Pierre Campion : Sainte-Beuve lecteur de Tocqueville. Mis en ligne le 17 août 2023. © : Pierre Campion.
Sainte-Beuve lecteur de TocquevilleVoilà un livre déjà ancien, qui reprend trois articles de Sainte-Beuve sur son contemporain Tocqueville, et qui nous renseigne aussi et peut-être principalement sur Sainte-Beuve lui-même, sur sa méthode critique et sur sa personnalité. L'article de 1835 Les études sur les États-Unis d'Amérique se sont multipliées depuis ces derniers temps. Dans l'anxiété où l'on est, dans l'incertitude du but où la société européenne est poussée, on est allé demander des enseignements, des augures, rassurants ou contraires, des raisons de se hâter ou de craindre à ce grand peupla qui offre soixante années de prospérité croissante sous une forme politique jusque là inaccoutumée dans l'histoire. (p. 37) Dans l'actualité intellectuelle, Sainte-Beuve sait se saisir des ambiances, en dégager le sens et y discerner les vrais événements. Il s'en fit même le journaliste et ses célèbres Lundis en témoigneront. En 1835, à la lecture de la première partie de La Démocratie en Amérique, dans l'enthousiasme et sans attendre la suite annoncée, il s'avise d'un grand livre. Il comprend l'esprit d'un ouvrage écrit par un jeune magistrat « sous l'impression, comme il l'avoue lui-même, d'une sorte de terreur religieuse que lui inspirait la marche fatale des sociétés » : Il n'est pas un des chapitres du livre qui n'atteste un des meilleurs et plus fermes esprits, un des plus propres à l'observation politique, dans cette carrière où l'on compte si peu de pas éclatants et solides depuis l'incomparable monument de Montesquieu. (p. 44-45) Le ton est à l'admiration et la référence à L'Esprit des lois de Montesquieu (1748) est très forte. Cette première étude s'achève pourtant sur un regret, qui concerne le style de l'écrivain : Beaucoup de faits et de détails historiques rejetés dans les notes auraient pu, en se mêlant dans le texte, le rompre, le diversifier heureusement, comme il arrive dans cette grande manière de L'Esprit des lois. Excellent sous le rapport philosophique, incomplet seulement sous celui de l'art, le style de M. de Tocqueville, grâce à ce qu'il rejette, est plus normal et plus droit de déduction ; mais il faut, surtout dans le premier volume, se détourner souvent vers les notes qui complètent le texte ou le modifient.(p. 52-53) Jugement curieux et intéressant, un peu bizarre et qui a trait à ce qui paraît être un détail de mise en page. Un jugement qui norme le style en général, à l'image de celui de Montesquieu, d'après les ruptures de pensée qu'il doit renfermer et le degré d'intégration que la prose française imposerait aux éléments de preuve dans une pensée complète de la politique. Pour en savoir plus, suggère Sainte-Beuve, il faut attendre la suite de La Démocratie en Amérique. En fait, il faudra attendre 25 ans pour que Sainte-Beuve revienne à Tocqueville. Les deux articles de 1859 et 1865 Le grand intérêt de cette édition des Écrits sur Tocqueville réside précisément là, dans la distance entre l'article de 1835 et ceux où Sainte-Beuve reprend son chantier de Tocqueville, après la mort de celui-ci, en 1859 et 1865. L'occasion de ce retour est la publication posthume de la correspondance de Tocqueville par les soins de ses amis et dans le désir que ceux-ci manifestent de révéler les fondements de sa pensée, sur lesquels Tocqueville ne se serait pas suffisamment expliqué. Alors, Sainte-Beuve reprend toute l'œuvre de Tocqueville, de La Démocratie en Amérique à L'Ancien Régime et la Révolution, d'une œuvre qu'il a donc suivie à mesure sans la commenter et qu'il connaît bien : dans son ambition, dans ses problèmes et dans ce qu'il estime être ses contradictions. Et il le fait, à son habitude d'« amateur d'âmes[1] », en renvoyant l'œuvre à l'intime de son écrivain, saisi dans ces correspondances désormais disponibles et ouvertes à son investigation : pour parodier le propos de Sartre à propos de Flaubert, Sainte-Beuve entre désormais dans Tocqueville comme dans un moulin[2]. Que trouve-t-il dans ces documents de toute une vie ? Sa lecture y décèle désormais, dès l'origine, une raideur dans la personnalité de Tocqueville, des questions incessantes sur lui-même, des « complexités » — « des nœuds » — et, à la source, une ambition impossible : Il y a dans cette suite