autre qu'en fonction de lui-même
et que, réciproquement, il ne peut étudier l'autre homme qu'en faisant
abstraction de lui-même…, deux attitudes contradictoires mais qui le
constituent dans son statut d'ethnologue ! D'un côté il faut, comme le souhaite
Malinowski, « participer à la vie et à la pensée indigène »
mais, d'un autre côté, il faut, comme le conseille Marcel Mauss, qui lui ne se
déplaçait pas sur le terrain, saisir le « fait social total » dans
sa structure propre. Car « quand l'ethnologue se rend sur le
terrain — aussi scrupuleux et objectif qu'il veuille être — ce
n'est jamais lui, ni l'autre, qu'il rencontre au bout de son enquête. Tout au
plus peut-il prétendre, par l'application de lui sur l'autre, à dégager ce que
Marcel Mauss appelait des « faits de fonctionnement général ». Force lui
est faite d'éviter deux écueils : l'un celui de la compréhension sympathique,
l'autre celui de l'explication causale abstraite et réductrice. Il faut donc se
déprendre à la fois de l'empathie avec l'autre saisi dans sa singularité et de
la distance critique par rapport à l'autre qui fait de lui un humain parmi
d'autres, humain caractérisé par des traits très généraux. » Lévi-Strauss renvoie donc dos à dos les
doctrines l'existence de variétés ethniques et culturelles singulières et
irréductibles et les doctrines qui affirment l'existence d'un humanité une et
toujours la même car douée de raison, position soutenue par les Philosophes du
XVIIIe siècle et ceux des siècles suivants : « Tous les autres
apparemment autres que moi ont en commun avec moi la raison », Auguste
Comte. L'autre thèse pourrait être illustrée par ce jugement d'un penseur
nationaliste : « Il n'y a point d'homme dans le monde. J'ai vu dans ma
vie des Français, des Italiens, des Russes. Je sais même, grâce à Montesquieu,
qu'on peut être persan mais quant à l'homme je déclare ne l'avoir jamais
rencontré de ma vie ; s'il existe c'est à mon insu », Joseph de
Maistre. Lévi-Strauss, lui, va se demander : comment
peut-on être Bororo ou Nambikwara ? Et il va y répondre de tout autre
manière que Montesquieu. Pour lui « les différences superficielles entre
les hommes recouvrent une profonde unité » (Anthropologie structurale, p. 75). Cette
profonde unité ne tient pas dans la raison mais dans des invariants culturels,
inconscients et stables, qui structurent l'ensemble des activités symboliques
des hommes. Lire l'ouverture du chapitre XX de Tristes Tropiques, p.
205 : « L'ensemble des coutumes d'un peuple est toujours marqué par
un style ; elles forment des systèmes (…). En faisant un inventaire de
toutes les coutumes observées (…) on parviendrait à dresser une sorte de
tableau périodique comme celui des éléments chimiques (…). » Cela parce que l'esprit humain fonctionne
toujours de la même façon et repose sur des structures cérébrales identiques,
qu'il s'agisse de la pensée scientifique ou de la pensée sauvage. D'où la
conclusion de Claude Lévi-Strauss in « Le retour », p. 469 (Tristes
Tropiques) : « L'étude de ces sauvages apporte autre chose que la
révélation d'un état de nature utopique. (…) elle nous aide à bâtir le modèle
théorique de la société humaine (…). » Ce modèle théorique met en évidence que
l'homme est avant tout un animal symbolique et donc que le passage de la nature
à la culture s'opère par le respect de l'interdit de l'inceste ou de la loi
d'exogamie qui établit des alliances institutionnelles entre des membres de
sociétés différentes. Toujours et partout l'homme se définit comme un animal
culturel qui refuse de rester tel que la nature l'a produit et qui se donne des
règles pour échanger des paroles et des pensées, des biens ou des valeurs.
« Partout où la règle se manifeste nous savons avec certitude être à
l'étage de la culture. » Aucune analyse réelle ne nous permettra
sans doute de « voir » le passage des singes aux hommes et le
mécanisme de l'articulation des faits de nature aux faits de culture. Par
contre l'analyse idéale, de type structuraliste, elle, permet de comprendre ce
passage au travers, par exemple, de la mise au jour des structures élémentaires
de parenté : la prohibition de l'inceste convertit une différence
naturelle en une distinction sociale, la différence sexuelle devient hiérarchie
sociale. Retenons que « pour atteindre le réel, il faut d'abord répudier
le vécu quitte à le réintégrer dans une synthèse dépourvue de toute
sentimentalité » (Tristes Tropiques, p. 50). 2 - La seconde aporie ou le second paradoxe : celui de la barbarieSelon la célèbre formule de Lévi-Strauss « le
barbare c'est l'homme qui croit à la barbarie » (Race et histoire).
Mais, du même coup, pour éviter l'ethnocentrisme qui renvoie toutes les autres
cultures — celles différentes de la nôtre — dans la nature ou dans
le primitivisme, on sombre dans le relativisme culturel peu ou prou sceptique.
Avec tous les dangers que celui-ci entraîne s'il devient à son tour valeur
suprême ou suprême valeur. Comme l'expliquait Raymond Aron dans son article ayant
pour titre « À propos de l'œuvre de Lévi-Strauss. Le paradoxe du même
et de l'autre, « le relativisme culturel intégral convient à l'ethnologue
et à lui seul. Il ne constitue pas une valeur suprême. » En fait, toute
société semble-t-il ne peut penser son identité qu'en s'opposant à quelques
autres et aux mœurs de ces quelques autres : « Toute culture a besoin de
barbarie si celle-ci se définit par la négation au moins partielle de
l'humanité de l'autre. » Et, de fait, également chaque culture élargit
plus ou moins son acceptation des autres cultures en fonction de son histoire
et des valeurs (cf. anecdote p. 21 de Race et histoire). Quelle est la position de Lévi-Strauss
qui, à moins de s'en tenir à un propos de propagande humanitaire et « humaniste »
(« Le barbare c'est l'homme qui croit à la barbarie ») ne peut pas
refuser toute discrimination entre le barbare et le civilisé car à ce compte il
s'interdirait toute protestation contre le racisme. En effet comment accepter
les autres dans leurs différences et reconnaître en même temps la valeur universelle
incomparable de nos idéaux humanistes qui postulent l'identité des êtres
humains ? Lévi-Strauss condamne à la fois l'ethnocentrisme et l'humanisme dévergondé. L'ethnocentrisme consiste à poser une ethnie ou un culture comme centre de référence ultime à partir duquel on évalue ou plutôt on dévalue les autres cultures. On les classe par rapport à une culture jugée supérieure. Les raisons pour se prendre comme point de référence et parangon de civilisation sont diverses et multiples : peuple ou civilisation chéris de Dieu ou des dieux, appartenance à une race supérieure, supériorité technique et scientifique dudit peuple en question. Lévi-Strauss se plaît à rappeler : « La valeur de l'argent ne tient donc pas dans sa valeur métallique mais uniquement dans sa valeur d'échange. Il est à la fois support et mesure de la valeur des biens échangés. La valeur économique des choses ne réside ni dans la rareté ni dans l'utilité des choses mais dans la relation comparative des choses entre elles. » (Race et histoire, p. 21-22) La discrimination culturelle conduit donc à des aberrations et à des crimes.
D'où le jugement suivant : « En refusant l'humanité à ceux qui
apparaissent "les plus sauvages" ou les plus "barbares" de
ses représentants, on ne fait que leur emprunter une de leurs attitudes
typiques. Le barbare c'est l'homme qui croit en la barbarie. » On renvoie
donc dans la nature et la sauvagerie des homme dont on ne veut pas reconnaître
la culture. Mais d'un autre côté l'humanisme facile et dévergondé qui
transforme les différences en similitudes et l'altérité en identité en disant
que c'est là-bas comme ici, cet humanisme bien pensant est également
insoutenable. L'idée d'une humanité partout et toujours égale à elle-même dans
ses traits universels et nécessaires (possession de la raison et amour de la
liberté), cette idée est le produit d'une civilisation bien précise qui réussit
à unifier l'héritage judéo-chrétien et la philosophie des Lumières à laquelle
il faut adjoindre les acquis de la Révolution française. En fait il s'agit
d'une valorisation exclusive et indirecte de l'homme blanc lequel est naturellement
plus pur et plus sage que les autres hommes. Cet humanisme dévergondé et
étriqué repose sur l'idée que la subjectivité consciente de soi est souveraine
et que la conscience peut être maîtresse de soi, de sa pensée et de ses actes ;
souveraineté qui la place au sommet de toutes la création et qui la rapproche
de Dieu. Lévi-Strauss nous invite donc au
relativisme culturel en développant les arguments suivants. Premier argument : il est ridicule et
faux de croire au mythe du bon sauvage et d'idéaliser l'homme naturel comme l'a
fait par exemple Diderot. Mais « Rousseau n'a pas commis l'erreur de Diderot
qui consiste à idéaliser l'homme naturel ». L'ethnologue nous montre « qu'il n'y a pas de société
parfaite au cœur des forêts »
(p. 469 de Tristes Tropiques) et qu'aucune société ne détient des
vertus absolues (Tristes Tropiques, p. 465). Second argument : « Aucune
société n'est parfaite. Toutes comportent par nature une impureté incompatible
avec les normes qu'elles proclament et qui se traduit par une certaine dose
d'injustice, d'insensibilité et de cruauté. » (Tristes Tropiques,
p. 462-463). C'est toujours par rapport à nos propres critères que telle ou
telle société nous paraît donc à tort plus ou moins barbare comme nous en
persuaderait la comparaison de l'attitude différente des hommes par rapport aux
criminels dans les sociétés dites primitives et dans les sociétés dites
civilisées. La relativité de ce qu'on nomme civilisation est donc définitive.
