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Pierre Campion : « Merleau-Ponty vivant ». Cinquante ans après…

Avec des modifications, ce texte reprend un article paru dans Les Temps modernes nº 658/659, avril-juillet 2010 sous le titre « Merleau-Ponty vivant » : en relisant l'hommage de Sartre.

Mis en ligne le 13 juin 2011.
© : Pierre Campion.

Sur les relations entre Merleau-Ponty et ses « conscrits », voir par ailleurs sur ce site : Avoir vingt ans en 1928.


Les Temps modernes


« Merleau-Ponty vivant »

Cinquante ans après…

Dans la vie d'une œuvre, il est un moment qui peut aller au-delà de la circonstance, c'est quand meurt son auteur. Ce moment, qui passe parfois inaperçu ou comme salué de pure forme (cela revient au même), peut voir briller en quelques mois, avant que ses livres ne passent à l'oubli, ou à leur vie cachée ou d'emblée à leur vie glorieuse, l'éclat spécial d'une reconnaissance et d'une compréhension qui ne se retrouvera pas — ou bien l'expression de malentendus qui pèseront. Quand il en va ainsi, ce moment-là peut marquer l'histoire de l'œuvre, antérieure et ultérieure, pour longtemps. Peut-être quelque chose comme cela s'est-il joué, pour celle de Merleau-Ponty, entre le printemps et l'automne de 1961.

Le 3 mai 1961, après une journée passée à préparer son cours du Collège de France, Maurice Merleau-Ponty mourait subitement, à l'âge de cinquante trois ans. Dès le mois d'octobre, le numéro double 184-185 des Temps modernes, sous le titre sobrement rédigé de « Maurice Merleau-Ponty », valait hommage en même temps que réconciliation posthume entre la revue et son ancien animateur. Car, tirant les conséquences des divergences qui s'étaient fait jour entre Sartre et lui et des conflits qui avaient traversé leurs relations, le philosophe avait quitté la revue à l'été 1953[1]. À le relire, ce numéro spécial est comme une coupe pratiquée dans le tissu vivant de l'œuvre de Merleau-Ponty et dans les lectures qu'on en faisait au moment où son auteur venait de disparaître. Une radiographie, qui peut-être a déterminé jusqu'à nous une image de l'auteur et de l'œuvre.

La publication s'ouvrait sur un long article de Merleau-Ponty, « L'Œil et l'Esprit », repris du premier numéro récemment paru de la revue annuelle Art de France. Entre les six autres articles, provenant de divers horizons mais tous d'amis des Temps modernes (Jean Hyppolite et Jean Wahl, Jacques Lacan et J.-B. Pontalis, Alphonse De Waelhens, Claude Lefort, de retour après la rupture de 1953), celui de Sartre, cinquième en vertu de l'ordre alphabétique, marquait bien sûr le centre de ce numéro et donnait tout leur sens aux autres témoignages[2].

Relisons-le. « Merleau-Ponty vivant », le titre de Sartre est ambigu et fort : Merleau tel qu'en lui-même (« Merleau », diminutif affectueux dans la bouche de ses étudiants et de ses amis, mais aussi « Merleau » comme ami et comme personnage de Sartre), Merleau pour Sartre comme Verlaine pour Mallarmé : absolument différent, mais respecté, aimé, défiant victorieusement la mort. Tout un portrait, en mouvement : son enfance incomparable, dit-il à Sartre une fois en 1947, l'attachement à sa mère, sa manière de dire non, son « style de vie », comme il disait lui-même, son évolution politique, tel sourire et ses silences. Mais aussi quelque chose comme plusieurs dénégations enchaînées : il ne peut pas être vraiment mort, puisque s'il l'était je ne pourrais pas renouer avec lui l'amitié, laquelle d'ailleurs n'avait jamais cessé, en fait (« Nous ne rompîmes jamais des liens si souvent tendus », et de raconter « cette brouille qui n'a pas eu lieu, notre amitié », p. 1051), et puis il y a mille manières de perdre ses amis, certaines bien plus définitives que la mort.