d'épanchements d'une âme jeune et mûre, beauté morale, élévation constante, mais aussi tension très sensible et qui se traduit même par des mots. Le mot de visée revient volontiers sous la plume de l'auteur ; il se crée des nœuds au-dedans. […] Sa noble vie sera tout d'une teneur, mais on y sentira la ténacité, et ce mot non plus ne lui déplaît pas. Ces formes de la langue indiquent bien et accusent l'état et, pour ainsi dire, la posture habituelle de l'âme : la sienne était toute bandée, comme dirait Montaigne, vers un but relevé et hautain. (p. 71) « La volonté, c'est ce dont il fait le plus de cas » (p. 78). Ce but démesuré d'aristocrate, c'est de donner à l'inquiétude de ses contemporains la révélation de sa nature et, à eux, la conscience de leur destin providentiel. Observons qu'il s‘agit ici du style des lettres de Tocqueville, et non de ses œuvres. En plus, tout au long de cet article, Sainte-Beuve va souligner les échecs que sa raideur va valoir aussi à Tocqueville dans sa carrière politique : « Lorsqu'on entre dans la politique avec une telle visée, on court risque de rencontrer sur son chemin bien des mécomptes » (p. 79). En effet… Ayant à la pensée les œuvres de Tocqueville, le critique les aborde donc de manière détournée, par une réduction de principe à la personne et à des échecs dans une autre carrière qqe celle de la littérature. Car cette tension, il l'étend à l'âme et à l'être de Tocqueville, tension que l'écrivain sera déclaré incapable de résoudre en une prose unie, celle de Montesquieu, le penseur auquel Royer-Collard ou Lamartine et lui-même Sainte-Beuve, en 1835, comparaient Tocqueville : Montesquieu est un philosophe politique supérieur, en ce qu'il est souverainement indifférent et calme, se plaçant dès l'origine au vrai point de vue de la nécessité et de la réalité des choses, s'y conformant selon les lieux, les climats, les races, sans y apporter en travers un idéal préconçu qui pourrait bien être une idole. (p. 57) Quelle idole masquerait à Tocqueville la vraie réalité des choses ? Implicitement, une figure vaine de lui-même, que Sainte-Beuve va dénoncer vingt pages plus loin. Et le critique ajoute aussitôt : De plus, Montesquieu écrivain a, avant tout, comme son compatriote Montaigne, de l'imagination dans le style ; il s'exprime par images ; presque à tout coup il enfonce des traits, il frappe des médailles. N'allons donc point tout d'abord heurter sans nécessité contre la statue d'airain de Montesquieu l'œuvre de M. de Tocqueville, c'est-à-dire d'un talent éminent, judicieux, fin, honnête, mais doublé d'une âme si anxieuse et scrupuleuse, et servi d'un style ferme, solide, ingénieux, mais de peu d'éclat. (p. 57) Le phrasé de Sainte-Beuve : in cauda venenum. Sainte-Beuve pratique donc une critique réductrice : de l'œuvre à ce qu'il pense être l'intime de l'homme. Ce n'était donc que cela Tocqueville, paraît-il se dire, que j'avais pourtant deviné dès 1835, un écrivain surfait : plat. Pour le comprendre, il a suffi d'attendre sa mort et les documents qu'il a laissés sur l'ensemble de sa vie. Cette pensée, Sainte-Beuve a quelque scrupule à l'avoir conçue : Je ne suis pas sans m'étonner moi-même de la liberté que je prends de marquer ainsi mes réserves et mes limites d'éloge en parlant d'un homme si fait pour commander l'estime. Nous qui avons passé le meilleur de notre jeunesse au gré de notre imagination, dans les jeux de la poésie et de l'art, nous devons ce me semble, y regarder à deux fois, quand nous nous mêlons de vouloir mesurer et discuter des esprits constamment sérieux qui se sont occupés sans relâche et passionnément des grands intérêts publics. Et toutefois, en vieillissant, nous avons acquis notre sérieux aussi, nous avons notre expérience des choses et notre résultat moral ; pourquoi hésiterions-nous pour dire notre pensée, pour témoigner avec respect nos dissidences et toucher les points qui nous séparent ? (p. 75-76) Si l'on se fiait à l'intuition de Proust, on dirait que, au regard de Nerval et de Hugo qu'il connaît dès 1835, et de Balzac ou de Baudelaire qu'il connaîtra plus tard, Sainte-Beuve mesure ce qui le sépare de ces grands écrivains, et de Tocqueville — et qui n'est pas à sa gloire : précisément c'est vers 1840, et devant ses propres échecs, que Sainte-Beuve abandonne ses ambitions littéraires pour se consacrer à une certaine