Ce qui permet à Lévi-Strauss de développer la comparaison suivante : « En
empruntant une autre image on pourrait dire que les cultures ressemblent à des
trains qui circulent plus ou moins vite chacun sur sa voie propre et dans des
directions différentes » (p. 30). Troisième argument : toutes les cultures et
toutes les sociétés humaines se valent mais il y a de l'une à l'autre une
diversification dans les modalités du passage de la nature à la culture.
« Notre position revient à dire que les hommes ont toujours et partout
entrepris la même tâche en s'assignant le même objet et qu'au cours de leur
devenir les moyens seuls ont différé » (Tristes Tropiques, p. 470). L'objectif est
toujours le même il s'agit de se protéger de l'arbitraire des forces naturelles
et des violences imprévisibles de ces dites forces. Les moyens seuls diffèrent.
La pensée sauvage est basée sur un tout autre type d'observation et de
classification que la pensée de type scientifique. D'un côté on a une logique
construite à partir des contrastes et différences observés entre les qualités sensorielles
présentes dans les objets concrets entourant l'homme (d'où l'opposition du cru
et du cuit, celle de l'humide et du sec, du mâle et de la femelle, du jeune et
du vieux, etc.) De l'autre côté nous avons une logique basée sur des contrastes
formels et abstraits entre des entités comme : le plus et le moins, le grand et
le petit, le oui et le non, le vrai et le faux, l'un et le multiple etc. Le
prototype de la pensée sauvage c'est le bricolage qui déploie ses rapprochement
et ses combinaisons au stade de la perception. Le prototype de la pensée
scientifique c'est la pensée mathématique qui construit des objets dans et pour
la pensée, des objets idéaux comme des nombres ou des lignes, des additions et
des multiplications. Dans les deux cas néanmoins l'observation et la raison
sont à l'œuvre et débouchent sur des discours et des inventions aussi
significatives et importantes dans les sociétés primitives que dans les
sociétés civilisées. Simplement nous ne mesurons plus ce que nous devons à la
révolution néolithique et aux grands mythes qui eux aussi ont fait notre
humanité. Il n'existe donc pas de valeurs universelles au nom desquelles on puisse juger et classer les différentes cultures. Force est donc de conclure à l'équivalence des systèmes de valeurs et d'accorder à chaque culture le droit de sauvegarder sa spécificité culturelle. Ce relativisme culturel conduit à un éloge de la tolérance : il faut apprendre à accepter et à tolérer des attitudes et des valeurs qui choquent nos manières d'être et notre système de valeurs. Mais le problème avec la tolérance c'est qu'elle est à la fois nécessaire et impossible. Nécessaire en ce sens qu'au sein d'un même territoire et d'une même société des groupes sociaux ayant des opinions opposées en matière de morale et de religion, et des conceptions familiales et éducatives opposées, comprennent qu'ils n'ont pas d'autre choix que de vivre ensemble en bonne entente. Sachant qu'ils ne parviendront ni à convaincre ni à persuader les autres de leur façon de voir ils ont intérêt à se tolérer. Mais la tolérance est impossible puisque précisément elle fait appel à la raison commune qui n'est pas la chose du monde la mieux partagée surtout dans des domaines où c'est la passion qui crie le plus fort. D'où ce jugement de Paul Ricœur : « Ce paradoxe est qu'on n'a besoin de tolérer autrui et ses coutumes que lorsqu'il est extrêmement difficile de le faire. » Quand on
prêche la tolérance, on nous demande d'abandonner le désir de chasser ou de
supprimer ce qui nous incommode fortement mais non d'abandonner nos propres
croyances. Aussi il existe entre l'adhésion à notre propre système de valeurs
et l'acceptation des comportements insupportables et des valeurs jugées
déplaisantes des autres une tension inacceptable, insupportable, invivable.
Face à cette situation à double contrainte (D'un côté : « Si vous ne
communiquez pas avec les autres vous ne pouvez pas vous enrichir et vous
renouveler » et, d'un autre côté : « Si vous communiquez avec les
autres vous allez vous appauvrir, vous diluer, perdre votre
spécificité. ») Lévi-Strauss choisit dans le texte Race et culture,
texte qui ouvre Le Regard éloigné, une position prudente. Il opte contre
une communication à outrance entre les cultures car mieux vaut préserver son
identité culturelle en se fermant à certains échanges que de sombrer dans la « monoculture »
(p. 37). « On n'a jamais pu parler de civilisation mondiale avec autant de
vraisemblance qu'aujourd'hui. » Et il constate qu'on ne peut pas
confondre attachement à notre identité culturelle et attitude raciste ou
colonialiste : « Il n'est nullement coupable de placer une manière de
vivre au dessus de toutes les autres et d'éprouver peu d'attirance pour telle
ou telle manière de vivre » (Le Regard éloigné). Selon lui il est complètement absurde de ranger sous la rubrique de racisme « l'attitude d'individus ou de groupes que leur fidélité à certaines valeurs rend partiellement ou totalement insensibles à d'autres valeurs ». Il juge cette attitude d'attachement à nos valeurs « saine et nullement raciste. En la dénonçant comme raciste on risque de faire le jeu de l'ennemi. Beaucoup de naïfs se diront : si c'est cela du racisme alors je suis raciste ! » Il faut éviter les diagnostics simplistes et adopter une attitude détachée et sereine et même s'il le faut une certaine « surdité » aux propos de certains autres remettant en cause mon identité : « J'ai commencé à réfléchir à un moment où notre culture agressait d'autres cultures dont je me suis alors fait le défenseur et le témoin. Maintenant j'ai l'impression que le mouvement s'est inversé et que notre culture est sur la défensive vis à vis de menaces extérieures, parmi lesquels figure probablement l'explosion islamique. Du même coup je me sens fermement et ethnologiquement défenseur de ma culture » (2003, dans Le Magazine littéraire). En fait des attitudes ethnocentriques sont fécondes si elles ne s'exacerbent pas (Le Regard éloigné, 1983, p. 47) : « L'humanité devra réapprendre que toute création véritable implique une certaine surdité à l'appel d'autres valeurs pouvant aller jusqu'à leur refus, sinon même à leur négation. Car on ne peut à la fois se fondre dans la jouissance de l'autre, s'identifier à lui, et se maintenir différent. Pleinement réussie la communication intégrale avec l'autre condamne à plus ou moins brève échéance l'originalité de sa création et de ma création. Les grandes époques de création furent celles où la communication était devenue suffisante pour que des partenaires éloignés se stimulent sans être cependant assez fréquente et rapide pour que les obstacles indispensables entre les individus comme entre les groupes s'amenuisent au point que des échanges trip faciles égalisent et confondent leur diversité. » Selon Raymond Aron, qui est tout prêt à accepter l'idée selon laquelle nous avons du mal à juger les cultures qui se développent dans des orientations différentes de la nôtre, force est de remarquer néanmoins que si « chaque culture doit reconnaître la participation de l'autre çà l'humanité, force est de reconnaître que "les barbares" sont effectivement plus incapables que les civilisés d'obéir à cet impératif, plus étrangers au savoir qui leur enlèverait l'illusion d'occuper le centre de la scène ». 3 - La valeur problématique de l'ethnologieLévi-Strauss sait à la fois que
l'ethnologie comme science humaine implique nécessairement « cette
technique de dépaysement » qu'est le « le regard éloigné »,
c'est-à-dire la découverte, grâce aux voyages, de peuples lointains et
différents du nôtre et il sait également que les voyages sont une illusoire
découverte de l'autre car rien ne nous garantit que nous sachions l'observer
dans ses différences propres. « On n'échappe pas au dilemme : ou bien
l'ethnographe adhère aux normes de son groupe et les autres ne peuvent espérer
de lui qu'une curiosité passagère dont la réprobation n'est jamais absente ;
ou bien il est capable de se livrer totalement à elles et son
objectivité reste viciée du fait qu'en le voulant ou non, pour se donner à
toutes les sociétés, il s'est au moins refusé à une. Il commet donc le même péché
qu'il reproche à ceux qui contestent sa vocation. » On a beau faire,
nous n'appartenons qu'à une seule civilisation, la nôtre, dont nous épousons
peu ou prou les valeurs car elles sont constitutives de notre identité… La
sagesse c'est finalement de convenir d'un ethnocentrisme… modéré. (Cf. Race
et culture in Regard éloigné). Quelles sont donc les principales leçons
du voyage ethnographique ? La première c'est le désenchantement.
