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Jean-Pierre Bourdon : Cours sur Les Confessions de Rousseau. Jean-Pierre Bourdon a été professeur de Philosophie en classes préparatoires littéraires et scientifiques au lycée Chateaubriand de Rennes. Ici, on reprend l'un de
ses cours, fait en Maths sup et spéciales en 1996-1997 sur
Les Confessions de Rousseau.
Cette année-là, le programme des concours scientifiques
comportait aussi les Mémoires d'Hadrien de Marguerite Yourcenar et Les Mots de Sartre.
Le thème associé
était « L'écriture de soi ». Mise en ligne le 29 mars 2021. © : Jean-Pierre Bourdon.
Concours des classes préparatoires scientifiques (1996-1997) Texte au programme : Rousseau, Les Confessions (GF Flammarion) Thème associé : L'écriture de soi Trois leçons sur Les Confessions de RousseauSOMMAIRE du cours :
Leçon 0 : Genèse, composition et place des Confessions dans les œuvres de Rousseau Vers l'œuvreLa genèse des Confessions a été longue et surtout elle a été
souvent interrompue. Œuvre pour une part inaboutie et reprise quant à son
projet initial dans d'autres œuvres, elle est conçue après la rédaction des
grandes œuvres de la maturité (1750-1762) et elle prend place dans la dernière
partie de la vie de Jean-Jacques Rousseau. La tradition veut que ce soit parce
qu'il se sentait de plus en plus en butte aux calomnies de ses contemporains,
et surtout de ses anciens amis devenus ses pires ennemis, qu'il se soit lancé
dans ce projet littéraire d'autobiographie comprise comme une autojustification. Ce projet
s'enracinerait dans la volonté de riposter aux
attaques injustes dont il s'estimait victime. Ses confessions devaient
prouver au public le lisant qu'il était un tout autre homme que celui dont ses
détracteurs faisaient le portrait. Ce qui l'aurait
décidé à peindre son portrait sans fard et sans modestie ce serait « le coup fourré » de
Voltaire qui avait lancé contre lui, le jour de l'an 1765, un libelle injurieux
et calomnieux intitulé Le Sentiment des citoyens, libelle qui allait le
faire chasser de sa retraite de Môtiers. En fait,
comme l'expliquent bien Bernard Gagnebin et Marcel Raymond,
la préhistoire et surtout l'histoire des Confessions est beaucoup plus
longue et plus complexe. (Voir l'Introduction aux œuvres autobiographiques dans
l'édition de la Pléiade[1]).
Longue incubation de l'œuvre car dès les
années 1759-1760 (voir Livre X des Confessions) Rousseau avait pris la
résolution d'écrire ses Mémoires comme il y était pressé par son éditeur
Rey, l'éditeur hollandais de La Nouvelle Héloïse, et il avait pour cela
commencé à rassembler des lettres et divers papiers en suivant une trame
chronologique, et il avait peut-être même commencé à rédiger certaines pages.
En 1755-56, après la publication des ouvrages qui l'ont fait connaître,
Jean-Jacques Rousseau se retire à l'Ermitage pour échapper « aux
grandes huées de la coterie holbachique »[2].
À l'Ermitage, il retrouve la paix et il s'abandonne à des rêveries qui, à partir
du bonheur présent, lui font retrouver le bonheur passé qu'il croyait perdu à
jamais, celui de sa jeunesse. Au même moment, dans une petite société restreinte et choisie, il s'adonne à un jeu qu'il a toujours aimé : celui de la peinture de soi et il privilégie donc l'autoportrait. À cette époque il aurait déjà rédigé les ébauches des futures Confessions et en particulier le fameux passage de « la première entrevue au miroir » dans la chambre de Madame Basile (Livre III). Au même moment, il rédige La Nouvelle Héloïse, livre au caractère autobiographique évident mais indirect ; textes qui servent de catharsis à sa passion pour Madame d'Houdetot, catharsis qui se révélera insuffisante. Il reste que de 1758 à 1762, toute son énergie est tendue par la rédaction des grands livres du « citoyen de Genève » à savoir : sa Lettre à d'Alembert, La Nouvelle Héloïse, L'Émile et Du Contrat social. Du même coup, la rédaction des pièces qui seront ultérieurement réunies sous le titre de Mon Portrait, est quelque peu annexe et secondaire. D'ailleurs s'intéresserait-on au portrait d'un homme quelconque et non encore reconnu comme un génie ? Évidemment, non. Ce Portrait est une suite de 38 courtes rubriques rédigées sur 24 feuillets sans doute à des dates différentes et cela à l'approche d'une mort qu'il croit prochaine. Dès cette époque, l'obsession de la transparence est évidente (« Lecteurs, je pense volontiers à moi-même et je parle comme je pense ») ainsi que l'obsession de la preuve de son entière bonne foi : « Je suis assez connu pour qu'on puisse vérifier ce que je dis, et pour que mon livre s'élève contre moi si je mens. » Mais surtout, dans ce Portrait, il insiste déjà sur un point essentiel de son projet autobiographique, à savoir le caractère unique et singulier de sa personnalité : « Je ne me soucie point d'être remarqué, mais quand on me remarque je ne suis pas fâché que ce soit d'une manière un peu distinguée, et j'aimerais mieux être oublié de tout le genre humain que regardé comme un homme ordinaire[3]. » Mais bien évidemment Rousseau bute sur l'aporie d'une sincérité revendiquée en toute bonne foi : « Au reste, je ne m'épuiserai point à protester de ma sincérité : si elle ne s'aperçoit pas dans cet ouvrage, si elle n'y porte pas témoignage d'elle-même, il faut croire qu'elle n'y est pas[4]. » Et dès ce moment l'un des gages de cette sincérité est sa solitude, celle d'un homme insoucieux du jugement du monde : « L'homme civil veut que
les autres soient contents de lui, le solitaire est forcé de l'être lui-même ou
sa vie lui est insupportable. Ainsi le second est forcé d'être vertueux, mais
le premier peut n'être qu'un hypocrite, et peut être est-il
forcé de le devenir s'il est vrai que les apparences de la vertu valent mieux
que sa pratique pour plaire aux hommes et faire son chemin parmi eux[5]. »
En 1761, alors qu'il commence à croire
que les retards d'impression du Contrat social sont dus à une
falsification subreptice de ses manuscrits chez l'imprimeur hollandais
Marc-Michel Rey, et qu'il s'inquiète de l'impression trop lente à son goût de L'Émile,
l'éditeur en question lui demande un récit de sa vie qui pourrait figurer en
tête des Œuvres complètes de Jean-Jacques Rousseau : « J'ose vous
demander une chose que j'ambitionne depuis longtemps, qui me serait très
agréable et au public ; ce serait votre vie, que je placerais à la tête de vos
œuvres. » Rousseau hésite et se dérobe mais il adresse en janvier 1762
à son ami Malesherbes, alors Directeur de la Librairie, quatre longues lettres
qui forment comme un sommaire des Confessions : Quatre Lettres à
Monsieur le Président de Malesherbes contenant le vrai tableau de mon caractère
et les vrais motifs de toute ma conduite » (p. 1130 à 1157). Dès la première lettre, le processus
autobiographique est enclenché. Rousseau précise : « Je m'y
peindrai sans fard et sans modestie, je me montrerai à vous tel que je me vois
et tel que je suis. » Et il ajoute : « Personne au monde
ne me connaît que moi seul » (p. 1133). Parlant de son caractère
plein de contradictions, il écrit : « J'en puis du moins
donner par les faits une espèce d'historique qui peut servir à [le]
concevoir » (p. 1134). Dans la lettre nº 3, il écrit : « C'est
de mon bonheur dont je voudrais vous parler, et l'on parle mal du bonheur quand
on souffre » (p. 1138). Dans la Lettre nº 4, il écrit pour finir :
« Quoi qu'il en soit me voilà tel que je me sens affecté, jugez-moi sur
tout ce fatras si j'en vaux la peine, car je n'y saurais mettre plus d'ordre,
et je n'ai pas le courage de recommencer » (p. 1147). On observe que dès ce moment les thèmes
futurs sont déjà présents : a) En premier, le goût de la solitude :
« Je suis né avec un amour naturel pour la solitude qui n'a fait
qu'augmenter à mesure que j'ai mieux connu les hommes. Je trouve mieux mon
compte avec les êtres chimériques que je rassemble autour de moi qu'avec ceux
que je vois dans le monde, et la société dont mon imagination fait les frais
dans ma retraite achève de me dégoûter de toutes celles que j'ai quittées »
(p. 1131). b) En second lieu, la mise en avant d'une
sincérité exacerbée et comme à fleur de peau : « À charge et à
décharge, je ne crains point d'être vu tel que je suis. Je reconnais mes
grands défauts et je sens vivement tous mes vices » (p. 1133). c) En troisième lieu, l'amour du bonheur lié à la possession des
choses les plus simples : « Ce sont les plaisirs de ma retraite,
ce sont mes promenades solitaires, ce sont ces jours rapides mais délicieux que
j'ai passés tout entiers avec moi seul, avec ma bonne et simple gouvernante,
avec mon chien bien-aimé, avec ma vieille chatte, avec les oiseaux de la
campagne et les biches de la forêt, avec la nature entière et son inconcevable
auteur » (p. 1139). d) Quatrième point : on peut noter
dès ces premières lettres une oscillation entre le souci d'écrire une histoire
fidèle - d'où le retour sur les étonnantes lectures de son enfance, sur
l'illumination de Vincennes, le long du chemin qui le conduit à la prison où est enfermé Diderot,
sur le bonheur vécu à Montmorency - et le
souci d'une peinture singulière dans l'art de son propre portrait : « Je
me peindrai sans fard et sans modestie, je me montrerai à vous tel que je me
vois et tel que je suis. » e) Il reste que l'analyse du moi et sa
communication ont toujours besoin d'un confident choisi : « Quoique
j'aime trop à parler de moi, je n'aime pas en parler avec tout le monde, c'est
ce qui me fait abuser de l'occasion quand je l'ai et qu'elle me plaît »
(p. 1142). Dans sa dernière lettre, il dépeint sa destinée singulière :
« Il dépendait de moi, non de me faire un autre tempérament ni un autre
caractère, mais de tirer parti du mien pour me rendre bon à moi-même et
nullement méchant aux autres » (p. 1142). Et il ajoute : « Aussi
je ne vous déguiserai point, que malgré le sentiment de mes vices, j'ai pour
moi une haute estime » (p. 1143). En 1763, il rédige son Testament
où il institue et nomme comme unique héritière et légataire universelle Thérèse
Le Vasseur sa gouvernante : « Voulant que tout ce qui m'appartient
et qui peut se transmettre de quelque nature et en quelque lieu qu'il soit,
même mes livres et papiers et le produit de mes ouvrages lui appartienne comme à
moi-même, bien fâché de ne pas pouvoir mieux payer vingt ans de services, de
soins et d'attachement qu'elle m'a consacrés et durant lesquelles elle n'a même
reçu de moi aucuns gages » (p. 1222). Rousseau qui souffre
depuis longtemps d'une « étrange maladie qui le consume depuis tant
d'années » [rétention urinaire] « souhaite que son corps soit
ouvert par d'habiles gens » (p. 1224-1225) et il joint une note
sur la nature de son mal pour éviter qu'on impute ses ennuis de santé à une
maladie vénérienne. La même année 1762-1763, il est de plus en plus inquiet touchant la censure de ses œuvres majeures, il se sent de plus en plus pourchassé, et donc obligé d'être de plus en plus une sorte d'errant et il se résout à se défendre en faisant connaître la vérité au sujet de sa personne. Le 7 janvier, il écrit à Paul Moultou que « tout ce qui lui reste à faire » est de « raconter l'histoire d'un homme qui aura le courage de se montrer intus et in cute », formule du poète latin Perse, qui sera mise en épigraphe du Livre I des Confessions. « Intus, et in Cute », qui se traduit par Intérieurement et sous la peau. Il demande à Moultou, « son véritable ami », de passer avec lui trois mois en tête à tête pour l'aider à réaliser son projet, non pas à Môtiers mais dans « une maison à laquelle il pense » [Les Charmettes à Chambéry, où il a vécu avec Mme de Warens]. Un événement inopiné va précipiter ce projet d'écriture : la publication du libelle de Voltaire. La parution de ce libelle fin 1764 l'oblige à la riposte. L'auteur du libelle anonyme - sans doute Voltaire - désigne nommément Rousseau à la vindicte publique pour injures à Jésus-Christ et aux pasteurs, il le traite, parmi d'autres amabilités, de « fou à lier », et surtout il révèle que Jean-Jacques Rousseau, le champion de la vertu, vivait avec sa gouvernante et qu'il avait abandonné tous ses enfants à leur naissance à l'assistance publique. Touché, et surtout bouleversé, il décide de répliquer publiquement en disant toute la vérité sur sa personne et sur sa vie. Un effrayant tumulte envahit sa vie, un doute profond sur soi l'étreint, toutes choses auxquelles répond un appel de l'avenir : « Oh quand un jour le voile sera tiré, que la postérité m'aimera ! » (lettre à du Peyrou). Rédaction de l'œuvreCommence alors la rédaction du livre des Confessions
que nous connaissons : Rousseau va se singulariser et se racheter par une
sincérité sans précédent et sans exemple (du moins à ses propres yeux). Le
bien, le mal, il ne cachera rien. Alors, conclut-il : « J'ai peine
à croire qu'aucun de mes lecteurs ose se dire, "je suis meilleur que ne
fut cet homme là !" » (à Duclos, 1765). Formule à peine
différente de celle qu'on trouvait à la fin d'une des lettres adressées à
Malesherbes.
L'idée d'écrire sa vie prend donc corps et forme ! Les livres I à IV des Confessions
sont sans doute écrits de 1764 à 1766 à Môtiers, en
Suisse, puis en Grande Bretagne. Cette
première rédaction s'interrompt brutalement au milieu du Livre IV au moment où
il est en Angleterre. Cela au détour d'une phrase concernant les événements de
1730. Cette première version, précédée d'un très intéressant préambule, est
datée de 1764 et est nommée Manuscrit de Neuchâtel. Selon certains
commentateurs - en particulier Jensen - Rousseau serait passé, après sa
querelle avec David Hume, d'une conception « psychologique » à une conception « apologétique » de ses mémoires. Distinction sans doute trop
simpliste et artificielle et donc discutable. Parvenu en Angleterre avec les brouillons
des Livres I à VI, que lui a fait parvenir Thérèse, Rousseau reprend alors
toute l'œuvre du Livre I au Livre V avec le nouveau Préambule que nous connaissons aujourd'hui dans nos éditions.
Replié en Angleterre la terre anglaise n'est pas pour lui un refuge mais une
prison. Il a rompu avec David Hume, qui a rendu l'événement public : « Ce
qui m'a déterminé à ne garder aucune mesure avec cet homme, écrit-il,
c'est la certitude qu'il écrivait ses mémoires et qu'il m'y faisait faire une
belle figure. » De fait tous les anciens amis de Rousseau se méfient
de lui, et lui-même se sent aux aguets, comme une bête traquée flairant partout
des pièges. Il n'achève pas son travail en Angleterre à Wootton Hall chez Davenport
puisqu'il trouve bientôt asile en France, à Trye, près de Gisons, chez le
prince de Conti. De fait, on lit au début de la deuxième partie des Confessions,
au Livre VII, ce jugement de l'auteur touchant les deux parties de son ouvrage :
« J'écrivais la première partie avec plaisir, avec complaisance, à Wootton ou dans le Château de Trye :
tous les souvenirs que j'avais à me rappeler étaient autant de nouvelles
jouissances » (p. 279). C'est dans la demeure que lui
avait ouverte le prince de Conti - fin de l'été et début de l'automne 1767 -
que Rousseau rédige le livre VI, celui qui correspond à son séjour aux
Charmettes. Ayant posé le point final du Livre VI, il ne se presse pas
d'enchaîner alors que du Peyrou lui avait remis les recueils de correspondances qui devaient lui
permettre de reconstituer son passé et de poursuivre le travail en cours. Pendant deux ans - de novembre 1767 à
novembre 1769 - la rédaction des Confessions est abandonnée et il n'est
plus question de son grand projet qu'au passé. Jean-Jacques le clame à ses
correspondants : « À l'égard de l'écrit dont vous me parlez il est
abandonné » (à Davenport, décembre 1767). « Ne me parlez pas
de cette entreprise »,
écrit-il à Rey en avril 1769. Mais il n'en reste pas moins qu'en novembre 1769
il se remet à l'écriture de ses Mémoires : « Après deux ans
de silence et de patience, malgré mes résolutions, je reprends la plume »
(début du livre VII, p. 277). Et il donne à son lecteur les raisons de la
reprise de son entreprise : il
reprend la plume car il s'estime victime d'un complot, et surtout
pour faire éclater la vérité.
Il s'agit là d'un devoir qu'il se doit
à lui-même et aux autres. Sur les dates de
la rédaction des Livres VII à XII nous sommes réduits, selon B. Gagnebin et M. Raymond,
à faire reposer des conjectures sur
des indices ténus. Ce qui est certain c'est qu'en quelques mois, dans la
solitude de la ferme de Monquin, il va « faire
son devoir » comme il dit. Tout est donc allé très vite dans cette
rédaction alors que son sentiment de persécution ne faisait que s'accroître :
« Les planchers sous lesquels je suis ont des yeux, les murs qui
m'entourent ont des oreilles », lit-on au Livre VII (p. 279). En
avril 1770, il quitte Monquin sans avoir achevé le livre
XII. Arrivé à Paris, il donne des lectures privées de son œuvre chez le marquis
de Pezay et chez le poète Dorat. En février, il donne
des lectures devant le Prince Royal de Suède. En mai : lectures chez
M. et Mme d'Egmont. Il espère sans doute que ses lectures suffiront
pour le faire juger sereinement et pour l'acquitter ! Mais il se heurte à un
silence gêné de la part de ses différents auditeurs, même si ceux-ci sont
souvent émus par ses malheurs. Mme d'Épinay obtint alors l'interdiction de
toute lecture publique de ses Confessions.