critique, non exempte de ressentiment à l'égard de ses grands contemporains. Tocqueville dans ses œuvres Dans la pensée de Tocqueville, il y a bien ce paradoxe immense, que Sainte-Beuve et tout le monde avait déjà remarqué, entre d'une part le consentement de l'écrivain à la Révolution française, c'est-à-dire à toute l'histoire de la France depuis ses rois niveleurs, et d'autre part sa propre condition d'aristocrate. Dans Tocqueville explicitement et dans toute son œuvre, ce consentement est raisonné et devient raisonnable à travers une adhésion à un supposé décret de la Providence, lequel voudrait que la marche des régimes et du monde soit ordonnée par une tension invincible vers l'égalité entre les hommes. Mais Sainte-Beuve n'envisage pas que le style de Tocqueville réside justement dans les paradoxes incessants qui naissent du paradoxe fondamental, c'est-à-dire dans les chocs que ce style imprime à la doxa, à la raison même et à la prétendue réalité des choses. La pensée de Tocqueville garde quelque chose de brutal : il ne connaît pas cette ironie qui gouverne le style des Lumières, cette distance censée exprimer la domination d'une pensée sur le monde et sur elle-même, c'est-à-dire une impassibilité. Telle n'est pas la force de frappe qui réside dans la prose intranquille de Tocqueville[3]. Deus sive natura (Spinoza). En fait, cette force native qu'il y a en effet dans la prose de Tocqueville réfère moins à celle d'un caractère personnel ou même d'un Dieu, tel que la religion chrétienne le décrit aux paysans normands, qu'à celle de la Nature même, laquelle ne saurait se laisser réduire à des effets d'écriture, fussent-ils ironiques. Car les images de Tocqueville existent bien, mais justement empruntées le plus souvent aux règnes de la Nature, telle que celle-ci lui parle en lui-même[4]. Les entités sociales sont des corps.
C'est la métaphore mère d'innombrables
métaphores. Corps en travail et au travail : Ce sont les classes inférieures
d'Angleterre qui travaillent de toutes leurs forces à détruire l'indépendance
locale et à transporter l'administration de tous les points de la circonférence
au centre […]. Le pouvoir social doit être plus fort et l'individu plus
faible, chez un peuple démocratique qui est arrivé à l'égalité par un long et
pénible travail social […] (DA II. p. 365[5]). Corps monstrueux que construisent
certaines hypothèses, par lui ainsi dénoncées comme contre nature :
« Une constitution qui serait républicaine par la tête, et
ultra-monarchique dans toutes les autres parties, m'a toujours semblé un
monstre éphémère. » (ibidem, p.
388). Corps souffrants, maladies chroniques
et débilitantes : La sujétion dans les petites affaires
se manifeste tous les jours et se fait sentir indistinctement à tous les citoyens.
Elle ne les désespère point : mais elle les
contrarie sans cesse et elle les porte à renoncer à l'usage de leur volonté.
Elle éteint peu à peu leur esprit et énerve leur âme […] (ibidem, p. 387). Physiologies et mécanismes :
reviennent sans cesse les termes et les images des instincts et habitudes, des
tempéraments, des innervations, des tendances, des penchants et des passions,
des aptitudes et des goûts ; de la pesanteur, des entraînements et de la
pente à descendre ou à remonter ; des élévations et des abaissements, des
vacillations entre deux états ou formes de gouvernements; de l'âge des
sociétés… Certaines de ces images peuvent nous paraître usées et absorbées
depuis longtemps dans la langue commune mais, dans l'écriture de Tocqueville,
elles sont consubstantielles à la pensée d'un écrivain qui voit les sociétés en
termes d'organismes, et qui rajeunit par là, à chaque
instant, des termes et des métaphores qui portent aussi avec eux l'histoire de
