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Pierre Campion. Tocqueville en écrivain : De la démocratie en Amérique.

Ci-joint cinq réflexions brèves sur des passages de Tocqueville dans De la démocratie en Amérique :

Première mise en ligne le 27 juin 2004. Texte repris avec quelques modifications pour la rubrique des Figures, le 7 août 2008.

Les « figures » mises en ligne sur ce site ne sont pas des études ou des articles mais des essais personnels et libres.

© : Pierre Campion.

Sur le thème de Tocqueville comme écrivain, il faut lire le beau livre de Laurence Guellec Tocqueville et les langages de la démocratie, éd. Honoré Champion, coll. Romantisme et modernités, sept. 2004.


Alexis de Tocqueville en écrivain

L'expérience de la lecture enseigne que les idées ne se détachent pas du langage et que c'est toujours par un processus d'incorporation de l'écriture de l'autre que nous gagnons le pouvoir de penser ce que lui-même cherche à penser.

Claude Lefort, Écrire. À l'épreuve du politique, p. 10.

L'apparition d'une œuvre de Tocqueville au programme des agrégations de Lettres pour le concours de 2005 était une bonne, une excellente nouvelle. Encore ne fallait-il pas se masquer une difficulté spécifique, que, malheureusement, les agrégatifs de lettres ne sont pas forcément tous préparés à aborder : celle d'avoir à penser et à traiter comme un écrivain ce publiciste, comme on disait de son temps, — ce politologue, sociologue, philosophe, comme on préférerait dire maintenant. (Ce texte était au programme de l'agrégation de Philosophie pour la session 2003 ! Pas moins de quatre disciplines se donnent des angles sur Tocqueville : les sciences sociales et politiques, l'histoire, la philosophie, les lettres…)

Car, en pratique, une composition française, une leçon d'oral ou une explication de texte sur l'œuvre au programme ne sauraient se concevoir comme séparant le penseur de son style. En termes moins directement utilitaires, le problème de fond posé ici pourrait s'écrire ainsi : comment la pensée de Tocqueville est-elle celle d'un écrivain ?

En un mot, s'agissant d'une œuvre en elle-même déjà redoutable pour des spécialistes d'histoire ou des sciences politiques, comment un « littéraire » la comprendra-t-il sans devoir se faire historien et politologue et en réalisant pleinement la vocation de sa propre discipline ? Ou encore : comment se placer dans la perspective du politologue, de l'historien, du philosophe, etc. en tant que soi-même un « littéraire[1] » ? Essayons de le faire, en entrant dans l'ouvrage de Tocqueville par l'espèce de mythe qui le commande et qui le défend.

Un livre organisme

Presque à la fin de son Introduction, c'est par une métaphore que Tocqueville décrit son livre :

Ceux qui voudront y regarder de près retrouveront, je pense, dans l'ouvrage entier, une pensée mère qui enchaîne, pour ainsi dire, toutes ses parties. Mais la diversité des objets que j'ai eus à traiter est très grande, et celui qui entreprendra d'opposer un fait isolé à l'ensemble des faits que je cite, une idée détachée à l'ensemble des idées, y réussira sans peine. Je voudrais donc qu'on me fît la grâce de me lire dans le même esprit qui a présidé à mon travail, et qu'on jugeât ce livre par l'impression générale qu'il laisse, comme je me suis décidé moi-même, non par telle raison, mais par la masse des raisons[2].

Cette métaphore d'une pensée mère, développée selon plusieurs images secondes, dit tout du livre. Celui-ci est un organisme lié par la logique de la totalité ; il agira de manière synthétique « par l'impression générale qu'il laisse » ; il est armé par avance de la masse indivisible et irréfragable de ses raisons. Pensée d'aristocrate confiant dans la rationalité que son livre tire de l'imitation des êtres vivants et de l'ordre naturel des métaphores, pensée prête d'avance, et sans le savoir, à se mesurer aux logiques intimidantes et brutales qui allaient faire la fortune philosophique du siècle à venir, celles de la dialectique.

Voyons maintenant cette idée mère et le monde imaginaire qu'elle engendre.

Une aporie de la pensée : la Révolution française

Un spectre hante la littérature française du XIXe siècle, surtout dans sa première moitié : celui de la Révolution française. Nommons seulement : Chateaubriand, depuis son Essai sur les révolutions (1797) jusqu'au finale des Mémoires d'outre-tombe, Mme de Sta‘l et ses Considérations sur la Révolution française (1818), Michelet évidemment, dont l'œuvre presque entière tourne autour de ce pôle, Taine et son Histoire des origines de la France contemporaine (1875-1893). Quant à Hugo, c'est toute son œuvre lyrique et dramatique des années 1820-1830, puis celles de l'exil et du retour d'exil qui l'évoquent souvent, serait-ce de biais : depuis le Cromwell de 1827 jusqu'au Quatrevingt-treize de 1872, le plus grand écrivain français du siècle se sera constamment interrogé sur l'événement fondateur de sa pensée et de sa poésie.

Pour trois générations d'écrivains, c'est la Révolution qui représente l'événement impensable, l'événement en tant que tel ; c'est elle qui les initie et les confronte à l'idée et à la question de l'Histoire ; c'est elle qui les fait buter à une aporie.

Reprise dans sa perspective et selon les déplacements qu'il lui fait subir et que nous allons étudier, cette obsession est clairement lisible dans Tocqueville. Ainsi, d'abord dans cette page des Souvenirs écrite en 1850 sous le coup de la Révolution de 1848[3] :

Je me mis à repasser dans mon esprit l'histoire de nos soixante dernières années, et je souris amèrement en remarquant les illusions qu'on s'était faites à la fin de chacune des périodes de cette longue révolution ; les théories dont ces illusions s'étaient nourries ; les rêveries savantes de nos historiens, et tant de systèmes ingénieux et faux, à l'aide desquels on avait tenté d'expliquer un présent que l'on voyait encore mal et de prévoir un avenir qu'on ne voyait point du tout.

La monarchie constitutionnelle avait succédé à l'ancien régime ; la république à la monarchie ; à la république, l'empire ; à l'empire, la restauration. Puis était venue la monarchie de Juillet. Après chacune de ces mutations successives on avait dit que la Révolution française, ayant achevé ce qu'on appelait présomptueusement son œuvre, était finie. On l'avait dit et on l'avait cru. Hélas ! je l'avais espéré moi-même sous la restauration, et encore depuis que le gouvernement de la restauration fut tombé ; et voici la Révolution française qui recommence, car c'est toujours la même. À mesure que nous allons, son terme s'éloigne et s'obscurcit[4].