Rousseau envisagea donc de composer une troisième partie des ses Confessions qui ne fut jamais écrite.
Les Dialogues et les Rêveries en ont pris la place. La Première Partie des Confessions (Livres I à VI) parut à Genève en 1782.
Il s'agit de la publication du Manuscrit dit de Genève. Le Manuscrit
dit de Neuchâtel contient les Livres I à IV et un Préambule. Il s'arrête
au milieu du Livre IV avant l'épisode de l'archimandrite. Le Manuscrit
de Paris, copié par Jean-Jacques Rousseau à Paris de 1768 à 1770, présente
quelques variantes et de nombreuses lacunes par rapport au précédent. Rousseau
l'avait avec lui à Franconville. Le Manuscrit dit de Genève (conservé à
Genève mais écrit à Paris) a été copié de 1769 à 1770. C'est le manuscrit le
plus complet qu'il destinait sans doute à la publication. Il est le seul à
s'ouvrir par un Avertissement. Le Préambule de Neuchâtel a été
profondément remanié ainsi que les autres premiers livres. C'est le texte des
éditions courantes. La composition de l'œuvreLes Confessions se présentent sous
la forme d'une œuvre divisée en deux Parties égales, chacune étant composée de
six Livres. L'auteur a adopté un découpage chronologique de sa vie. Les
six Livres sont à peu près égaux en longueur et composés de 58 pages
pour le Livre I, à 72 pages pour le Livre VI. Mais ils recouvrent des périodes
d'existence très différentes. Le premier Livre couvre toute l'enfance de Jean-Jacques
et correspond donc à une tranche de vie très longue. Cela comme le sixième
Livre qui couvrira lui une période de dix ans. Les autres Livres eux, couvrent
des périodes de neuf à dix-sept mois. On a donc d'importantes variations dans
la temporalité de la narration. Le Livre I est le livre des origines et du paradis perdu. Il part de la naissance de l'écrivain et
va jusqu'à sa seizième année en 1728. La temporalité la plus lente du Livre correspond au bonheur de deux
années passées à Bossey. Une existence placée sous le
signe de l'amour. Amour des parents entre eux, amour des parents pour les
enfants, amour des enfants entre eux. Sa facture est traditionnelle pour ce qui
est du contenu des informations : présentation de ses aïeux, et de ses
ascendants, reconstitution de son enfance, et tout particulièrement de ses
lectures faites nuitamment avec son père en 1719-1720. Récit de ses deux vaines
tentatives d'apprentissage. Le premier Livre est composé comme une
ouverture musicale comprenant deux mouvements. Un premier mouvement qui s'élève
depuis la petite enfance jusqu'aux deux années de bonheur passées avec son
cousin Bernard chez le pasteur Lambercier et sa sœur.
Un second mouvement, de chute puis d'exil, où le bonheur laisse la place aux
malheurs qui sont tous liés aux duretés et aux perfidies de la vie sociale, vie
où la conscience n'est plus « bonne conscience » mais « mauvaise
conscience » et où l'amour de soi laisse place à l'amour propre. Selon
Philippe Lejeune, les événements racontés s'organisent en quatre étapes qui
reprennent les quatre âges de l'humanité selon la mythologie[6].
La prime enfance, plus rêvée que reconstituée véritablement,
correspond à une sorte d'âge d'or ; elle se poursuit par une enfance auprès de
tuteurs généreux. L'âge d'or laisse place à celui d'argent : l'entrée à
l'adolescence dans la vie sociale et productive - période de l'apprentissage et
découverte du monde du travail -, correspond à un âge de fer qui a été précédé
par la perte de l'innocence et la découverte du mal. On débouche alors sur
l'âge d'airain. La dernière partie du Livre I est
consacrée à la recherche d'une compensation et d'un dédommagement imaginaires
(rêveries et lectures) qu'interrompt la fuite dans le monde. On a donc le schéma suivant :
bonheur primitif naturel et originel, puis chute imprévisible mais fatale,
(éveil de la sexualité : la fessée et le derrière… de Mademoiselle Lambercier), étrange goût pour le châtiment subi avec
plaisir et découvertes conjointes de la violence et de l'injustice. « Là
fut le terme de la sérénité de ma vie enfantine. » Notons que les
principaux thèmes des Confessions qui seront orchestrés par la suite
apparaissent déjà : la solitude et le bonheur, la sincérité et le
mensonge, le rêve et la réalité, l'innocence et la méchanceté, le corps et
l'esprit. Le Second Livre concerne une durée courte : mars à décembre 1728, huit à
neuf mois dans sa seizième année, période marquée par la rencontre de Madame de
Warens. C'est le Livre des voyages : « Il me paraissait bon
de passer les monts à mon âge. » Voyages qui flattent ses sens et qui
animent son imagination. « Nulle crainte, nul doute sur mon sort ne
troublait ces rêveries. » On le trouve à Genève, Annecy, Turin ; il
passe de Suisse en France puis de France en Italie. On le retrouve souvent
entouré de femmes protectrices aimantes et aimées. La première d'entre elles étant bien
évidemment Madame de Warens. Son séjour auprès d'elle aux Charmettes, auprès de
celle qu'il nomme « Maman », bouleverse complètement le cours de son existence et va
décider de son avenir. C'est auprès d'elle qu'il va changer de religion et
devenir catholique, et ce pour faire plaisir à « Maman ». Il note postérieurement :
« Sûr que une religion prêchée par de tels missionnaires ne pouvait
manquer de me mener au paradis. » Choix du cœur, choix des femmes
aimées et aimantes, choix du catholicisme vont donc de pair. Le Livre s'ouvre par un mouvement
d'envol dans la liberté et correspond à un mouvement d'expansion du moi. Il
s'achève sur un épisode inverse de celui de Bossey
dans le Livre I : c'est
lui qui commet une dénonciation calomnieuse en accusant la jeune Marion d'un vol
qu'il a lui-même commis. Dans cette période de crise, les événements se
précipitent et, comme il le remarque lui-même, « cette époque de (sa)
vie a décidé de son caractère ». Quittant Genève le cœur léger et
plein d'espérance, il est allé de Confignon à Annecy,
puis il a franchi les Alpes et a gagné l'Hospice du Saint-Esprit, l'hospice des
catéchumènes à Turin, où il a abjuré plus rapidement qu'il ne le prétend la
religion réformée. Après quoi on le voit errer dans Turin,
libre, pauvre et niais, dilapidant le peu de sous qu'il lui reste. Difficile et
quasi impossible accès à la maturité de cet adolescent. La grisante liberté de
l'errance laisse place à la dure reconnaissance de devoir gagner sa vie et
d'aliéner sa liberté pour subsister. Choc de la dure réalité : le voici
contraint d'être un laquais, cela après avoir rêvé d'une destinée glorieuse. Il trouve refuge chez Madame Basile où il
noue une idylle platonique avec sa maîtresse,
idylle interrompue par le retour du mari jaloux. Il entre ensuite comme laquais chez
Madame de Vercellis chez laquelle il est mieux traité
mais elle est bientôt enlevée à l'affection de tous par un cancer du sein.
Alors que tous les domestiques sont honnêtes au moment de la dissolution du
ménage qui entraîne pas mal de confusion dans la maison, Rousseau se rend
fautif d'un vol sans importance (« un petit ruban couleur de rose et
argent déjà vieux ») mais qui entraîne quelque confusion dans ladite
maison. Vol décisif par l'expression de la méchanceté qu'il emporte avec lui en
quittant cette maison. D'autant plus qu'il charge la jeune servante du nom de
Marion d'un crime qu'elle n'a pas commis et duquel il est coupable. Le poids du
remords et la nécessité de l'aveu sont présentés comme les causes mêmes des Confessions
de laquelle le lecteur-auditeur doit être juge : « le remords
s'endort durant un destin prospère et s'aigrit dans l'adversité. Cependant je
n'ai jamais pu prendre sur moi de décharger mon cœur dans le sein d'un ami.
[…] Tout ce que j'ai pu faire a été d'avouer que j'avais à me reprocher une
action atroce, mais jamais je n'ai dit en quoi elle consistait. Ce poids est
donc resté jusqu'à ce jour sans allègement sur ma conscience, et je puis dire
que le désir de m'en délivrer en quelque sorte a beaucoup contribué à la résolution
que j'ai prise d'écrire mes confessions. » Le Livre III couvre les années 1728 (décembre) à 1730 (avril) ; il a alors
entre seize et dix-huit ans et sort de l'adolescence. Les premières pages nous
montrent Rousseau au plus bas et comme au seuil d'un souterrain où il risque de
se perdre : il est en proie à des fantasmes sexuels et se livre à des
actes d'exhibitionnisme. Tout cela manque de mal tourner ! Les dernières pages
nous font retomber bien bas : chargé d'accompagner son « bon
maître » de musique, Monsieur Le Maistre, il abandonne lâchement ce
dernier au moment où il est saisi d'une attaque d'épilepsie. Ce Livre III est le livre des occasions
manquées ou gâchées. Il est engagé comme une sorte de page et de favori chez le
comte de Gouvon. On lui donne les moyens de se pousser
dans le monde en devenant diplomate mais épris d'aventures il part avec un
camarade d'enfance retrouver le joyeux Bâcle, ensemble ils repassent les Alpes
et, de retour à Annecy, le petit est accueilli par « Maman »,
auprès de laquelle il va couler des jours heureux et tranquilles. Le séjour
auprès de Madame de Warens est au centre de ce Livre III. Court moment de
bonheur sur lequel il s'étend à loisir et avec plaisir. Nous comprenons que
c'est elle qui fait l'éducation sentimentale du jeune Rousseau et qui lui
permet de développer son cœur et son esprit. Au centre du Livre, Mme de
Warens est en quelque sorte la mère du récit : « Me voilà donc
établi chez elle. » Toute la destinée de Jean-Jacques se joue
donc dans cette intimité où se met en place un jeu d'approches et de distances
par rapport à sa fameuse « Maman ». Sa présence le comble de
bonheur ; son éloignement le perd. Ladite bonne « Maman » essaie
en vain de lui trouver un état : il est incapable de faire seulement un
honnête bon curé de campagne. Mme de Warens tente alors de faire de lui un
musicien et elle le place pour cette raison à la maîtrise de la cathédrale de
la ville qui est dirigée par Monsieur Le Maître. Cette nouvelle vie lui
convient mieux même si dans ce domaine il n'est qu'un autodidacte quelque peu
amateur et aventureux. Une fois de plus il s'entiche d'une personne peu
recommandable mais singulière et gaie, celle du musicien fantasque :
Venture de Villeneuve. Chargé d'accompagner Monsieur Le Maître il l'abandonne à
Lyon et rentre à Annecy où il découvre que, pendant son absence, « Madame
de Warens était partie pour Paris », et ce sans doute en galante
compagnie. Après une réflexion sur sa mémoire – « J'écris
absolument de mémoire » –, il fait travailler son imagination
touchant les causes du départ de Mme de Warens : « Je n'ai
jamais bien su le secret de ce voyage. » Le Livre IV couvre une période dix-huit mois (de mars 1730 à octobre 1731)
et témoigne des errances du jeune Jean-Jacques en proie à de très nombreuses
extravagances. Il rêve et son cœur et son imagination errent d'objet en objet.
Le Livre est scandé par la formule suivante : « Je partis »,
formule souvent répétée. Ayant abandonné de fort laide façon
Monsieur Le Maître en pleine crise d'épilepsie, il retourne aux Charmettes mais
le nid est vide : « J'arrive, et je ne la trouve plus. Qu'on juge
de ma surprise et de ma douleur ! » Après être revenu sur son
lâche abandon de son compagnon, Monsieur le Maître, il se réfugie chez Monsieur
Venture : « Je retrouvais Monsieur Venture auquel malgré mon
enthousiasme je n'avais pas même pensé depuis mon départ. Je le retrouvai
brillant et fêté dans tout Annecy ; les dames se l'arrachaient. »
Jean-Jacques passe des nuits à parler de musique et de littérature et rêve d'un
succès comparable à celui de son ami. « Ce succès acheva de me tourner
la tête. Je ne vis plus rien que Monsieur Venture, et il me fit presque oublier
Madame de Warens. » Le voilà en quelque sorte Venturisé !
Il retrouve également Mademoiselle Merceret, la femme de chambre de Madame de Warens qui l'entraîne chez Mademoiselle Giraud, toutes deux le fêtent à l'envi, sans qu'il comprenne rien aux raisons de leurs gâteries. « Toutes me fêtaient à l'envi. Je ne voyais à tout cela que de l'amitié. J'ai pensé depuis qu'il n'eût tenu qu'à moi d'y voir davantage : mais je ne m'en avisais pas, je n'y pensais pas. » Il s'invente et se lance dans des vies plus ou moins fictives, et il change de nom après avoir changé de religion. Sa naïveté dédaigneuse des femmes, qui lui font des avances évidentes, s'explique par le fait qu'il a des ambitions plus hautes : « Il me fallait des Demoiselles. Chacun a ses fantaisies ; ç'a toujours été la mienne. Un matin - ici se place l'épisode de la sortie champêtre à Toune en compagnie de Mademoiselle de Graffenried et de Mademoiselle de Galley - les deux jeunes filles le provoquent et l'embarquent en vain à leur grand regret : « La journée se passa de cette sorte à folâtrer dans la plus grande liberté et toujours avec la plus grande décence. » Moment étonnant et charmant d'un romanesque quasi enfantin. Le narrateur, devenu philosophe avec l'âge, devant ce souvenir qui pourrait le faire passer pour un niais auprès des plus fins écrit : « L'innocence des mœurs a sa volupté qui vaut bien l'autre, parce qu'elle n'a point d'intervalle et qu'elle agit continuellement. » Venture lui fait alors connaître le
juge-maje, Monsieur Simon, et il lui subtilise les vers qu'il a écrits pour en
faire offrande à ce personnage passablement ridicule mais qui se pique d'être
grand amateur de musique et surtout d'être un bel esprit. Toujours sans
nouvelles de Madame de Warens, il accompagne innocemment Mademoiselle Merceret rentrant dans sa famille à Fribourg :
« Nous arrivâmes à Fribourg exactement comme nous étions partis
d'Annecy. » Après la traversée de Genève et une brève
entrevue avec son père à Nyons, il se prend subitement à regretter de n'avoir
pas opté pour une vie de simple artisan et père de famille. Vie sans gloire
mais paisible : que n'a-t-il pas épousé mademoiselle Merceret
! Comme toujours c'est pour lui la vie rêvée qui est la plus belle des vies ! « Elle
avait un vrai goût pour moi ; j'aurais pu l'épouser sans peine et suivre le
métier de son père. […] J'aurais perdu sans doute de grands plaisirs, mais
j'aurais vécu en paix jusqu'à ma dernière heure […]. » Mais il reprend sa vie errante et
miséreuse. On le retrouve à Lausanne où il se fait appeler Vaussore
de Villeneuve et se prétend maître de musique, musicien venant de Paris, alors
qu'il ne connaît ni cette ville ni la musique. Toujours très confiant en ses
mérites incomparables il donne un concert qui a pour effet de le ridiculiser
aux yeux de toute la ville. Il quitte alors Lausanne pour Neuchâtel.
Il vit mal et difficilement et il est toujours sans nouvelles de « sa
pauvre Maman » à laquelle il ne cesse bien évidemment de penser. Il
découvre alors la région qui a vu naître Madame de Warens : « une
promenade de deux ou trois jours, durant lesquels, la plus grande douce émotion
ne me quitta point ». Pendant cette période il vit misérablement de
ses leçons de musique. « J'apprenais insensiblement la musique en
l'enseignant » À Neuchâtel, à bout d'expédients et dans
une misère noire, il devient l'interprète d'un Archimandrite, c'est-à-dire d'un
coquin qui se fait passer pour évêque de Jérusalem, lequel quête pour le rétablissement
du Saint-Sépulcre de J.-C. à Jérusalem. Nouvelle aventure
cocasse et frauduleuse et à Soleure, l'Ambassadeur
de France, le Marquis de Bonac, démasque l'aventurier
qui n'est qu'un escroc et retient le jeune Jean-Jacques qui s'épanche
sincèrement. Après avoir obtenu une recommandation aimable de ce dernier, il se
met en tête de faire une carrière intéressante à Paris. En fait, les appointements qu'on lui
propose à son arrivée dans la capitale sont dérisoires, sa condition lamentable
et surtout ladite capitale lui paraît pauvre et laide.
Déçu par son emploi et ayant appris le retour de Madame de Warens il rentre à
pied de Paris à Chambéry pour la rejoindre. C'est ici que se trouve une des
plus belles pages des Confessions, page où il décrit le bonheur de
marcher à son gré et à son rythme dans la campagne (p. 162-163). Lucide, il
note : « La chose que je regrette le plus dans les détails de
ma vie dont j'ai perdu la mémoire est de n'avoir pas fait des journaux de mes
voyages. » Il passe par Lyon et, après avoir subi
deux provocations sexuelles embarrassantes dues à de mauvaises rencontres, il y
vivote en copiant de la musique pour Monsieur Rolichon :
« Je travaillais presque d'aussi bon cœur que je mangeais, et ce n'est
pas peu dire. » Éloge
au passage de la cuisine lyonnaise de ses maîtres : « de ma vie je
ne fus si affamé ni mieux nourri ». Il reçoit la protection d'une amie
de Madame de Warens, Mademoiselle du Châtelet, et il finit par rentrer à pied à
Chambéry, « dans l''attente de retrouver bientôt sa bonne Maman ».