Désenchantement qui fait de ces confessions ethnographiques que sont Tristes
Tropiques, un livre qui célèbre le deuil d'un certain nombre d'illusions
touchant la découverte du Nouveau Monde. Deuil des illusoires découvertes de
l'ailleurs, Tristes Tropiques est un long processus de deuil. Reprenant la route maritime des grandes
découvertes, Lévi-Strauss voyage à la fois dans l'espace et dans le temps. Il
découvre ce que le colonialisme et l'impérialisme ont fait du Nouveau Monde,
c'est-à-dire un spectacle de désolation : « Ce que d'abord vous nous
montrez voyages c'est notre ordure lancée au visage de l'humanité. » L'européocentrisme colonialiste a
détruit la culture des indigènes et leur a substitué une caricature de culture
occidentale. Aussi le seul et le principal trésor que rapportera le voyageur, c'est
un ensemble de saveurs et d'odeurs… qui échappe par nature à une prise
d'ordre conceptuel ; il est donc bien plus qu'un savoir véritable… Échec
relatif mais bien réel du projet de connaissance scientifique objective au sein
des sciences humaines, puisque ce que ramène l'ethnographe de plus différent de
sa culture, fruit de son voyage est plus d'ordre esthétique que scientifique. Mais la seconde leçon du voyage est liée
à l'échec même de l'entreprise projetée : il est vain de croire (comme
continuait à le croire Rousseau…) que la découverte de sociétés très
différentes des nôtres permettrait de constituer le modèle de la société
humaine et donc de corriger les malheurs de notre société actuelle. « On
découvre alors qu'aucune société n'est foncièrement bonne ; mais aucune
n'est absolument mauvaise » (Tristes Tropiques, p. 462-463).
La vérité du jugement, c'est la relativité du jugement : « La
richesse d'une culture, ou du déroulement d'une de ses phases, n'existe pas à
titre de propriété intrinsèque : elle est fonction de la situation où se trouve
l'observateur par rapport à elle, du nombre et de l'intérêt qu'il y investit. »
Nous sommes donc condamnés à un perspectivisme plus ou moins intéressé. Le voyage ethnographique débouche donc
sur le doute ethnologique et même sur le péché ethnologique : « Nous
pouvons pleurer sur le fait qu'il y a de l'histoire. » Et nous pouvons
surtout pleurer sur le fait que cette histoire ait produit « l'anthropologie,
fille d'une ère de violence (…) où une partie de l'humanité s'est arrogé le
droit de traiter l'autre comme un objet ». L'anthropologie est donc fille et parente
du colonialisme. Traitant les faits sociaux comme des choses, selon une célèbre
formule de Durkheim, l'ethnologie doit du même coup reconnaître qu'elle est le
produit d'une certaine histoire, d'une triste et malheureuse histoire. Pour
vivre et surtout pour essayer de toujours mieux vivre, il faut encore et
toujours produire de la culture, pour échapper aux famines et aux épidémies il
faut produire des techniques et des sciences qui s'adossent nécessairement à
une division inégalitaire du travail et de la société en classes antagonistes
ce qui conduit à terme à une lutte des pays riches contre les pays pauvres.
Sans doute eût-il « mieux valu (pour notre
bonheur) que l'humanité tint un juste milieu entre l'indolence de l'état
primitif et la pétulante activité de notre amour propre » mais le
cours de l'histoire a été tout autre. En développant toujours plus d'ordre dans
nos rapports de domination avec et sur la nature nous avons, par voie de
conséquence, développé toujours plus de désordres dans la société et dans nos
rapports sociaux. Au point que le mot « anthropologie » devrait
s'écrire « entrpologie » :
« Plutôt qu'anthropologie il faudrait écrire "entropologie"
le nom d'une discipline vouée à étudier dans ses manifestations les plus hautes
ce processus de désintégration » (Tristes Tropiques, p. 496). Lévi-Strauss confie qu'il avait cherché chez les Nambikwara une société réduite à sa plus simple expression. Pour l'homme, le passage de l'état de nature à l'état de culture a inauguré une histoire nécessairement malheureuse. Aussi, au terme de son voyage, Lévi-Strauss nous confie qu'il avait cherché chez les Nambikwara une société réduite à sa plus simple expression. Or, dit-il, « celle des Nambikwara l'était au point que j'y trouvais seulement des hommes ». Ce n'est donc pas la raison mais
finalement la pitié qui rapproche les hommes, « la pitié qui est la
répugnance innée à voir souffrir son semblable ». Tout se passe comme si
l'histoire et la société étaient par nature contre-nature, c'est-à-dire
répressives. D'où une philosophie du non-savoir qui
s'enracine dans les goûts ou les préférences suivantes : goût non pas pour
l'histoire — pour parler comme Braudel —, non pas pour
l'histoire « chaude », rapide, événementielle, progressiste — bref
notre histoire européenne — mais pour une histoire plutôt « froide » : histoire lente qui est d'abord celle de la Terre avant d'être celle des
hommes, histoire de la Terre où l'homme n'est d'abord qu'une espèce parmi
d'autres et qui vit au contact direct des espèces botaniques et animales. Goût pour le bouddhisme, c'est-à-dire pour une civilisation respectueuse de la vie sous toutes ses formes et qui a aboli la différence sexuelle au profit d'un érotisme familier et quasi maternel. Goût marqué pour les créations naturelles : les minéraux, les plantes, les animaux avec lesquels on peut s'entendre sans mot dire. Toujours se souvenir des derniers mots de Tristes Tropiques : « chance vitale pour la vie de se déprendre » [sous-entendu des tracas et obsessions de notre société développée], (…) « d'interrompre notre labeur de ruche pour saisir l'essence de ce qu'elle fut et continue d'être, en deçà de la pensée et au delà de la société : dans la contemplation d'un minéral plus beau que toutes nos œuvres ; dans le parfum, plus savant que nos livres, respiré au creux d'un lis, ou dans le clin d'œil alourdi de patience, de sérénité et de pardon réciproque qu'une entente involontaire permet parfois d'échanger avec un chat. » (p. 497) Lévi-Strauss critique donc ce qu'il
appelle « l'humanisme dévergondé » de notre civilisation
industrieuse qui consiste en tout et partout en une survalorisation de l'humain
au mépris des autres espèces vivantes et de nous autres par rapport à tous les
autres. D'où le vœu et l'éloge d'un nouvel humanisme qui consisterait à
reconnaître la précarité de toutes les espèces vivantes et surtout de l'espèce
humaine, la précarité de toutes les sociétés et surtout de la nôtre. Il faut
donc abandonner « l'arrogance du cogito cartésien » fondé sur
une raison dominante et conquérante au profit de la seule et unique pitié à
l'égard de toute forme vivante car la vie est le fait premier et la valeur
suprême : « Le droit à la vie et au libre développement des espèces
vivantes peut seul être dit imprescriptible pour la raison très simple que la
disparition d'une espèce vivante quelconque creuse un vide irréparable dans le
système de la création » (Tristes Tropiques). Ou encore, autre
jugement : « L'homme doit se persuader qu'il occupe une place infime
dans la création, que la richesse des cultures le déborde et qu'aucune de ses
inventions esthétiques ne rivalisera jamais avec celles qu'offrent un minéral,
un insecte ou une fleur » (De près et de loin). Philosophie du non-savoir qui nous invite à regarder les œuvres de la nature comme équivalentes en valeur à celles de la culture. Il faut donc réapprendre à admirer et à respecter ce que nous avons depuis trop longtemps ignoré et même détruit. Comme Freud, Lévi-Strauss aurait pu écrire que « le bonheur n'est pas une valeur culturelle ». Aussi, à la définition de l'homme comme être moral, Lévi-Strauss préfère celle plus modeste de l'homme comme être vivant. D'où son attachement à la philosophie de Rousseau en raison de la valeur qu'il accorde à la pitié : « C'est que son auteur n'a pas seulement découvert avec l'identification le vrai principe des sciences humaines et le seul fondement de la morale : il nous a aussi restitué l'ardeur en ce creuset où s'unissent les êtres que l'amour propre des politiques et des philosophes s'acharnent partout ailleurs à rendre incompatibles : le moi et l'autre, ma société et les autres sociétés, la nature et la culture, le sensible et le rationnel, l'humanité et la vie. » (Anthropologie structurale II, 1973) Il faut donc apprendre à vivre avec nos contradictions sans transformer la différence en haine ni perdre notre identité au profit d'un humanisme dévergondé. Ou encore il faut apprendre à coexister ni trop ni trop peu, à découvrir les autres tout en restant entre soi. Tout est affaire d'accommodement, c'est à dire de bonne distance, de bon écart par rapport à l'autre et aux autres. Trop de proximité et trop d'éloignement sont également mortels. Voir : Anthropologie structurale, II, et la distinction entre Mandar/Hidatsa pouvant conduire à l'opposition : « Il vaudrait mieux que vous remontiez le fleuve et que vous construisiez votre propre village car nos coutumes sont quelque peu différentes des vôtres. Ne connaissant les mœurs les uns des autres, les jeunes gens pourraient avoir des différends et il y aurait des guerres. N'allez pas trop loin car les peuples qui vivent éloignés sont comme des étrangers et des guerres éclatent entre eux […] alors nous serons assez proches pour être amis et pas assez loin pour être ennemis. » Il faut préserver son identité culturelle en se fermant volontairement à certains échanges et éviter en même temps de sombrer dans la monoculture occidentale : « L'humanité s'installe dans la monoculture, elle s'apprête à produire la civilisation en masse comme la betterave. Son ordinaire ne comporterait plus que ce plat » (Idem, p. 37). Avoir une préférence pour nos valeurs culturelles est donc naturel du moment qu'on s'en tient comme Lévi-Strauss a un ethnocentrisme modéré et ironique. « L'humanité devra réapprendre que toute création véritable implique une certaine surdité à l'appel d'autres valeurs, pouvant aller jusqu'à leur refus sinon même à leur négation. Car on ne peut à la fois se fondre dans la jouissance de l'autre, s'identifier à lui et se maintenir différent » (Le Regard éloigné, 1983). Leçon 2 : Étude
du texte au programme : Tristes Tropiques. Analyse des traits principaux de cet
ouvrage Ouvrage important dans tous les sens du
qualificatif du terme et qui a fait connaître l'ethnologue au grand public, le
succès, immédiat et maintenu, du livre en a fait l'unique ouvrage en collection
de poche de notre auteur, ouvrage traduit dans de nombreuses langues étrangères.