Un événement fondateur qui continue de fonder, une guerre qui se renouvelle sans cesse dans la société, une obscurité qui s'obscurcit davantage à chaque fois qu'elle se fait. C'est dans cet esprit et sous le coup de ces derniers événements que fut écrit l'Avertissement pour la douzième édition de La Démocratie en Amérique, parue en 1848 :

Quelque grands et soudains que soient les événements qui viennent de s'accomplir en un moment sous nos yeux, l'auteur du présent ouvrage a le droit de dire qu'il n'a point été surpris par eux. Ce livre a été écrit, il y a quinze ans, sous la préoccupation constante d'une seule pensée : l'avènement prochain, irrésistible, universel de la démocratie dans le monde[5].

En effet, dès 1835, à un moment où la France avait pu croire la royauté confortée et la Révolution définitivement conjurée, le livre de Tocqueville se plaçait d'emblée sous le signe de la Révolution, dont il étendait presque démesurément la période, par une intuition dont nous verrons le sens plus tard :

Le livre entier qu'on va lire a été écrit sous l'impression d'une sorte de terreur religieuse produite dans l'âme de l'auteur par la vue de cette révolution irrésistible qui marche depuis tant de siècles à travers tous les obstacles, et qu'on voit encore aujourd'hui s'avancer au milieu des ruines qu'elle a faites[6].

Ainsi, par une opération d'une portée considérable et qui accroît encore son caractère obsessionnel, la Révolution française se trouvait-elle étendue bien au-delà et en deçà de l'événement décisif de 1789 : en aval, jusqu'au moment de l'écrivain et même encore pour l'avenir ; en amont, jusqu'aux premiers moments où se firent jour en France l'idée, la nécessité et la réalisation de l'égalité[7].

Il y a là une aporie, mais non pas exclusivement au sens de ces impasses logiques dans lesquelles la dialectique philosophique aime à enfermer l'adversaire — ou à s'enfermer elle-même. C'est un livre « écrit sous l'impression d'une sorte de terreur », pour décrire « un effrayant spectacle », pour soulever une question relative aux fins dernières de l'humanité et évoquer l'ensemble de sa destinée providentielle, bref pour essayer de penser l'un de ces problèmes que se donne la pensée du mythe puis, après elle et d'après elle, la poésie :

Où allons-nous donc ? Nul ne saurait le dire […]. Si de longues observations et des méditations amenaient les hommes de nos jours à reconnaître que le développement graduel et progressif de l'égalité est à la fois leur passé et l'avenir de leur histoire, cette seule découverte donnerait à ce développement le caractère sacré de la volonté du souverain maître. Vouloir arrêter la démocratie paraîtrait alors lutter contre Dieu même, et il ne resterait aux nations qu'à s'accommoder à l'état social que leur impose la Providence[8].

De la démocratie en Amérique, c'est, pour Tocqueville, non seulement son Esprit des lois mais aussi ses Paroles d'un croyant et son Génie du christianisme.

À chacun son paradoxe

La pensée de Lamennais et celle de Chateaubriand (parent de Tocqueville) tournent autour des paradoxes de la liberté, ce qui se comprend venant de visionnaires chrétiens affrontés aux contradictions qui surgissent entre les nécessités de la société et l'exigence de la parole évangélique : le premier rêve d'une théocratie démocratique, que le pape lui-même ne voulut pas accepter ; le second esquisse la poétique d'un âge nouveau, où les disciplines de la prose répercuteraient les merveilles de la libre invention divine. Quant à Hugo, il mêle puissamment les voix de la liberté et de la fraternité, l'exigence de la paix (gagnée à travers une dernière guerre, à livrer un jour au dernier empereur, allemand…) et les images d'une assomption commune du Bien et du Mal[9].

La hantise de Tocqueville, c'est l'égalité, que nul autre que lui ne s'aviserait de traiter comme une passion. Son paradoxe, c'est que la reconnaissance de ce principe et la plus puissante expression que le XIXe siècle en ait donnée au point qu'elle rebondisse jusqu'à nous, que cette pensée donc vienne justement d'un aristocrate authentique dont les quartiers de noblesse surclassaient sans contestation possible ceux d'un Barbey ou d'un Chateaubriand. Tous les commentateurs en sont frappés : « Ce qui étonne toujours, au premier regard, le lecteur de La Démocratie en Amérique, c'est qu'un aristocrate ait pu aborder l'étude de la démocratie dans un esprit aussi objectif[10] » ou encore, avec une pénétration remarquable :

Le paradoxe est que plus sa pensée est « simple », moins sa théorie est livresque, plus toutes deux sont directement nourries du vécu psychologique contemporain, et plus elles permettent de disjoindre le vécu de son concept. Tocqueville est passé du monde aristocratique au monde démocratique, et c'est même ce passage qui constitue le tissu, et l'angoisse, de sa vie. Ayant un pied dans chacun des deux mondes, il conçoit comme une évidence le fait que l'égalité n'est qu'un des modes de l'existence sociale. C'est avec l'archaïsme de sa position existentielle qu'il fabrique la modernité de son interrogation conceptuelle[11].

On ne saurait mieux dire. Cependant Tocqueville ne fait pas que constater « le fait que l'égalité est devenue la légitimité des sociétés modernes » (Furet, même page, quelques lignes plus haut), il le reconnaît, il y adhère et, pour ainsi dire, il l'adore en Dieu comme l'un de ces mystères douloureux de la foi que la religion chrétienne lui demande de méditer en vue de les tourner en œuvre de salut. Mais que l'on permette au « littéraire » d'ajouter ceci : reconnaître ce qui est en tant que cela est, adhérer à ce qui va contre la doxa dans laquelle on est né et même contre ce que l'on préférerait d'abord que cela soit, c'est précisément le propre de la littérature en général[12]. Pour Tocqueville en tout cas, c'est cette reconnaissance « qui constitue le tissu, et l'angoisse, de sa vie », et c'est en ce tissu et par cette angoisse qu'il en écrit ; c'est cela même qui le contraint au style et à la littérature. La force de sa position conceptuelle réside dans la puissance de développement et d'élucidation que réserve la représentation qu'il se fait du monde et de lui-même.