Au passage, nouvel éloge du cheminement pédestre – « La vie
ambulante est celle qu'il me faut » – et des vues des paysages
qu'il parcourt. Il admire tout particulièrement les gorges de Chailles (après
le pas de L'Échelle) et la cascade de Couz. « J'arrive enfin, je la revois. Elle
n'était pas seule. » Elle lui trouve un emploi au bureau du
cadastre. Le Livre IV s'achève sur une page très importante touchant l'art
de la composition des souvenirs dans Les Confessions et sur la
nécessaire intervention de l'intelligence du lecteur pour saisir la composition
du livre : « Ce n'est pas à moi de juger de l'importance des
faits, je les dois tous dire, et lui laisser le soin de choisir. » La place des Confessions dans les œuvres de RousseauIl ne faut surtout pas oublier que,
lorsqu'il rédige ses Confessions, son anthropologie et sa politique sont
déjà constituées. Il est donc alors en pleine possession des principes
d'explication de l'homme tant au plan individuel que collectif. Il a dégagé les
origines et les fondements de l'ensemble des institutions qui ont à ses yeux
dénaturé l'homme. Avec son hypothèse de l'état de nature il dispose d'une norme
qui lui permet de comprendre les progrès de la dénaturation de l'homme. Or il n'a
pu dégager les raisons de ce clivage décisif entre état de nature et état civil
que parce que lui-même, selon sa formule, était – par sa situation et
sa condition – un « homme rare » ; situation et
condition qui l'ont conduit à ne pas partager les préjugés de son siècle
desquels sont victimes les autres Philosophes. Le récit autobiographique trouve donc ses
clefs dans la philosophie elle-même de Rousseau. Le moi ne peut se connaître,
et Jean-Jacques se faire reconnaître, que parce qu'il a appris ce qu'il en est
de « l'homme de l'homme » qu'il faut distinguer de « l'homme
de la nature » et parce qu'il su reconnaître les origines et les
fondements d'une inégalité entre les hommes de laquelle il est le premier
témoin et la première victime mais aussi le théoricien dans ses Discours. Leçon 1 : Examen du titre, de l'Avertissement et du Préambule Tous les trois indiquent clairement et
évidemment l'intention autobiographique apologétique de notre auteur qui, non content de se justifier devant le Juge suprême, en appelle
au jugement de chacun de ses lecteurs. Le titre retenu, Les Confessions,
apparaît pour la première fois dans le Manuscrit de Neuchâtel et il est alors
suivi d'un sous-titre : « Les Confessions de Jean-Jacques
Rousseau, contenant le détail des événements de sa vie et de ses sentiments
secrets dans toutes les situations où il s'est trouvé. » Étaient donc
réunies alors dans le sous-titre deux séries de composantes desdites confessions :
les événements de sa vie et ses sentiments secrets. Deux séries qui étaient
ordonnées par l'autobiographe lequel n'est ni un mémorialiste ni un teneur de
journal puisque il va donner la primauté à des événements de sa vie en lien
avec des sentiments secrets censés les éclairer. En effet lesdits sentiments
constituent à ses yeux les causes profondes d'actes qui ont autant besoin de
justification que d'explication. Tout se passe comme si les faits relatés et
les événements vécus ne relevaient que de causes occasionnelles, les vraies
causes résidant dans la personnalité singulière du narrateur qui se confesse à
nous. Le titreLes Confessions se réfèrent explicitement à un
sacrement relevant de la pratique des fidèles catholiques qui doivent s'être
confessés pour recevoir l'eucharistie. Mais le titre renvoie également, bien
évidemment, aux Confessions de saint Augustin. Il s'agit de se justifier
dans un même mouvement au regard de Dieu et des hommes. On se souviendra d'abord que pour les
catholiques - dont Rousseau a partagé la foi -, c'est l'aveu de leurs péchés à
un prêtre représentant de Dieu sur terre, prêtre qui est ce ministre du culte
chargé de recevoir la confession du pécheur avouant ses fautes audit prêtre cela
afin d'obtenir de lui le pardon de ses péchés, le prêtre donnant - après
avoir entendu l'aveu des péchés - l'absolution du pécheur autorisée par
la grâce de Dieu. En choisissant ce titre, et cette
démarche de pénitent catholique, Rousseau prétend donc faire de ses lecteurs
les juges autorisés de l'aveu de ses fautes ; juges desquels il sollicite le
pardon et la rédemption. En s'engageant à tout dire et à ne rien cacher,
Rousseau se persuade, et tente de nous persuader, de sa bonne foi et de nous
assurer que, s'il est fautif, il n'en est pas moins bon puisque péché avoué est
déjà pour partie pardonné. Il ne s'agit pas simplement de se justifier, il
s'agit de se faire pardonner ses fautes, si fautes il y a eu. Bref, Rousseau
n'est pas le méchant homme qu'on dépeint, moqué et rejeté et poursuivi dans les
libelles et les gazettes, il est aussi bon et sans doute meilleur que bien de
ses calomniateurs. D'où la conclusion ad hominem et
étonnante par la bonne conscience proclamée dans sa suffisance :
« Mais que chaque lecteur m'imite, qu'il rentre en lui-même comme j'ai
fait, et qu'au fond de sa conscience il se dise, s'il l'ose : “je suis
meilleur que fut cet homme-là”. » L'appel conjoint au jugement de Dieu et
au jugement des hommes ne peut à ses yeux que dévoiler et confirmer sa bonté et
son innocence naturelles, ses fautes n'étant que des accidents provoqués par
des circonstances malheureuses lesquelles sont des produits d'une histoire elle
même malheureuse. Sans doute a-t-il commis des fautes graves dont il se sent
responsable et coupable, fautes à l'égard desquelles il éprouve du remords,
mais son fonds est bon, son âme est restée pure car les mésaventures qu'il a
vécues n'ont pas altéré sa bonne nature primitive. En conséquence les
accusations lâches et criminelles de ses adversaires et persécuteurs sont sans
réel fondement. Ce sont eux qui témoignent d'une méchanceté gratuite et
criminelle. Tout lecteur sincère est censé reconnaître la bonne foi de Rousseau
et ne saurait donc manquer de lui donner l'acquittement de ses fautes ;
acquittement qu'il se donne d'ailleurs à lui-même en raison du passage à l'acte
de la confession publique de ses fautes. On découvre à la fin du Manuscrit de
Neuchâtel et à la fin du Manuscrit de Genève, à la lettre, la même formule
d'autojustification et d'auto-acquittement : « Mais que chaque
lecteur m'imite, qu'il rentre en lui-même comme je l'ai fait, et qu'au fonds de
sa conscience il se dise, s'il l'ose : je suis meilleur que cet
homme-là » (p. 1155). Les autres sont donc convoqués pour partager
les secrets et les fautes de Jean-Jacques ; convoqués avec un double statut
d'accusateurs et d'accusés, chargés du même poids de culpabilité et de
responsabilité, mais finalement sauvés et graciés comme l'estime devoir être
Jean-Jacques lui-même. Encore une fois : faute avouée est déjà pour ainsi
dire pardonnée, cela en raison d'une bonne conscience partagée entre
accusateurs et accusés. Incomparablement sincère, et finalement toujours bon,
Jean-Jacques est donc irresponsable des fautes que nous lui prêtons et le
tribunal des hommes, comme celui de Dieu, ne peut finalement que l'innocenter et
lui rendre grâce. Ses aveux valent donc justification et rédemption. Ses Confessions
attestent donc de sa bonne foi et de son honnêteté incomparables. Seul un homme
foncièrement bon peut s'être livré à une pareille entreprise sans exemple dans
notre siècle et il peut écrire : « Voilà la dure mais sure preuve de
ma sincérité. Je serai vrai, je le serai sans réserve ; je dirai tout ; le bien
et le mal, tout enfin. Je remplirai rigoureusement mon titre, et jamais la
dévote la plus craintive ne fit un meilleur examen de conscience que celui
auquel je me prépare; jamais elle ne déploya plus scrupuleusement à son
confesseur tous les replis de son âme que je veux déployer que je veux déployer
tous ceux de la mienne au public » (p. 1153). Rousseau promet une transparence
intégrale et totale et a conscience qu'il va devoir « inventer un langage
aussi nouveau que son projet » (idem), une prose aussi éclairante que
lumineuse. Mais le bénéfice en est certain : le courage intempestif de
telles confessions publiques ne peut que conduire à un innocentement
de Jean-Jacques aux yeux du public. En osant ainsi se confesser il ne peut être
que disculpé des fautes dont on l'accable. Finalement c'est moins lui que la
société qui est responsable des fautes qu'il a commises. Les « Philosophes », ses anciens
amis devenus ses ennemis, sont ses accusateurs qui se sont sentis visés par ses
thèses, lesquelles renversaient les évaluations coutumières et respectives de la
nature et de la culture ; ils lui ont reproché à tort d'être un sauvage et un
barbare, un raté et un fourbe incapable de mettre ses théories en pratique. Les
malheurs qui l'ont frappé et auxquels il a pu prendre part ont pour unique
fondement l'iniquité d'un système social et l'hypocrisie de mondains qui
sacrifient l'être au paraître et qui préfèrent le luxe à la simplicité. Ayant
eu, le premier et le seul, le courage de dénoncer les fausses valeurs de son
siècle et de critiquer les fondements illusoires d'institutions politiques
prétendument justes, il est naturellement en butte aux pires accusations des
hommes en vue et des puissants qui détiennent le pouvoir. Rousseau se présente
comme cet « « homme rare », ce solitaire quasi sauvage, qui en
raison de sa singularité peut démêler les caractéristiques respectives de l'état
de nature et de l'état civil. Pour ses adversaires, il constitue un accusé
parfait, un bouc émissaire idéal pour expier, volens nolens, les maux de son siècle. Il est clair que l'ouvrage
intitulé Les Confessions est un
plaidoyer pro domo et un écrit apologétique.
Rousseau y prend éloquemment la défense de soi et de son moi singulier car ses Confessions ont pour lui une valeur
rédemptrice. L'AvertissementIl est bref et constitué d'un unique
paragraphe. Et, dans la première page du Livre I on trouve un Préambule
plus long constitué lui de trois paragraphes. Ces deux textes constituent une
sorte de diptyque inaugural qui précise les intentions autobiographiques de
l'auteur ; intentions de défense et de disculpation à l'encontre des attaques
odieuses dont il est l'objet de la part de ce qu'il estime être une cabale
montée contre lui. D'emblée, le lecteur est donc sommé d'assumer
le rôle de juge dans le procès qui est fait à Jean-Jacques et bien évidemment
il est censé l'innocenter. Ces deux textes visent à assurer l'originalité et la
singularité incomparables d'un projet sans exemple et inimitable. Mais cette
évidente répétition se double d'un crescendo dans l'exposition et la défense.
Ceci est marqué par la progression du ton, solennel dans l'Avertissement,
puis emphatique dans le Préambule. Mais c'est également marqué
par le changement des destinataires. Les apostrophes dans le premier avant-texte
sont adressées aux lecteurs et aux contemporains. « Qui que vous soyez
que ma destinée ou ma confiance ont fait l'arbitre du sort de ce cahier, je
vous conjure par mes malheurs […]. Enfin fussiez-vous vous-même un de ces
ennemis implacables […]. » Tandis que, dans le second texte,
Rousseau s'adresse au Juge éternel, c'est-à-dire à Dieu : « Que la
trompette du jugement dernier sonne quand elle voudra ; je viendrai ce livre à
la main me présenter devant le souverain juge. […] Être éternel rassemble
autour de moi l'innombrable foule de mes semblables : qu'ils écoutent mes
confessions […]. » Le ton de ces deux pages, et l'invocation
du Jugement dernier, sont à mettre en rapport avec le souci de Jean-Jacques
Rousseau de se laver de tout soupçon de culpabilité aux yeux de ses accusateurs
qui sont de plus en plus pressants et de plus en plus méchants à ses yeux. Le
caractère singulier des Confessions tient à leur caractère en quelque
sorte « protestant »
puisque il écarte tout médiateur sacerdotal en faisant appel au seul jugement
de ses lecteurs. C'est peut-être parce que la composition
des premiers livres est
antérieure aux pages de cette introduction
que le ton apparaît plus serein. En effet plus le temps passe, plus le vieil
homme qu'il se sent devenir est condamné à se justifier incessamment ! Mais du
même coup ces deux pages jettent une ombre dramatique sur le récit d'enfance
qui va suivre. Il précise la portée philosophique de l'ouvrage :
la connaissance de l'homme à partir du portrait d'un homme, Jean-Jacques
Rousseau. Ce récit de vie tire sa valeur d'une
connaissance de soi qui le rend possible et qui le justifie. Rousseau nous
présente « un portrait d'homme », un portrait « indispensable
à l'étude des hommes ». Rousseau
insiste sur la portée philosophique et pour ainsi dire scientifique de son
ouvrage : « Je veux montrer à mes semblables un homme dans toute
la vérité de la nature ; et ce homme ce sera moi. » La connaissance du
moi est ici une vraie connaissance parce qu'elle est une explication
rationnelle de la formation dudit moi. D'où l'importance de la norme retenue pour
exécuter l'autoportrait, « peint exactement d'après nature ». On retrouve dans le Préambule
une formule voisine : « dans toute la vérité de la nature ». Il relie donc l'histoire
personnelle et la quête anthropologique. Du même coup, la sincérité de l'acte
de parole met en place une sorte de pacte autobiographique. Sans quoi on ne
pourrait pas distinguer l'homme de la nature de l'homme de l'homme. Il ne s'agit pas de la connaissance d'un
homme particulier ou des hommes en général mais de celle de l'essence de
l'homme. Il s'agit donc de départager ce qu'il y a d'artificiel et de naturel
chez l'homme. Il faut retrouver l'homme naturel délivré des préjugés et de
toutes les conventions sociales qui l'ont rendu méconnaissable. Seule la
connaissance de l'homme naturel considéré comme « première pièce de
comparaison » permet celle de l'homme social contemporain. Aussi
l'utilité du projet de Rousseau est-elle indéniable et incomparable. Le lecteur est prié de « ne pas
anéantir un ouvrage unique et utile, lequel peut servir de première pièce de comparaison
à l'étude de l'homme ». C'est la certitude de faire avancer d'un grand
pas la connaissance de l'homme qui autorise Rousseau à parler « au nom
de toute l'espèce humaine » (idem). Dans cet Avertissement
la portée gnoséologique générale de l'entreprise passe avant le souci
apologétique : « ne pas ôter à l'honneur de ma mémoire le seul
monument sûr de mon caractère qui n'ait pas été défiguré par mes ennemis »
(idem). La nature même desConfessions - livre dont la
publication est nécessairement posthume et menacée - fait que Rousseau en
appelle moins à la bonté de ses contemporains qu'à la lucidité des hommes de
demain. C'est cet avenir prochain où l'homme Rousseau ne sera plus bientôt que
cendre qui devrait permettre à ses plus durs détracteurs de « rendre au
moins une fois le noble témoignage d'avoir été généreux et bon quand vous
pouviez être malfaisant et vindicatif » (idem). L'appel public au lecteur est donc un
appel ad hominem où la reconnaissance de notre mortalité prochaine
l'invite à une certaine humanité. On notera que, si Rousseau aime aimer et être
aimé, il gratifie de cette bonté et piété ses plus sévères adversaires en tant
qu'il sont eux-mêmes des hommes. Le vouvoiement employé ici est noble et
généreux, et aucunement parodique et ironique, comme il l'est parfois dans
certains passages des Confessions. Se sachant innocent en toute bonne
conscience, parce il est certain d'être bien intentionné, Rousseau gratifie de
cette même noblesse de cœur ceux qui l'attaquent à tort et qui agissent mal à
son égard par ignorance de celui qu'il est, être qu'il va nous dévoiler : « Intus et in cute, intérieurement
et sous la peau. » Faisant tomber les masques, dévoilant son vrai
visage, Rousseau estime donc devoir être reconnu de tous comme un Juste ! PréambuleDans le Préambule du Livre I,
Rousseau va insister moins sur la portée générale des Confessions que
sur l'originalité de son projet fondé sur la singularité de sa personne. En
fait, unité du projet et unité de la personne ne font qu'un. On retrouve ici la
nature du pacte autobiographique dans toute sa spécificité. Se met en place une
écriture de soi qui vise à être une écriture du moi profond, du moi caché. Mais
ce moi caché c'est celui d'un homme qui doit dévoiler la vérité de tout homme. Dans le premier paragraphe le "Je"
passe donc naturellement au premier plan dans une investigation inédite du
moi par lui-même : « Je forme une entreprise qui n'eut jamais
d'exemple et dont l'exécution n'aura point d'imitateur. » À première
lecture, cette double affirmation est surprenante. Non seulement Rousseau a eu
des prédécesseurs, ne serait-ce que parce qu'il emprunte son titre à un ouvrage
de saint Augustin, et qu'il n'ignore pas les Essais de Montaigne,
Montaigne qu'il critique dans l'Avertissement du Manuscrit de
Neuchâtel (p. 1149-1150). Mais surtout Rousseau ne peut pas donner à la fois
une portée philosophique exemplaire à son projet et interdire a priori toute reprise ou toute
imitation dudit projet. Projet que les Romantiques (le plus grand étant
Chateaubriand, dans ses Mémoires d'Outre-Tombe) - littéraires ou
philosophes - ne manqueront pas de réactiver ! Reste qu'ici l'unicité, et
surtout l'originalité du moi, est affirmée et confirmée de manière insistante :
« Je forme […] » , « Je veux […] ».