Les premières lignes sont bien connues[3] :

Que d'amis j'ai perdus qui vivent encore. Ce ne fut la faute de personne : c'étaient eux, c'était moi ; l'événement nous avait faits et rapprochés, il nous a séparés. Et Merleau-Ponty, je le sais, ne disait pas autre chose quand il lui arrivait de penser aux gens qui hantèrent et quittèrent sa vie. Il ne m'a jamais perdu pourtant, il a fallu qu'il meure pour que je le perde. (1051)

Remarquable ambiguïté de cette expression, j'ai perdu un ami, dont en grand écrivain Sartre sait tirer tout le parti. Cela peut-être de mon fait, de son fait, de notre fait, du fait des circonstances, du fait de sa mort. Comment commencer mieux ? Comment écrire en plus grand style et dans une langue aussi précise et apparemment aussi facile un emmêlement si douloureux de perte et de présence, d'innocence et de culpabilité, de jeu sur les personnes (je et il, eux et moi, eux et lui…), de bonne et de moins bonne foi ? Comment mêler et distinguer, dans la même formule, les vivants que l'on a perdus, sans trop de regret il semble, et le mort que l'on veut n'avoir pas perdu ? Comment, invoquant l'une des plus belles phrases de Montaigne, et constatant ainsi l'altérité nécessaire mais aussi la contingence qu'il y a dans le lien de l'amitié, s'alléger de son deuil et de sa responsabilité, en s'excusant sur l'immotivation naturelle de l'amitié et sur l'arbitraire de l'Histoire ? Comment transcrire du Merleau-Ponty (le poids de l'adversité dans autrui, dans les choses et dans la mort, l'empiétement sournois et violent des libertés, les effets pervers des intentions dans la vie personnelle et dans la politique, le ton enveloppant des phrases) dans du Sartre (la souveraineté absolue de la liberté, la transcendance inentamable du Sujet, l'abondance rageuse de l'écriture) ? Dans son espèce d'ironie tragique et grammaticale, c'est aussi beau que du Flaubert, mais sans peser, sans rien en démarquer : il ne savait pas qu'il ne m'avait pas perdu et c'est lui qui, en mourant, a fait que je l'ai perdu ; il ne saura pas que je veux écrire ici sa vie comme par des yeux ; il ne me lira plus, mais je le lirai. Nous étions deux, dont reste l'un : se pourrait-il qu'il soit parti, sur sa réserve et ses silences, sur le quant-à-soi qu'il y avait en lui et sur la classe de son personnage, sans me reconnaître, sans me rendre justice ? « Mes gages ! Mes gages ! » Des années de non-dits, de passages en force et de « cette étourderie de violence », confessée par Sartre, « qui veut aller droit au but et ne s'accommode pas de précautions » (1094), tout cela se paie maintenant, sans doute.

Une longue lamentation, ou plutôt un grand thrène : pourrait-il en être autrement, d'écrivain à écrivain ? Le 25 mars 1846, celui qui sera dans dix ans l'auteur de Madame Bovary décrit à Maxime Du Camp la mort et l'enterrement de sa sœur Caroline, vingt-deux ans, en deux ou trois traits déchirants, puis : « Je te dirai le reste de vive voix, car j'écrirais trop mal tout cela. J'étais sec comme la pierre d'une tombe, mais horriblement irrité. J'ai voulu te raconter ce qui précède, pensant que ça te ferait plaisir. Tu as assez d'intelligence et tu m'aimes assez pour comprendre ce mot “plaisir” qui ferait rire le bourgeois[4]. » Dans cette espèce d'ironie triste, l'ironiste se blesse d'abord lui-même, et il le sait.

Les images de Sartre, sa verve, son style : « L'événement fond sur nous comme un voleur, nous jette dans le fossé ou nous perche sur le mur, nous n'y avons vu que du feu. À peine s'est-il enfui pourtant, avec sa casserole à la queue, nous voilà si profondément changés que nous ne comprenons même plus comment nous avons pu aimer, agir, vivre auparavant » (1064). Cela commence comme parabole d'Évangile, continue en comptine d'enfant et en farce de garnement, s'achève en maxime française. Ou encore : « Il eût accepté la doctrine [marxiste] s'il eût pu n'y voir qu'une phosphorescence, qu'un châle jeté sur la mer, éployé, reployé par la houle et dont la vérité dépendît justement de sa participation perpétuelle au branle-bas marin » (1058). Gouailleuses ou majestueuses, et mordantes, ces images veulent évoquer ce que Merleau-Ponty pensait et était, mais elles sont écrites en sartre ; elles sont classiques (du Jules Renard ou du Chateaubriand), c'est-à-dire tirées sans peine du grand fonds rhétorique de la littérature française pour être d'un trait repensées et brillamment jetées sur le réel comme les marques personnelles d'une domination sereine qui aurait pour elle des siècles d'écriture, alors que celles de Merleau-Ponty souvent se débattent en s'accrochant et en se redoublant dans les entrelacs où le jette sa hantise de la complexité du monde : elles ne s'en arrachent pas, encore moins la surplombent-elles, elles ne veulent pas la survoler mais s'y abîmer. La métaphore de Sartre, ou la manière de détourner à soi Merleau-Ponty, de récupérer ce qui est en effet un trait de son style et une dominante de sa pensée : l'entrelacs du visible et de l'invisible. Pas plus ici qu'ailleurs, Sartre n'écrit une prose de reportage, et, même quand il écrit pour les journaux, c'est encore du Sartre. Entendons-nous bien : cela est d'un grand écrivain. N'écrit pas comme cela qui veut.