L'objectivité de Tocqueville n'est donc pas exactement ou pas seulement le trait d'une épistémologie comparatiste, ni même l'obligation déontologique de l'historien ou du politologue[13], c'est l'exigence de la liberté que cet aristocrate de naissance et d'appartenance continuée est à même d'opposer au danger de despotisme égalitaire qu'il décèle dans la démocratie, dans le temps même où il la reconnaît — et y adhère — comme mouvement irrésistible et dessein providentiel. Enfin c'est l'objectivité d'un écrivain lyrique dont l'invention poétique s'exerce, par décision et par abnégation, dans un esprit de fidélité à l'œuvre divin. Par là cet aristocrate ne prétend pas, comme Vigny, ajouter au cimier de ses ancêtres « une plume de fer qui n'est pas sans beauté », mais respecter précisément la plus ancienne des lois de l'ordre féodal : celle de la fides, qui lie cet ordre à celui de Dieu et ainsi à lui-même, en y obligeant chacun des siens. Chez lui, par un paradoxe second et intérieur au premier, le concept de l'égalité tire donc son objectivité et son autorité du niveau d'universalité humaine où l'écriture porte ce qui, sans elle, ne serait que l'obsession d'un gentilhomme normand tournant en rond dans sa gentilhommerie et dans le Conseil général de la Manche.

Sur le théâtre de la pensée

Quelles sont les décisions de ce poète de l'égalité, j'entends ces décisions venues de l'intime de son être et que l'écrivain prend dans l'exercice de son écriture ? Quels sont ces coups de force que l'imagination pratique en présence d'une énigme si solidement nouée ?

• Viser le cœur de l'énigme

D'abord, comme nous venons de le voir, il y a le choix du problème de l'égalité. Dans la devise de la République, le mot de la fraternité ne lui était pas vraiment étranger, car c'est aussi une valeur que l'aristocratie pratique sous la forme de l'idéologie familiale, certes en la référant à la paternité. Celui de la liberté non plus ne lui serait pas directement inaccessible, car la féodalité connaît, pratique et révère cette valeur sous le pluriel, il est vrai tout à fait spécifique, de ses libertés et franchises. Pour comprendre la liberté et la fraternité de la Révolution, il suffisait donc à Tocqueville de les retourner en ses propres valeurs, ou de retourner celles-ci[14]. Mais, dans la Révolution, l'idée de l'égalité est rigoureusement étrangère à un aristocrate. Donc c'est à elle justement que s'en va s'en prendre cette pensée généreuse et vraiment créatrice : là est l'invention qui lui ouvrira des espaces et des époques, c'est-à-dire des catégories sensibles sous lesquelles représenter et penser l'énigme centrale. Car, balayant des aspects aussi dramatiques et aussi prégnants que le martyre des nobles et la mise à mort d'un roi, l'appel d'air ainsi créé révèle à Tocqueville l'antériorité de l'événement :

En France, les rois se sont montrés les plus actifs et les plus constants des niveleurs. […] Lorsqu'on parcourt les pages de notre histoire, on ne rencontre pour ainsi dire pas de grands événements qui depuis sept cents ans n'aient tourné au profit de l'égalité (DA, Introd., I, p. 59 et 60)[15].

Pour écrire cette image-là des rois niveleurs, il faut une intelligence, un courage et une indépendance d'esprit singuliers ; mais aussi il faut être, par ses ancêtres directs, le contemporain non oublieux des premiers des rois de la France qui s'avisèrent de raccourcir des nobles.

• Contourner la Révolution française

Mais il y a aussi — et surtout — ce passage par l'Amérique, dont on ne saurait dire de manière simple et en toute certitude si ce fut la cause ou la conséquence du choix du problème de l'égalité[16]. Chateaubriand faisait le détour par les révolutions de l'Antiquité, y cherchant le secret de celle-ci, ou par le Moyen åge et ses images pour penser l'ordre esthétique, moral et politique d'une nouvelle chrétienté. En 1827,  le premier Hugo espérait d'abord exposer sur la scène le secret de 1793 en représentant la Révolution anglaise de 1688 : on connaît l'échec de Cromwell. Pièce non jouée et préface de grande fortune : pensée de l'Histoire renvoyée à l'unilatéralité de l'histoire et de la théorie des genres de la poésie.

Tocqueville, son contemporain, bien avant Hugo s'avise des États-Unis d'Amérique, c'est-à-dire du pays où la révolution égalitaire, constate-t-il, s'est engagée, déroulée et achevée sans violence et comme naturellement :

Il est un pays dans le monde où la grande révolution sociale dont je parle semble avoir à peu près atteint ses limites naturelles ; elle s'y est opérée d'une manière simple et facile, ou plutôt on peut dire que ce pays voit les résultats de la révolution démocratique qui s'opère parmi nous, sans avoir eu la révolution elle-même (DA, Introd., I, p. 68).

Ainsi donc l'émigration et la guillotine et la mort du roi, et les sursauts interminables de l'idée et du fait de la Révolution et, pourquoi pas ?, la Révolution française elle-même ne seraient pas le tout de la révolution égalitaire ! Soit l'Amérique lui a suggéré le problème — le mystère — de l'égalité, soit le choix de l'égalité l'a conduit en Amérique, à peu près à l'âge où le le héros de la première Éducation sentimentale s'embarque au Havre et où celui de la seconde remonte la Seine pour s'en retourner à Nogent. Quoi qu'il en soit, là où l'effort de l'imagination poétique consiste souvent à concentrer les feux et à vaincre sur le plus petit objectif qui soit définissable à un instant donné (chez Ponge ou Mallarmé par exemple, ou La Rochefoucauld), celui de Tocqueville l'a conduit à agrandir le champ de son écriture, espace et temps, en l'ouvrant simultanément au Nouveau Monde et à sept siècles de l'histoire de France.

Toujours est-il que, quinze ans après sa Démocratie en Amérique, Tocqueville peut considérer que, pendant les soixante années qui s'étendent de 1788 à 1848, l'Amérique a encore fait du chemin pendant que la France et l'Europe s'obsédaient de troubles :

Depuis soixante ans, le principe de la souveraineté du peuple que nous avons intronisé hier parmi nous règne là sans partage. Il y est mis en pratique de la manière la plus directe, la plus illimitée, la plus absolue. Depuis soixante ans, le peuple qui en a fait la source commune de toutes ses lois, grandit sans cesse en population, en territoire, en richesse, et, remarquez-le bien, il se trouve avoir été, durant cette période, non seulement le plus prospère, mais le plus stable de tous les peuples de la terre (DA, Avert., I, p. 54).