la langue française. Le phrasé de Tocqueville L'unité stylistique dans Tocqueville, c'est la phrase, c'est-à-dire l'unité d'un mouvement, d'une certaine durée, la cellule vivante dans laquelle s'accomplit sa pensée : « Tous conçoivent le gouvernement sous l'image d'un pouvoir unique, simple, providentiel et créateur » (DA II, p. 358). La formule est synthétique et brillante. mais elle ne se referme pas sur elle-même : le verbe de « conçoivent » s'explicite dans le nom de « l'image », car les hommes de nos jours ne peuvent former de concepts que sous les traits de représentations sensibles ; les quatre adjectifs avancent deux par deux, en se spécifiant mutuellement et progressivement (l'unicité comme simplicité et l'idée de la providence par celle de la création, continuée) ; mais, par quatre, ils signifient une allusion à Dieu, à un Dieu défini par son pouvoir aux quatre attributs, à un Dieu lui aussi fonctionnel, image synthétique qui fait office d'un concept, celui que se formerait la masse de ces hommes si elle pouvait s'élever jusqu'à l'abstraction théologique et philosophique. Renvoyant à toute l'analyse du chapitre qu'elle clôt presque et à d'autres formules comme celle de l'État entendu comme « être immense », elle cristallise la religion de l'âge démocratique, c'est-à-dire, sous un aspect donné, l'essence de cet âge tout entier. À mesure que, les conditions devenant plus égales, chaque homme en particulier devient plus semblable à tous les autres, plus faible et plus petit, on s'habitue à ne plus envisager les citoyens pour ne considérer que le peuple ; on oublie les individus pour ne songer qu'à l'espèce. (DA II, p. 41) Introduire des mesures et des progressions dans ce qui, comme concept, ne devrait pas en avoir (peut-on être plus ou moins égal, plus ou moins semblable ?), trouver la clé de ces transitions dans l'habitude qui use les conceptions comme les convictions et donner au verbe oublier le sens progressif qui est dans sa sémantique mais pas nécessairement dans son présent de l'indicatif, diminuer à mesure l'individu (« plus semblable […]. plus faible et plus petit »), proportionner les changements dans la société (les citoyens/le peuple) et jusque dans l'être de l'homme (les individus/l'espèce) à la progression de l'égalité, tel est le travail stylistique de la pensée dans cette phrase de Tocqueville. Ainsi. non seulement la démocratie fait oublier à chaque homme ses aïeux, mais elle lui cache ses descendants et le sépare de ses contemporains ; elle le ramène sans cesse vers lui seul et le menace de le renfermer enfin tout entier dans la solitude de son propre cœur. (DA II. p. 127) Le phrasé d'une formule. On progresse vers une cadence finale apprise dans Pascal ou dans Chateaubriand, à travers des jeux d'oppositions lus dans Tacite, car c'est au style et à la grammaire des temps passés qu'il appartient de développer un fait absolument nouveau, la considération que l'on doit attacher désormais à « chaque homme », le genre de durée à lui dévolu dans le temps de l'humanité (celle de sa seule vie), le genre d'espace à lui imparti (celui seulement qu'il remplit par lui-même), et le sort qui lui est promis : l'emprisonnement au secret de soi-même, selon une perpétuité qui n'évoque pas même le terme de sa mort. Ayons donc de l'avenir cette crainte salutaire qui fait veiller et combattre, et non cette sorte de terreur molle et oisive qui abat les cœurs et les énerve. (DA II, p. 397) C'est la dernière phrase du livre, écrite comme une adjuration. Reprenant allusivement l'expression ancienne de la théologie morale (celle de la crainte de Dieu), l'expression « cette crainte salutaire » s'explicite en une opposition à deux termes, mais trois fois répétée, en des positions syntaxiques variées. La phrase se descend d'abord selon l'ordre de la lecture. puis elle se remonte à mesure par la pensée, dans la mémoire qu'on en a dès que lue : c'est le temps de la méditation, qui reflue aussi sur le livre entier. Car Tocqueville en a d'abord à ce qu'il voit sous ses yeux avec tristesse, et qu'il reporte au deuxième membre de la phrase : dans ses contemporains, la perte de l'influx nerveux et de l'énergie vitale, qui vient d'un coup porté en chaque homme au principe de la vie, d'un abattement en l'homme qui invite à diagnostiquer et à analyser le paradoxe de « cette sorte de terreur molle et oisive », et enfin à imaginer le genre de crainte à opposer à cette terreur. « Veiller et combattre », veiller à se calmer, étudier, réfléchir, penser (paisiblement…). mais de cette veille sous la lampe que le « et », activement comme dans une phrase de Flaubert. tourne tout à coup en veillée d'armes. Nous, lisant Tocqueville en notre temps, trop souvent tétanisés mollement et en vain par l'avenir, et venant à envisager par cette phrase que nous aurons peut-être à combattre : quel choc, quel étonnement ! La formule, le paradoxe et les images, ces trois traits de style souvent joints dans la même phrase sont la