Dans cette histoire d'un proche aux prises avec son histoire et avec l'Histoire, l'aventure des Temps modernes bien sûr trouve à se raconter ici : seize années de réussites et d'épreuves, et un moment où toute l'entreprise a failli s'effondrer. Merleau-Ponty était de l'équipe des fondateurs. Par le départ d'Aron, Paulhan, Ollivier, et par l'espèce d'insouciance avouée de Sartre, il était devenu, de fait, la cheville ouvrière de la revue, son service de permanence, son directeur politique, sa signature (T. M.), mais il ne voulut jamais que cet état de fait soit inscrit à l'ours de la revue. Statut ambigu, bien utile parfois, mais à la fin plus qu'embarrassant, et puis pourquoi cette précaution ? Était-ce de la défiance, le moyen préparé de rompre un jour ? Sartre raconte le chemin d'une lassitude et d'une usure au fil des circonstances politiques, un sentier de plus en plus étroit, entre d'une part la révélation des camps en Union soviétique et la guerre de Corée et d'autre part la volonté de ne pas se couper du Parti français. À un moment, l'un écrivait, cité par Sartre : « Nous avons les mêmes valeurs qu'un communiste. On me dira que les communistes n'ont pas de valeurs… Ils les ont malgré eux[5] » (1078). Et l'autre, ici même, revivant, dix ans après, son exaspération d'alors contre la bourgeoisie : « Un anticommuniste est un chien, je ne sors pas de là, je n'en sortirai plus jamais » (1093). À travers le chassé-croisé des positions politiques et les incidents comme l'affaire entre Lefort et Sartre, la situation s'exaspère, la brouille approche, déjà « nous faisions le “travail de la rupture”, au sens où Freud a si bien montré que le deuil est un travail » (1100) ; un incident survient, un de plus, « une histoire idiote » dit Sartre, et Merleau s'en va. Curieusement, à propos de cet incident comme de plusieurs autres, Sartre tient que ce fut une chance et que l'occasion cassa les choses avant qu'une brouille ne vienne briser l'amitié.

« Il faut pourtant que j'indique ce qui se passait en lui au cours des trois ans qui nous séparèrent » (1103). Oui, Sartre écrit cela, et il ajoute aussitôt :

Mais, j'en ai prévenu les lecteurs, mon propos n'est que de raconter l'aventure d'une amitié : par cette raison, je m'intéresse ici à l'histoire de ses pensées plus qu'aux pensées elles-mêmes : celles-ci, d'autres les exposeront en détail et mieux que je ne ferais. C'est l'homme que je veux restituer, non tel qu'il était pour lui-même mais tel qu'il a vécu dans ma vie, tel que je l'ai vécu dans la sienne. Je ne sais dans quelle mesure je serai véridique. On me trouvera discutable et me peignant en négatif par la façon dont je le peins : d'accord. Mais en tout cas, je suis sincère : je dis ce que j'ai cru comprendre.