• Renverser la perspective naturelle

On pouvait s'attendre à un écrivain réactionnaire, dans des années qui n'en manquent pas. Or, dans Tocqueville, la référence au passé de la France n'implique vraiment aucune fixation nostalgique, et par exemple aucune exaltation d'une époque supposée de la nation franque antérieure aux rois niveleurs. C'est que cette référence à l'ancien, comme le confirmera L'Ancien régime et la Révolution, est le chemin d'une réflexion qui porte sur le présent et sur l'avenir[17]. Au meilleur sens du terme, c'est-à-dire au sens de la responsabilité, La Démocratie en Amérique est un livre politique. Il appelle les dirigeants de la démocratie aux vertus propres à ce régime et à cette époque ; il spécifie fortement la vertu de Montesquieu :

Instruire la démocratie, ranimer s'il se peut ses croyances, purifier ses mœurs, régler ses mouvements, substituer peu à peu la science des affaires à son inexpérience, la connaissance de ses vrais intérêts à ses aveugles instincts ; adapter son gouvernement aux temps et aux lieux ; le modifier suivant les circonstances et les hommes : tel est le premier des devoirs posé de nos jours à ceux qui dirigent la société.

Il faut une science politique nouvelle à un monde tout nouveau (DA I, pp. 61-62).

C'est le sens de l'impartialité dont il se réclame :

Ce livre ne se met précisément à la suite de personne ; en l'écrivant, je n'ai entendu servir ni combattre aucun parti ; j'ai entrepris de voir, non pas autrement, mais plus loin que les partis ; et tandis qu'ils s'occupent du lendemain, j'ai voulu songer à l'avenir (id., p. 71).

Une figure dominante dans la poétique de Tocqueville : celle du paradoxe

• Quelques paradoxes tocquevilliens

Le point de vue, d'abord étrange, mais nécessaire et assumé, que Tocqueville se donne sur le régime de l'égalité revient à définir la démocratie par l'aristocratie, par différence. Ainsi, découlant de ce premier paradoxe, sa représentation de l'homo democraticus sera-t-elle tout entière constituée en creux par rapport à celle de l'homme féodal[18] : celui-là sera indépendant et séparé parce que celui-ci vivait selon des dépendances multiples, constituantes et stables, positivement définissables (de fortunes, de métiers, de conditions, de traits personnels…) ; il sera un individu parce que l'autre (exactement : son Autre !) était une personne[19] ; il entretiendra avec ses semblables (ses homologues et équivalents) et avec le pouvoir des relations simples et indifférenciées parce que son Autre entretenait des références multiples et raffinées (dans l'aristocratie, aucun homme n'a de semblable…), et cela fait que ses idées aussi seront simples et ses passions réduites à une seule, celle de l'égalité[20] ; son gouvernement ignorant les pouvoirs intermédiaires et formé selon ces idées simples, se réduira à la conception simple d'un « pouvoir unique et central » (DA II, pp. 355 et 364). Son temps lui-même sera celui du présent de ses intérêts immédiats, parce que le temps de l'Autre était celui des longues durées et, pour ainsi dire, de l'éternité (id., pp. 125-127). L'homme de l'ère démocratique est effectivement un schème (homo democraticus), un type idéal comme ceux que construira un jour Max Weber : il revêt une réalité conceptuelle, parce que son Autre appartenait aux êtres de plein exercice et de pleine existence[21]. (Le paradoxe accuse les contrastes, dénude les équivoques, dissipe les ambiguïtés. Avec lui on voit travailler les arêtes dures de la pensée.)

Cependant les deux descriptions sont tellement dialectisées que l'on en vient à se demander lequel des deux ordres décrit négativement l'autre, et si la connaissance du monde aristocratique ne profite pas de l'obsession qui assaille Tocqueville en présence du monde démocratique et de son « homme sans qualités ». Comme si le monde féodal, au moment justement de sa disparition définitive, avait produit en l'un de ses fils l'un de ses meilleurs connaisseurs.

• Paradoxes en chaînes

La logique du livre consiste donc moins dans la solidité intrinsèque du discours et dans des suites de raisons que dans ce que j'appellerais des chaînes de paradoxes. Ainsi, parce que l'image de l'égalité civile est construite sur l'opposition avec l'ordre aristocratique et n'évoque pas les inégalités non essentielles de fortunes, conditions, talents, etc.[22], elle conduit à énoncer l'autonomie du politique dans les sociétés démocratiques. Mais voilà que, par un renversement, cet état social, le plus propre à la spécification de la sphère politique, se trouve être un état totalitaire et tyrannique. En effet, si le pouvoir est central et unique (sur le modèle conceptuel et sur l'image sensible du cercle), il s'applique directement, indistinctement et uniformément à chaque individu. En l'absence de tout autre lien (toujours cette définition négative de la démocratie), l'État, cet « être immense », devient le seul lien constituant de la société des individus. Il en résulte une confusion entre le gouvernement comme organe de direction politique, l'administration comme organes de régulation et de fonctionnement de la société, la société comme le corps que forment ensemble les individus, l'État comme l'entité politique en tant que telle. Ainsi, parce que la société féodale était une totalité complexe, vivante et riche de sens et articulait entre elles des libertés, voilà que la société égalitaire devient (pourrait devenir) totalitaire : riche de biens et pauvre de sens[23].

Ainsi la chaîne des paradoxes procède-t-elle par sauts et ruptures entre des énoncés qui fonctionnent chacun déjà comme un paradoxe. Ces ruptures étonnent, déconcertent, frappent : le paradoxisme est une écriture critique, une écriture de combat, formée à l'escrime dans la société militaire aristocratique : il s'agit de toucher juste et de retourner contre lui-même la force de l'adversaire. Mais quel est donc cet adversaire ?

• Le paradoxe comme figure principale de la poétique dans Tocqueville

De manière générale, la nature du paradoxe réside dans la nécessité de contrebattre la doxa. Ici, il s'agit de soustraire le problème de l'égalité à la pensée commune, ou plutôt de penser un problème qui ne peut l'être par quelque membre que ce soit de la société égalitaire elle-même. Car, n'ayant que des idées simples, au sens qui a été dit plus haut, et aucun recul, aucune supériorité, aucun d'entre ses membres ne saurait par lui-même — et encore moins la collectivité — s'envisager et prendre quelque notion d'ensemble de cet état social et politique[24]. De même que le politique, malgré les apparences, ne saurait revêtir une autonomie dans la démocratie, de même le philosophique : aucun individu, partant de son point de vue, ne saurait prendre une position de pensée sur le système — ni a fortiori créer un style.