Ouvrage original dans l'œuvre du fondateur de l'anthropologie structurale, auteur
jusqu'alors d'ouvrages très techniques et fort volumineux, mais qui est une
bonne voie d'accès à sa pensée. Ouvrage qui se situe au milieu de sa vie et de
son œuvre. Le livre occupe une place à part dans son œuvre puisque c'est un
texte autobiographique mais écrit à la façon d'un « récit de voyage ».
Livre paradoxal puisque ce récit de voyage lui permet de prendre congé avec les
récits de voyages. Ne jamais oublier que le texte est encadré par les deux
affirmations suivantes : une initiale : « Je hais la voyages et les
explorateurs » (p. 9) et une autre finale : « Adieu
sauvages ! adieu voyages ! » (p. 497). Nous allons essayer de préciser les
points suivants : 1) en quels sens ce livre est-il original ? 2) en quels sens est-il
mieux et plus qu'une autobiographie ? 3) en quels sens est-il
emblématique de la pensée de son auteur ? 1 - L'originalité de Tristes TropiquesL'originalité tient avant tout au mélange
étonnant et séduisant des sujets abordés et genres employés pour les traiter.
Livre quelque peu inclassable du même coup. C'est à la fois : un récit
autobiographique et un récit de voyages, un précis d'ethnographie et une
critique des sciences humaines, un discours philosophique sur les malheurs de
notre civilisation et une confession désenchantée touchant la condition humaine
et la destinée humaine. De façon provocatrice, ce récit de voyage commence par dire adieu aux voyages et par prendre congé avec eux. Beaucoup de temps perdu, peu de renseignements obtenus. Rappel du caractère dangereux et parfois mortel du contact avec des autres vraiment autres et un ailleurs invivable pour un Européen. Critique non seulement de la prétendue vertu formatrice des voyages mais surtout de leur prétendue vertu civilisatrice. D'où ce jugement sans appel : « Ce que d'abord vous nous montrez, voyages, c'est notre ordure lancée au visage de l'humanité. » Récit proprement déceptif. Duperie des voyages et de leurs prétendus enseignements. L'heureuse découverte du Nouveau Monde est une malheureuse histoire qui nous place à jamais du mauvais côté nous autres prétendus civilisés ; mauvais côté du racisme et de l'esclavagisme, du colonialisme et de l'impérialisme. Comme tout récit de voyages peu ou prou autobiographique Tristes Tropiques nous fait assister au périple singulier de Lévi-Strauss quittant la France pour rejoindre d'abord dans un premier voyage le Brésil puis dans un second voyage les États-Unis. Ce récit est autobiographique et du genre des confessions car « toute recherche ethnologique a son principe dans des "confessions" écrites ou inavouées ». On sait son attachement à Rousseau qu'il
relit tout au long de sa longue vie. On peut suivre ses périples sur une carte
et dater les étapes de ses différents séjours entre son départ, Départ titre
du premier chapitre et son retour en France, Retour étant le titre du
dernier chapitre du livre. Ce récit est donc en quelque sorte la confession d'un
parcours singulier et personnel où le hasard (« ma carrière s'est jouée
un dimanche d'automne », Regarder Écouter Lire, 1993, p. 47), et la guerre, l'exil
momentané aux États-Unis, ont décidé de sa vocation et de ses travaux,
confession qui a lieu plus d'une vingtaine d'années après les événements vécus
et donc événements relatés après coup. Écrit quasi proustien où la connaissance est
une affaire de remémoration. Dans ce récit, et ceci conformément à la loi du
genre littéraire en question, il nous livre ses sentiments et tout
particulièrement sa déception et son dégoût devant les méfaits occasionnés par
l'arrivée des colons et l'établissement de leur civilisation qui a entraîné le
rejet et la mort des derniers indiens. Mais il nous dit également sa tendresse
et sa pitié pour ses rares survivants perdus et abandonnés au fond de la forêt.
Comme dans tout récit de voyage on a des
repères spatio-temporels précis qui nous permettent de suivre le voyageur
philosophe depuis son départ jusqu'à son retour. Dates précises des séjours et
des expéditions, noms de villes et des compagnons. On notera le souci d'établir
des descriptions minutieuses, ce qui apparente l'écrivain à une sorte de
géographe nous aidant à « voir » les lieux et à nous représenter des
pays étrangers et exotiques pour nous. Ce souci de précision est confirmé — comme
le veut la collection où le livre est publié — par le choix et la
présentation de photographies personnelles de l'auteur. Comme dans tout récit
de voyage, il y a des temps plus forts que d'autres, temps fort, par exemple
celui du passage de la ligne (chapitre VIII, Le Pot au noir, qui donne son titre au livre, les tropiques
de Tristes Tropiques, ici le tropique du Capricorne), passage
symbolique, de l'ici, l'Ancien monde, pour nous Européens, à l'ailleurs du
Nouveau monde, découvert et colonisé par les Espagnols. Mais très vite, et ce dès la lecture des
premières pages, on s'aperçoit que Tristes Tropiques est un récit de
voyage singulier car, à l'inverse de ce qu'on observe ordinairement dans ce
genre d'ouvrages, Lévi-Strauss cherche moins à nous étonner et à nous éblouir
qu'à nous informer objectivement, dût-il nous
décevoir. En bon ethnographe il cherche à comprendre les pays et les hommes
pour eux-mêmes, dans leur vérité, laquelle peut être fort dérangeante. Il
cherche donc plus à donner une image exacte et précise de l'autre et de
l'ailleurs qu'à nous communiquer ses impressions et ses sentiments sur eux.
Aussi lorsqu'il se laisse parfois aller à des confidences il se reprend très
vite et coupe court à son effusion : « Il faut s'arrêter. Chacune de
ces menues aventures, dans mon souvenir en fait jaillir une autre » (p.
34). Aussi le Brésil contemporain, et pas seulement les Indiens du Mato Grosso est-il étudié de façon précise et exhaustive dans ses
différents aspects : géographiques et historiques, sociaux et économiques,
politiques et culturels. Tout ceci tient bien évidemment à sa volonté de faire
un travail sérieux d'universitaire et plus précisément d'anthropologue. Aussi,
alors même que comme tout Européen découvrant le Nouveau monde pour la première
fois, il est touché par l'exotisme, il se défend d'emblée (chapitre I) de
tomber dans le travers des voyageurs et explorateurs C'est ce qui va le distinguer d'un Loti
ou d'un Segalen car l'attrait de ce que nous nommons exotique « ce
n'est pas tant que la nature y soit belle mais que tout nous y paraît neuf,
nous surprend, se présente à nous dans une sorte de virginité »
(Journal de Gide, 28.08.1935). Loti, lui, par exemple, dans Madame
Chrysanthème, fait l'éloge des voyages parce qu'ils renouvellent les
sensations grâce à l'étrangeté d'expériences dépaysantes.