Le moi, à la fois sujet et objet de l'écriture de soi, est mis en évidence en
fin de phrase et de paragraphe : « et cet homme ce sera moi ». Néanmoins l'intention didactique
est maintenue puisque le « je » reste encore unique : « Je
veux montrer à mes semblables un homme dans toute la vérité de la nature. » « La vérité de la nature » étant
l'état commun de tous les hommes qui acceptent de se défaire des hypocrisies
sociales. Dans le second paragraphe, Rousseau
reprend la métaphore de la nature productrice et démiurgique, Dieu étant un
artisan qui a façonné l'homme à partir de la terre comme le fait un potier à
partir de la glaise. Cette métaphore souligne une fois de plus l'absolue
singularité de l'homme Rousseau par rapport à tous les autres hommes. L'image
du moule brisé souligne que son unité est singulière, inimitable et
incomparable. Cette singularité tient à la priorité et à la primauté chez lui
des sentiments sur la pensée. Formule étonnante : « Je sens mon cœur
et je connais les hommes. » Il y donc une évidence et une primauté du
sentiment qui fait qu'elles sont à elles seules le gage de l'authenticité des
pensées que ledit sentiment rend possible. Mais en même temps Rousseau écarte
tout préjugé moral ce qui est un gage de connaissance certaine : « Si
je ne vaux pas mieux, au moins je suis autre. » C'est parce que sa
singularité et son altérité le rendent unique qu'il échappe aux jugements
intéressés des hommes du commun. La différence et l'altérité, l'affirmation de
sa singularité, sont les marques et les témoins de la valeur unique et
irremplaçable de son œuvre. Les lecteurs sont convoqués comme juges en dernier
ressort de sa singularité et de sa sincérité.
Dans le troisième paragraphe il fait
appel au Jugement de Dieu et plus précisément au Jugement Dernier : « Que
la trompette du Jugement dernier sonne quand elle voudra ; je viendrai, ce livre
à la main me présenter devant le souverain juge. » Dans son plaidoyer,
Rousseau s'attribue deux vertus : la véracité et l'exhaustivité. La véracité vient en premier non sans
l'affectation d'une certaine pose : « Je dirai hautement : voilà
ce que j'ai fait, ce que j'ai pensé, ce que je fus. J'ai dit le bien et le mal
avec la même franchise. » Sa sincérité ouvertement et fortement proclamée
l'absout à ses yeux de toute culpabilité. Puis vient l'exhaustivité : « Je
n'ai rien tu de mauvais, rien ajouté de bon, et s'il m'est arrivé d'employer
quelque ornement indifférent, ce n'a jamais été que pour remplir un vide
occasionné par mon défaut de mémoire. » L'imagination peut donc venir ici
au secours de la mémoire mais toutes deux se complètent car elles tirent leur
vérité de leur source sentimentale. De façon très emphatique, et même
solennelle, il en vient à confondre le jugement de Dieu et le jugement des
hommes ; ce dernier ne pouvant que confirmer celui de Dieu que Rousseau sait
par avance lui être favorable. Il n'hésite pas à se confondre pour ainsi dire
avec le malheureux Christ de douleurs victime comme lui des pires méchancetés et
insanités des hommes. « Être éternel, rassemble autour de moi l'innombrable
foule de mes semblables : qu'ils écoutent mes confessions, qu'il gémissent
de mes indignités, qu'ils rougissent de mes misères. » Rousseau ne doute
pas un seul instant de sa sincérité unique et incomparable, et il doute encore
moins de son innocence finale. À ses yeux, seul un homme honnête et bon peut
ainsi ouvrir son cœur à tous et s'offrir en jugement public au juge éternel. On assiste donc dans ces deux textes à
une sublimation d'une personnalité écorchée vive, mais ce qui sauve la posture
c'est qu'on a affaire à un écrivain incomparable. Pour finir, Rousseau n'hésite
pas à admonester ses lecteurs et à les engager à une
impossible confession de leurs propres vices qui a contrario
témoigneront de la bonté de Jean-Jacques… « Que chacun d'eux découvre
à son tour son cœur aux pieds de ton trône avec la même sincérité, et puis
qu'un seul te dise, s'il l'ose, je fus meilleur que cet homme là. »
La longue période oratoire en défense aboutit donc à une ultime provocation. Rousseau
s'invente un adversaire imaginaire sous la plume d'un lecteur récalcitrant et
rebelle et… il repousse son défi d'une formule cinglante ! La lâcheté
présumée de son accusateur anonyme est balayée par le courage admirable d'un
homme qui ose se dévoiler aux yeux de tous dans toute « la vérité de la
nature ». Tout est dit avant que d'avoir été écrit : Rousseau
s'est accordé l'acquittement avant d'avoir été jugé. Il a su invoquer la pureté
de ses intentions pour s'accorder une indulgence entière et plénière. D'où la
gradation sémantique dans son portrait : « Je me suis montré tel que
je fus, méprisable et vil quand je l'ai été, bon, généreux, sublime quand je
l'ai été. » Le voilà sauvé et magnifié par sa
confession qui n'est peut-être pas littérale mais qui littérairement parlant
est admirable, remuant ciel et terre par des concepts et des images, dans un
phrasé puissant et provocant. Leçon 2 : Problématisation et activation de l'écriture de soi dans Les Confessions Elles sont difficiles à dégager pour plusieurs
raisons. Tout d'abord parce qu'il faut situer la singularité de ce travail par
rapport aux grandes œuvres autobiographiques qui l'ont précédé et par rapport
à celles qui l'ont suivi. Ensuite la compréhension du projet autobiographique
rousseauiste doit prendre en compte la singularité de notre « philosophe »
par rapport aux autres philosophes de son siècle mais aussi par rapport à ceux
qui l'ont précédé ou suivi. Enfin et surtout le choix du thème de « l'écriture
de soi » signifie que nous n'avons pas simplement affaire à une
autobiographie. Comme l'a montré Philippe Lejeune dans ses travaux[7],
l'intérêt de cette « écriture de soi », c'est que, à chaque fois que des écrivains s'y adonnent,
ils sont obligés de reprendre à nouveaux frais et avec de nouvelles inventions
cette gageure d'écrire sur soi et sur soi seul pour se faire connaître et
reconnaître d'autrui. Cette « écriture de soi » mobilise
autant la littérature que la philosophie pour nous faire passer de la
connaissance d'un homme singulier à la connaissance de l'homme saisi dans toute
son humanité. Du même coup littérature et philosophie,
mémoire et histoire, psychologie et sociologie s'entremêlent en quelque sorte
pour rendre transparente la personnalité, et même l'âme de Jean-Jacques,
dans ce qu'elle a de plus secret et de plus incommunicable. D'où les questions
suivantes : á Quelle est la forme spécifique d'écriture de soi mobilisée dans Les Confessions ? á Quelle est la signification et la portée historique de ce travail ? á Qu'en est-il de la vérité et de la valeur anthropologique de ce travail de soi sur soi ? I - : Les caractères spécifiques de l'écriture de soi dans Les ConfessionsTrois points sont assez évidents.
L'écriture ici repose sur « un pacte autobiographique » ; elle met en
place un discours autobiographique assumé comme tel mais ce discours se
présente comme un discours apologétique. 1) Dans Les Confessions le pacte autobiographique est manifeste.L'auteur affirme publiquement son intention de dire quel homme il est en racontant sa vie : « Je dirai hautement : voilà ce que j'ai fait, ce que j'ai pensé, ce que je fus. J'ai dit le bien et le mal avec la même franchise. » Ce pacte autobiographique est revendiqué par l'auteur tout au long des Confessions. Ce n'est pas au lecteur d'attribuer le label autobiographique, c'est d'abord à l'auteur de le revendiquer et c'est ce qui se produit dans la page de titre : « Les Confessions de Jean-Jacques Rousseau » et dans les deux pages suivantes. Le texte des Confessions garantit le pacte autobiographique
ainsi défini par Philippe Lejeune : « Légèrement modifiée la
définition de l'autobiographie serait : récit rétrospectif en prose qu'une
personne réelle fait de sa propre existence, lorsqu'elle met l'accent sur sa
vie individuelle, en particulier sur l'histoire de sa personnalité. » Le point décisif étant l'identité du
narrateur et du personnage principal, identité marquée par l'emploi de la
première personne dans le récit. L'appartenance au genre autobiographique se
marque par : le choix du titre, les différents avertissements et
préambules, les déclaration réitérées de l'auteur par rapport au narrateur et
au personnage principal du livre. a) Le titre retenu – Confessions
– annonce évidemment un projet autobiographique puisqu'il s'agit d'aveux d'actes personnels relevant tous du
domaine privé et qui sont tous tenus à tort ou à raison par celui qui se
confesse pour des fautes. Dans le Manuscrit
de Neuchâtel, le sous-titre explicitait le pacte autobiographique : « Les
Confessions de Jean-Jacques Rousseau, contenant les détails des événements de
sa vie, et de ses sentiments secrets dans toutes les situations où il s'est
trouvé. » Trois points peuvent être soulignés :
1) Le détail des événements indique que
le narrateur considérera même les petits événements dans leur particularité
significative. Ce qui peut sembler insignifiant ne manquant pas finalement
d'être significatif. 2) Les « sentiments »
seront aussi importants que les événements eux-mêmes car ce qui est caché dans
notre cœur explique autant nos actions que notre inaction. 3) La description devra être exhaustive
pour être vraie : l'homme « se décrira dans toutes les situations
où il s'est trouvé », situations qu'il n'a pas choisies mais qui ont
peu ou prou déterminé son être. Par définition, ce projet de confession
publique des fautes d'une personne privée se distingue des Mémoires ou
des Vies des grands hommes, textes où les faits, généralement politiques
et historiques, ont été déterminants dans l'histoire et légués à l'instruction
des générations futures. Ici au contraire, comme le précise l'auteur dans le Manuscrit de Neuchâtel : « Les
faits ici ne sont que des causes occasionnelles. Dans quelque obscurité que
j'ai pu vivre, si j'ai pensé plus et mieux que les Rois, l'histoire de mon âme
est plus intéressante que celles des leurs » (p. 1150). b) Le Préambule de l'édition du Manuscrit dit de Neuchâtel, comme celui de l'édition de Genève, soulignent également cette
mise en avant revendiquée du moi ou plutôt du « Je »,
« Je » qui nous répète qu'il va se confesser sincèrement à nous de
toutes ses fautes. D'où ces notations : « J'ai fait ces
observations seulement par rapport à moi […] » (p. 1148), ou « J'ai résolu de
faire faire à mes lecteurs un pas de plus dans la
connaissance des hommes […] » (p. 1149). L'emploi fréquent du futur marque la
fermeté de la décision prise : « Voilà la dure mais sure preuve de
ma sincérité. Je serai vrai ; je le serai sans réserve ; je dirai tout ; le
bien, le mal, tout enfin » (p. 1153).
L'engagement en question prend une valeur morale et métajuridique puisque le
lecteur est pris à témoin et devient juge de sa sincérité : « Je
remplirai rigoureusement mon titre, et jamais la dévote la plus craintive ne
fit un meilleur examen de conscience que celui auquel je me prépare […] » (p. 1153).
Le Préambule a donc bien valeur
d'engagement, qui doit être tenu. Cet engagement réitéré indique la valeur
incomparable de l'autobiographie, supériorité affirmée en ces termes : « Nul
ne peut écrire la vie d'un homme que lui-même. Sa manière d'être intérieure, sa
véritable vie n'est connue que de lui […] » (p. 1149).
c) Dans le Préambule définitif des
Manuscrits de Paris et de
Genève, le pacte autobiographique est signifié de
trois façons : la première par l'épigraphe latine empruntée au poète
Perse : « Intus, et in Cute,
Intérieurement et sous la peau », qui renvoie à un dévoilement du
caché et du secret le plus intime ; secondement par la déclaration liminaire
solennelle : « Je veux montrer à mes semblables un homme dans
toute la vérité de la nature ; et cet homme ce sera moi. » ;
troisièmement par l'idée que ce sera moins le lecteur qui sera juge de ses
confessions que Dieu lui-même : « Je dirai hautement : voilà
ce que j'ai fait, ce que j'ai pensé, ce que je fus. » Le pacte écrit est donc conclu
devant un lecteur juge de ce qu'il va lire, pacte oral conclu devant Dieu,
l'Être éternel auquel ni lui ni nous ne saurions rien cacher. 2) Dans Les Confessions cette écriture de soi va donc prendre la forme d'un récit autobiographique : priorité et primauté du narrateur.Le philosophe prend ici la parole pour
convaincre ou persuader ses lecteurs de la vérité et de la bonté de ce qu'il
avance quoiqu'il lui en coûte beaucoup de se faire entendre car c'est faire
comprendre sa situation singulière et faire entendre sa voix singulière. La
voix singulière est première par rapport à la trace écrite qu'elle prend malgré
elle. Il nous confesse plusieurs fois qu'il ne peut penser qu'en marchant,
qu'il ne peut connaître qu'en se faisant reconnaître, qu'il ne se fait entendre
qu'en dialoguant de façon réelle ou imaginaire avec un autre ou avec les autres
qu'il cherche à convaincre de sa bonne foi. a) D'où une rhétorique singulière de ce discours autobiographique dont la première émission a été
orale et la première réception auditive. On se souviendra que Les
Confessions ont d'abord été lues publiquement comme si l'auteur du texte
voulait être immédiatement assuré de la bonne entente provoquée par l'aveu
public de ses fautes ou de ce qu'il estimait être ses fautes, l'aveu public
étant censé solliciter un pardon public total et immédiat. La rhétorique
déployée est celle de la sincérité, et pas simplement celle de la vérité
rhétorique du dévoilement de sa vraie figure qui n'aurait jamais été
correctement saisie par ses contemporains, parce que « les apparences
le condamnent ». Cette rhétorique établit donc une triple
relation du narrateur avec son personnage, avec sa personne, avec son ou ses
lecteurs-auditeurs. Premier point : rapport du narrateur
avec son personnage. Le passé du narrateur, c'est d'abord un certain
personnage qu'il a été aux yeux des autres, et plus précisément des
contemporains qui prétendent le connaître, touchant aussi bien son enfance et
son adolescence que son âge adulte. À lire Rousseau, cette connaissance de
lui-même, y compris pour lui-même, est une connaissance par ouï-dire : une
enfance nécessairement reconstruite, en faisant autant appel à l'imagination
qu'à la mémoire, reconstructions a
posteriori qui doivent beaucoup aux légendes familiales et aux lectures de
romans dévorés pendant son enfance. De fait, les premiers livres des Confessions
nous présentent un personnage singulier et lointain, surprenant et attirant,
mais difficile à saisir et à définir. Aux origines du discours autobiographique,
nous trouvons donc une méditation rêveuse et nostalgique sur les bonheurs et
les malheurs de sa difficile entrée dans la vie. Et il ne faudra pas moins de
quatre livres pour nous
conduire de sa naissance à sa maturité. Dans ce rapport de soi sur soi, il
passe de l'identification à la distanciation ou plutôt d'une impossible
identification à une distanciation plus ou moins critique. La recherche d'identification passe
inévitablement par le détour des témoignages d'autrui car nous appartenons aux
autres avant d'être un moi proprement à soi ou du moins qu'on imagine pouvoir
être tel. L'identification du moi ancien au moi actuel, ou du moins leur mise
en rapport à des fins d'identification, est appelée par la question (actuelle
mais rétrospective…) : Qui suis-je ? Question où est postulée une
certaine permanence de l'identité du moi par delà toutes ses transformations.
Celle d'un moi unique et singulier et qui est pour ainsi dire mal dans sa peau,
ou sous sa peau, car il sent son cœur fragile et pitoyable. Histoire
personnelle de ses émotions et de ses sentiments commandée par cette révélation :
« Je sens mon cœur. » Ce cœur, il est ultra sensible et
toujours prêt à s'apitoyer, ou à s'emporter, devant ce qu'il estime être des
injustices et du même coup le confident est toujours prêt à se muer en juge et
en redresseur de torts. C'est pourquoi, rétrospectivement, le narrateur use et
abuse de l'expression « déjà alors » et du « encore
aujourd'hui » pour bien marquer la continuité d'une identité
sentimentale fragile mais assurée d'elle-même. C'est cette identité qu'il proclame et revendique :
il est resté le même alors que tous les autres croient qu'il est devenu un
autre. Ainsi ce sont ses amis qui changent et qui s'éloignent de lui alors
qu'il est resté toujours égal à lui-même. On rencontre ici un thème majeur de
ses Confessions : l'affirmation
du caractère originaire et permanent de sa personnalité absolument unique. Mais il n'y a pas de portrait, et encore
moins d'autoportrait, sans un minimum de distance de soi par rapport à soi.
Distance inévitable qui fait que Rousseau est condamné à nous confesser l'homme
qu'il croit avoir été. Le temps passe et nous passons d'une figure à une autre
sans trop nous apercevoir du changement ni saisir ce qui demeure inchangé.
Résultat, nous devenons malgré nous peu ou prou étranger à nous-même. D'où
cette question angoissée qui revient très souvent dans Les Confessions : « Est-ce bien moi qui ? » Se
connaître c'est se reconnaître mais se reconnaître est une reconstitution a posteriori de ce que nous croyons
avoir été en fonction de nos souvenirs mais également en fonction des souvenirs
d'autrui. Cela est particulièrement évident dans le
souvenir des fautes du moi ancien : l'aveu d'une méchanceté, pour ainsi
dire enfantine mais fautive, trouble nécessairement le moi présent en quête de
son inamissible innocence, innocence néanmoins perdue. Le moi est à la fois le
même et plus le même, ce qui est bien commode lorsqu'on cherche à s'innocenter.
