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En lisant la correspondance de Tocqueville. Citations de lettres de Tocqueville ayant trait à La Démocratie en Amérique. Mis en ligne le 19 juillet 2004. © : Pierre Campion. En lisant la correspondance de Tocqueville
Même réduite à un seul volume[1], la correspondance de Tocqueville est d'une variété et d'un intérêt très grands. De 1827 à 1859, on y voit passer la vie familiale de Tocqueville, les amitiés de toute une vie, les rencontres, les déplacements et les voyages, les débats (avec Gobineau par exemple, dont il rejette les thèses raciales), les lectures (Platon, Plutarque, Machiavel, Pascal…), les campagnes électorales. Pour son œuvre, on le voit consulter ses amis et relations, leur demander des recherches et des conseils. Il suit toujours de très près la vie politique de l'Europe et de l'Amérique ; il voyage en Angleterre et en Allemagne, en Algérie et, à travers sa correspondance avec Gobineau, son intérêt s'élargit jusqu'à la Perse et à l'ensemble du monde musulman. Presque toujours dans l'opposition, il y joue un rôle important en France, de parlementaire et de ministre (en juin 1848). Toujours très au courant de la vie intellectuelle, il répond à de nombreux correspondants. Constamment passionné de liberté depuis le début jusqu'aux lettres de la fin, qui, telle celle du 7 janvier 1856 à Sophie Swetchine (pp. 1143-1145), le montrent très sévère à l'égard de la génération du Second Empire. J'ai retenu ici quelques passages qui peuvent être utiles pour l'étude de De la démocratie en Amérique et qui n'avaient pas trouvé place dans l'étude principale[2]. En général, la lecture complète de la lettre citée est recommandée. Autoportrait de TocquevilleJe ne serai jamais heureux, Marie, cela est certain. Rien n'est d'accord en moi. Avec des moyens bornés et incomplets j'ai des désirs immenses ; avec une santé délicate, un besoin inexprimable d'activité et d'émotion ; avec le goût du bien, des passions qui m'en écartent. Avec assez de raison pour voir ce qu'il faudrait désirer, assez de folie pour désirer le contraire ; je suis dans le milieu par mes forces et mon esprit, aux extrémités par mes passions et ma faiblesse (à Marie Mottley[3], 23 août 1834, p. 305). Une vocation d'écrivainLorsque j'ai commencé à écrire, je trouvais, il est vrai, dans ma famille immédiate, de grands encouragements. Mais je ne m'en sentais pas fort encouragé, parce que je supposais que leur amitié les aveuglait […]. Je ne m'enflais donc point du vent qui pouvait me venir de l'intérieur ; et à l'extérieur, j'étais exactement dans la position où tu es. Je passais pour un pauvre homme bizarre, qui, privé de carrière, écrivait pour tuer le temps, occupation estimable à tout prendre puisque enfin il vaut encore mieux faire un méchant ouvrage qu'aller voir les filles. C'est au milieu de ces difficultés que j'ai commencé ; je me rappelle très bien que cet état de choses m'attristait, me froissait, m'irritait, mais loin de m'abattre il me mettait le feu au derrière (à Louis de Kergorlay, 4 septembre 1837, pp. 387-388). Tocqueville et son livreTu me dis, mon cher ami, que j'ai tort de me montrer à découvert dès les premiers mots ; il y a beaucoup de vérité et de justesse dans cette observation. Je me suis déterminé à agir ainsi par ces motifs : dans le reste de l'ouvrage il m'eût été impossible de placer le corps d'idées qui forme l'introduction et cependant je ne voulais point qu'on ignorât le fond de ma pensée. J'aurais mieux aimé sans doute mettre ce morceau dans le courant du livre, mais j'ai préféré le placer au commencement que de ne le point placer du tout. Tu trouves encore que je ne mets pas assez d'art et de précautions en énonçant ma pensée : je crois que je n'aurais pu le faire sans me nuire ; le seul mérite de l'ouvrage