Lévi-Strauss ne joue pas sur la corde sensible et facile de l'exotisme de
pacotille. Pourquoi cette défiance par rapport à l'exotisme ? parce que l'exaltation de la différence et de la nouveauté
se ramène souvent à une curiosité malsaine qui s'arrête à des apparences
trompeuses. Lévi-Strauss veut sans doute comprendre les autres qui vivent
ailleurs dans leurs différences propres mais il ne veut pas oublier leur appartenance
à notre commune humanité. D'où la référence à Montaigne : « frotter et
lisser notre cervelle contre celle d'autrui. » (Essais, I, 26)
et surtout à Rousseau : « observer les différences pour découvrir les
propriétés » (Discours sur l'origine des langues). D'où sa mise
en garde (p. 147) contre les dangers de l'exotisme et la volonté constante
de rappeler que l'altérité n'est pas irréductible, que tous les hommes sont
également fragiles et pitoyables et que les cultures indiennes sont au même
titre que les cultures occidentales des variantes des mêmes possibilités
intellectuelles pour résoudre les difficultés de vivre. Plus précisément, comme Rousseau, il
cherche à remonter aux origines qui expliquent le devenir de notre histoire : « J'étais
allé jusqu'au bout du monde à la recherche de que Rousseau nomme "les
progrès presque insensibles des commencements”. » (p. 376) La lecture
de Tristes Tropiques explicite la déclaration liminaire : « Je
hais les voyages et les explorateurs. » En effet contrairement à
l'opinion courante des sédentaires que nous sommes, le voyage n'a rien d'une
partie de plaisir et surtout il n'a rien d'exaltant. Il multiplie les corvées
plus ou moins lassantes ; tout au plus est-il « insupportable
et indispensable » à l'ethnographe qui cherche à découvrir les autres
dans leur altérité. (Voir les p. 184-185 par exemple.) Le seul vrai récit de
voyage qui le fascine c'est le récit de découverte d'un Jean de Léry, vrai découvreur et inventeur du Nouveau Monde qu'il
emporte comme guide de voyage. C'est à propos de ce type de voyage qu'il
emploie l'expression de « vrai voyage » (p. 42). D'où
cette affirmation : « Je voudrais avoir vécu au temps des vrais
voyages, quand s'offrait dans toute sa splendeur un spectacle non encore gâché,
contaminé et maudit. » Nostalgie donc du « vrai voyage de
découverte », c'est-à-dire d'une première fois qui interdit toute
seconde fois. Il est clairement convaincu qu'au XXe siècle il n'est plus
possible de faire de tels voyages, d'où le titre de la première partie de Tristes
Tropiques : « La fin des voyages ». Conséquent avec
lui-même, il refusera en 1956 le prix de La plume d'or qui récompense le
meilleur livre de voyages et d'explorations. 2 - Des confessions qui n'en sont pas…Car en fait Tristes Tropiques est
un livre d'ethnologue même si ce n'est pas un traité scientifique d'ethnologie.
Certes, comme on l'a déjà noté, Tristes Tropiques possède une dimension
autobiographique indéniable, en particulier dans la première partie du livre (sa
formation de philosophe et ses trois « maîtresses ») et dans les
chapitres 37 à 41 où il précise ses dettes intellectuelles et la façon dont il
a vécu et compris son travail d'ethnologue. Il apporte des précisions sur ses
grandes options d'ordre professionnel et intellectuel. D'ailleurs la façon dont
il conçoit son livre et l'organise en faisant jouer des associations d'idées et
de souvenirs — en confrontant le cours de sa vie et l'évolution de
sa pensée pendant les quinze ans qui séparent ses expéditions de leur récit —
fait que nous sommes en présence de confessions au style unique. À la mi-temps de sa vie, ayant déjà des
œuvres théoriques considérables à son actif mais pas la reconnaissance
universitaire qu'il espérait, il parle de sa vie avec retenue et sobriété se
défiant de l'introspection et rejetant tout narcissisme (par exemple, voir la p.
65 où il écrit : « voilà des considérations bien inutiles »
touchant son itinéraire intellectuel). Il tend à laisser le moins de place
possible au lyrisme et au narcissisme. S'il se tourne vers son expérience
personnelle c'est pour en dégager philosophiquement ce qu'il peut y avoir en
elle d'universel. Ainsi, par exemple, au chapitre VI, où il décrit son
itinéraire personnel, il lui donne une connotation générale en l'intitulant « comment
on devient ethnographe », sous-entendu à cette époque et dans ce
contexte. Les notations personnelles sont fugitives
et pudiques quant elles ne sont pas marquées du sceau de l'humour sur soi. Les
impressions ont toujours une portée informative et sont réfléchies. Tristes
Tropiques est et reste un livre d'ethnologue où il reprend sous forme de « papiers
collés » des bouts de sa thèse complémentaire et de certains de ses cours
(en particulier les parties 5 à 8). Pour suivre et comprendre notre auteur il
faut rappeler quelques distinctions conceptuelles élémentaires. Claude
Lévi-Strauss se définit comme, je cite : « un ethnologue qui a
travaillé sur le terrain et qui après avoir exposé le résultat de ses
observations a entrepris de remonter jusqu'aux principes de sa science à partir
de ses observations mêmes et de celles de ses collègues » (Anthropologie
structurale, Qu'est-ce que l'ethnologie ?). L'étude des sociétés
primitives, autrefois dites « sauvages » correspond alors à l'étude
des peuples sans écriture et pas seulement des peuples vivant (silva) en forêt… En
fait, c'est l'étude des peuples les plus différents du nôtre, de ceux qui par
leur éloignement géographique sont plus autres que nous ne pourrions l'imaginer
en raison de l'ailleurs où ils vivent encore. Ce décalage spatial est en même
temps temporel en raison de techniques anciennes autres que les nôtres. Cette
distance et ce décalage entre eux et nous a conduit à l'ethnocentrisme des
premiers observateurs des sociétés dites primitives et a fait que l'ethnologie
a d'abord été l'étude des peuples « sauvages » (pratiquant l'anthropophagie…), des peuples « primitifs »
(leurs techniques sont très rudimentaires en apparence…), des peuples « sans
écriture » (et du même coup stationnaires et non évolutifs à nos yeux…
car sans histoire…). On notera que ces peuples dits primitifs
sont abordés et pensés par nous sur « le mode de la négativité »
par rapport à nous. L'ethnographie — ou étude de terrain desdits
peuples — consiste à observer, à décrire, à classer, à comparer les
techniques, les mœurs, les coutumes, les institutions, les pratiques
culturelles de ces sociétés très différentes des nôtres. Historiquement, la
naissance de l'ethnologie, de cette nouvelle science humaine, est tributaire
des grands voyages de découvertes du Nouveau Monde, voyages effectués par les
occidentaux à la Renaissance. Comme le rappelle très justement
Lévi-Strauss la surprise des premiers « inventeurs » et « visiteurs »
de ces pays lointains d'Amérique a été beaucoup plus grande que prévu d'après
leur souvenirs de lectures et leur imagination. Les « autres », ici
les indigènes, sont radicalement « autres » que nous au point que
leur identité en devient problématique pour eux : sont-ils vraiment des hommes
comme nous ? Y a-t-il une unité humaine par delà la diversité culturelle
observée ? Ces sociétés sont-elles des vestiges du passage de la nature à
la culture (le maillon enfantin de l'évolution ayant conduit jusqu'à notre civilisation…) ou sont-elles des civilisations à part
entière comparables à la nôtre ? Ces questions sont celles que se sont posées
les premiers voyageurs et celles que ne peuvent pas ne pas se poser les
ethnologues d'aujourd'hui. Mais traditionnellement on distingue les
ethnographes des ethnologues. Comme l'indique l'étymologie, l'ethnographie étudie
lesdites sociétés in vivo et in situ, sur le terrain tandis que
l'ethnologie est plutôt une réflexion théorique à prétention scientifique
s'appuyant sur les observations des ethnographes, le travail de terrain
précédant le travail de laboratoire. Le travail de l'ethnographe est donc
conditionné par un nécessaire déplacement du chercheur sur le terrain — éloignement
de « l'ailleurs », difficulté de communiquer avec les « autres »
décidément « autres » — pour étudier in situ un peuple ou des tribus dont on observe les modes de vie et
de pensée en se mêlant à eux si possible — ce qui n'a rien de simple
et d'évident — et en vivant donc momentanément au sein desdites
sociétés ce qui ne va pas de soi. Il faut les trouver et les joindre dans des
lieux retirés et peu accessibles et surtout il faut réussir à communiquer avec
eux et à se faire accepter d'eux en vivant auprès d'eux. Problème : il faut les comprendre sans se
faire assimiler par eux… Il faut être à la fois dedans, pour les observer, et
dehors pour les étudier. Bref il faut être à la fois proche d'eux tout en étant
inévitablement lointain par rapport à eux… Statut paradoxal de l'ethnographe
qu'est par exemple Lévi-Strauss : étranger au sein de la tribu Bororo ou
Caduveo mais étranger qui participe quelque peu à l'existence du groupe en
question. L'ethnographie fournit donc les matériaux
sur lesquels s'exercera la réflexion de l'ethnologue qui utilise généralement
ces matériaux de façon comparative. « Un terrain, un peuple, une vie », c'est le premier travail de
l'ethnographe selon Cazeneuve. Ou mieux, comme le dit
Lévi-Strauss : « La valeur éminente de l'ethnographie est de
correspondre à la première étape d'une démarche qui en compte d'autres : par
delà la diversité empirique des sociétés humaines, l'analyse anthropologique
veut atteindre des invariants. Anthropologie et ethnologie ont dans cette
perspective la même finalité : la connaissance de l'humanité dans ses traits
constitutifs. » Lévi-Strauss, chargé de cours à
l'université de São Paulo, profite de ses congés pour faire ses premières
expériences de terrain. Il a donc commencé très naturellement par faire de
l'ethnographie. Ces travaux trouveront leur place et seront publiés dans sa
thèse complémentaire : La vie familiale et sociale des Nambikwara. On en
retrouve des traces dans les chapitres V à VIII de Tristes Tropiques. Mais très vite il s'est intéressé à la
recherche des critères généraux du passage de la nature à la culture et surtout
des propriétés générales caractérisant toute vie humaine en société. Ces
réflexions déboucheront sur la mise au jour des structures élémentaires de la
parenté dans le livre éponyme. Dans son entretien avec Didier Eribon, Lévi-Strauss
précise que ce sont les circonstances (la guerre principalement) qui l'ont
éloigné du travail sur le terrain mais qu'il se sent plutôt homme de cabinet et
qu'il a assez d'expérience de terrain pour juger sainement et utiliser
prudemment le travail fait par d'autres (dont sous-entendu il prend
connaissance par la lecture de leurs travaux…). De fait, ce qui l'intéresse ce sont moins
les particularités de chaque culture que les invariants culturels de toute
société : « les homologies qui attestent d'un fond commun à l'ensemble
de l'humanité. » (Tristes Tropiques, Aujourd'hui). « Ce que nous essayons d'élaborer ce n'est
pas une connaissance intrinsèque de ce qui se passe dans la société x ou y, ce
sont les règles de convertibilité du code dont ils se servent dans le code dont
nous nous servons nous-même. » Le code étant celui des règles
socio-culturelles. Le postulat matérialiste de cette méthode
structurale étant : l'identité des possibilités intellectuelles humaines et
leur relative stabilité au cours du temps. Par delà des conditions de vie
extrêmement diverses, le cerveau humain qui a le même fonctionnement et les
mêmes capacités partout — hier comme aujourd'hui — doit
trancher des problèmes analogues : comment vivre dans des conditions difficiles ?