Emmêlement fusionnel : « tel qu'il a vécu dans ma vie, tel que je l'ai vécu dans la sienne » ! Autobiographie dans la biographie, et l'inverse. « Je suis sincère. » C'est le Rousseau des Confessions, bien sûr. Mais c'est aussi la formule connue qu'il écrira dans ces années-là : « On entre dans un mort comme dans un moulin[6].» Comme ailleurs il entre dans la vie « par exemple » de Flaubert et dans celle de Poulou, ou bien de même que, dans « Les Communistes et la Paix », il raconte le marxisme tel qu'il le recompose dans sa philosophie à lui, de même ici lisant les textes de Signes, évoquant la mort de la mère de Merleau-Ponty et s'enfonçant dans l'aventure supposée de son ami, Sartre raconte, comme si c'était la sienne, la folie d'un Merleau-Ponty séparé de sa mère et de Sartre, séparé de tout et de tous. Mallarmé encore : « Jusqu'où donc allait-il, en ces années sombres qui le changeaient en lui-même ? » (1111) Et aussi : « Cette descente aux Enfers lui permit à la fin de trouver le plus profond carrousel » (1108), et il entend démonter ce manège : une dialectique décapitée de sa synthèse, c'est-à-dire les tourniquets intériorisés et mortifères du dedans et du dehors, du multiple et du ramassement, de l'absence et de la présence, de l'être et de l'existence — les tourniquets sartriens de l'être et du néant… Merleau, c'est la folie d'un philosophe qui « s'est enfoncé dans la nuit du non-savoir, à la recherche de ce qu'il appelle à présent, le “fondamental” » (1105), et qui a perdu jusqu'à la vocation à la publication de la vérité :

Il vit dans ce mélange d'oxygène et de gaz pauvres qu'on nomme le Vrai, mais il ne daigne pas en détailler les vérités, fût-ce pour les distribuer à nos écoles, à nos manuels. Il ne fait rien que s'approfondir : il se laisse couler vivant, sans interrompre ses entreprises, dans le seul et dérisoire abîme qui lui soit accessible, pour chercher en soi-même la porte qui s'ouvre sur la nuit de ce qui n'est pas encore soi. (1105-1106)

Régresser, se laisser couler en soi-même, s'enfermer dans un lieu où il n'y a plus d'enseignement, plus de philosophie, plus de pensée : rechercher le suicide…

Et pourtant, de son côté et dans des publications que Sartre connaît forcément, Merleau-Ponty l'évoquait de manière apaisée et presque sympathique, notamment en reprenant dans Signes, avec sa dédicace « à Jean-Paul Sartre », le long article de 1952, « Le Langage indirect et les voix du silence », et surtout à travers le commentaire, certes ambigu, de l'Avant-propos par Sartre pour Aden Arabie, qui fait la deuxième partie de la préface de Signes (je vais y revenir). En un sens, cela atteste bien que les trois années terribles de Merleau sont passées et que l'amitié, en effet, n'est pas morte, mais, dans l'autre, que Merleau-Ponty n'est pas (n'est plus ?) dans l'état désastreux que décrit Sartre : mais l'a-t-il jamais été ? Pendant ces années-là et dès avant son départ de la revue, Merleau-Ponty est élu au Collège de France, travaille à son enseignement et à son œuvre, à dépasser sa Phénoménologie de la perception, à écrire justement « L'Œil et l'Esprit » et à préparer minutieusement sa publication dans Art de France, à poser les pierres d'attente de la grande ontologie qu'il médite, à amasser la matière et les essais de voix d'une philosophie qui aurait été inédite dans la philosophia perennis.

Lisant à la suite, dans la même livraison de la revue, l'ouverture de Merleau-Ponty et l'article de Sartre, on reste étonné : pourquoi celui-ci n'a-t-il pas noté la vibrante beauté de « L'Œil et l'Esprit », la marche précise parmi les peintures et les peintres, la discussion réglée de la Dioptrique de Descartes, la maîtrise et la clarté d'une analyse difficile mais ferme, la tonicité et les bonheurs de l'expression, la révision philosophique qu'il annonçait en la pratiquant ? Comment, se demandait Merleau-Ponty, la philosophie, à l'instar de la peinture, peut-elle entrer vivante dans la profondeur du monde ? Comme le montre Stéphanie Ménasé d'après les états du manuscrit, et comme le dit Emmanuel de Saint Aubert : « L'Œil et l'Esprit, fruit soigné de plusieurs réécritures, est une fenêtre pratiquée sur l'ensemble de la réflexion ultime de Merleau-Ponty, plus panoramique que ce qui nous reste du Visible et l'invisible. Il est comme l'échographie d'une pensée étrangement pressée par le temps, prise dans une période d'écriture qui fut la plus dense de la vie du philosophe[7]. »

Autant qu'il est possible à un écrivain qui progresse dans son œuvre en devenir, Merleau-Ponty sait où il veut aller et surtout où il ne veut pas aller : ni à une reprise de la philosophie réflexive ni au nihilisme. Où Sartre pouvait-il voir, dans cet article qu'il a dû choisir lui-même et qu'il cite parfois, le philosophe fasciné par « cet être en lambeaux que nous avons à être, qui n'est peut-être qu'un impératif en désordre et qu'un suicide, parfois, composera mieux qu'une victoire vivante » (1111) ? Ici, Sartre s'autorise d'un passage de la préface de Signes où Merleau-Ponty évoquait Marivaux, passage qu'il assigne à tort à « L'Œil et l'Esprit ». Voici la citation de Marivaux, dans le texte de Merleau-Ponty[8] :