« Nous mourons et nous naissons chaque jour », écrit Rousseau, ce qui
fait que nous changeons, mais nous nous répétons. À cette distanciation d'ordre
chronologique s'ajoute une distanciation d'ordre affectif et sentimental. D'où
la nostalgie des années d'enfance et du lieu de naissance et en même temps le
regret, et même le remords, des fautes commises pendant cette enfance. Cela est clair dans le tableau de la vie
heureuse à Bossey et, par contrecoup, le rappel de
son innocence perdue par sa propre faute. La nostalgie du jamais plus va donc
se conjuguer avec la hantise du plus jamais. D'où l'originalité de ses Confessions où un homme d'âge mûr avoue
les malins plaisirs et les fautes de l'enfant qu'il a été, fautes
qui déterminent pour partie l'homme qu'il est devenu. C'est donc la permanence
de la conscience de soi qui explique que ce qui a d'abord été vécu dans une
certaine innocence, ou du moins insouciance, puisse être ensuite vécu dans la
confession sous forme d'un remords douloureux car plus rien ne peut être changé
à ce qui a été fait autrefois alors qu'il a été mal fait. Le cœur de
Jean-Jacques Rousseau est toujours le même, toujours prêt à s'emporter devant
l'injustice et à jouer les redresseurs de torts. On retrouve ici un thème majeur des Confessions
et de l'anthropologie rousseauiste : le caractère originaire et permanent
de la personnalité unique. Or il n'y a pas de portrait, et surtout d'autoportrait,
sans un minimum de distance prise par rapport à soi. C'est donc la permanence
de la conscience de soi qui explique que ce qui a d'abord été vécu dans une
légère insouciance peut être ensuite repris et revécu sous la forme d'un
remords douloureux. Cette distanciation entre le narrateur et son personnage
fait très souvent intervenir l'humour sur soi pour faire passer des naïvetés et
des impudences qui peuvent sembler tantôt anodines tantôt étranges aux yeux du
lecteur. C'est le cas, par exemple, pour l'histoire du saule ou pour celle de
la cueillette des cerises, voire celle de l'exhibitionnisme. Dans le rappel de
ces scènes, le narrateur cherche à s'attirer la sympathie du lecteur voire sa
complicité. b) Mais la principale relation est celle du narrateur avec la
personne de l'auteur. Se confesser implique la mémoire de ses fautes. Or la mémoire est fragile et l'oubli rarement innocent. Peut-on tenir la gageure de tout dire ? Dès le Préambule, Rousseau rencontre cette difficile question et il la tranche en reconnaissant que parfois l'imagination littéraire est venue pallier le défaut de mémoire : « Je n'ai rien tu de mauvais, rien ajouté de bon, et s'il m'est arrivé d'employer quelque ornement indifférent, ça n'a jamais été que pour remplir un vide occasionné par mon défaut de mémoire. » Dans les quatre premiers livres, le
narrateur revient souvent sur le fonctionnement de sa mémoire. D'abord il
établit un fait : certains événements marquent davantage que d'autres et
l'oubli fait partie de notre vie. D'où, au livre IV, les constats suivants :
« Je ne saurais dire exactement combien de temps je demeurai à Lausanne »,
ou bien « les souvenirs de l'âge moyen sont moins vifs que ceux de la
première jeunesse. » Le plus intéressant est qu'il cherche les raisons
de ce caractère sélectif de la mémoire. La première, touchant son mot d'esprit
manqué sur l'opiate de Mr. Tronchin, c'est que nous n'oublions
pas un événement qui est « par lui-même très mémorable ». Explication toute verbale mais
évidente : ce qui est mémorable, c'est ce qui est frappant… « La
repartie de Rousseau », « sa balourdise » ont failli
faire éclater de rire toute l'assistance. Il voulait se rendre intéressant et
il passe pour offensant ; un mot soi-disant d'esprit qui tombe à plat fait
voler en éclats la prétention à être un homme d'esprit. La seconde raison de cette sélection des
souvenirs tient au fait qu'un événement mémorable s'inscrit, ou plutôt se
réinscrit, perpétuellement dans notre mémoire parce que nous le réactivons à
l'occasion de situations analogues qui se présentent dans notre existence :
« J'oublierai difficilement celui-là ; car autre qu'il est par lui même
très mémorable, j'ai dans la tête qu'il a eu des suites qui ne me le rappellent
que trop souvent. » Sachant depuis cet incident qu'il n'est ni un beau
ni un bon parleur, se persuadant qu'il est un rustre, un malappris égaré dans
tout salon, Jean-Jacques ne fait que vérifier par la suite son incapacité à
être un homme du monde car, se souvenant de sa balourdise initiale, il la
réactive. Se met en place un culte du ratage chez un raté comme lui. Cette
répétition de l'échec social, ou du moins de sa crainte de l'échec, le conduit
à refuser d'être présenté au Roi de peur de ne pas savoir lui tourner à propos
un petit compliment qui vaudrait en retour une pension royale. La troisième raison expliquant la permanence des souvenirs les plus anciens, c'est l'intérêt pris à un type de souvenir qui renvoie à une période heureuse de sa vie, celle d'un bonheur inégalé et jamais retrouvé depuis. Le souvenir ancien est d'autant plus aimable et admirable qu'il reste à jamais égal à lui-même dans une mémoire qui l'a sélectionné et qui le vénère. À la fin du livre III, Jean-Jacques oppose la période insignifiante des extravagances de son adolescence à la période heureuse et sur-signifiante de son enfance heureuse. « Cette époque heureuse de ma jeunesse est celle dont j'ai l'idée la plus confuse. Rien presque ne s'y est passé d'assez intéressant à mon cœur pour m'en retracer vivement le souvenir […]. » La sélection s'opère donc par la mémoire
affective, celle sentimentale des affections du cœur. « J'écris absolument
de mémoire, sans monuments, sans matériaux qui puissent me la rappeler. Il y a
des événements de ma vie qui me sont aussi présents que s'ils venaient
d'arriver ; mais il y a des lacunes et des vides que je ne peux remplir qu'à
l'aide de récits aussi confus que le souvenir qui m'en est resté » (livre
III, p. 130). La mémoire affective privilégie les instants de bonheur rare
et les fait remonter à la conscience. La recherche des souvenirs anciens les
plus heureux passe donc le plus souvent par la quête scripturaire présente qui rend
le bonheur incomparable desdits moments anciens. Par exemple, au Livre I :
« Près de trente ans se sont passés depuis ma sortie de Bossey
sans que je m'en sois rappelé le séjour d'une manière agréable par des
souvenirs un peu liés […]. » Les malheurs des temps qui ont suivi ne
font qu'accroître le bonheur ancien, suspendu et clos, bonheur quasi intemporel
de cette période bénie de l'enfance : « Les moindres faits de ce
temps-là me plaisent par cela seul qu'ils sont de ce temps- là. » La fidélité à soi passe donc par la
fidélité à certains souvenirs d'enfance. La mémoire du cœur, avec l'âge,
enrichit le souvenir d'une jeunesse qu'il n'avait jamais connue auparavant. Le
temps est comme aboli, le souvenir est comme vivifié et magnifié de jour en jour.
Jean-Jacques Rousseau va même encore plus loin dans la valorisation de ses
souvenirs d'enfance car il écrit à propos de Monsieur Le Maître : « ce
concours d'objets vivement retracé m'a cent fois plus charmé dans ma mémoire,
autant et plus que dans la réalité » (Livre III). Le plaisir de la
réminiscence élaboré par le biais de l'écriture surpasse donc en qualité le
plaisir ancien initial. Les pages qui illustrent le mieux cette
reconstitution du paradis à jamais perdu de son enfance sont celles qui se
rapportent aux jours heureux de l'univers clos, protégé, de Bossey,
univers dont les souvenirs deviennent encore plus précis et plus charmants à
mesure que Rousseau devient vieux et désenchanté : « Près de trente ans se sont passés depuis ma sortie de Bossey sans que je m'en sois rappelé le séjour d'une manière agréable par des souvenirs un peu liés : mais depuis qu'ayant passé l'âge mûr je décline vers la vieillesse je sens que ces mêmes souvenirs renaissent tandis que les autres s'effacent, et se gravent dans ma mémoire avec des traits dont le charme et la force augmentent de jour en jour comme si sentant la vie qui s'échappe, je cherchais à la ressaisir par les commencements. Les moindres faits de ce temps là me plaisent par cela seul qu'ils sont de ce temps-là. » Cela sans doute parce que sa famille de
substitution à Bossey est plus aimante que sa famille
de naissance, d'où dans la même page, « Je vois » et non « Je me
souviens ». Exemple : « Je vois la servante ou le valet agissant
dans la chambre, une hirondelle rentrant par la fenêtre, une mouche se pose sur
ma main, tandis que je récitais ma leçon : je vois tout l'arrangement de
la chambre où nous étions. […] » Mais l'afflux des souvenirs affectifs
personnels fait problème dans une autobiographie qui a choisi de tout dire et
qui prend un malin plaisir à découvrir aux autres les traits saillants d'une
sensibilité passablement ordinaire. Dans ces premiers livres des Confessions, Rousseau entre dans les
détails les plus insignifiants de son éducation sentimentale car selon lui ces
détails sont décisifs dans la formation de sa personnalité hors du commun.
Faute de pouvoir tout dire et tout raconter, il va donc sélectionner quelques-unes
de ses petites aventures ; cela pour son plaisir et pour le nôtre en instaurant
un dialogue amusé avec un lecteur
supposé complaisant : « Que n'osé-je lui raconter de même toutes les
petites anecdotes de cet heureux âge, qui me font encore tressaillir d'aise
quand je me les rappelle. Cinq ou six surtout… Composons.
Je vous fais grâce des cinq, mais j'en veux une, une seule pour qu'on me la
laisse conter le plus longuement possible, pour prolonger mon plaisir. »
Quel enjouement ! Toutes, c'est impossible, aucune c'est
impossible, choisissons-en une qui vale pour toutes ce
sera « la grande histoire du noyer de la terrasse » présentée comme l'horrible tragédie de la
mise à sac d'un aqueduc alimentant le saule pleureur planté par les deux
enfants. Histoire qui nous apprend la plus naturelle, la plus primitive des
vanités, celle d'avoir construit un objet artificiel qui puisse concurrencer
les œuvres des grands : « Jusque là j'avais eu des succès
d'orgueil par intervalles quand j'étais Aristide ou Brutus. Ce fut ici mon
premier mouvement de vanité bien marquée. » Expression de la volonté
d'être grand, de paraître grand, de concurrencer les autres et la nature, qui
est un mouvement aussi puéril que naturel. Mais le plus significatif est que
Rousseau, longtemps après, s'apitoie sur une période de sa vie qu'il sait à
jamais perdue et accessible seulement en rêve. « Cependant je n'en n'ai
pas perdu le désir avec l'espérance ; et je suis presque sûr, que si jamais,
retournant dans ces lieux chéris j'y retrouvais mon cher noyer encore en être,
je l'arroserais de mes pleurs. » Cependant, si l'autobiographie complète
et totale est impossible, l'autobiographie doit être à tout le moins sincère.
D'où l'importance de l'aveu des fautes réelles ou pas commises par le jeune
Jean-Jacques et pas seulement la confession de ses défauts ou niaiseries. Les confessions
étant publiques, il importe qu'elles soient entières et sincères. Ce sont donc
les scènes d'aveux qui vont structurer les grandes lignes de son autoportrait
comme on l'observe dès le Livre I à la suite d'un impossible aveu d'une injustice
qu'il n'a pas commise (l'histoire du peigne brisé de Mademoiselle Lambercier…). La punition injuste subie conduit à une
véritable révolution psychologique : « Qu'on se figure un caractère timide et docile dans la vie ordinaire […] qui n'avait pas même l'idée de l'injustice et qui pour la première fois en éprouve une si terrible de la part précisément des gens qu'il chérit et qu'il respecte le plus. Quel renversement d'idées ! quel désordre de sentiments ! quel bouleversement dans son cœur, dans sa cervelle, dans tout son petit être intelligent et moral ! » Ainsi, pour structurer sa vie
rétrospectivement, le narrateur aime qualifier d'un nom, d'un adjectif, les
différentes périodes de sa vie. À la petite enfance - le paradis terrestre de
l'innocence - correspond la sérénité : « Là fut le terme de la
sérénité de ma vie enfantine. » La découverte de Madame de Warens et de sa
petite société charmante correspond à ce qu'il nomme « les beaux jours
de sa vie » (Livre II) ou encore, « les jours heureux de sa vie »
(Livre III). Tandis qu'avec
le Livre IV on aborde « l'âge moyen ». Le narrateur est à la recherche des
événements significatifs qui ont constitué sa personnalité. Pour connaître un
homme, il faut remonter à ses origines, pour connaître l'adulte il faut examiner
l'enfant. C'est ce qu'il dit explicitement la fin du Livre IV : « …
j'ai promis de me peindre tel que je suis et pour me connaître dans mon âge
avancé il faut m'avoir bien connu dans ma jeunesse. » La chaîne
logique est aussi chronologique et c'est pourquoi dans le Préambule du Manuscrit de Neuchâtel il précisait
que « pour bien connaître un caractère » il faut en saisir « les
affections secrètes » : « Pour bien connaître un caractère il y faudrait distinguer l'acquis d'avec la nature, voir comment il s'est formé, quelles occasions l'ont développé, quel enchaînement d'affections secrètes l'a rendu tel, et comment il se modifie, pour produire quelquefois les effets les plus contradictoires et les plus inattendus. » Le schéma causal explicatif est donc
convoqué mais très vite il se complique puisque les traces anciennes sont non
seulement peu accessibles mais entremêlées et recouvertes par d'autres qui en
ont changé la signification. Le lecteur est donc explicitement invité à refaire
le parcours progressif de la formation du jeune Rousseau pour comprendre par
quel entrelacs de conditions et situations diverses sa personne s'est
progressivement formée : « À mesure qu'avançant dans ma vie le
lecteur prendra connaissance de mon humeur, il sentira tout cela sans que je
m'appesantisse à le lui dire. » Tout dire doit permettre au lecteur de
deviner par avance les réactions de Jean-Jacques par une sorte de mimétisme
sympathique. Encore ne faut-il pas perdre le fil de l'histoire de la constitution de sa personnalité où les actions les plus récentes éclairent également les plus anciennes : « Ceci n'est pas clair, mais il le deviendra dans la suite ; les sentiments ne se décrivent bien que par leurs effets. » La métaphore des traces, reprise constamment et soulignée dès le début du Livre I, est donc aussi riche que complexe : « En remontant de cette sorte aux premières traces de mon être sensible, je trouve des éléments qui, semblant quelque fois incompatibles, n'ont pas laissé de s'unir pour produire avec force un effet uniforme et simple, et j'en trouve d'autres qui, les mêmes en apparence, ont formé, par le concours de certaines circonstances, de si différentes combinaisons, qu'on n'imaginerait jamais qu'ils eussent entre eux aucun rapport. » Les traces sont donc des signes à
déchiffrer qui nécessitent à la fois un recours à l'histoire et à la sémiologie :
il ne faut pas perdre le fil de l'histoire mais il faut surtout savoir
interpréter les traces dans la continuité qui les rend significatives.
L'important est de ne pas en rester aux apparences trompeuses et de chercher le
lien enfoui qui unit entre elles les émotions constitutives du caractère
singulier de l'auteur. Pour cela il faut savoir relier
l'ici-maintenant au là-alors, et c'est cette mise en perspective qui permet de
comprendre comment l'écriture de soi devient une connaissance de soi. D'où la
très belle page, à la fin du Livre IV, où la métaphore sémiologique des traces
laisse la place à la métaphore optique de la nécessaire mais impossible
transparence : « Je voudrais pouvoir en quelque façon rendre mon
âme transparente aux yeux du lecteur et pour cela je cherche à la lui montrer
sous tous les points de vue, à l'éclairer par tous les jours, à faire en sorte
que il ne s'y passe pas un mouvement qu'il n'aperçoive, afin qu'il puisse juger
par lui-même du principe qui les produit. » Comme le note fort
justement Jean Starobinski : « Rendre son âme transparente
aux yeux du lecteur » implique que « cette transparence »
est « paradoxalement une transparence voilée et solitaire ; elle n'est
pas une transparence en acte mais en puissance » (Jean Starobinski, op.
cit., p. 219).