D'autre part et par conséquent, l'écriture de Tocqueville se caractérise par le principe aristocratique de la distinction : il s'agit de cristalliser en formules denses et brillantes les relations abstraites qui forment la société démocratique, de réaliser ainsi à l'esprit les limites idéales qui séparent les deux grands états de la société humaine, aristocratique et démocratique, de découvrir un secret dans l'Histoire du monde (son Secret même) et, pour ainsi dire, l'envers de l'histoire contemporaine.

Enfin son principe réside dans la passion de la vérité, entendue comme « amour ardent, orgueilleux et désintéressé du vrai, qui conduit les hommes jusqu'aux sources abstraites de la vérité pour y puiser les idées mères » et comme opposée au « goût égoïste, mercantile et industriel pour les découvertes de l'esprit[25] » qui règne dans les âges démocratiques. Ici la vérité trouve sa marque et sa preuve dans la surprise qu'elle apporte avec elle. Tocqueville nous rappelle ainsi que la vérité, comme telle, vient à nous dans sa fraîcheur et sa nouveauté, naissante, et il est vrai que ses lecteurs, plus d'un siècle après, la ressentent ainsi : elle nous surprend, elle nous apprend encore quelque chose sur nous-mêmes, elle revêt un style reconnaissable entre tous, que d'aucuns pourtant trouvent gris et triste, celui d'Alexis de Tocqueville. (Sur sa conception de la vérité, voir l'étude de texte ci-jointe sur les arêtes vives de la pensée).

Penser par formules et métaphores

Venons-en au paragraphe et à la phrase de Tocqueville, qui représentent des unités significatives de son style.

• La métaphore organique

Les entités sociales sont des corps. C'est la métaphore mère d'innombrables métaphores.

Corps en travail et au travail :

Ce sont les classes inférieures d'Angleterre qui travaillent de toutes leurs forces à détruire l'indépendance locale et à transporter l'administration de tous les points de la circonférence au centre […]. Le pouvoir social doit être plus fort et l'individu plus faible, chez un peuple démocratique qui est arrivé à l'égalité par un long et pénible travail social […] (DA II, p. 365).

Corps monstrueux que construisent certaines hypothèses, par lui ainsi dénoncées comme contre nature :

Une constitution qui serait républicaine par la tête, et ultra-monarchique dans toutes les autres parties, m'a toujours semblé un monstre éphémère (id., p. 388).

Corps souffrants, maladies chroniques et débilitantes :

La sujétion dans les petites affaires se manifeste tous les jours et se fait sentir indistinctement à tous les citoyens. Elle ne les désespère point ; mais elle les contrarie sans cesse et elle les porte à renoncer à l'usage de leur volonté. Elle éteint peu à peu leur esprit et énerve leur âme […] (id., p. 387).

Physiologies et mécanismes : reviennent sans cesse les termes et les images des instincts et habitudes, des tempéraments, des liaisons, des tendances, des penchants et des passions, des aptitudes et des goûts[26] ; de la pesanteur, des entraînements et de la pente à descendre ou à remonter[27] ; des élévations et des abaissements, des vacillations entre deux états ou formes de gouvernements ; de l'âge des sociétés… Insistons : certaines de ces images peuvent nous paraître usées et absorbées depuis longtemps dans la langue commune mais, dans l'écriture de Tocqueville, elles sont consubstantielles à la pensée d'un écrivain qui voit les sociétés en termes d'organismes, et qui rajeunit par là, à chaque instant, ces métaphores qui portent aussi avec elles l'histoire de la langue française.

• L'écriture de la formule

La formule, c'est la phrase, c'est-à-dire l'unité de mouvement — de souffle, de durée —, la cellule vivante dans laquelle se déploie la pensée de Tocqueville.

« Tous conçoivent le gouvernement sous l'image d'un pouvoir unique, simple, providentiel et créateur » (DA II, p. 358). La formule est synthétique et brillante, mais elle ne se referme pas sur elle-même : le verbe de « conçoivent » s'explicite dans le nom de « l'image », car les hommes de nos jours ne peuvent former de concepts que sous les traits de représentations sensibles ; les quatre adjectifs avancent deux par deux, en se spécifiant (l'unicité comme simplicité et l'idée de la providence par celle de la création, continuée) ; mais, par quatre, ils signifient une allusion à Dieu, à un Dieu défini par son pouvoir aux quatre attributs, à un Dieu lui aussi fonctionnel, image synthétique qui fait office d'un concept, celui que se formerait la masse de ces hommes si elle pouvait s'élever jusqu'à l'abstraction théologique et philosophique. Renvoyant à toute l'analyse du chapitre qu'elle clôt presque et à d'autres formules comme celle de l'État entendu comme « être immense », elle cristallise la religion de l'âge démocratique, c'est-à-dire, sous un aspect donné, l'essence de cet âge tout entier.

« À mesure que, les conditions devenant plus égales, chaque homme en particulier devient plus semblable à tous les autres, plus faible et plus petit, on s'habitue à ne plus envisager les citoyens pour ne considérer que le peuple ; on oublie les individus pour ne songer qu'à l'espèce » (DA II, p. 41). Introduire des mesures et des progressions dans ce qui, comme concept, ne devrait pas en avoir (peut-on être plus ou moins égal, plus ou moins semblable ?), trouver la clé de ces transitions dans l'habitude qui use les conceptions comme les convictions et donner au verbe oublier le sens progressif qui est dans sa sémantique mais pas dans son présent de l'indicatif, diminuer à mesure l'individu (« plus semblable […], plus faible et plus petit »), proportionner les changements dans la société (les citoyens/le peuple) et jusque dans l'être de l'homme (les individus/l'espèce) à la progression de l'égalité, tel est le travail stylistique de la pensée dans cette phrase de Tocqueville.

« Ainsi, non seulement la démocratie fait oublier à chaque homme ses aïeux, mais elle lui cache ses descendants et le sépare de ses contemporains ; elle le ramène sans cesse vers lui seul et le menace de le renfermer enfin tout entier dans la solitude de son propre cœur » (DA II, p. 127). Le phrasé d'une formule. On progresse vers une cadence finale apprise dans Pascal ou dans Chateaubriand à travers des jeux d'oppositions lus dans Tacite, car c'est au style et à la grammaire des temps passés qu'il appartient de développer un fait absolument nouveau[28] : la considération que l'on doit attacher désormais à « chaque homme », le genre de durée à lui dévolu dans le temps de l'humanité (celle de sa seule vie), le genre d'espace à lui imparti (celui seulement qu'il remplit de lui-même), le sort qui lui est promis : l'emprisonnement au secret de soi-même, selon une perpétuité qui n'évoque pas même le terme de la mort[29].