Il n'y a rien de plus profond que l'expérience qui passe le mur de l'être. Marivaux encore écrivait : « Notre vie nous est moins chère que nous, que nos passions. À voir quelquefois ce qui se passe dans notre instinct là-dessus on dirait que pour être il n'est pas nécessaire de vivre, que ce n'est que par accident que nous vivons, mais que c'est naturellement que nous sommes[9]. » Ceux qui vont par la passion et le désir jusqu'à cet être savent tout ce qu'il y a à savoir.

C'est bien du Marivaux : piquant, paradoxal, raffiné, et métaphysique, aurait dit Voltaire, sans intention de compliment. Merleau-Ponty s'en saisit pour décrire, à travers une image de son cru, tirée de l'aviation moderne (passer le mur du son), comment l'expérience de l'être se produit dans l'espèce de dynamique fracassante que le sujet connaît à travers le dépassement de sa propre existence, dans la passion et le désir. Dans la Vie de Marianne, Marivaux évoquait bien le suicide juste après le passage que cite Merleau-Ponty, mais non dans la phrase que celui-ci en retient dans sa citation ni dans le commentaire qu'il en fait : cette idée de suicide est apportée ici par Sartre. Certes, pour le sens de l'œuvre, Sartre s'en remet aux futurs lecteurs de Merleau-Ponty :

Il n'en faut pas douter : ses lecteurs peuvent le connaître ; il leur a « donné rendez-vous dans son œuvre » ; chaque fois que je me ferai son lecteur, je le connaîtrai, je me connaîtrai mieux. Cent cinquante pages de son livre futur sont sauvées du naufrage et puis il y a « L'Œil et l'Esprit » qui dit tout pourvu qu'on sache le déchiffrer : à nous tous, nous « instituerons » cette pensée en haillons, ce sera l'un des prismes de notre « intersubjectivité[10] ». (1116)

Mais qui saura déchiffrer ces pages codées, sinon celui qui possède la clé que lui remit son ami, comme toujours laconique et subtil, dans une rencontre des derniers temps, un certain mot de passe allusif que Sartre ne saisit pas sur le champ mais pense maintenant comprendre : « J'ai lu chez Whitehead, une phrase qui m'a frappé : la Nature est en haillons » (1108). Justement, Sartre ici peine à se faire le lecteur bénévole de « L'Œil et l'Esprit » : le Je de la personne privée se mêle à celui du philosophe qui entend subsumer en lui-même tous les lecteurs présents et futurs de Merleau-Ponty, et l'article d'un philosophe est lu aussi comme un message d'outre-tombe laissé à un ami pour prolonger les discussions de jeunesse sur Husserl et, plus encore, comme un appel censément au groupe des « nous tous » en vue de fonder une pensée nouvelle de la Nature. Qui sont-ils, ces « nous tous » ? Les amis de Merleau, ceux de Sartre, la communauté de tous les lecteurs possibles ? Entre l'image des épaves échappées au naufrage et l'idée d'une œuvre en devenir — en un devenir étrange, qui n'appartient plus à son auteur —, Sartre hésite. Mais, pour lui, une chose est certaine, qui rachète ce désastre :

Il n'a pas été au bout de sa pensée ou du moins il n'a pas eu le temps de l'exprimer jusqu'au bout. Est-ce un échec ? Non : c'est comme une reprise de la contingence natale par la contingence de la fin : singularisée par cette absurdité double et méditant du commencement jusqu'à la mort sur la singularité, cette vie prend un « style » inimitable et justifie par elle-même les monitions de l'œuvre. (1118-1119)