Le résultat de ce vœu de transparence,
c'est que le lecteur devient juge de la validité du pacte autobiographique. Et
du coup Jean-Jacques Rousseau rejette, de façon étonnante, sur le lecteur et sa
possible mauvaise interprétation tout soupçon de faute ou d'erreur à son sujet :
« C'est à lui d'assembler ces éléments et de déterminer l'être qu'ils
composent ; le résultat doit être son ouvrage, et s'il se trompe alors, toute
l'erreur sera de son fait » (Livre IV). Le Juste demande donc à être
jugé et innocenté et surtout à être réhabilité par ses Confessions ! c) Liaison étroite du narrateur avec son lecteur-auditeur. En relation avec son personnage et avec
lui-même, le narrateur l'est aussi avec le lecteur en raison du pacte
autobiographique et cette relation n'est pas accessoire mais essentielle. De l'Avertissement à la
dernière page des Confessions, le lecteur est donc convoqué et
appelé à juger de la bonne foi ou non du narrateur : « Qui que
vous soyez que ma destinée ou ma confiance ont fait l'arbitre du sort de ce
cahier […] » Le lecteur est convoqué et cité, tantôt explicitement :
« le lecteur », « mes lecteurs », tantôt allusivement :
« on verra », « on sent », « qu'on
juge ». Ce (ou ces) lecteur a une double fonction
de témoin et de juge. Il est d'abord témoin car les Confessions forment
une histoire singulière racontée à quelqu'un ou à quelques-uns qui sont
destinataires desdites confessions et surtout d'un autoportrait incomparable
par sa vérité qui doit innocenter Rousseau des crimes ou fautes qu'on lui
prête. Rousseau n'hésite pas à dramatiser
l'histoire de ses errements ou égarements : « O vous, lecteurs
curieux de la grande histoire du noyer de la terrasse, écoutez-en l'horrible
tragédie […]. » Le texte est parsemé d'appels au lecteur appelé à
juger de la bonne foi du narrateur. Le ton de ces appels est tantôt
humoristique, comme dans l'histoire de l'aqueduc, tantôt pathétique, comme dans
l'épilogue du vol des pommes : « Lecteur pitoyable,
partagez mon affliction. » Le vouvoiement souligne ici l'intention peu
ou prou parodique de confessions prenant la forme d'un jugement en défense.
Mais ce peut être l'inverse : apprenant les émois qui transportent le
pauvre Jean-Jacques dans le lit où a couché Madame de Warens le lecteur est
censé manifester sa compréhension émue lors de la page consacrée « au
dangereux supplément » qu'est la masturbation… faute de
copulation ! « Qu'on ajoute à cette disposition […] le local de ma
situation […] couché dans un lit où je sais qu'elle a couché. Que de
stimulants ! » Ne pas oublier que Rousseau sait que le lectorat qui
lui est acquis et qui a fait sa célébrité est un lectorat… féminin. Du coup
la balourdise et la niaiserie du narrateur peuvent devenir offensantes pour le
sexe prétendument faible ! Il se fait passer et passe pour une sorte d'enfant
attardé qui ne sait pas choisir la moindre occasion d'aimer et d'être aimé :
« En m'élançant sur le cheval de Mademoiselle de Graffenried
je tremblais de joie, et quand il fallut l'embrasser pour me tenir, le
cœur me battait si fort qu'elle s'en aperçut. […]. Telle femme qui lira ceci me
souffletterait volontiers, et n'aurait pas tort. » Clin d'œil aux
lectrices, qui est censé transformer le jeune provincial balourd en écrivain
galant à l'âge mûr. Mais le lecteur est censé être un juge
honnête et il doit apprendre à toujours mieux connaître Jean-Jacques pour
l'innocenter pleinement des accusations injustes portées par ses adversaires.
Il ne lui suffit pas d'être reconnu, il veut être justifié. Chacun de ses
lecteurs doit se persuader qu'il n'y a pas eu meilleur homme que lui et qu'il
est victime d'une cabale infâme. Le texte n'aura une vertu rédemptrice que si
son émotion sincère est partagée par ses lecteurs, ce dont il doute comme le
prouve l'épisode final de la lecture publique, épisode fort peu concluant au
demeurant. Aussi, dans son plaidoyer, Rousseau
n'hésite pas à inverser les rôles : lui, l'accusé à tort, se fait
finalement accusateur de ses semblables qui doivent enfin l'écouter pour
compatir à ses épreuves. Le lecteur s'est décidément inscrit dans le texte,
texte des Confessions qui annonce les Dialogues où Rousseau
devient « juge de Jean-Jacques ». Cette entreprise unique des Confessions
qui doit élever un monument unique à la gloire de sa sincérité incomparable est
d'autant plus difficile à reconnaître qu'ayant promis de tout dire il doit dire
des choses inavouables ! Choses inavouables qui le ridiculisent
plus qu'elles ne l'innocentent. Ne pas oublier un point central : à la
naissance de l'entreprise des Confessions, il y a l'aveu de l'abandon de
ses enfants qu'il fera à partir du Livre VII « sans s'excuser ni se
charger ». Mais les livres des Confessions au programme (livres
I à IV) contiennent déjà plusieurs aveux difficiles comme ceux par exemple des
plaisirs masochistes singuliers de la fessée, qu'elle soit appliquée par
Mademoiselle Lambercier ou Mademoiselle Goton, ou
l'aveu des plaisirs solitaires de l'onanisme et de l'exhibitionnisme, ou encore
l'aveu également gênant du vol et de la trahison. Cette rhétorique de l'aveu a été analysée
par Philippe Lejeune et il l'a qualifiée de « mise en scène[8] ».
Cette mise en scène très
étudiée obéit aux traits suivants. L'aveu est préparé, c'est-à-dire que le
narrateur éveille une attente déterminée chez son lecteur qui apprend ensuite
qu'un secret décisif lui est encore scellé. D'où des formules du type : « Que
n'ai-je achevé tout ce que j'avais à dire… » Formule qui retarde
l'aveu et qui prépare l'aveu. Une fois l'inavouable confessé… une formule
vient exprimer le soulagement de celui qui, par ce simple aveu, s'estime déjà
innocenté et pardonné… du seul fait d'avoir été sincère ! La parole authentique
ne peut-être que véridique ! Formule de soulagement qui souligne la
conscience de la faute mais surtout qui met en avant le mérite de l'aveu :
« Voilà ce que j'avais à dire sur cet article. Qu'il me soit permis de
n'en reparler jamais. » Une autre façon d'alléger l'aveu est la
recherche de l'alibi de la bonté d'une révélation salutaire… à tous et… à
chacun ! « La grande leçon qu'on peut tirer d'un exemple aussi commun
que funeste, me fait résoudre à le donner. » Volonté pédagogique de l'acte d'avouer qui
innocente la faute du seul fait qu'elle a été avouée… On touche ici aux extrêmes limites de la
rhétorique très sophistique dudit aveu ! L'aveu est rédempteur et la confession
est une rédemption ! Une deuxième justification est parfois donnée
de l'aveu des fautes secrètes : celle de l'impérieuse nécessité. Le
coupable n'a pas le choix, il lui faut se délivrer de son remords d'avoir fauté :
« Cependant il le faut. » Ce qui précipite ledit aveu. « Après
ce que je viens de dire, rien ne peut plus m'arrêter. » L'impérieuse
nécessité d'avouer la faute commise serait le témoin de la pureté d'un cœur non
abîmé par les fautes commises. Une troisième justification peut enfin
accompagner l'aveu : malgré leur gravité, les crimes commis sont peu nombreux
et il s'en repent sincèrement : « Grâce au ciel j'ai fini ce
troisième aveu pénible, s'il m'en restait beaucoup de pareils à faire
j'abandonnerais le travail que j'ai commencé. » Finalement il s'en
remet à ses témoins et à ses juges que sont ses lecteurs. Le repentir
sincère et volontaire de ses fautes suffit donc à laver une faute peu ou prou
involontaire. Ces trois procédés sont autant de
facilités pour excuser l'aveu de fautes jugées vénielles mais dont le remords
se prolongera toute sa vie. La conscience de soi vire donc à la mauvaise
conscience car l'aveu inclut le remords et pas simplement le regret ou le
repentir. Dans certains cas, il trouve de bonnes raisons à ses actions, pour ce
qui est par exemple de ses penchants sexuels au masochisme ou à l'exhibitionnisme,
en renvoyant à sa nature ou plutôt à son « tempérament très ardent,
très lascif, très précoce ». Mais il note qu'il est paralysé par une
timidité qui le condamne à rester un amant transi en imagination. Sous-entendu,
heureusement qu'il est un imaginatif eu égard à son tempérament ! « J'ai
donc fort peu possédé mais je n'ai pas laissé beaucoup de jouir à ma manière,
c'est-à-dire par l'imagination. » Dans ce type de cas, Jean-Jacques
avoue avoir honte, non pas tant d'une faute, que de penchants inavouables
desquels il se défend peu car il lui ont garanti le maintien prolongé dans une
certaine innocence enfantine : « Voilà comment mes sens, d'accord
avec mon humeur timide, et mon aptitude romanesque m'ont conservé des
sentiments purs et des mœurs honnêtes, par les mêmes goûts qui, peut-être avec
un peu plus d'effronterie, m'auraient plongé dans les plus brutales voluptés. »
Bref, selon lui, il vaut mieux avoir une
sexualité maladive quelque peu hors d'ordre que d'être un homme à femmes
ordinaire ! La fuite dans l'imaginaire sexuel prépare la fuite dans
l'imaginaire littéraire ! Restent deux derniers aveux qui sont d'un
autre ordre : l'affaire du ruban volé et celle d'un mensonge effronté et
calomnieux. Quant à l'affaire de l'abandon en chemin, à Lyon, de Monsieur Le
Maître, elle est un lâche abandon des devoirs qu'on a à l'égard du prochain. Pour ce qui est de la première affaire,
il va connaître, selon la prédiction du comte de La Roque, « l'insupportable
poids du remords ». « Ce poids insupportable », il s'irrite à mesure que
Jean-Jacques Rousseau vieillit car il n'ose imaginer tous les malheurs qu'il a
causés à cette jeune fille innocente par son mensonge calomnieux : « J'ignore
ce que devint cette victime de ma calomnie mais il n'y a pas d'apparence
qu'elle ait après cela trouvé facilement à bien se placer. » Quant à
l'abandon de Monsieur Le Maître, il remarque : « Ce n'est pas
quand une vilaine action vient d'être faite qu'elle nous tourmente ; c'est
quand longtemps après on se la rappelle ; car le souvenir ne s'en éteint point. »
Mais s'accabler auprès de ses lecteurs du
poids d'une noirceur qu'il pas même osé confier à un ami, c'est déjà une façon
de confesser une faute qui selon lui appelle le pardon : « Cependant
je n'ai jamais pu prendre sur moi de décharger mon cœur de cet aveu dans le
sein d'un ami. » Le lecteur devient donc le seul et unique confident
du remords de Jean-Jacques ; lecteur condamné à « déployer de bonnes
grâces » À propos de l'affaire du ruban volé, il
précise la distinction entre le repentir et le remords. Le repentir, c'est la
reconnaissance d'une faute passée, faute due à notre irresponsabilité, et qui
vient polluer notre présent lorsque nous nous en souvenons et ceci seulement
lorsque nous y songeons : « Tant que j'ai vécu tranquille il m'a
moins tourmenté […] le remords s'endort durant un destin prospère et s'aigrit
dans l'adversité. » Le poids du remords devient donc insupportable
lorsque dans le malheur présent la conscience reprend sur elle d'assumer le
poids d'une faute ancienne qu'elle a commise autrefois, faute responsable de
malheurs futurs desquels la conscience n'ose imaginer les conséquences
douloureuses. Une faute ancienne en vient donc à
polluer non seulement la vie présente mais la vie future : « Aussi
son souvenir m'afflige-t-il moins à cause du mal en lui-même, qu'à cause de
celui qu'il a dû causer. » Avec le remords, le passé vient gangrener
et attrister tout notre avenir. La noirceur de la méchanceté est ici proprement
criminelle. C'est pourquoi, alors que le repentir souffre de la solitude où sa
faute le retranche, le remords, lui, nul ne peut venir le soulager, le partager
ou l'absoudre. Son mal, c'est d'avoir fait le mal ; le vice tient dans le fait
qu'on a été méchant et pas simplement mauvais. « Tout ce que j'ai pu
faire a été d'avouer que j'avais à me reprocher une action atroce, mais jamais
je n'ai dit en quoi elle consistait. » Le mal est proprement indicible et ne
fait plus qu'un avec la conscience malheureuse et souffrante. Par le remords,
la faute ancienne devient un présent malheureux indéfini : « Ce
poids est donc resté jusqu'à ce jour sans allègement sur ma conscience […]. »
Mais, comme il poursuit dans la même phrase, c'est ce poids du remords qui le
pousse à se confesser pour tenter d'être pardonné après avoir eu le courage
d'expier sa faute publiquement : « […] et je puis dire que le
désir de m'en délivrer en quelque sorte a beaucoup contribué à la résolution
que j'ai prise d'écrire mes confessions. » Se confesser c'est une
façon d'expier la faute : « Si c'est un crime qui puisse être expié, comme j'ose le croire, il doit l'être par tant de malheurs dont la fin de ma vie est accablée, par quarante ans de droiture et d'honneur dans des occasions difficiles, et la pauvre Marion trouve tant de vengeurs en ce monde, que, quelque grande qu'ait été mon offense envers elle, je crains peu d'emporter la coulpe avec moi. » Le Livre II s'achève par une double
rémission : chez certains, le crime est plus noir dans l'enfant que chez
l'adulte, mais ici il s'agit plus d'une faiblesse que d'un crime, et la
faiblesse est plus pardonnable chez un enfant que chez un adulte. Jean-Jacques ne
craint donc pas de s'absoudre : « et ma faute au fond n'était
guère autre chose (sous entendu) qu'une faiblesse ».
Étonnante réunion - en toute bonne conscience !
- du coupable et du juge ; Rousseau juge de Jean-Jacques s'estime donc quitte
et acquitté ! Il doit donc être pardonné et acquitté en raison du Juste
qu'il n'a jamais cessé d'être, car finalement le principal fautif en cette
affaire est Monsieur de La Roque - représentant ici la bonne société - qui n'a
pas su le prendre à part : « Mais on ne fit que m'intimider quand
il fallait me donner du courage. » Ce sont les autres qui, finalement, par leur maladresse, sont responsables
et coupables des maux qu'il a enduré. Il se disculpe
finalement en culpabilisant les autres ! Mais à l'indicible de la faute et du
malheur qu'elle entraîne correspond l'ineffable de la jouissance et du bonheur.
« Pourquoi m'ôter le charme actuel de la jouissance pour dire à
d'autres que j'avais joui ! » La jouissance relève de la vie la plus
intime et la plus personnelle et elle procède de l'instant le plus singulier
qui soit. Mais là aussi il faut tout dire et ce n'est pas au narrateur de juger
de l'importance ou non des faits qu'il relate. Les Livres de l'enfance et de la
jeunesse sont jalonnés d'instants heureux, et pas seulement de souvenirs
déplaisants. Dans les quatre Livres au programme on
retiendra au Livre I, l'enfance à Bossey, où il prend
pour la campagne « un goût très vif », et dont le rappel est un
soulagement qui suspend les douleurs liées à l'écoulement du temps : « Les
moindres faits de ce temps-là me plaisent par cela seul qu'ils sont de ce
temps-là. » Il y a une autosuffisance évidente du bonheur, qui le rend
incomparable. Au Livre II, la rencontre avec Mme de
Warens où la vision de l'être aimable et désirable conduit quasi immédiatement
à une idéalisation charmante de l'objet aimé. « Que devins-je à cette
vue ! Je m'étais figuré une vieille dévote bien rechignée : la bonne
Dame de Monsieur de Pontverre ne pouvait être autre
chose à mon avis. Je vois un visage pétri de grâces, de beaux yeux bleus pleins
de douceur, un teint éblouissant, le contour d'une gorge enchanteresse. » Au Livre III, il décrit l'établissement
chez celle qui n'est encore que « Maman » : « Me voilà donc
établi chez elle », et pour qui il éprouve des sentiments affectueux qui
ne relèvent ni de l'amour ni de l'amitié : J'oserai le dire ; qui
ne sent que l'amour ne sent pas ce qu'il y a de plus doux dans la vie. Je
connais un autre sentiment, moins impétueux peut-être, mais plus délicieux
mille fois, qui quelques fois est joint à l'amour et qui souvent en est séparé.
Ce sentiment n'est pas non plus l'amitié seule«; il est plus voluptueux, plus
tendre […]. » Ou, au Livre IV, la fameuse sortie à Toune où il cueille des cerises en compagnie de Melle Galley et de Melle de Graffenried.