« Ayons donc de l'avenir cette crainte salutaire qui fait veiller et combattre, et non cette sorte de terreur molle et oisive qui abat les cœurs et les énerve » (DA II, p. 397). C'est la dernière phrase du livre, écrite comme pour nous. Reprenant allusivement l'expression ancienne de la théologie morale (celle de la crainte de Dieu), l'expression « cette crainte salutaire » s'explicite en une opposition à deux termes, mais trois fois répétée, en des positions syntaxiques variées. La phrase se descend d'abord selon l'ordre de la lecture, puis elle se remonte à mesure par la pensée, dans la mémoire qu'on en a dès que lue : c'est le temps de la méditation, qui reflue aussi sur le livre entier. Car Tocqueville en a d'abord à ce qu'il voit sous ses yeux avec tristesse : la perte de l'influx nerveux et de l'énergie vitale, qui vient d'un coup porté en chaque homme au principe de la vie, d'un abattement en lui qui invite à diagnostiquer et à analyser le paradoxe de « cette sorte de terreur molle et oisive », et enfin à imaginer le genre de crainte à opposer à cette terreur. « Veiller et combattre » : Veiller à se calmer, étudier, réfléchir, penser (paisiblement…), mais de cette veille sous la lampe que le « et », activement comme dans Flaubert, tourne tout à coup en veillée d'armes. Nous, lisant Tocqueville en notre temps, trop souvent tétanisés mollement et en vain par l'avenir, et venant à envisager par cette phrase que nous aurons peut-être à combattre : quel étonnement !

La formule, le paradoxe et les images, trois traits de style souvent joints dans la même phrase, sont la contrepartie des immensités de temps et d'espace dans lesquelles la raison tocquevillienne risquerait de se perdre. Réciproquement ces traits du ponctuel signifient la cohérence et la force de la pensée mère et, à leur manière de maximes, suggèrent son extension.

Une lecture critique des écrits de Tocqueville : celle de Claude Lefort

Il n'est pas de pensée forte qui, se constituant en s'écrivant, ne prenne le risque de l'échec, cela parce que l'écriture relève d'actions dont le succès, comme de toute action, n'est jamais garanti d'avance. Cela est particulièrement vrai de celles qui procèdent de l'ironie (ce qui n'est pas le cas de celle de Tocqueville, encore que…) ou du paradoxe, de la formule et de l'image (c'est son cas), car ces pensées, chacune à sa manière, se mettent dans le cas de l'ambiguïté. Tocqueville ne pratique pas le paradoxe, la formule et l'image par plaisir, ni pour briller, mais, comme on l'a vu, par l'obligation de sa situation et de son projet. Par là, il s'expose constamment au malentendu et à la contradiction, et tout simplement à l'échec. (Ainsi, dans le paradoxe, il y a une considération réelle à l'égard de cette doxa contre laquelle on va pourtant. L'ambiguïté du paradoxe tient en effet à ceci : la vérité de telle situation, de telle idée, de telle pensée surgit de l'attention que l'on accorde, comme principe possiblement fécond, à la banalité de la pensée commune. Autrement dit : il n'est pas d'idée plate qui, retournée, ne prenne du relief et n'aille à la vérité. Flaubert savait cela, lui qui se laissait fasciner par les idées reçues et par la bêtise.)

Claude Lefort l'a bien vu, et rattachant ce problème à la liberté d'écriture de Tocqueville, il l'a analysé de manière excellente[30]. Son propos s'attache à l'expression de la complexité dans Tocqueville et il montre aisément en quoi celui-ci se tient à tel moment dans l'ambiguïté, rompt telle symétrie qu'il avait établie, entre même dans certaines contradictions. C'est que, explique Lefort, Tocqueville explore un organisme :

L'art d'écrire de Tocqueville me paraît, en effet, au service d'une exploration de la démocratie qui est simultanément une exploration de la « chair du social ». J'avance ce dernier terme — que j'emprunte à Maurice Merleau-Ponty — pour désigner un milieu différencié, se développant à l'épreuve de sa division interne, et sensible à lui-même en toutes ses parties. Tocqueville se laisse guider par l'exigence de son investigation. Il explore le tissu social dans son détail, sans craindre de lui découvrir des propriétés contraires. J'oserais dire qu'il pratique des « coupes » dans ce tissu et recherche en chacune de ses parties les potentialités qu'elle recèle — cela en sachant que, dans la réalité, tout se tient (C. Lefort, op. cit., p. 71).

Tout est là, dans cette image de l'anatomiste. La complexité du vivant relève d'un art, c'est-à-dire d'un coup d'œil synthétique et d'une pratique de la main acquise avec le temps et l'usage, rompue aux exigences non catalogables de son objet, habile à se frayer des passages imprévus dans l'entrelacs et dans la logique a priori inconnue d'une totalité — et non pas d'une science méthodique, ni d'une théorie réglée, ni d'une philosophie dogmatique[31]. Par exemple, écrit Lefort, du fait que « les individus sont devenus semblables en raison de leur égalité », ne pas « conclure platement que chacun forme spontanément la même opinion que ses voisins » (ibid., p. 66).

L'art dont parle Lefort, c'est un art d'écrire. Car le contraire de la platitude, c'est un style, c'est-à-dire un effort personnel de l'écrivain sur lui-même qui aille au rebours des entraînements et des paresses et au contraire du prévisible, pour mimer les surprises de la recherche telles qu'elles se proposent au chercheur. Para tèn doxan, l'art de l'écrivain va contre ce que chacun et lui-même attendaient.

D'où les images dans Tocqueville. Comme on l'a suggéré plus haut, pratiquer la pensée par images, c'est essayer des équivalences mobiles et jouer sur elles, des récurrences produites d'un point à un autre de la réalité physique, psychique, morale, des entrées inédites dans le corps de la société ; c'est se donner des références et garanties situées dans le réel notamment physique, c'est-à-dire dans d'autres totalités que celle que l'on parcourt ; c'est aussi consentir à se laisser guider par les dynamiques de la langue et certains schèmes de pensée qu'elle propose.