Ou comment la mort de Merleau achève son œuvre, en conférant à sa vie le statut d'une œuvre au « style » inimitable et à la cohérence paradoxale : pensant la contingence, cette vie s'achèvera par une défaillance du cœur. La phrase est belle et brillante, c'est bien celle d'un écrivain sur un écrivain. Mais quel écrivain s'en remettrait ainsi à la mort pour accomplir les avertissements de son œuvre et pour porter par là sa vie à son accomplissement ? Entre penser la contingence et laisser penser sa vie par la mort (ou par Sartre…), il y a un monde, tout le monde de philosophie que Merleau-Ponty vivant s'efforçait de construire. Et qui peut dire qu'il n'aurait pas publié l'œuvre annoncée en son dernier essai, ordonnée et développée, habillée, bien à lui, s'il n'était pas mort prématurément ? Qu'y a-t-il dans le dossier ? Certes, maintenant nous en connaissons mieux les pièces, grâce au travail de Lefort, de Saint Aubert, de Stéphanie Ménasé et de bien d'autres, mais voilà : de manière évidente et indue, par sa mort, Merleau-Ponty est devenu ici — comme par ailleurs Camus ou Nizan — l'un des personnages de Sartre, et leurs dernières rencontres sont racontées soit comme un aparté léger et tendre dans un congrès de comédie, Merleau arrivant par derrière, lui touchant l'épaule, souriant, soit en un finale sonnant forcément à notre oreille comme les dernières lignes de L'Éducation sentimentale :

Nous nous rencontrâmes de nouveau : à Paris, à Rome, à Paris encore. Seuls : ce fut la seconde étape. La gêne subsistait, elle tendait à disparaître ; un autre sentiment naquit, la douceur : cette affection désolée, tendrement funèbre rapproche des amis épuisés, qui se sont déchirés jusqu'à n'avoir plus en commun que leur querelle et dont la querelle un beau jour a cessé faute d'objet. L'objet, c'était la revue : elle nous avait séparés ; elle ne nous séparait même plus. (1115)

Ou encore, à la toute fin de l'histoire, dans une scène à la Beckett. Mars 61, Merleau-Ponty est venu l'écouter à une conférence, à la sortie Sartre est abruti de grippe, Merleau se méprend sur son expression ; il s'en va rembruni. « À quelques jours de là, j'appris sa mort et notre amitié s'arrêta sur ce dernier malentendu. Vivant, nous l'aurions dissipé dès mon retour. Peut-être. Absent, nous resterons toujours l'un pour l'autre ce que nous avons toujours été : des inconnus » (1116). La beauté abrupte des anacoluthes, et ces corrections de phrasé qui remanient d'un coup toute l'histoire : du Chateaubriand, assimilé comme l'était le Flaubert, non plaqué, de l'or pur, du grand classique. Et, pareillement, du Vauvenargues : « On se répète sans cesse, on ne recommence jamais » (1103). C'est une cérémonie d'adieux, très belle et décalée, étrange et sincère, retournée à quelqu'un qui, jusqu'à la fin, avait placé sa confiance d'homme et de philosophe dans les commencements et les recommencements.

Sur le trottoir donc de la rue Claude Bernard, dernière rencontre, dernière chance, dernière malchance :

Non que j'accorde au dernier instant le moindre privilège ni que je le croie chargé de dire la vérité sur une vie. Mais dans celui-là, oui, tout est ramassé : tous les silences qu'il m'opposa, à partir de 1950, ils sont là, figés dans ce visage de silence et, réciproquement, il m'arrive aujourd'hui encore, de sentir l'éternité de son absence comme un mutisme délibéré ; notre méprise finale — qui n'eût été rien si j'eusse pu le retrouver vivant — je vois bien qu'elle est faite du même tissu que les autres […] ; et puis, l'adversité s'y mettant, elle suspend notre commerce, sans violence, sine die. (1119-1120)

Il y a eu méprise et malentendu, quelque chose qui ressemble à pas de chance, mais rien qui ne puisse se rattraper ; pas vraiment de volonté mauvaise, d'aucune des deux parts : la faute de personne, tant qu'il y avait de la vie il y avait de l'espoir… Un mot résonne, qu'ils ont en commun, celui de l'adversité, mais ici, c'est celle d'une circonstance, la mort de Merleau, contingente et absolutoire. Or, dans la philosophie de Maurice Merleau-Ponty, l'adversité c'est ce qui oppose entre elles les libertés, qui fait jouer les empiétements entre autrui et moi-même, entre raison et déraison, visible et invisible, entre contingence et nécessité, dans la chair du monde et de l'histoire : l'adversité dans Merleau-Ponty est constitutive de l'existence et de l'Être, elle n'attend rien de la mort pour se confirmer ni pour se réparer. Peut-il y avoir plus profond dissensus, surtout si l'on pense, d'après Saint Aubert, que la notion d'adversité a été élaborée justement contre la souveraine liberté de Sartre et que l'empiétement est sa métaphore décisive ? Le dernier silence de Merleau-Ponty venait sans doute de plus loin que d'une grippe de Sartre.