comment s'unir à l'autre ? comment
échanger ce qu'on produit ? etc. On peut faire
l'hypothèse plausible que l'esprit humain travaille ailleurs comme ici,
maintenant comme autrefois et ce à l'aide d'un répertoire fini de structures
formelles identiques. Ainsi, par exemple, « les structures élémentaires
de la parenté reposent sur des structures mentales universelles : l'exigence de
la règle comme règle, la notion de réciprocité, le caractère symbolique du don »
(Structures élémentaires de la parenté). Et, dans De près et de loin,
il écrira : « Ce que nous allons
chercher à des milliers de kilomètres ou tout près ce sont des moyens
supplémentaires de comprendre comment fonctionne l'esprit humain. Nous faisons
donc un genre de psychologie. Et ce qui est déjà vrai des objets l'est encore
plus quand on considère les croyances, les coutumes et les institutions. »
Il reste à comprendre l'originalité du travail de Lévi-Strauss et surtout celle
de sa présentation dans Tristes Tropiques. Lévi-Strauss rompt avec le mode de pensée
habituel des ethnologues de son temps : le fonctionnalisme (Malinowski)
théorique qui fait dépendre les phénomènes culturels et les institutions
sociales des peuples observés de leurs besoins.
Ainsi, par exemple, les taxinomies très sophistiquées des sociétés primitives s'expliqueraient
par leur très grande proximité avec les végétaux et les animaux, base de leur
nourriture. Pour Malinowski, toutes les institutions culturelles, des plus
simples aux plus complexes, dérivent, en ultime instance, des fonctions
physiologiques de base : l'alimentation, la reproduction, la protection, la
croissance, la santé : « Tout ce qui est culturel est référé au
naturel compris comme un ensemble de besoins physiologiques. » Ce type d'explication est non seulement
simpliste mais non scientifique : il prend pour argent comptant ce que les
membres des sociétés primitives disent sur ce qu'ils font. On confond
prétendues justifications conscientes et vécues et explications causales
réelles qui échappent, en sciences humaines comme ailleurs, aux utilisateurs.
On est ici victime de l'illusion de la transparence. Quand on ne s'en tient pas
à ce fonctionnalisme simplificateur, on se réfugie sur le terrain plus solide
de l'ethnographie : la réalité humaine est à chaque fois, en chaque lieu, en
chaque tribu, singulière. Conséquence : il faut s'en tenir à des
monographies culturelles. Du même coup, avec ce type de position théorique,
aucune science humaine n'est possible puisque ce qui est réel est singulier,
contingent, arbitraire et rebelle à toute véritable explication. Lévi-Strauss tente une sortie de ce
culturalisme relativiste et introduit une nouvelle méthode, la méthode
structurale empruntée à la linguistique de Jakobson. En effet, comme les
données phoniques et phonétiques, les faits de parenté ne sont porteurs de
signification qu'à la condition de s'intégrer en systèmes ; comme les
phonèmes, les systèmes de parenté sont très divers mais très strictement
réglés. Cette analogie entre les phénomènes linguistiques et les phénomènes sociologiques s'explique, selon lui, par l'origine inconsciente des phénomènes en question : « Si, comme nous le croyons, l'activité inconsciente de l'esprit humain consiste à imposer des formes à un contenu, si ces formes sont fondamentalement les mêmes pour tous les esprits, anciens et modernes, primitifs et civilisés — comme l'étude de la fonction symbolique telle qu'elle s'exprime dans le langage le montre de façon si éclatante — il faut et il suffit d'atteindre la structure inconsciente de chaque institution ou, à chaque coutume, pour obtenir un principe d'interprétation valide pour d'autres institutions ou d'autres coutumes, à condition de pousser assez loin l'analogie. » (Anthropologie structurale, 1958, p. 28) La fonction symbolique est coextensive à
la réalité sociale et culturelle et, de même qu'il ne suffit pas de parler pour
savoir comment fonctionne le langage, de même il ne suffit pas de savoir
comment s'établit le système des appellations de parenté pour comprendre le
système en lui-même, c'est-à-dire saisir les lois formelles qu'il met en œuvre.
Mais parallèlement ne pas connaître les phonèmes qui constituent les monèmes de
notre langue ne nous empêche pas de parler ; de même ne pas connaître les
systèmes de parenté qui règlent nos rapports de parenté n'empêche pas que nous
sommes assujettis à ses lois. La linguistique n'a pu devenir une science à part
entière qu'en distinguant d'emblée la signification vécue, consciente des
phénomènes linguistiques (intonations, mimiques, gestes, décomposition de la
phrase en éléments grammaticaux conscients et logiques pour nous utilisateurs
de la parole) de sa signification objective inconsciente, c'est-à-dire le
système proprement dit de la langue (les phonèmes ne sont pas les voyelles et
les consonnes, les mots ne sont pas les monèmes), d'où ce jugement : « Nous
sommes amenés à concevoir les structures sociales comme des objets indépendants
de la conscience qu'en prennent les hommes (dont elles règlent pourtant
l'existence ) et comme pouvant être aussi différentes de l'image qu'ils s'en
forment que la réalité physique diffère de la représentation sensible que nous
en avons et des hypothèses qu'on avons à son sujet » (Anthropologie
structurale). D'où le passage nécessaire selon Lévi-Strauss d'une analyse
fonctionnaliste à une analyse structurale. La première tâche de l'anthropologue sera
donc de repérer des homomorphismes entre les divers ensembles dégagés. Les
différences s'interprétant comme des états de la transformation d'un même
système. Grâce à cette méthode structurale, on obtient selon Lévi-Strauss une
meilleure compréhensions des phénomènes qui relèvent de l'humain puisque désormais
ils relèvent d'une connaissance rationnelle (la combinatoire entre les éléments
isolés est logique et formalisable). « Derrière la contingence
superficielle et la diversité incohérente semblait-il des règles du mariage nous
avons dégagé dans les sociétés primitives un petit nombre de principes simples
par l'intervention desquels un ensemble très complexe d'usages et de coutumes,
au premier abord jugés absurdes, étaient ramenés à un système signifiant »
(Anthropologie structurale). Lévi-Strauss montre que des usages
inintelligibles aux ethnographes deviennent clairs dès qu'on voit en eux des
modalités diverses de l'échange. Ainsi, étudiant les structures élémentaires de
la parenté, il montre quels liens unissent très étroitement la prohibition de
l'inceste et l'exogamie : s'interdire des proches, c'est les libérer pour des
mariages lointains et du même coup c'est avoir des droits sur des femmes
lointaines. Ainsi l'union entre les sexes en toutes sociétés est l'objet de
transactions strictement réglées. Grâce à la méthode structurale,
Lévi-Strauss considère qu'on peut également se libérer de l'illusion archaïque
et de ses implications morales et politiques (les primitifs qui se relient à
leur totem témoigneraient d'une mentalité enfantine) ; en fait ils
entretiennent des rapports avec la réalité qui sont tout aussi logiques et
complexes que les nôtres. Exemple : « Chez les Bororo, je
m'étais persuadé de l'exceptionnel degré de raffinement sur le plan
sociologique et religieux de tribus considérées jadis comme dotées d'une
culture très grossière » (Tristes Tropiques, p. 290). Grâce à la méthode structuraliste, on se
débarrasse également de l'illusion d'une subjectivité souveraine et de ses
implications morales qu'il juge néfastes. Pour Lévi-Strauss, partisan du
matérialisme philosophique, les phénomènes humains ne prennent pas leur source
dans une décision libre et consciente du sujet mais procèdent de structures
inconscientes. D'ailleurs le cogito cartésien, en nous persuadant que l'homme était comme maître
et possesseur de la nature, a eu des effets pervers puisqu'il s'est traduit par