Mais, à un deuxième degré, le commentateur de Tocqueville, à son tour, doit pratiquer les images. Par exemple celle des divers parcours possibles :

Il y a sans doute quelque chose de schématique dans l'argument que je propose, mais je me risquerai à dire que Tocqueville décrit deux parcours qui débouchent chacun sur la même alternative : liberté ou servitude. Suivant le premier parcours, il est guidé par l'image de l'indépendance et de l'isolement ; suivant le second, par l'image de la similitude et de l'événement (ibid., pp. 63-64).

Notons aussi l'usage décisif qu'il fait, comme on a vu, de l'image de la « chair du social », empruntée à Merleau-Ponty. Ainsi le style de Tocqueville doit-il à son tour susciter, de la part de qui veut en écrire, un effort de style : le mouvement de la pensée tocquevillienne se transpose et se redouble, mais autrement, dans celui de Lefort.

 

Cependant la leçon de Claude Lefort va bien au-delà du cas de Tocqueville. Car il considère les grands penseurs de la politique comme des écrivains :

L'œuvre de Machiavel et celle de Marx, par exemple, je ne les ai pas analysées pour en extraire un système de pensée — ou selon la formule d'un historien de la philosophie pour mettre en évidence un « ordre des raisons » — encore moins pour les prendre au piège de leurs contradictions. Une telle disposition m'aurait, dans l'un et l'autre cas, induit à me désintéresser de l'écriture de l'œuvre, pour reconstruire un hypothétique corps d'énoncés. Je me suis au contraire toujours efforcé de restituer à la fois ce qu'il y a de délibéré, de concerté, dans la pensée de l'écrivain et ce qui s'avère immaîtrisable, pour lui-même, ce qui l'emporte ou le déporte constamment hors des « positions » qu'il a rejointes ; bref ce qui fait les aventures de la pensée dans l'écriture, à quoi il consent ; ce qui le met en demeure de se perdre de vue, pour se vouloir à l'œuvre. Or ce sont ces aventures, ces épreuves qui, en me liant le plus étroitement avec une écriture, se faisaient pour moi signe du lieu, du temps où l'œuvre se formait, d'une expérience du monde d'où elle s'extrayait et qui la suscitait (chap. « Philosophe ? », ibid., p. 348)[32].

Venant d'un sociologue formé dans la philosophie, cette déclaration devrait s'imposer à tous les littéraires. Car, dans Tocqueville certes ou dans Marx, mais aussi bien dans Flaubert ou dans Rimbaud, la force et la beauté d'une œuvre se mesurent aux problèmes qu'elle s'est donnés et qu'elle ne peut pas résoudre. L'aporie est le régime naturel des grands textes.

Pierre Campion



[1] Pour situer la difficulté et encourager ceux qui veulent vraiment lire Tocqueville, je ne saurais mieux faire que reproduire ici ce passage admirable de Claude Lefort, après qu'il a évoqué la fin du chap. xvii de la deuxième partie de La Démocratie en Amérique (GF, p. 96) : « Assurément ces lignes surprendraient un étudiant qui ne connaîtrait notre auteur que par les politologues et les sociologues. Mais cet étudiant, s'il voulait bien lire son œuvre (et la lire lentement) en oubliant le portrait si bien mesuré, ou étriqué, qu'ont composé ces derniers, combien de fois ne serait-il pas déconcerté » Claude Lefort, « Tocqueville : démocratie et art d'écrire », dans Écrire. À l'épreuve du politique, Calmann-Lévy, 1992, p. 55. S'il est une étude sur Tocqueville à recommander à des étudiants de lettres, c'est bien celle-là. Je reviendrai plus bas sur ce texte et sur la lecture que Claude Lefort y fait de La Démocratie en Amérique.

[2] Tocqueville, De la démocratie en Amérique, éd. Garnier-Flammarion, tome I, « Introduction », p. 71. Sauf exception, je citerai le texte sous les lettres DA et en renvoyant à cette édition.

[3] Dans L'Éducation sentimentale, Flaubert montre les craintes puis les indignations, puis le soulagement des bourgeois en 1848 : la Révolution va revenir, elle revient, elle est là, elle est vaincue. Dans l'esprit de la formule célèbre de Marx, il décrit les journées de février et de juin 48 comme la reprise de la grande Révolution sous forme de farce.

[4] Tocqueville, Lettres choisies. Souvenirs, éd. dir. par F. Mélonio et L. Guellec, Gallimard, coll. Quarto, 2003, p. 801.

[5] De la démocratie en Amérique, « Avertissement de la douzième édition », DA I, p. 53.

[6] De la démocratie en Amérique, « Introduction », DA I., p. 61.

[7] On sait que François Furet, le talentueux préfacier de Tocqueville, a publié en 1978 son grand livre Penser la Révolution française, qui, dans sa pensée, proclamait la fin de la Révolution française.

[8] DA, « Introduction », I, p. 61.

[9] Sur Hugo, voir sur ce site deux études : Quatrevingt-treize : des nœuds sans dénouement et Hugo. Discours de guerre, discours de paix. Cf. aussi ces formules de Chateaubriand : « Renfermons-nous dans cet axiome : il n'y a point de véritable religion sans liberté, ni de véritable liberté sans religion » (Préface de 1826 à son Essai sur les révolutions, éd. de la Pléiade, p. 28) et de Hugo, parlant du christianisme : « une religion d'égalité, de liberté, de charité » (Préface de Cromwell, 1827, éd. GF, p. 67). La devise du journal de Lamennais, L'Avenir, était « Dieu et la liberté ».

[10] Jean-Claude Lamberti, dans l'Introduction à son édition : Tocqueville, Œuvres, II, Gallimard, Bibl. de la Pléiade, 1992, p. ix.

[11] François Furet, dans sa Préface, DA I, p. 41.

[12] Sur cette position de principe, je me permets de renvoyer à mon livre La Réalité du réel. Essai sur les raisons de la littérature, Presses Universitaires de Rennes, 2003.

[13] Dans l'Avertissement du volume II, Tocqueville se réclamera de « l'impartialité » à l'égard « des opinions contradictoires qui nous divisent » DA II, p. 6. L'impartialité de sa position politique ne doit pas à l'objectivité de la science mais au niveau où la porte l'élévation de son point de vue. Cf. cette déclaration : « On veut absolument faire de moi un homme de parti et je ne le suis point ; on me donne des passions et je n'ai que des opinions, ou plutôt je n'ai qu'une passion, l'amour de la liberté et de la dignité humaine » (lettre à Henry Reeve, 22 mars 1837, Lettres choisies. Souvenirs, op. cit., p. 377).

