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Pierre Campion : Avoir vingt ans en 1928. Claude Lévi-Strauss, Maurice Merleau-Ponty, Simone de Beauvoir

Mis en ligne le 16 janvier 2010.
© : Pierre Campion.

Sur les relations entre Merleau-Ponty et Sartre, voir par ailleurs sur ce site : « Merleau-Ponty vivant ». Cinquante ans après…

 

Note au 25 avril 2018 : Avec le texte d'Anne Coudreuse « La grande aventure d'être moi », le présent texte peut former un ensemble sur la jeunesse de Simone de Beauvoir et les sources de ses Mémoires d'une jeune fille rangée.


levistraussmerleaubeauvoir
La Pensée sauvage, 1962. L'Œil et l'Esprit, 1961. Mémoires d'une jeune fille rangée, 1958


Avoir vingt ans en 1928

Claude Lévi-Strauss, Maurice Merleau-Ponty, Simone de Beauvoir

Dans l'édition de 1962, qui prend de l'âge au bas de la bibliothèque mais conserve sur la jaquette presque intacte le bouquet de Redouté, La Pensée sauvage de Claude Lévi-Strauss porte en majuscules et sur trois lignes la dédicace : « À la mémoire/ de/ Maurice Merleau-Ponty ». Quarante six ans plus tard, dans les Œuvres de la Pléiade, le nom de Merleau-Ponty entre dans l'index, et la dédicace demeure, en italique et en minuscules, mais augmentée, en mêmes police, style et taille, d'un vers de Shakespeare, pris dans Hamlet : … and there is pansies, that's for thoughts.

Que pense Ophélie quand elle vient sur le théâtre chantonner aux oreilles des uns et des autres ? Elle ne pense plus, elle est folle, elle offre à tous toutes sortes de bouquets, elle offre des pensées en souvenir de sa pensée perdue : Voici des pensées, c'est pour la pensée. Que pensait Shakespeare en jouant avec ses deux mots anglais là où, il le savait sans doute, le français, faiblesse ou force, n'en a qu'un ? Que pense Lévi-Strauss en 2008, en introduisant ce vers en épigraphe, sous la dédicace à Merleau-Ponty et sous le bouquet de vivaces, celui-ci reproduit en nuances de gris ? Offrir des pensées à la pensée sauvage (elle est en train de mourir là-bas, mais elle demeure en nous) ? Consacrer à nouveau, en 2008, une pensée à son camarade de 1929, qui, en 1959, avait soutenu sa candidature au Collège de France ? Le texte de cette intervention rédigée en faveur de l'anthropologue avait été publié par son auteur, deux fois, sous le titre « De Mauss à Claude Lévi-Strauss », en 1960, dans son Éloge de la philosophie et dans Signes :

C'est tout un régime de pensée qui s'établit avec cette notion de structure, dont la fortune aujourd'hui dans tous les domaines répond à un besoin de l'esprit. Pour le philosophe, présente hors de nous dans les systèmes naturels et sociaux, et en nous comme fonction symbolique, la structure indique un chemin hors de la corrélation sujet-objet qui domine la philosophie de Descartes à Hegel. […] Mais c'est là trop de philosophie, dont l'anthropologie n'a pas à porter le poids. Ce qui intéresse le philosophe en elle, c'est précisément qu'elle prenne l'homme comme il est, dans sa situation effective de vie et de connaissance. Le philosophe qu'elle intéresse n'est pas celui qui veut expliquer ou construire le monde, mais celui qui cherche à approfondir notre insertion dans l'être[1].

Si l'on se rappelle les vives critiques de Lévi-Strauss à l'égard de la phénoménologie, voilà une rencontre intellectuelle apparemment encore plus improbable que celle qui les avait mis en présence bien des années plus tôt, quand ils avaient vingt ans. C'est que, en ce tout début des années soixante, Merleau-Ponty accueillait avec reconnaissance toute pensée qui arrachait le sujet à sa position dominante et séparée pour le considérer dans les emmêlements qu'il entretient avec les choses, avec les autres et avec lui-même, et peut-être aussi toute relation qui pouvait faire diversion dans son éprouvant tête-à-tête avec Sartre. Quant à Lévi-Strauss, dans la préface de cette même Pensée sauvage, il précisait : « De ce que le nom de Maurice Merleau-Ponty figure en première page d'un livre dont les dernières sont réservées à la discussion d'un ouvrage de Sartre, nul ne saurait inférer que j'ai voulu les opposer l'un à l'autre. » Car, bien sûr, leur aîné de trois ans ne se laissait pas oublier dans le débat entre le structuralisme et la phénoménologie : quelqu'un qui ne saurait manquer ici, c'est Sartre.