une exploitation sans scrupule et sans frein de la nature et de ceux qu'on ne
considérait pas comme tout à faits humains. Il condamne l'arrogance de
l'humanisme issu du cogito
cartésien. « Le structuralisme réintègre l'homme dans la nature et
permet de faire abstraction du sujet, insupportable enfant gâté qui a trop
longtemps occupé le devant de la scène philosophique et empêché tout travail
sérieux en réclamant une attention exclusive » (L'Homme nu). Dans Tristes Tropiques plusieurs
passages critiquent l'illusion d'un moi souverain : « La liberté
n'est ni une invention juridique ni un trésor philosophique, propriété chérie
de civilisations plus dignes que d'autres parce qu'elles seules sauraient la produire ou la
préserver. Elle résulte d'une relation objective entre l'individu et l'espace qu'il
occupe » (Tristes Tropiques, p. 169). De même Lévi-Strauss va
interpréter le passage de la nature à la culture comme l'émergence d'une
logique opérant par des couples d'oppositions binaires, par une logique
symbolique inconsciente qui n'est autre que celle de l'esprit humain :
« Il faudra peut-être admettre que les dualités, l'alternance et la
symétrie, qu'elles se présentent sous des formes floues ou sous des formes
définies, constituent moins des phénomènes qu'il faut expliquer que les données
fondamentales et immédiates de la réalité sociale et qu'on doit les reconnaître
en elle » (Structures élémentaires de la parenté, p. 174-175). Cette méthode structurale permet donc un
traitement scientifique et non métaphysique des phénomènes humains. Méthode
scientifique qui permet de dépasser « l'opposition devenue classique
dans la philosophie occidentale entre l'ordre du sensible et l'intelligible »
(De près et de loin, p. 155). Le réel n'est pas accessible en première
instance à la pensée. La science ne peut plus être définie comme le faisait
Alain, comme « une perception plus exacte des choses ». La logique du sensible est dégagée
non pas par la description plus ou moins littérale des données immédiates mais
par la création de modèles abstraits qui permettent de saisir la structure
intelligible du réel. Les phénomènes décrits, observés par
l'ethnographe sont le produit et l'indice d'une structuration invisible qu'on
reconstruit abstraitement pour ensuite le retrouver concrètement dans les
phénomènes visibles. Ainsi, comme on l'a vu, la méthode structurale en mettant au
jour la structure abstraite inconsciente des relations de parenté offre une
compréhension, une classification, et une unification du donné empirique qui
paraissait arbitraire, irrationnel, irréductiblement singulier et cela en
exploitant consciemment les lois inconscientes de l'esprit humain. à l'œuvre
aussi bien dans la logique du sensible que dans celle de l'intelligible. « Traitement
non métaphysique de l'homme puisque on ne cherche plus dans une conscience
lucide, maîtresse d'elle-même, la source de la rationalité mais dans des lois
générales qui échappent à la conscience pour chaque société, pour chaque usage,
on se perdait dans une multitude d'explications particulières que j'ai tenté de
ramener à quelques principes simples et universels. » Mais dans Tristes Tropiques, on a
affaire à un livre d'ethnologie singulier même si des passages entiers de la
vie familiale et sociale des Nambikwara ont été repris tels quels. Pages qui
prennent une toute autre teneur parce que Lévi-Strauss insiste sur la tendresse
et la pitié qu'il éprouve pour les peuples étudiés. En quel sens
cet ouvrage est-il original et emblématique de la pensée de
Lévi-Strauss ? 3 - Un livre emblématique de la pensée de notre auteur par son contenu philosophique et par sa forme littéraireLévi-Strauss précise que c'est dans le
milieu professionnel des ethnologues que son livre a reçu l'accueil le plus
mitigé car il est effectivement « une sorte d'école buissonnière »
dans sa quête de chercheur en sciences humaines. Tristes Tropiques n'est
pas un ouvrage cérébral et théorique à la manière des Structures élémentaires
de la parenté. En fait, ce que certains collègues lui
reprochent c'est moins l'introduction de notations personnelles et parfois
affectives que des considérations philosophiques qui leur semblent déplacées.
Mais alors même que c'est « un livre suprêmement philosophique »
— selon la formule de Raymond Aron —, c'est un livre où
son auteur fait le procès de la philosophie. On sait qu'au chapitre VI,
intitulé « Comment on devient
ethnographe », il fait la critique de l'enseignement
philosophique qu'il a reçu en Sorbonne, enseignement selon lui réduit à « l'apprentissage
d'une gymnastique intellectuelle » (Tristes Tropiques, p. 53).
Il réduit l'enseignement de la philosophie à un apprentissage de la rhétorique
et de l'histoire de la philosophie (cette dernière étant la pièce essentielle
dudit enseignement) et à une dialectique consistant à montrer comment les
philosophies — réduites à des systèmes artificiels et
arbitraires — s'engendrent mutuellement en surmontant leurs
contradictions internes (Tristes Tropiques, p. 53). Il y voit un goût
pour le jeu esthétique ayant trait au maniement subtil des idées mais il estime
ce jeu est complètement indifférent à la recherche authentique de la vérité ou
de la sagesse, « le savoir-faire remplaçant le goût de la vérité »
(idem, p. 54). Au passage, il critique sévèrement la base de l'enseignement
littéraire en France lequel repose sur l'apprentissage de l'art de la
dissertation : « Je me faisais fort de mettre en dix minutes sur
pied une conférence d'une heure à solide charpente sur la supériorité respective
des autobus et des tramways » (idem, p. 53). Mais cela ne l'empêche pas d'aborder des questions
proprement philosophiques, comme on le voit par exemple dans le chapitre IX,
intitulé « Guanabara », chapitre où il s'interroge sur le prétendu
développement de l'espèce humaine au travers de la civilisation occidentale,
interrogation proprement philosophique qui met en jeu le choix des critères
permettant une définition de l'humanité de l'homme. Si on estime que la
philosophie commence par un effort de la conscience de soi pour accéder à la
connaissance de soi, alors Tristes Tropiques est authentiquement un
livre de philosophie. En effet au travers du voyage dans l'espace — l'ailleurs —
le voyage est en même temps un voyage dans le temps puisque non seulement les
autres civilisations ont connu une autre histoire, et donc un autre rapport au
temps, mais encore et surtout celles sans écriture (et donc sans histoire)
semblent vouloir échapper à l'histoire et tout particulièrement à notre histoire. L'ethnologie est cette étude des autres
qui devient donc l'occasion privilégiée d'une connaissance de soi. Mais, du
même coup, Lévi-Strauss fait également œuvre de philosophe en s'adonnant en
épistémologue à une réflexion critique sur les possibilités de l'ethnologie de
devenir une connaissance scientifique à part entière. Réflexion centrée sur la
nature du voyage ethnographique, voyage qui ne suffit peut-être pas à donner
une distance suffisante par rapport à ce qu'il observe. Le problème de la
connaissance des autres devient donc central ; autres semblables à moi et
pourtant différents de moi que je dois connaître non pas malgré leurs différences
mais dans leurs différences. Enfin c'est un livre de philosophie qui
renoue avec la tradition des Philosophes du XVIIIe siècle — au
travers de la découverte des « sauvages » et de la réflexion
sur lesdits « sauvages » — les Philosophes
s'interrogeant, de Montesquieu à Rousseau en passant par Bougainville et
Diderot, sur la question de l'unité ou non de la nature humaine et celle de ses
caractéristiques propres. Y a-t-il ou non une unité et une permanence de
l'essence de l'homme par delà la diversité de ses coutumes et de ses cultures ?
Est-ce qu'un universel, et lequel, peut transcender les particularités étudiées ?