est le sentiment vrai, profond qui l'a dicté. C'est là ce qui me faire pardonner des erreurs s'il s'en rencontre. Je craindrais de perdre cet avantage en voilant ma pensée avec une adresse plus ou moins visible ; de plus il m'eût été très difficile de le faire : s'il m'est très aisé de ma taire entièrement, comme je te le disais plus haut, une fois que je parle je ne trouve plus de termes assez clairs dans la langue la plus claire du monde qui est la nôtre, pour exprimer mes idées (à Camille d'Orglandes, 29 novembre 1834, p. 312). Le sentiment de l'imperfection de mon œuvre m'accable. J'ai devant les yeux sans cesse un idéal que je ne puis atteindre et quand je me suis bien fatigué à en approcher, je m'arrête et reviens sur mes pas, plein de découragement et de dégoût. Mon sujet est bien plus grand que moi et je m'afflige en voyant le peu d'usage que je fais d'idées que je crois bonnes. Il y a une autre maladie intellectuelle qui me travaille aussi sans cesse. C'est une passion effrénée et déraisonnable pour la certitude. L'expérience me montre chaque jour que ce monde n'est rempli que de probabilités et d'à-peu-près, et cependant je sens croître indéfiniment au fond de mon âme le goût du certain et du complet (à Royer-Collard, 6 avril 1838, pp. 410-411). Maintenant que je puis voir à peu près l'ensemble du livre, je m'aperçois qu'il y est beaucoup plus question des effets généraux de l'égalité sur les mœurs que des effets particuliers qu'elle produit en Amérique. Cela est-il un mal ? Mon précédent lecteur s'est-il assez attaché à ce que je lui ai déjà dit des États-Unis pour ne me suivre qu'à regret sur un autre terrain ? Aime-t-il mieux l'Amérique que moi, en un mot ? Voilà une question difficile, dont la solution me trouble grandement ; car le mal, s'il existe, est maintenant irréparable (à Royer-Collard, 30 août 1838, p. 422). Le succès de cette seconde partie de la Démocratie a été moins populaire en France que celui de la première. Je ne crois pas beaucoup de notre temps aux erreurs littéraires de l'opinion publique. Je suis donc très occupé à rechercher avec moi-même dans quel défaut je suis tombé ; car il y en a un considérable, cela est probable. Je crois que le vice que je cherche se trouve dans la donnée même du livre qui renferme quelque chose d'obscur et de problématique qui ne saisit pas l'esprit de la foule. Quand je parlais uniquement de la Société Démocratique des États-Unis, cela se comprenait aussitôt. Si j'avais parlé de notre Société Démocratique de France telle qu'elle se produit de nos jours, cela se serait encore bien compris. Mais en partant des notions que me fournissait la Société américaine et française, j'ai voulu peindre les traits généraux des Sociétés Démocratiques dont aucun complet modèle n'existe encore. C'est ici que l'esprit du lecteur ordinaire m'échappe. Il n'y a que des hommes habitués à la recherche des vérités générales et spéculatives qui aiment à me suivre dans une pareille voie. Je crois que c'est à ce péché originel du sujet, bien plus qu'à la manière dont j'ai traité telle ou telle partie du sujet que je dois attribuer l'effet comparativement moindre produit par ce livre (à John Stuart Mill, 18 décembre 1840, p. 470). Vous savez que [mon esprit] est sujet à une maladie que je n'ose avouer qu'à mes meilleurs amis. La revue de ce qu'il a produit, quand le premier entrain de la composition est tombé, lui est douloureuse et énervante à un degré incroyable. Je n'ai jamais pu prendre sur moi de relire La démocratie depuis qu'elle a paru, quoique cela eût été bien nécessaire pour y introduire les améliorations que les éditions successives me permettaient de faire (à Gustave de Beaumont, 22 février 1856, p. 1148). Le point de vue de Tocqueville : la FranceCet ouvrage est, en définitive, écrit principalement pour