Quand et comment Lévi-Strauss et Merleau-Ponty s'étaient-ils rencontrés ? Lecteur, d'abord ces deux-là étaient trois, et justement la préface de Lévi-Strauss évoque, avec une légère erreur sur la date (il est brouillé avec l'histoire, même avec la sienne), « un dialogue dont le début remonte à 1930, quand, en compagnie de Simone de Beauvoir, nous nous sommes rencontrés à l'occasion d'un stage pédagogique à la veille de l'agrégation ». Les Mémoires d'une jeune fille rangée (1958) avaient déjà précisé : en janvier 1929, pendant le stage d'enseignement en lycée auquel alors étaient tenus les candidats à l'agrégation, en général par groupes de trois. Nés les trois en 1908 : la fille eut vingt et un ans pendant ces quelques semaines et les garçons en mars et en novembre, aucun des trois évidemment, si sûrs d'eux-mêmes que soient les jeunes gens un peu doués, ne soupçonnant le destin qui les attendait chacun, et que leurs noms feraient époque, avec quelques autres, pour leurs contemporains et pour ceux qui venaient après eux : Simone de Beauvoir, Maurice Merleau-Ponty et Claude Lévi-Strauss, le cadet ignorant qu'il verrait ses cent ans, en novembre 2008. Je recopie des noms sur les listes officielles des lauréats à l'agrégation de Philosophie : Mlle Bertrand de Beauvoir (Simone) a été reçue, deuxième, au concours de 1929 avec, entre autres, MM. Sartre (Jean-Paul) premier, Hyppolite (Jean), Nizan (Paul), Patronnier de Gandillac (Maurice) ; M. Merleau-Ponty (Maurice), deuxième, à celui de 1930 ; M. Lévi-Strauss (Claude), troisième, à celui de 1931, avec, entre autres, MM. Alquié (Ferdinand), Derathé (Robert), Mlles Ramnoux (Clémence) et Weil (Simone). La plus rapide des trois, la plus brillante, la plus décidée passa tout de suite le concours, disputant la première place à Sartre (celui-ci collé en 1928), et formant bientôt avec lui le couple le plus fameux de l'histoire de la philosophie. Les deux garçons attendirent un peu, surtout Claude Lévi-Strauss, à qui il manquait peut-être l'envie.

Avant la mort de Merleau-Ponty, chacun de ses deux camarades avait donc évoqué ce stage de quatre semaines effectué dans la classe de Gustave Rodrigues à Janson de Sailly, l'un dans ses Tristes tropiques pour raconter la déception qu'il éprouva en cette occasion à l'égard de la philosophie et de son enseignement, l'autre dans le premier volume de ses mémoires, où elle note l'impression que fit sur elle le genre d'humour de Lévi-Strauss, et le suicide de Rodrigues, en 1940, quand les Allemands défilèrent dans Paris. De Merleau-Ponty, elle ne dit presque rien à cet endroit, peut-être parce que, sous le pseudonyme de Pradelle, celui-ci est partout dans les pages du livre consacrées à cette année-là[2]. Eux ils se rappelaient donc cette première et si brève expérience de l'enseignement, qu'ils allaient prolonger chacun à sa façon.