contrepartie des immensités de temps et d'espace dans lesquelles la raison tocquevillienne risquerait de se perdre. Réciproquement ces traits du présent signifient la cohérence et la force de la pensée mère et, à leur manière qui est celle des maximes, suggèrent son extension : l'Histoire entière, à chaque instant et à force, vue, si possible, sous l'aspect d'une seule phrase. En un mot, le phrasé de Tocqueville n'est pas l'expression de son corps souffrant ni de son caractère anxieux mais celui d'une écriture ferme et, à la lettre, expressive. Avant que les phrases soient écrites, il n'y a rien qu'une intuition, rien qu'un malaise peut-être qui exige un style pour être dissipé. Retour en 1835 Pour Sainte-Beuve, au commencement, il y avait bien un livre. Surpris et même saisi, le critique conclut sur une observation qui concerne l'écriture de ce livre : Le style dans lequel est écrit l'ouvrage de M. de Tocqueville est simple, sobre, mesuré avec une sorte d'harmonie régulière, séante au sujet. On peut le trouver parfois un peu didactique et théorique, et procédant par formes abstraites. (p. 52-53) Observation un peu paresseuse mais au moins s'adresse-t-elle au style de l'œuvre, puis une vraie question aussitôt est posée, comme on a vu, concernant l'intégration des notes au texte. À juste titre, à ce moment, la perspective du critique concerne le style du livre, et Tocqueville lui écrivit des remerciements. Mais, dès le long article de 1859-1860, la perspective est renversée, elle trouve désormais ses références dans les écrits intimes de Tocqueville et dans son caractère, non dans l'œuvre. Par exemple, Sainte-Beuve évoque le voyage que Tocqueville fit en Allemagne pour y rechercher les prodromes de la Révolution française et qu'il ne pouvait y trouver. Et surtout il invoque les angoisses de Tocqueville au moment d'écrire L'Ancien Régime et la Révolution : Il faut voir avec quelle anxiété, avec quelle conscience émue il aborde le moment, pour lui solennel, de la rédaction et de la mise à exécution, après que le plus gros de ses recherches est terminé. De la part d'une intelligence si ferme et si exercée, cette soudaine méfiance d'elle-même a quelque chose de maladif et de touchant. (p. 90) Dans sa correspondance, les scrupules et les regrets de Tocqueville sont souvent exprimés[6]. On voudrait que l'analyse du critique s'exerce plutôt dans l'œuvre publiée de Tocqueville et de manière non thérapeutique… De plus, la perspective de Sainte-Beuve trouve son sens dans l'idée générale que celui-ci développe à l'égard de nombreux auteurs de son temps, essayistes ou poètes, auxquels il reproche leur fatalisme en matière d'histoire[7]. Quoi qu'il en ait contre les idées générales et théoriques, le critique à son tour projette sa philosophie de l'Histoire. Des deux manières, Sainte-Beuve évite de donner la priorité à l'œuvre de Tocqueville, à sa valeur d'invention, à rechercher l'esprit de cette invention. Pierre Campion [1] Je reprends cette expression de Barrès à propos de Sainte-Beuve, dans un sens différent. [2] Sartre, préface de L'Idiot de la famille (1971) : « À présent il faut commencer. Comment ? Par quoi ? Cela importe peu : on entre dans un mort comme dans un moulin. L'essentiel, c'est de partir d'un problème. » Et ce problème, il le trouve dans une lettre de Flaubert, sous la forme d'un aveu, celui de « [sa] mélancolie native ». [3] Voir Pierre Campion : « Tocqueville écrivain. Le style dans De la Démocratie en Amérique » dans la revue Littérature (2004) et « Alexis de Tocqueville en écrivain » (2004). Articles à l'usage des candidats à l'agrégation des Lettres cette année-là. [4] Michelet, contemporain de Sainte-Beuve, au début de son Histoire de la Révolution française, imagine que le génie de la Révolution lui parle dans la solitude du Champ de Mars. [5] Toutes les citations qui suivent de La Démocratie en Amérique renvoient à l'édition en deux volumes chez Garnier-Flammarion. [6] Voir Pierre Campion : « En lisant la Correspondance de Tocqueville » (2004). [7] Dans la préface de ce recueil des Écrits sur Tocqueville, Michel Brix analyse parfaitement ce contexte. Et il en conclut que Sainte-Beuve nous procure une vision nouvelle de Tocqueville « pour [en] offrir le portrait, beaucoup plus proche, d'un ami ». Avec un ami tel que Sainte-Beuve, Tocqueville peut se passer d'ennemis. |