Est-ce que l'identité humaine se forge dans et par l'altérité ? Mais, en même temps, Lévi-Strauss est un
authentique écrivain soucieux de la composition de son ouvrage et de son
écriture. Le titre retenu est repris du projet avorté d'écrire un roman ainsi
titré ! Nombre de commentateurs soulignent la composition très savante et
pour ainsi dire musicale de l'ouvrage. En effet Tristes Tropiques ne
suit pas dans sa construction d'ensemble un ordre chronologique (même si par
moment il lui reste fidèle…), par exemple lors du
récit des enquêtes ethnographiques. Cette non-linéarité est évidente lorsque,
par exemple, il passe des villes nouvelles créées au cœur de la forêt
brésilienne aux villes du sous-continent indien (« Le tapis volant »,
chapitre XIV, p. 142 sq.) où il parle de Karachi et de Calcutta. Idem à la fin
du livre où sa réflexion sur sa vie et sur son rôle d'ethnologue le ramène d'Amérique
du Sud en Asie à Taxila (« Ici, à Taxila, dans ces monastères
bouddhistes que l'influence grecque a fait bourgeonner de statues, je suis
confronté à cette chance fugitive qu'eut notre Ancien Monde de rester un » (p. 487). Plusieurs raisons expliquent cette
non-linéarité du récit. Tout d'abord, le projet de Lévi-Strauss dans Tristes
Tropiques : « une synthèse de ce que j'avais fait, aussi de
tout ce que je croyais ou à quoi je rêvais ». Or, par définition, une synthèse, pour en être une, ne saurait
être linéaire. Tristes Tropiques est un livre de réflexions choisies et
non une accumulation paresseuse de notations plus ou moins gratuites. C'est un
travail réflexif et comme une sorte de « lent travelling mental »
(Tristes Tropiques, in chapitre XVI). Dans Tristes Tropiques, la
mémoire est toujours reprise et réfléchie par l'intellect d'où une composition
savante. Livre de synthèse, l'ouvrage fait la part belle aux ruptures et
décrochages, aux comparaisons réfléchies. Ainsi il remarque que la modification
de nos façons de voyager — sous l'effet du progrès technique —
modifie et affecte l'altérité de l'autre ou des autres découverts au terme de
nos voyages. Il en veut pour preuve (p. 16-17) la
confrontation des différentes traversées qu'il a lui-même effectuées et qui
témoignent du bouleversement complet de notre monde moderne ; étant
entendu qu'il n'y a pas une mais des modernités, la dernière en date des
modernités se caractérisant par l'explosion démographique et la « monoculture ».
La confrontation (chapitre XIV, p. 142) de différents « ailleurs »
est elle-même fort éclairante : d'un côté des tropiques vides (Amérique du Sud)
et de l'autre des tropiques bondés (Inde et Pakistan), le souvenir du grand
hôtel de Goianara appelant dans sa mémoire celui de
Karachi. Occasion d'une réflexion sur la lèpre du développement anarchique
urbain. « Ainsi lorsque je voyais se préfigurer sous mes yeux une Asie
de cités ouvrières et de HLM qui sera celle de demain, répudiant tout exotisme
(…) » (p. 145). Notons ensuite que cette non-linéarité du
récit est conforme à l'esprit de l'ethnologue et opposé à celui de l'historien
en ce que le choix du point de vue est synchronique et non diachronique, moins
récitatif que classificatoire. Du coup, pour bien comprendre un phénomène, il
faut procéder par comparaison afin de saisir ledit phénomène dans ses
ressemblances et ses différences avec d'autres phénomènes. Ce qui est affaire
non de genèse mais de comparaison de modes de fonctionnement (voir les
chapitres XIV, XV et XVI où les comparaisons sont systématiques et ceci selon
les différents aspects de la culture envisagés). Enfin, la dernière raison de cette non-linéarité
est bien évidemment que ce livre est rédigé quinze ans après ce qu'il relate.
Le temps a donc fait son œuvre : « la catégorie du temps s'introduit
pour faire apparaître des relations entre d'autres relations déjà données. »
Il y a donc eu une sédimentation complexe des souvenirs au sein de la mémoire
et le retour sur le passé s'accompagne désormais d'une intelligence ouverte sur
l'avenir : « Ce qui m'effraye en Asie c'est l'image de notre futur par
elle anticipée. Avec l'Amérique indienne je chéris le reflet fugitif, même
là-bas, d'une ère où l'espèce était à la mesure de son univers et où persistait
un rapport adéquat entre l'exercice de la liberté et ses signes » (p. 171, fin du chapitre XVI, « Marchés »). Quand on fait jouer sa
mémoire, pratique du travelling mental, le temps introduit une distance entre
le regard et l'objet passé autrefois observé que la mémoire vise. Cette
distance permet de voir se dessiner les grandes lignes de forces d'un donné,
son devenir en germe dans le présent. Ce qui est impossible quand on a le nez
collé à l'événement présent. Pour faire comprendre ce subtil mécanisme du
temps, qui passe avec son cortège d'oublis et de souvenirs, Lévi-Strauss
utilise la métaphore de l'isthme du temps : « D'une façon inattendue, entre
la vie et moi, le temps a allongé son isthme ; il a fallu vingt années
d'oubli pour m'amener en tête à tête avec une expérience ancienne dont une
poursuite aussi longue que la terre m'avait jadis refusé le sens et ravi l'intimité »
(p. 44). Ce qu'opère le temps qui passe au nouveau de l'individu, le
travail de l'ethnologue le produit par sa réflexion critique en ce qui concerne
l'humanité. En partant de l'actuel développement anarchique et ruineux de l'humanité, l'ethnologue pivote réflexivement sur lui-même, sur sa culture pour mesurer dans un même mouvement la perte de nos illusions touchant la prétendue enfance de l'humanité et la découverte d'un futur angoissant car voué à la décadence. Aussi on comprend mieux que Lévi-Strauss ait dit un jour que Tristes Tropiques était composé « comme un opéra où "le "je" correspondrait aux récitatifs et la réflexion ethnologique et les sauts de l'Amérique du Sud à l'Asie à l'alternance entre les parties chantées et les interludes orchestraux ». Dans cette perspective, on pourrait, avec
Anne Meunier, présenter ainsi l'organisation de Tristes Tropiques.
D'abord une ouverture en quatre moments : quatre premiers chapitres qui portent
sur le thème de la fin des voyages ; puis un long mouvement ascendant,
pouvant se décomposer en six parties, qui nous conduit de la France au fin fond
du Brésil chez les Nambikwara ; ensuite un mouvement de descente rapide
(huitième partie du livre) qui nous fait découvrir en forêt les lambeaux des
Tupi Kawahib et la vie pitoyable des petits-blancs d'Amazonie (chercheurs de
caoutchouc, in chapitre XXVI) ; puis un finale (correspondant à la
neuvième partie) se développant en termes de réflexion sur les difficultés de
l'ethnographie et même les malheurs de la civilisation occidentale, mouvement
qui s'élargit en une réflexion écologiste avant la lettre touchant les
difficiles rapports de l'homme moderne avec la nature ou plutôt ce qu'il en
reste. Mais cet aspect philosophique de
l'ouvrage ne doit pas nous faire oublier que Lévi-Strauss est un grand
styliste, à tout le moins un homme très soucieux de la qualité de l'expression
retenue. Le ton de l'ouvrage, qu'il s'agisse de réflexions personnelles ou plus
philosophiques, est toujours très maîtrisé. Ce qui est caractéristique de son
style c'est la précision de l'expression — le sens du mot juste et
même technique — et la profondeur de la pensée rendue par un
vocabulaire toujours adéquat sans être précieux ou prétentieux. Lévi-Strauss
décrit de façon aussi précise un paysage particulier qu'un système social
particulier (voir, par exemple, le chapitre XIV, pour les comparaisons de
paysages entre des continents différents) et le chapitre XV pour ce qui
concerne le mécanisme de la mendicité en Inde. La qualité du style n'a ici pour
égale que celle de la pensée. D'où l'absurdité qu'il y aurait à opposer la
sensibilité et l'intelligence de notre auteur. La finesse de l'intelligence est
ici mise au service d'une perception très vive et déliée. Intelligence
analytique et complexe qui essaie d'épouser les singularités étonnantes de la
nature et de la culture. On notera que l'humour peut servir de refuge à l'homme
qui arrive à Calcutta. (p. 151-152). D'où parfois des réussites qu'il faut bien
nommer poétiques : voir, par exemple, p. 147, « Que ces sables… »,
ou p. 250 : « La nudité des habitants… ». Mais il y a aussi chez lui un sens de la
formule qui fait mouche. Lyrisme enfin pour évoquer les paysages
du Nouveau Monde (p. 249-250) où Lévi-Strauss est un styliste qui maîtrise la
musicalité de son propos mais refuse tout pittoresque gratuit, tout exotisme de
pacotille (p. 12, 29, 50-51, 86, 111, 147). Sens de l'humour dans la distance
prise par rapport à son récit : p. 202-203. L'ethnologue n'est pas dupe du jeu
de séduction intéressé des indigènes : voir la séance des poses de photos. Il
nous livre même à la manière de Lamartine un tableau du « coucher de
soleil sur la mer » (« Feuilles de route », p. 67 et
suivantes), des bribes de poèmes (p. 410) et une pièce de théâtre : l'apothéose
d'Auguste (p. 453 sq.) qui joue une fonction d'« anthropémie, du grec émein
vomir » (p. 464) : il vomit, il se débarrasse de tout ce en
quoi il ne se reconnaît pas ou plus[1]. Jean-Pierre Bourdon [1] Dans ce passage du chapitre XXXVIII « Un petit verre de rhum », Lévi-Strauss oppose ce néologisme qu'il crée au terme d'anthropophagie. À l'anthropophagie des prétendus sauvages, il oppose l'anthropémie, que doit pratiquer l'homme civilisé conscient, la pratique salutaire de vomir sa conception de l'homme. |
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