Que faisaient les deux autres condisciples le 3 mai 1961, quand Merleau-Ponty mourait subitement ? Depuis longtemps, Lévi-Strauss avait quitté la philosophie — mais, dans sa leçon inaugurale prononcée au Collège de France le 5 janvier 1960, il se réclame de la méthode philosophique et il cite son collègue Merleau-Ponty. Il s'était donné « d'autres maîtresses », écrit-il en 1955 dans Tristes tropiques : la géologie, la psychanalyse, l'analyse marxiste. Il était passé à l'ethnologie et à l'anthropologie, il avait travaillé au Brésil chez les Caduveo, Bororo, Nambikwara et autres Tupi-Kawahib, il avait rencontré Breton sur le bateau qui les emmenait en 1940 à la Martinique et Roman Jakobson à New York, il s'était fait connaître comme l'écrivain inattendu de Tristes tropiques, il avait été élu au Collège de France à la chaire d'anthropologie sociale. Au printemps de 61, il travaillait peut-être à son livre de La Pensée sauvage ou au discours qu'il prononcerait à Genève un an plus tard sur « Jean-Jacques Rousseau, fondateur des sciences de l'homme ». Beauvoir, dans le Midi avec Sartre, achevait d'apprendre la force des choses : « Au début de l'hiver, Richard Wright avait brusquement succombé à une attaque du cœur. […] À Antibes, un coup de téléphone m'apprit la mort de Merleau-Ponty : pour lui aussi, soudain, un arrêt du cœur. “Cette histoire qui m'arrive n'est plus la mienne”, ai-je pensé. Je n'imaginais certes plus que je me la racontais à ma guise, mais je croyais encore contribuer à la bâtir ; en vérité elle m'échappait. J'assistais impuissante, au jeu des forces étrangères : l'histoire, le temps, la mort. »

En octobre 1961, ni l'un ni l'autre ne participait au numéro d'hommage des Temps modernes, « Maurice Merleau-Ponty ». Non pas, je suppose, à cause de réserves de leur part, mais sans doute parce que Lévi-Strauss appartenait désormais à une autre sphère, que, dans la revue, la parole en l'occurrence revenait au patron (« Merleau-Ponty vivant »), et qu'on choisit, dans l'entourage amical et intellectuel de « Merleau », un spécialiste de sa philosophie (Alphonse De Waelhens), un personnage éminent et à lui seul un monde de pensée (Jacques Lacan), deux philosophes représentant deux générations de normaliens (Jean Wahl et Jean Hyppolite), et deux moins de quarante ans : J.-B. Pontalis et Claude Lefort, le premier, pilier de la revue depuis le début, et le second, revenu pour l'occasion après la rupture de 1953.

Le temps, l'histoire, la mort… Dix ans en 1918, majeurs tout juste dans l'année 1929, trente ans au moment de Munich, quarante en pleine guerre froide, cinquante au retour de De Gaulle, soixante en mai 68, que Merleau-Ponty ne vit pas… Le dernier des trois, son siècle bouclé en novembre 2008, Claude Lévi-Strauss est mort le 31 octobre 2009.

Quelque chose comme des amitiés et inimitiés et une communauté intellectuelle s'était formé dans un milieu homogène où l'âge, les lycées, l'École, la Sorbonne et les concours, les conditions sociales et des affinités de caractères rassemblèrent des jeunes gens. Ensuite, et jusqu'au bout, à travers le travail en commun, les brouilles et parfois les injures, à travers les disparitions, à travers des circonstances historiques lourdes et compliquées, on eut un faisceau de destins : impossible, même maintenant et surtout maintenant, de parler des uns sans parler des autres, de Sartre, Aron ou Nizan, de Merleau-Ponty, Simone de Beauvoir et Lévi-Strauss.

Pierre Campion



[1] Maurice Merleau-Ponty, Signes, coll. Folio Essais, p. 199-200 et Éloge de la philosophie et autres essais, même collection, p. 138-139.

[2] Dans ses Cahiers de jeunesse récemment publiés (2008, chez Gallimard, par Sylvie Le Bon de Beauvoir), à la date du 26 janvier 1929 et dans son style d'alors, Simone de Beauvoir évoquait sur le moment « trois grandes, belles semaines de vie intelligente, jeune, riche dans un bel hiver froid et bleu où la pensée est claire, la tâche simple et les amis souriants », ainsi que le charme et la gentillesse de Merleau-Ponty, « sa simplicité presque candide et grave » et la manière dont il avait parlé aux élèves « debout, adossé au mur, si simple, si jeune et grave, et tellement le jeune homme qu'ils devaient tous désirer d'être ». Après tout, ces stagiaires n'avaient guère que trois ans de plus que les élèves.

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