Laurence Guellec : « La complication : Lefort lecteur de Tocqueville » dans la revue Raisons politiques, Presses de la Fondation nationale des Sciences politiques, nouvelle série, numéro 1, février 2001, pp. 141-153. Note de lecture mise en ligne le 6 avril 2001 et complétée le 5 décembre 2004. © : Pierre Campion.
LA COMPLICATION Claude Lefort lecteur de Tocqueville
Dans cet article remarquable, qui donne envie de se reporter à ses autres travaux, Laurence Guellec indique comment, à l'instar de Claude Lefort, il convient de lire Tocqueville : comme un écrivain. Refusant les contextualisations abusives et les interprétations réductrices qui le tirent toujours de quelque côté tout en paraissant le sauver (Tocqueville et Marx, Tocqueville comme prophète du libéralisme actuel, Tocqueville comme Cassandre du « despotisme » démocratique
) et le considérant par le côté de ses apories, elle montre comment l'auteur de La Démocratie en Amérique et des Souvenirs expose sa pensée aux risques de la contradiction. En arrachant la pensée de Tocqueville aux simplismes des systématisations, le travail sur l'écriture tocquevillienne renvoie cette pensée à elle-même, c'est-à-dire aux figures poétiques de ses propres impossibilités : le paradoxe, l'humour, l'ironie.
Si l'on s'écoutait, on suggérerait à Laurence Guellec d'aller à une poétique complète de l'écriture de Tocqueville et, par exemple, à l'étude des ses images (mais peut-être le fait-elle par ailleurs*). Cela pour remplir entièrement l'intention de la belle citation qu'elle emprunte à Claude Lefort : « Je me suis [
] toujours efforcé de restituer à la fois ce qu'il y a de délibéré, de concerté, dans la pensée de l'écrivain et ce qui s'avère non maîtrisable pour lui-même, ce qui l'emporte ou le déporte constamment hors des "positions" qu'il a rejointes ; bref, ce qui fait les aventures de la pensée dans l'écriture, à quoi il consent ; ce qui le met en demeure de se perdre de vue, pour se vouloir à l'uvre. »
Car ce qui vaut pour Rousseau et pour Rimbaud vaut aussi pour Tocqueville : on a toujours intérêt à présupposer les échecs dans lesquels la pensée se met elle-même et à lire sa force dans les figures qui certes les résout, mais de la seule façon qui convienne à leur complexité et à leur vraie nature : en les conservant tout vifs.
Pierre Campion
* Ce livre est désormais publié : Laurence Guellec, Tocqueville et les langages de la démocratie, Honoré Champion, coll. Romantisme et modernités, sept. 2004. Il traite Tocqueville comme un écrivain et il montre comment cet écrivain pense la démocratie : comment il la peint, comment sa phrase et ses figures ont à voir avec son enquête, comment il construit ses paradoxes et l'ironie de sa position. Comment parler à tous du régime sous lequel chacun vivra désormais ? Telle est bien la question que Tocqueville se donne et qu'il désespère de résoudre vraiment. Le livre de Laurence Guellec prouve, par ses apports et par sa démarche, que l'approche de Tocqueville par le côté de la littérature procure des analyses que les politologues, les sociologues et les historiens devront désormais retenir. (Note du 5 décembre 2004.)
Voir sur ce site une étude de P. Campion sur Tocqueville écrivain (mise en ligne : juin 2004).
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