[14] Ce que Tocqueville reproche à la démocratie, c'est justement, si l'on n'y prend garde, d'aller à l'anéantissement de la fraternité et de la liberté par le développement de l'égalité.

[15] « Ce sont les rois absolus qui ont le plus travaillé à niveler les rangs parmi leurs sujets. Chez ces peuples, l'égalité a précédé la liberté ; l'égalité était donc un fait ancien, lorsque la liberté était une chose nouvelle […] » (DA II, p. 122).

[16] « Alors je reportai ma pensée vers notre hémisphère… » (DA I, p. 57). L'Introduction du livre suggère que l'Amérique fut première. Cependant, pourquoi être allé en Amérique ? En 1831, on ne s'embarque pas pour aller passer près d'une année aux États-unis simplement pour remplir une mission administrative. Sur ce point, J.-C. Lamberti, avec de bons motifs, conclut que « la raison dernière du voyage de Tocqueville en Amérique s'enracine dans l'intuition politique qu'il a formée dès sa jeunesse et élaborée ensuite tout au long de son voyage, ainsi que dans les années de préparation de son œuvre, qui ne s'achèvent qu'en 1840, avec la publication de la seconde moitié de La Démocratie en Amérique » (op. cit., p. xv). Voir aussi ce passage de la lettre à Camille d'Orglandes du 29 novembre 1834 : « Il y a bientôt dix ans que jai conçu la plupart des idées [de mon livre]. Comme elles ne m'étaient pas agréables, je les ai retournées de tous les côtés avant de les admettre. Je n'ai été en Amérique que pour éclaircir mes doutes. Le système pénitentiaire était un prétexte ; je l'ai pris comme un passeport » Lettres choisies. Souvenirs, op. cit., p. 311.

[17] Chez lui, le comparatisme ne vire ni à la louange du temps passé ni au relativisme.

[18] Pensons au Rousseau du Discours sur l'inégalité, dans lequel inversement l'homme selon la nature est déduit en creux et en bien de l'homme dégradé tel qu'il vit dans la société actuelle. D'autre part, la démarche comparatiste de Tocqueville est perçue par lui comme un trait de l'esprit humain : « Car c'est une des infirmités singulières de notre esprit de ne pouvoir juger des objets, les vît-il clairement et en plein soleil, s'il ne place un autre objet à côté » (Lettre du 30 juillet 1854 à Pierre Freslon, Lettres choisies, op. cit., p. 1107).

[19] Sur le mot et la notion d'individualisme, voir DA II, deuxième partie, chapitres ii à iv, pp. 125 et suiv.

[20] L'« idéologie » et la « psychologie » de l'homme démocratique sont étudiées essentiellement aux chap. ii et iii de la quatrième partie, pp. 355-362. Tocqueville est l'un des premiers à montrer l'existence et la fonction politique et sociale de l'idéologie définie comme la sphère des représentations collectives que l'homme se fait de lui-même, du monde et de ses rapports au monde. L'écrivain croit à la réalité propre et effective des images.

[21] DA II, p. 24 : « Dans les siècles d'égalité, tous les hommes sont indépendants les uns des autres, isolés et faibles. » Cela en vertu de l'idée selon laquelle, dans les siècles de l'aristocratie, tous les hommes appartiennent à un ordre organique qui les rend consistants et forts.

[22] Sur ce point, voir notamment en DA II, pp. 221 et suiv. le chapitre v de la troisième partie : « Comment la démocratie modifie les rapports du serviteur et du maître ».

[23] DA II, quatrième partie, chap. vi et vii, pp. 383-397 : « Quelles espèce de despotisme les nations démocratiques ont à craindre ».

[24] « Les hommes qui habitent les pays démocratiques n'ayant ni supérieurs, ni inférieurs, ni associés habituels et nécessaires, se replient volontiers sur eux-mêmes et se considèrent isolément » DA II, p. 359.

[25] DA II, p. 56. Voir sur cette page l'étude littéraire ci-jointe.

[26] Le titre du chap. ix de la première partie, p. 47 : « Comment l'exemple des Américains ne prouve point qu'un peuple démocratique ne saurait avoir de l'aptitude ou du goût pour les sciences, la littérature et les arts ». Et celui du chap. xix de la deuxième partie, p. 193 : « Ce qui fait pencher presque tous les Américains vers les professions industrielles ».

[27] Le titre du chap. vii de la première partie, p. 41 : « Ce qui fait pencher l'esprit des peuples démocratiques vers le panthéisme ».

[28] Rimbaud, à la recherche frénétique de cadences inouïes, écrit bien son « Génie » des Illuminations dans celles de l'Évangile de saint Jean.

[29] Cela n'empêche pas Tocqueville, par l'une de ces contradictions auxquelles il se livre volontiers, de penser et d'écrire que « l'idée du progrès et de la perfectibilté de l'espèce humaine [est] propre aux âges démocratiques » et que « la démocratie, qui ferme le passé à la poésie, lui ouvre l'avenir » (DA II, p. 94). Sur ces contradictions, voir plus bas le développement de l'idée de Claude Lefort.

[30] Claude Lefort, op. cit.

[31] Tocqueville : « Je voudrais donc qu'on me fît la grâce de me lire dans le même esprit qui a présidé à mon travail, et qu'on jugeât ce livre par l'impression générale qu'il laisse, comme je me suis décidé moi-même, non par telle raison, mais par la masse des raisons » DA I, p. 71, passage cité plus haut. Pour Tocqueville, les raisons se donnent « en masse », s'analysent puis se lisent comme telles, selon l'impression globale que produit cette analyse. C'est pourquoi, à la fin du livre et au moment de prendre une « vue générale du sujet », il écrit : « Je sens ma vue qui se trouble et ma raison qui chancelle » (DA II, p. 399).

[32] Cette citation m'est venue d'abord par le bel article de Laurence Guellec : « La Complication : Lefort lecteur de Tocqueville », dans la revue Raisons politiques, n° 1, Le moment tocquevillien, février 2001, pp. 141-153. On trouvera sur ce site une note sur cet article.
Sur Claude Lefort, et dans la même rubrique des Figures, on peut lire sur ce site un texte sur Claude Lefort ou l'énigme de l'œuvre.



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