Journée très heureuse où rien ne se passe entre lui et les deux jeunes femmes
mais où le bonheur de l'innocence retrouvée, innocence quasi paradisiaque, est
proprement inoubliable. Un ton assuré et enjoué permet au narrateur de
prolonger le bonheur ancien par son récit présent et actuel. Ce trio de jeunes
gens, ou plutôt le trio de cette jeunesse, dans sa légèreté bienheureuse et
innocente, ressuscite en quelque sorte la transparence du paradis perdu dans
lequel chacun vit une tendre union conjuguant celle de l'innocence et celle de
l'enfance, innocence caractéristique de la vie sur terre avant le péché
originel : « La tendre union qui régnait entre nous trois valait des
plaisirs plus vifs et n'eût pu subsister avec eux : nous nous aimions sans
misère et sans honte, et nous voulions toujours nous aimer ainsi. » Cette
mise en scène du roman des origines se conclut par une maxime qui se veut
pleine de sagesse : « L'innocence des mœurs a sa volupté, qui vaut
bien l'autre parce qu'elle n'a point d'intervalle et qu'elle agit continuellement. » II.- Signification et portée historique de l'écriture de soi dans Les ConfessionsL'acte de se confesser est historique en ce sens que celui qui
se confesse avoue reconnaître ses fautes passées, situées et datées, fautes
dont il demande présentement à un autre (ou à un Autre…), ou aux autres, le
pardon. Celui qui se confesse prétend dire la vérité, toute la vérité, touchant
ce qu'il a fait ou plutôt mal fait. En fait il atteste seulement de ce qu'il
pense être sa vérité. Celle d'un homme qu'il a été mais qu'il n'est plus. Le
confessant prétendant être le mieux placé pour parler en connaissance de cause
et pour écrire l'histoire de sa vie passée. C'est ce que Rousseau précise dans
les ébauches des Confessions
dans le Manuscrit dit de Neuchâtel :
« J'écris la vie d'un homme qui n'est plus, mais que j'ai bien connu,
qu'âme vivante n'a connu que moi et qui mérita de l'être. Cet homme c'est
moi-même » (p. 1159). Se connaître soi-même, pour
Rousseau, c'est moins rapporter les événements de sa vie que rapporter les
sentiments de son âme en les replaçant dans leur contexte. Le récit
rétrospectif met donc en scène l'histoire d'une âme. Il cherche à dégager les
causes secrètes de ses sentiments et « les montrer c'est écrire
l'histoire de sa vie ». Il s'interdit volontairement de nous raconter
des histoires - comme on dit vulgairement - en étant sincère et vérace : « Je
serai vrai«; je le serai sans réserve ; je dirai tout ; le bien et le mal ; tout
enfin » (p. 1153). Comment se constitue cette histoire du « moi » de Jean-Jacques ? Quelle est sa signification ? Quelle est sa valeur ? — Elle se constitue essentiellement par rétrospection. Il s'agit de
remonter aux premières traces laissées par son existence personnelle. Histoire
de son enfance et histoire familiale donc. Mais aussi histoire locale et
provinciale. Bref une histoire des origines sentimentales de Rousseau. Sa naissance nous est présentée comme un
commencement absolu : « Je suis né à Genève en 1712 d'Isaac
Rousseau, Citoyen, et de Suzanne Bernard, Citoyenne. » Il ne remonte
pas dans son arbre généalogique. Il s'en tient à ses parents et à la cellule
familiale la plus restreinte. Cette histoire va métamorphoser les deux
parents en des personnages de roman : « Leur amour avait commencé
presque avec leur vie : dès l'âge de huit à neuf ans ils se promenaient
ensemble tous les soirs sur la Treille ; à dix ans ils ne pouvaient plus se
quitter. » Rien ne manque à cette évocation du roman familial -
présenté sur le mode d'une pastorale - ni la beauté de l'aimée, ni les épreuves
qu'elle inflige à son amant, ni la fin heureuse de leurs épreuves communes : « […]
elle lui conseilla de voyager pour l'oublier. Il voyagea sans fruit et revint
plus amoureux que jamais. Il retrouva celle qu'il aimait tendre et fidèle.
Après cette épreuve il ne restait plus qu'à s'aimer toute la vie ; ils le
jurèrent et le Ciel bénit leur serment. » La symétrie entre le couple principal, formé par les parents de
Jean-Jacques, et celui de l'oncle et de la tante de celui-ci, soulignée par un
double mariage prétendument contemporain (« l'amour arrangea tout et
les deux mariages se firent le même jour »), mais en réalité il y eut cinq ans d'écart. Tout
ceci accroît le caractère romanesque de cette histoire familiale. Il faut
ajouter au romanesque le conte oriental, conte très en vogue en cette période,
avec le voyage du père « parti pour Constantinople où il était appelé,
et devint horloger du sérail ». Dans cette histoire familiale, les deux
parents apparaissent évidemment comme des figures exemplaires : la mère de
Rousseau - comme Julie ou Sophie, personnages de l'écrivain - est tendre et
belle, aimante et fidèle. Le qualificatif qui revient le plus souvent est celui
de tendre. Quant au père il incarne un modèle de vertu républicaine et « l'amour
de la patrie » est sa plus forte passion. Rousseau donne le beau rôle
à son père dans le différend et la rixe qui l'opposèrent au sieur Gautier. Son
père est présenté comme un homme d'honneur et courageux qui ne peut tolérer
l'injustice, et encore moins faire affront aux lois de la République. « Il
aima mieux sortir de Genève et s'expatrier pour le reste de sa vie que de céder
sur un point où l'honneur et la liberté lui paraissaient compromis. »
L'histoire locale et civique insiste tout de suite, et ce dès la première
phrase, sur la qualité de Citoyen et Citoyenne de ses parents (avec
majuscules SVP !). Il est manifestement très fier de cette qualité. Cela
remplace, non sans une certaine provocation, l'énumération de titres de
noblesse qu'il n'a pas ; titres dont se prévalent habituellement les auteurs de
mémoires. De fait il est issu d'une lignée de
protestants venus de France à Genève pour y chercher refuge. Rousseau se veut
de la race des Justes et il est fier d'appartenir à une cité républicaine qui à
ses yeux de lecteur des Anciens permet de faire revivre et de retrouver les
vertus d'Athènes et de Rome. On se souviendra que Du Contrat Social se
présentera comme l'œuvre de Rousseau, citoyen de Genève. La citoyenneté
républicaine sera un des axes majeurs de sa réflexion politique. On remarquera
également qu'à l'époque classique la cité de Genève passait pour la Rome du protestantisme et qu'elle
conservera, aux yeux de ses affidés, la grande tradition de Calvin dans ses
mœurs sévères et son organisation civile rigoureuse. L'histoire personnelle de
Jean-Jacques rejoint donc l'histoire locale et politique mais aussi l'histoire
religieuse de sa cité natale alors même que l'homme et l'auteur Rousseau auront
des démêlés avec les lois de la Cité de Genève. Ayant abjuré sa foi calviniste, ce qui
entraînait théoriquement la confiscation de ses biens et l'interdiction de séjourner
sur le territoire de ladite république, Rousseau sera donc condamné à vivre en
exil et les Confessions sont pour une grande partie une histoire des
exils successifs de Jean-Jacques. En dépit de ses efforts et de ceux de ses
amis, la ville de Genève n'accueillera plus celui qui l'a fuie et qui a voulu
en vain y retourner. Du même coup, il va idéaliser sa ville natale et au Livre IV
il reconnaît son attachement indéfectible à cette ville : « En
passant à Genève je n'allai point voir personne ; mais je fus prêt à me trouver
mal sur les ponts. Jamais je n'ai vu les murs de cette heureuse ville, jamais
je n'y suis entré, sans sentir une certaine défaillance de cœur qui venait d'un
excès d'attendrissement » (Livre IV). La muse de Rousseau est
moins allobroge qu'helvétique. L'esprit patriotique et républicain, qui est
censé être celui du citoyen genevois, le touchera et l'animera toujours
profondément. On comprend mieux dès lors la dédicace à La République de Genève
dans le Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les
hommes, dédicace extrêmement louangeuse où Genève est proposée en exemple
aux peuples du monde en raison de « sa république si sagement et si
heureusement constituée. » Au Livre VIII des Confessions (p. 399),
il précise dans quel état d'esprit il a rédigé cette dédicace : « Arrivé
dans cette ville je me livrai à l'enthousiasme républicain qui m'y avait amené.
Cet enthousiasme augmenta par l'accueil que j'y reçus. Fêté, caressé dans tous
les États, je me livrai tout entier au zèle patriotique » (p. 392).
— Mais l'histoire des Confessions n'est pas seulement celle de
Jean-Jacques Rousseau et du citoyen genevois, elle est aussi celle de
l'humanité tout entière par la valeur exemplaire que prend l'histoire de son
moi. On sait que, dans l'Avertissement du Manuscrit de Neuchâtel, il
présente son projet autobiographique comme étant aussi unique qu'irremplaçable
parce que la connaissance de son moi va donner aux hommes un instrument de
comparaison ou une pierre de touche permettant de se reconnaître : « Je
veux tâcher que pour apprendre à s'apprécier, on puisse avoir du moins une
pièce de comparaison ; que chacun puisse connaître soi et un autre, et cet
autre ce sera moi » (p. 1149).
C'est pourquoi l'histoire du moi de Rousseau se présente comme une connaissance
véritable de la nature humaine : « C'est je le répète, une pièce
de comparaison pour l'étude du cœur humain et c'est la seule qui existe » (p. 1154). Formule qui
est significativement répétée. Cette histoire d'un moi est celle du moi.
Ce moi, il est d'emblée posé comme sujet à la durée et aux événements. Dès le
Livre I, les accidents ou événements mais aussi les incidents ne manquent pas : « Ce
train d'éducation fut interrompu par un accident dont les suites ont influé sur
le reste de ma vie. » Le moi est exposé aux
aléas de la vie et l'histoire, petite ou grande, est le théâtre de la
contingence. Cela renvoie à l'éloignement de son père ; ce qui va conduire au
fait qu'il sera élevé par d'autres personnes que ses parents. Autre exemple :
« […] si j'étais tombé dans les mains d'un meilleur maître »,
sous-entendu, je n'aurais pas été gâté et je n'aurais pas connu la malheureuse
mais éclairante destinée qui a été la mienne. Jean-Jacques ne serait pas devenu
musicien et philosophe, mais sans doute il aurait suivi le chemin de son père
et de ses ancêtres en occupant « l'état tranquille et obscur d'un bon
artisan ». Un mauvais maître dans l'apprentissage d'un métier manuel a
fait de lui malgré lui un intellectuel. Autre exemple : la rencontre de
certaines personnes, et tout particulièrement celle de Mme de Warens : « J'arrive
enfin, je vois Madame de Warens. Cette époque de ma vie a décidé de mon
caractère ; je ne puis me résoudre à la passer légèrement. » La date
et le lieu de la rencontre, la vision et la révélation qui s'en suivent
conduisent à magnifier cette rencontre et à donner une sorte d'aura mystique à Maman
et à la rencontre du Petit et de Maman. Cette rencontre prend la
forme d'un miracle. La municipalité de Genève a d'ailleurs exaucé un des vœux
de Rousseau : elle a fait poser une balustrade en or à l'endroit indiqué
par l'auteur. Cependant, dans la reprise de cette
histoire, la durée joue également un rôle déterminant pour saisir l'histoire du
moi lui-même. En un sens, l'enfance de Jean-Jacques, comme l'état de nature, ne
peuvent que perdurer indéfiniment dans leur bonheur propre et respectif malgré
de funestes incidents et hasards venant troubler la sérénité première. Ainsi,
écrit-il au Livre I, « la manière dont je vivais à Bossey
me convenait si bien, qu'il ne lui a manqué que de durer plus longtemps pour
fixer absolument mon caractère ». Il n'y a aucune raison qui puisse
expliquer la perte de l'innocence naturelle primitive sinon des malheurs
imprévisibles et inexplicables qui sont le fait des adultes. Comme des
cataclysmes naturels peuvent expliquer la fin et la sortie de l'état de nature,
des fautes injustifiables dans le commerce des hommes peuvent et doivent
expliquer la sortie de l'état d'innocence de l'enfance. Ce sont des événements
ponctuels aussi inattendus que décisifs qui vont déterminer une destinée plus
subie qu'orientée et aucunement choisie. Il y a de multiples exemples de cette
causalité historique aléatoire, exemples dont Rousseau adulte se fait « l'historien »
comme malgré lui : 1) la fessée donnée par Mademoiselle Lambercier détermine la forme singulière et troublante de
sa sexualité, sexualité plus passive qu'active 2) le vol du ruban duquel il va
charger à tort Marion et qui va lui faire connaître « les longs
souvenirs du crime et l'insupportable poids du remords, les retrouvailles avec
Bâcle, le garnement genevois ». Ces événements vont le détourner du
chemin qui l'aurait conduit, grâce à l'appui bienveillant du comte de Gouvon, peut-être jusqu'à une chancellerie 3) la rencontre
de Venture de Villeneuve va à nouveau l'engager dans de nouvelles aventures. Bref le moi, comme l'humanité, sont sujets
tantôt à de lentes évolutions, tantôt à de brutales révolutions imprévisibles.
Mais, dans les deux cas, il n'y a pas d'histoire sans date, c'est-à-dire sans des
événements mémorables ou jugés tels, événements qui périodisent et scandent ce
qui s'est passé. Ces dates, Rousseau prend grand soin de les noter et cela vaut
aussi bien pour ses lectures que pour ses apprentissages. Il n'y a pas non plus d'histoire sans
tentative d'élucidation des causes de ce qui s'est passé, et c'est ici que le
cœur, et pas seulement la raison, intervient. Elle intervient, par exemple,
pour montrer comment les mauvais traitements d'un maître tyrannique font
finalement de lui un mauvais garçon. On apprend rétrospectivement que « ce
sont presque toujours de bons sentiments mal dirigés qui font faire aux enfants
le premier pas vers le mal ». Mais c'est surtout le cœur qui, en
l'absence de documents ou de souvenirs précis, retrouve et remonte « la
chaîne des sentiments qui ont marqué la succession de son être et par eux celle
des événements qui en ont été la cause ou l'effet ». La primauté de la mémoire affective
laisse quelque peu songeur le lecteur sur la reconstitution des causes qui ont
abouti à ou provoqué lesdits sentiments selon notre auteur. Mais, sans
anticiper sur l'interrogation touchant la validité de ladite histoire, il reste
que la loi de l'histoire, ici, est celle d'un mouvement unitaire et fatal où
hasard et nécessité se combinent pour engendrer la singulière destinée d'un
homme injustement condamné par ses contemporains. Bref Rousseau choisit lui-même de peindre
son histoire comme une histoire tragique, et ce depuis l'instant primitif où,
ne songeant pas au retour, il est condamné à une errance quasi permanente et à
exil définitif de sa ville natale : « J'accours, je crie d'une
voix étouffée. Il était trop tard. À vingt pas de l'avancée, je vois lever le
premier pont. Je frémis en voyant en l'air ces cornes terribles [les cornes des battants du pont-levis qui
le chasse définitivement hors de Genève…], sinistre et fatal augure du
sort inévitable que ce moment commençait pour moi. » Et, un peu
plus loin, revenant sur cet événement, il dit qu'il va s'abandonner à sa
destinée. On a donc affaire à l'histoire malheureuse d'un jeune homme qui se
croit toujours repoussé, offensé et condamné par des
hommes qui ne le comprennent pas et qui l'accusent des pires turpitudes, faute
de vraiment le connaître. — Quid de la signification de cette histoire singulière singulièrement confessée ? Ne jamais oublier que le texte se présente comme des « mémoires particuliers de sa vie ». Toujours revenir au titre choisi : Confessions. Il s'agit d'une histoire cathartique, réformatrice et apologétique. Il ne s'agit pas de se raconter pour se raconter ou de se dévoiler pour se dévoiler. Il s'agit de se connaître pour se faire reconnaître, de se confesser pour se faire pardonner. Le paradoxe incarné qu'est Rousseau est le suivant : « Parmi mes contemporains il est peu d'hommes dont le nom soit plus connu dans l'Europe et dont l'individu soit plus ignoré. » Divorce douloureux entre le personnage
public et la personne privée. La volonté de cet écrit plus réformateur que
mémorial c'est de reformuler la vraie et secrète personnalité de Rousseau.
C'est elle qui doit rendre compte d'elle-même en montrant que Rousseau ne se
confond pas avec son personnage. Il va donc parler de lui-même pour lui-même.
Il écrit l'histoire de son âme bien plus que l'histoire de sa vie. « Chacun
me figurait à sa fantaisie, sans crainte que l'original vienne le démentir. »
Ici l'original - dans tous les sens du terme - ose prendre la parole pour
se peindre et se défendre en toute bonne conscience. Les Confessions
sont donc celles d'un bon apôtre qui ne doute pas un seul instant de sa
sincérité et de sa bonté. Produit de la bonne conscience, elles visent à
entretenir la bonne conscience. À l'évidence, pour lui se confesser c'est se
disculper pour se faire pardonner. Dans cette histoire réformatrice où la
conscience s'allège en toute bonne conscience de fautes qui n'en sont pas mais
qui ont pu avoir des conséquences désastreuses, Dieu est invoqué non seulement
comme témoin, mais surtout comme défenseur du pénitent présentement et
injustement condamné par l'opinion publique. En osant écrire ses Confessions,
Rousseau vise une réforme intérieure qui attestera de la pureté inamissible de
son âme. Il revient donc à la vérité du protestantisme dans lequel il a été
élevé. Le texte prend de ce fait une dimension apologétique : Les
Confessions sont plus un plaidoyer que des Mémoires. Le livre se
constitue en témoignage véridique, indiscutable et indubitable, de son
innocence plénière. Rousseau n'hésite pas à invoquer la pureté de ses
intentions et ce pour s'absoudre de toutes ses mauvaises actions auxquelles il
trouve toujours de « bonnes raisons ». De bonnes raisons qui rendent en fait
les autres responsables des bévues et manquements, des erreurs et fautes de
Jean-Jacques. Le moi est donc le seul et unique juge
de ce qu'il a été, de ce qu'il est, et de ce qu'il vaut. Sans doute, dans les
faits, il peut sembler responsable et coupable. En droit, il ne l'était pas et
il ne pouvait pas l'être. Aux dures réalités de la vie sociale il oppose les
droits indéfectibles de son cœur qui ne peut manquer d'être pur. Et il n'hésite
pas à écrire que nul homme, « dans les situations où [il] s'était
trouvé », n'eût été meilleur que lui. De plus le caractère audacieux de ses
aveux ne peut que lui faire gagner, selon lui, une gloire éternelle. Centrées
sur l'écriture de soi, Les Confessions constituent donc une
sorte d'apothéose de l'écriture rousseauiste, l'œuvre venant justifier la vie.
Une complicité est censée s'établir entre l'écrivain et son lecteur, chacun est
appelé à mieux se connaître et à s'évaluer au travers de l'autre. Mais cela non sans une certaine hypocrisie, comme le notera Baudelaire, à un tout autre propos : « Hypocrite lecteur, mon semblable, mon frère. » Et Jean Guéhenno relevait malicieusement : « Écrire, lire, ont pu devenir, dans le cas d'innombrables livres, on ne sait quel ressassement délicieux de soi-même auquel l'écrivain et son lecteur prennent le même plaisir de confessionnal. La littérature fait concurrence aux églises, les écrivains aux pasteurs et aux prêtres. Jean-Jacques Rousseau a été le premier pêcheur d'âmes. » Enfin,
Les Confessions ont bien évidemment une portée cathartique car en se
racontant aux autres il s'agit bien de se disculper et de se faire pardonner.