la France ou si vous aimez mieux en jargon moderne au point de vue français. J'écris dans un pays et pour un pays où la cause de l'égalité est désormais gagnée sans retour possible vers l'aristocratie. Dans cet état de choses, j'ai senti que mon devoir était de m'appesantir particulièrement sur les mauvaises tendances que l'égalité peut faire naître afin de tâcher d'empêcher mes contemporains de s'y livrer. C'est la seule tâche honorable pour ceux qui écrivent dans un pays où la lutte est finie. Je dis donc des vérités souvent fort dures à la société française de nos jours et aux Sociétés Démocratiques en général, mais je les dis en ami et non en censeur. C'est même parce que je suis ami que j'ose les dire. Il faut que votre traduction me conserve ce caractère ; je ne le demande pas seulement au traducteur, mais à l'homme. Il m'a paru que dans la traduction du dernier livre, vous aviez, sans le vouloir et en suivant l'instinct de vos opinions, coloré très vivement ce qui était contraire à la Démocratie et plutôt éteint ce qui pouvait faire tort à l'aristocratie. Je vous prie très instamment de lutter contre vous-même sur ce point et de conserver à mon livre son caractère qui est une impartialité véritable dans le jugement théorique des deux sociétés, l'ancienne et la nouvelle, et de plus un désir sincère de voir la nouvelle se fonder (à Henry Reeve[4], 15 novembre 1839, p. 456). Tocqueville et ses thèmes : éclaircissementsJe crois que vous me faites voir trop en noir l'avenir de la Démocratie ; si mes impressions étaient aussi tristes que vous le pensez, vous auriez raison de croire qu'il y a une sorte de contradiction dans mes conclusions, qui tendent en définitive à l'organisation progressive de la Démocratie. J'ai cherché, il est vrai, à établir quelles étaient les tendances naturelles que donnait à l'esprit et aux institutions de l'homme un état social démocratique. J'ai signalé les dangers qui attendaient l'humanité sur cette voie. Mais je n'ai pas prétendu qu'on ne pût lutter contre ces tendances, découvertes et combattues à temps, qu'on ne pût conjurer ces dangers prévus à l'avance. Il m'a semblé que les Démocrates (et je prends ce mot dans le bon sens), que les Démocrates de notre temps, dis-je, ne voyaient clairement ni les avantages ni les périls de l'état social et politique vers lequel ils cherchaient à diriger notre société et que, conséquemment, ils étaient exposés à se méprendre sur les moyens à employer pour rendre les premiers le plus grand possible et les seconds le plus petit qu'on puisse le faire. […] Moi je voudrais que la société vît ces périls comme un homme ferme qui sait que ces périls existent, qu'il faut qu'il se soumette à ces périls pour obtenir le but qu'il se propose, qui s'y expose sans peine et sans regret comme à la condition nécessaire de son entreprise et ne les craint que quand il ne les aperçoit pas dans tout leur jour (à Francisque de Corcelle, 12 avril 1835, pp. 318-319). Ce qui m'a le plus frappé de tout temps dans mon pays, mais principalement depuis quelques années, ç'a été de voir rangés d'un côté les hommes qui prisaient la moralité, la religion, l'ordre ; et de l'autre ceux qui aimaient la liberté, l'égalité des hommes devant la loi. Ce spectacle m'a frappé comme le plus extraordinaire et le plus déplorable qui ait jamais pu s'offrir aux regards d'un homme ; car toutes ces choses que nous séparons ainsi sont, j'en suis certain, unies indissolublement aux yeux de Dieu. Ce sont toutes des choses saintes, si je puis m'exprimer ainsi, parce que la grandeur et le bonheur de l'homme dans ce monde ne peuvent résulter que de la réunion de toutes ces choses à la fois. Dès lors j'ai cru apercevoir que l'une des plus belles entreprises de notre temps serait de montrer que toutes ces choses ne sont point incompatibles ; qu'au contraire, elles se tiennent par un lien nécessaire, de telle sorte que chacune d'elles s'affaiblit en se séparant des autres. Telle est mon idée générale (à Eugène Stöffels, 24 juillet 1836, p. 353). Indiquer s'il se peut aux hommes comment faire pour échapper à la tyrannie et à l'abâtardissement en devant démocratiques. Telle est je pense, l'idée générale dans laquelle peut se résumer mon livre et qui apparaîtra à toutes les pages de celui que j'écris en ce moment. Travailler dans ce sens, c'est à mes yeux une occupation sainte et pour laquelle il ne faut épargner ni son argent, ni son temps, ni sa vie (à Louis de Kergorlay, 26 décembre 1836, pp. 374-375). Il y a aujourd'hui cinquante et un ans que la Révolution française a commencé ; et après tant d'hommes et d'institutions dévorés par elle, on peut dire qu'elle dure encore. N'est-ce pas encourageant pour les peuples qui ne sont qu'au commencement de la leur ? (à Eugène Stöffels, 14 juillet 1840, p. 460). À partir des années 1840, l'action et la réflexion directement politiques prennent la première place dans la correspondance. Mais, avec les travaux et la parution de L'Ancien Régime et la Révolution, les préoccupations et les inquiétudes de l'écrivain reviennent en force. Témoin ces passages que je retiens de deux lettres de 1856. À Kergorlay qui lui écrivait : « Je m'aperçois qu'un défaut de ton style est de vouloir expliquer d'une manière trop complète et trop détaillée une pensée qui est et doit être complexe par cela même qu'elle a de la valeur […] », Tocqueville répond : J'ai toujours senti vaguement l'existence du mal que tu signales : cette tendance à renfermer toute sorte de nuances d'idées dans la même phrase, de telle sorte que tout en complétant et en étendant la pensée, on l'énerve et on en affaiblit l'expression. Mais jamais ce défaut ne m'avait été signalé par un autre ; et en effet il est de ceux dont tous les lecteurs ressentent l'inconvénient, mais dont presque aucun n'a eu le temps ou la sagacité de découvrir la cause. Il produit chez la plupart des impressions mais aucune idée distincte. Non seulement, tu le précises ; mais ce qui m'est bien plus précieux, tu m'offres de le faire sauter aux yeux par des suppressions qui allègent la phrase sans l'obscurcir. […] Je sais qu'il y a entre mon style et le style des grands écrivains un certain obstacle qu'il faudrait franchir pour passer de la foule dans les rangs de ceux-ci. Mais je sens cet obstacle comme à tâtons, sans en apercevoir la forme ni l'étendue et sans voir surtout comment m'y prendre et de quoi m'aider pour le franchir (à Louis de Kergorlay, 28 août 1856, pp. 1191-1194). Et, à Prosper Duvergier de Hauranne, historien et son aîné, dans une lettre à lire en son intégralité (1er septembre 1856, ibid., pp. 1200-1202), il détaille « la méthode qu'[il] a suivie pour composer le livre qui vient de paraître et même La Démocratie », et il lui demande des avis sur la manière dont il doit diriger son étude pour la suite. À plus de cinquante ans et moins de trois ans avant sa mort, académicien, homme politique, publiciste reconnu en Europe et en Amérique, Tocqueville se soucie toujours de son écriture et sollicite les conseils… NOTES [1] Toutes les références sont données dans : Tocqueville, Lettres choisies. Souvenirs, Gallimard, coll. Quarto, 2003, la belle édition réalisée par Françoise Mélonio et Laurence Guellec. [2] Bien considérer la
date des lettres citées pour distinguer ce qui s'applique au premier volume
(1835) ou au deuxième (1840) de La Démocratie en Amérique. [3] Tocqueville épousa Marie Mottley le 26 octobre 1835. [4] Henry Reeve, publiciste anglais, fut le traducteur en anglais des deux ouvrages de Tocqueville De la démocratie en Amérique et L'Ancien Régime et la Révolution. RETOUR : Page principale Tocqueville |