On retombe donc sur une situation bien antérieure aux conflits des Temps modernes. Elle remonte aux années quarante (les discussions sur Husserl) et sans doute aux années trente, quand les deux presque conscrits entreprenaient et poursuivaient chacun son œuvre, en chassant chacun sur le terrain apparemment grand ouvert de la toute neuve phénoménologie :

Bref il cherchait son « ancrage » ; on voit ce qui lui manquait pour commencer par le commencement : l'intentionnalité, la situation, vingt autres outils qu'on pouvait se procurer en Allemagne. Vers ce temps, j'eus, pour d'autres motifs, besoin des mêmes instruments. Quand je revins, nous étions au même point, sans nous en douter ; jusqu'en septembre 1939, nous poursuivîmes nos lectures et nos recherches ; au même rythme mais séparément. (1053-1054)

Cent ans après, refaire, l'un réellement et l'autre intellectuellement, le voyage de Victor Cousin en Allemagne, pour se pourvoir en concepts au pays de la machine-outil. Cependant chacun des deux sait que l'autre est là, qu'il travaille dans le même secteur, qu'il avance. Paraissent La Structure du comportement (Merleau-Ponty, 1942) et L'ætre et le Néant (Sartre, 1943), celui-ci énorme et péremptoire, celui-là plus mince et moins décisif, en attente de ce qui sera la Phénoménologie de la perception (1945). Mais Sartre ne dit pas ici qu'il a déjà publié, en 1936, L'Imagination et un article ambitieux (« La Transcendance de l'ego : esquisse d'une description phénoménologique »), en 1938 une Esquisse d'une théorie des émotions et La Nausée, en 1939 Le Mur et en 1940 L'Imaginaire, le roman et les nouvelles lui ouvrant la notoriété et les essais philosophiques poursuivant la stratégie qu'ils suivent d'ailleurs l'un et l'autre : déborder la philosophie classique par le côté de sa psychologie[11].

Dans la carrière, l'un impose un rythme et une puissance difficiles à suivre, l'autre ruse et tente le sur-place ; l'un et l'autre se regardent, se toisent, se mesurent, plutôt par en dessous, l'un envahissant, l'autre retenu, l'un parlant beaucoup, l'autre en disant le moins possible. Pour chacun, il s'agit de son œuvre, mobile exclusif et entre eux inavouable. Vérité scandaleuse, en effet, quand on y pense, et destructrice d'amitiés, à laquelle il n'y a cependant rien à redire : un homme qui, à tort ou à raison, se sent capable d'une œuvre se doit à elle comme à sa vie, et rien ni personne n'en jugera que lui-même et que l'issue. Les péripéties des Temps modernes et les différends politiques ne feront que compliquer cette situation et la mort de Merleau-Ponty vient la figer, avant qu'elle n'eût été, un jour peut-être, reconnue et dénouée.

Serait-ce que cette notion-là de l'œuvre est étrangère à Sartre, au point qu'il ne la connaisse et ne la reconnaisse même pas pour lui-même ? Il bâtit la sienne, avec une énergie sans pareille. Mais, dans Les Mots, qui la couronnent, il dénie la littérature. Sincèrement sans doute, dès ce début des années soixante, il ne se voyait plus en écrivain, il se jugeait guéri de cette folie-là, peut-être même ne s'était-il jamais vu et reconnu en écrivain que dans les manigances de Poulou. Il n'écrira pas la suite annoncée des Mots, il abandonnera les autres chantiers de son anthropologie et, après L'Idiot de la famille, il assumera cet abandon (et la cécité), non pas exactement de gaieté de cœur mais sans aigreur et sans le sentiment d'un échec. Un tel désintérêt est-il possible ? Construit-on une telle œuvre comme sans y penser ?