La sincérité totale proclamée vaut purification effective. La vertu de ladite
confession tient plus à l'analyse intellectuelle qu'elle met en œuvre qu'à
l'intentionnalité qu'elle promeut ouvertement. Postulat de ces Confessions :
une transparence totale à soi-même et aux autres ne peut être que bénéfique. En
acceptant de tout dire publiquement, le pénitent se réforme et se rachète. Peu
importent finalement aux yeux de ce pénitent l'exactitude et la fidélité de son
récit car l'essentiel tient dans les dispositions intimes du pénitent dont il
est le seul juge devant Dieu et devant les hommes. Nous sommes donc condamnés à gracier
Rousseau dès lors que nous acceptons d'entrer à notre tour dans ce jeu de la
confession publique où nous sommes juges de sa bonne foi. Ce jeu calculé de la
confession publique repose sur une sympathie interhumaine — sur une
pitié humaine — qui renvoie finalement à la bonté de l'homme, ou mieux,
de tout homme : « Mais que chaque lecteur m'imite, qu'il rentre en
lui-même comme j'ai fait et qu'au fond de sa conscience il se dise, s'il l'ose :
“Je suis meilleur que ne fut cet homme”. » III.- Portée anthropologique des ConfessionsSi l'autobiographie implique vérité et
fiction, c'est parce que la question du moi est ici centrale : « Qui
suis-je ? » Cette question appelle cette autre question : Qu'est-ce
que l'homme ? Le récit authentique de sa propre vie contient non seulement la
prétention de dire la vérité sur le moi mais également de dire la vérité sur
l'homme. Il y a en effet un point commun entre le
bref Avertissement qui ouvre Les Confessions dans le Manuscrit de Genève et l'Avertissement
qui ouvre les ébauches des Confessions dans le Manuscrit de Neuchâtel : la finalité gnoséologique de
l'autoportrait qui nous permettra de passer de la connaissance d'un homme à
celle de l'Homme. Raison pour laquelle dans les deux textes, et dans le texte défintif, le portrait du moi prend une valeur exemplaire
unique et irremplaçable : « Voici le seul portrait d'homme peint exactement d'après nature et dans toute sa vérité qui existe et qui probablement existera jamais. Qui que vous soyez que ma destinée ou ma confiance ont fait l'arbitre de ce cahier, je vous en conjure par mes malheurs, par vos entrailles, et au nom de toute l'espèce humaine, de ne pas anéantir un ouvrage utile et unique, lequel peut servir de première pièce de comparaison pour l'étude des hommes, qui certainement est encore à commencer. » (p. 3) Dans le Préambule au Manuscrit de Neuchâtel, il avait déjà
écrit qu'il voulait « faire faire à ses lecteurs un pas de plus dans la
connaissance des hommes, en les tirant s'il est possible de cette règle unique
et fautive de juger toujours du cœur d'autrui par le sien ; tandis qu'il
faudrait souvent pour connaître le sien même, commencer par lire dans celui
d'autrui. Je veux tâcher que pour apprendre à s'apprécier on puisse avoir du
moins une pièce de comparaison que chacun puisse connaître soi et un autre et
cet autre ce sera moi » (p. 1149). L'idée essentielle, commune à
la lettre de ces deux textes, étant l'institution d'une « pièce de
comparaison » pour l'étude des hommes nous permettant de connaître
l'Homme. D'emblée le caractère paradoxal des Confessions
ressort : la connaissance d'un moi unique et très singulier est censée
nous dévoiler une connaissance encore inconnue et unique de l'Homme. Rousseau a
parfaitement conscience de l'aporie suivante : comment passer de la
connaissance d'un homme à la connaissance de l'Homme ? « Ne
connaîtrons-nous jamais l'homme. Jusqu'ici nul mortel n'a connu que lui-même,
si toutefois quelqu'un s'est bien connu lui même et ce n'est pas assez pour
juger ni de son espèce ni du rang qu'on y tient dans l'ordre moral » (p. 1158).
La difficulté étant, comme le remarque Rousseau, « de démêler dans son
propre cœur ce qui est de l'espèce et ce qui est de l'individu » (idem). Comment lever cette
difficulté ? Comment la singularité d'une vie humaine peut-elle atteindre à une
signification universelle touchant notre commune humanité ? La solution de ce problème passe par
l'invention d'un langage nouveau - celui d'une écriture de soi particulière -
qui fait que l'autobiographie rousseauiste est proprement philosophique. C'est
à ce prix — littéraire — que Les Confessions deviennent une anthropologie. La solution au paradoxe d'une
connaissance de soi singulière, qui est en même temps une connaissance de
l'homme universel, est une connaissance proprement poétique comme le montre
Pierre Campion (« De
l'anthropologie à l'autobiographie[9] »),
mais ici nous lirons plutôt sa recherche… à l'envers ! Premier point : l'écriture poétique
des Confessions réorganise logiquement et a posteriori ce qui inévitablement avait été vécu sur le mode de la
dispersion et de l'aléatoire au jour le jour. Comme tout bon autobiographe,
Rousseau réagence rétrospectivement les événements de
son existence de telle sorte qu'ils deviennent par là même les épisodes d'une
fable ayant une portée universelle (sur ce point Gusdorf parle de « mythe-histoire »).
Cela est possible en raison d'une qualité de l'être qui garantit la vérité du
récit (indépendamment de toute exactitude) en faisant appel à la sincérité. La
sincérité représente dans l'homme naturel exceptionnel qu'est resté Jean-Jacques
l'adéquation exacte de soi à soi, celle d'un être sans mélange et sans art (sincerus).
La vérité des Confessions a donc moins pour
objet les événements particu8liers d'une vie singulière que l'histoire d'une
âme dont la destinée est analogue à celle de l'humanité tout entière.
L'histoire de ses malheurs est donc celle de nos malheurs. Chaque homme est
tout homme désormais car l'homme est un « animal dénaturé » qui a
perdu la simplicité et la bonté de l'homme primitif. Or c'est précisément parce que Rousseau
est un « homme rare », le dernier « homme naturel » dans
un monde où il n'y a plus que des hommes prétendument « civilisés »
que son portrait va prendre une valeur unique et irremplaçable. C'est parce
qu'il est un homme qui a été placé dans des conditions singulières et uniques
lui permettant d'échapper à cette dénaturation, qu'il peut démêler ce qu'il y a
d'originaire et d'artificiel dans le cœur de tout homme. Rousseau a parfaitement conscience de sa
destinée singulière dans son siècle : « J'ai fait ces observations
surtout par rapport à moi, non seulement dans les jugements que j'ai portés des
autres, m'étant senti bientôt une espèce d'être à part, mais dans ceux que les
autres ont portés de moi » (p. 1148). Cette rareté tient à sa condition et à sa
position singulière : être né en marge, sans véritable famille, sans
véritable formation (il est autodidacte), sans état, et sans réelle profession,
un être sans vraie famille, un être qui ne réussit ni à trouver sa place dans
le monde, ni au sein d'un groupe d'amis. Un solitaire comme le rappellent
heureusement les Rêveries du promeneur
solitaire. Comme il l'écrit, « mes livres couraient les villes tandis
que leur Auteur ne courait que dans les forêts » (p. 1151). Rousseau étant resté un homme de la
nature, il peut seul découvrir et transmettre quelque chose de vrai touchant la
nature de l'homme. Son état singulier et unique lui permet de démêler ce qu'il
y a d'originel et d'artificiel, de sincère et d'artificieux dans le
comportement des hommes qu'il croise. Souvenons-nous de la préface du second Discours : « Car ce n'est pas
une légère entreprise de démêler ce qu'il y a d'originaire et d'artificiel dans
la nature actuelle de l'homme et de bien connaître un état qui n'existe plus,
qui n'a peut-être point existé, qui probablement n'existera jamais » (Discours sur l'origine et les fondements de
l'inégalité parmi les hommes). Force nous est donc faite de maintenir la
tension paradoxale constitutive des Confessions :
c'est parce qu'il n'est fait comme aucun autre homme de son siècle que ses confessions
vont avoir une valeur intemporelle et anhistorique. Sa singularité c'est d'être
non seulement né « homme naturel » mais surtout d'être resté « homme
naturel », homme sensible et fragile, homme faible et pitoyable, mais bon
et sincère dans un siècle historique passionné de conquêtes, assoiffé de gloire
et de dominations, amoureux du progrès. Sa condition improbable et singulière l'a
mis dans une situation et une position lui permettant d'observer les hommes et
de les connaître sans être dupe de la distance qui sépare toujours le paraître
de l'être. Son état est singulier car il est sans état particulier, un état qui
renvoie à tous les états sauf un, celui de détenteur du pouvoir : « À compter l'expérience et l'observation pour quelque chose je suis à cet égard dans la position la plus avantageuse où jamais mortel, peut-être, se soit trouvé, puisque sans avoir aucun état moi-même, j'ai connu tous les états ; j'ai vécu dans tous depuis les plus bas jusqu'aux plus élevés, excepté le trône. » (p. 1150) Son expérience singulière va avoir une
teneur universelle. Il se présente donc comme le seul homme qui puisse faire
tomber les masques de l'habituelle comédie sociale et cela pour saisir l'homme
en lui-même et en vérité. Il se présente donc comme le seul homme pouvant faire tomber les
masques et saisir l'homme en lui-même : « Pour moi,
soucieux d'écarter son masque, je l'ai reconnu partout » (p. 1150).
Sa nullité sociale est le gage et la garantie de la justesse de son enquête
gnoséologique : « N'étant rien, ne voulant rien je n'embarrassais et
n'importunais personne ; j'entrais partout sans tenir à rien, dînant quelque
fois le matin avec les Princes et soupant le soir avec les paysans » (p. 1151).
C'est au prix de l'éclaircissement par
l'écriture de soi des démêlés de sa vie qu'il peut faire le partage entre
l'homme de la nature et l'homme de l'homme. « Ce n'est pas l'homme de
l'homme, c'est l'homme de la nature que je peins », écrit-il dans L'Émile. Finalement la vérité de son
récit autobiographique est garantie seulement par « la transparence »
que les humains entretiennent entre eux lorsqu'ils se dépouillent des masques
portés en société, lesquels sont autant d'obstacles à leur compréhension
mutuelle. Il faut, pour pouvoir dire vrai et faire
partager la vérité, un art singulier, celui de l'absence d'art. Le paradoxe de
l'écriture de soi a une portée anthropologique et est donc inévitablement un
paradoxe poétique. Ce paradoxe poétique tient à la vérité de son art, c'est
celui d'un homme non seulement « rare » mais génial qui est en même
temps un homme et tous les hommes lorsqu'il prend sa plume. Rousseau a donc la
capacité singulière de métamorphoser par l'art de son écriture, par son style
unique, des événements finalement quelconques de son existence en des pièces
mémorables, celles d'un récit hautement symbolique éclairant chacun de ses
lecteurs Et donc à entreprise singulière, un style singulier : « Je
vais travailler pour ainsi dire dans la chambre obscure ; il n'y faut point
d'autre art que d'y suivre exactement les traits que je vois marqués » (p. 1154).
La référence à la camera oscura souligne que c'est bien un produit artificiel de
l'art qui caractérise son écriture. Mais un tel art ne peut être développé et
reconnu que par celui qui accepte le pacte autobiographique et ceci implique
que le lecteur des Confessions soit
confiant en la sincérité du narrateur. Le second point étonnant de cette
écriture poétique de soi c'est qu'étant très particulière elle vise néanmoins à
l'universel ; elle traite de l'aléatoire mais vise la reconnaissance d'une
certaine nécessité. L'écriture de soi fixe ici la vie comme la relation d'un
destin, mais ce destin singulier, loin d'être insignifiant, est tout ce qu'il y
a de plus significatif, et le récit se veut formateur pour ses lecteurs
étrangers à cette histoire très personnelle. Comment cela est-il
possible ? Pour Rousseau comme pour Sartre, l'homme
est non seulement situé dans le temps mais est historique de part en part.
Raison pour laquelle le récit d'une vie peut avoir une valeur pour toute vie. L'autobiographe, auteur d'une écriture de
soi singulière, peut donc penser le récit de son histoire comme une histoire de
l'homme. Mais, pour que les autres hommes se reconnaissent dans cet homme, il
faut qu'outre la sincérité - authentifiée par la création d'un style à chaque
fois propre et singulier - l'autobiographe décide de tout dire et de s'y tenir.
« Tout dire » est ici une décision héroïque qui valide l'authenticité du
pacte autobiographique : « Dans l'entreprise que j'ai faite de me montrer tout entier au public il faut que rien de moi ne lui reste obscur ou caché ; il faut que je me tienne incessamment sous ses yeux ; qu'il me suive dans tous les égarements de mon cœur, dans tous les recoins de ma vie » (Livre II). Ce principe de totalisation est ici
décisif - même s'il est guère tenable - car il souligne que chaque vie, ou
plutôt que toute vie, est entièrement et globalement significative. Du même coup ce principe accorde à
l'écriture de soi une valeur incomparable. Cette écriture de soi ne nous
renseigne pas seulement sur ce qui fait la cohérence secrète de l'existence de
Jean-Jacques Rousseau mais elle nous invite à rechercher ce qui fait la
cohérence secrète de toute vie humaine. Aussi on comprend mieux la volonté de
l'autobiographe de noter tout ce qui est apparemment insignifiant car rien
n'est finalement insignifiant dans une existence humaine et c'est ce qui fait
le tragique de toute existence. Toute vie a donc une valeur significative
singulière et incomparable. C'est cette vérité humaine singulière que nous
dévoilent Les Confessions. La pensée, développée comme une
totalisation de soi par l'écriture de soi, récupère donc le sens d'une vie
vécue dans l'incohérence, et à la petite semaine. Enfin, l'écriture
autobiographique des Confessions a une portée anthropologique car
elle est « une écriture seconde » et à ce titre réflexive. A posteriori il s'agit de repenser une
vie qui, comme toute vie, s'est dispersée au hasard des événements, des
rencontres et des aventures. Revenant sur sa propre histoire, Rousseau découvre
que « l'homme rare » qu'il est n'est autre que « l'homme
naturel ». Après coup et de manière nécessaire, son
autobiographie vient donc corroborer les thèmes et les thèses de ses grands
ouvrages philosophiques. Son histoire épouse finalement le schéma de l'humanité :
origine heureuse, chutes aléatoire, lesquelles font perdre l'innocence
originelle, dégradation inévitable dans une maturité malheureuse mal assumée et
finalement recherche du sens de cette histoire malheureuse. Rousseau est persuadé, et il tente de
nous persuader, qu'il représente dans sa personne singulière la persistance et
la permanence de « l'homme naturel » au sein de « l'homme social ».
D'où l'importance de l'épisode du ruban volé où on décèle dans le moi mis en
cause par ce vol l'homme naturel authentique, l'homme libre des vanités de
l'opinion qu'il faut distinguer de l'homme corrompu dans et par la société
actuelle, homme corrompu qui n'hésite pas à donner le change et donc à mentir
pour conforter son image de soi aux yeux des autres. La vie de Rousseau obéit donc strictement
au schéma de l'histoire humaine elle-même : vie initiale heureuse,
consistant à suivre la nature, chute originelle qui nous prive de l'innocence
originelle, dégradation fatale qui s'en suit mais qui ne déprave pas
complètement la nature humaine. Les Confessions prennent donc une
portée philosophique : la perte des paradis perdus de l'enfance, la
tendance inévitable à dégénérer, cela vaut pour Rousseau et pour tout homme.
Les ambiguïtés et ambivalences de l'homme de l'homme, chez qui subsistent
néanmoins des traits de l'homme naturel, doivent être découvertes et reconnues.
Et c'est même un devoir fait à notre
humanité de reconnaître la vérité et l'utilité de ce discours autobiographique
singulier. Chez Rousseau, l'écriture autobiographique acquiert donc une portée
quasi ontologique. Il y une qualité de l'être qui se dévoile et qui se peint,
qualité qui garantit la vérité du récit de soi : la sincérité. Adéquation
finale et parfaite de soi à soi dans une écriture qui se veut transparente et
simple, et qui est le comble de l'art. Jean-Pierre Bourdon [1] Jean-Jacques Rousseau, Œuvres complètes, Gallimard, collection de la Pléiade, vol. I, 1959, Les Écrits autobiographiques, p. XI à XV et l'introduction aux Confessions, p. XVI à XCV. [2] D'Holbach (1723-1789), philosophe allemand matérialiste, que Rousseau présumait être l'inspirateur de ses ennemis. [3] Mon Portrait, 14, p. 1123 dans la Pléiade, volume cité. [4] Ibid., 17, p. 1123. [5] Ibid., 22, p. 1125. Désormais, les références sans indication d'œuvre et de volume renvoient au volume 1 de l'édition de la Pléiade. [6] Philippe Lejeune, Le Pacte autobiographique, « Le Livre I des Confessions », p. 87-163, éditions du Seuil, 1975. [7] Principalement : Philippe Lejeune, Le Pacte autobiographique, éditions du Seuil, 1975. [8] Philippe Lejeune, Le Pacte autobiographique, lectures de Rousseau, p. 49 à 163, éditions du Seuil, 1975. [9] Pierre Campion, « De l'anthropologie à l'autobiographie : le récit d'enfance chez Rousseau, Renan et Sartre ». Cette analyse a été reprise dans Pierre Campion, La Littérature à la recherche de la vérité, Seuil, 1996, p. 360 à 419. |
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