En 1961, aux yeux de Sartre, l'œuvre de Merleau-Ponty se poursuit donc, à quatre et à toutes mains. N'est-ce pas une autre sorte de construction intellectuelle et d'utopie inhumaine, de folie ? Le vrai ne serait-il pas plutôt que l'un peut poursuivre son œuvre à lui et que l'autre est mort ? Pire encore : devenir un personnage de Sartre, c'est entrer dans son œuvre, c'est être absorbé dans sa philosophie, sa logique et son style, dans sa biographie… Cependant Michel de Montaigne ne s'est-il jamais laissé prendre au rêve de continuer l'œuvre juvénile d'Étienne de la Boétie ? Sans doute non, car l'un écrit tôt et l'autre tard. Montaigne savait que chacun se doit à son entreprise propre et que « les frères ayant à conduire le progrès de leur avancement, en même sentier et même train, il est force qu'ils se heurtent et se choquent souvent » (Essais, « De l'amitié ») : par bonheur, La Boétie et lui n'étaient pas sur le même sentier ni dans le même train d'œuvre. Certes, il aurait inséré, tel quel, dans ses Essais le discours de la Servitude volontaire, s'il n'avait pas craint ceux qui auraient exploité cette décision selon leur intérêt de fomentateurs de remuements et nouvelletés, et, « en échange de cet ouvrage sérieux », il donna à lire les vingt neuf sonnets de son ami, ce qui n'était pas se les incorporer.

En tout cas, désormais une voie d'accès vers Merleau-Ponty était tracée, impérieuse, par laquelle chacun de ceux qui voudront le connaître devra passer, quitte à en reconnaître les détours égarants. Six mois après sa mort, ce beau portrait de soixante-dix pages est de ces bouquets magnifiques et désolés, mais toujours d'eux-mêmes fraîchement renouvelés à tout lecteur en leur beauté classique, dont Mallarmé pensait qu'ils empêchent le mort plus que les pierres roulées des tombeaux anciens. Maurice Merleau-Ponty est-il vivant ? Murmurés par lui, nous pourrions peut-être entendre, traversant l'hommage de Sartre, ces quelques mots, d'un sonnet, de Mallarmé justement, qui donne la parole à une morte :

Qui veut souvent avoir la Visite ne doit

Par trop de fleurs charger la pierre que mon doigt

Soulève avec l'ennui d'une force défunte.

 

Reprenons tout le jeu à trois entre, d'une part, Marivaux revu par Merleau-Ponty, et les deux autres, tels que revus par Sartre :

« L'Œil et l'Esprit » contient une citation curieuse : Marivaux, réfléchissant dans Marianne sur la force et la dignité des passions, fait l'éloge des hommes qui s'ôtent la vie plutôt que de renier leur être. Ce qui plut à Merleau dans ces quelques lignes, c'est qu'elles découvraient une dalle indestructible sous la transparence de ce peu profond ruisseau, la vie. Mais n'allons pas croire qu'il retourne à la substance cartésienne : à peine a-t-il fermé les guillemets et repris la plume pour son compte, la dalle s'émiette en scintillements discontinus, redevient cet être en lambeaux que nous avons à être, qui n'est peut-être qu'un impératif en désordre et qu'un suicide, parfois, composera mieux qu'une victoire vivante. Par un même mouvement, puisque c'est notre règle, nous instituerons dans la communauté humaine l'être des morts par le nôtre, notre être par celui des morts. (1110-1111)

Interpolation du passage cité, de Signes à « L'Œil et l'Esprit », deux textes que Sartre pourtant devait avoir sous les yeux en rédigeant son hommage. D'une image à l'autre, d'une logique et d'un monde symboliques à l'autre, condensation, glissements au fil de la plume, tout se passe comme dans un rêve, cette espèce de rêve éveillé et lucide qui hante certes toute écriture. Mais on ne peut pas ne pas noter la profonde discordance entre les deux métaphores, et l'emprise de celle de Sartre sur celle de Merleau-Ponty. Par la grâce d'un vers de Mallarmé — quatrième en cette partie —, vers lui-même transformé et déplacé de son contexte poétique et philosophique, Sartre décrit l'être selon Merleau-Ponty comme une dalle brillant sous l'existence, au lieu d'un mur à franchir, puis il le fait se disperser, vertus métonymiques de l'eau courant au soleil, en mille éclats et enfin en lambeaux de tissus, eux venus là on sait bien d'où puisque Sartre nous l'a dit lui-même un peu auparavant : d'une parole allusive de Merleau-Ponty recueillie lors d'une rencontre de hasard, « tantôt deux ans » avant :

Je lui demandais s'il travaillait. Il hésita : « Je vais peut-être, me dit-il, écrire sur la Nature. » Il ajouta pour m'aiguiller : « J'ai lu, chez Whitehead, une phrase qui m'a frappé : la Nature est en haillons. » Comme on l'a deviné déjà, pas un mot ne fut ajouté. Je le quittai sans avoir compris : à cette époque, j'étudiais le « matérialisme dialectique » et le mot de « Nature » évoquait pour moi l'ensemble de nos connaissances physico-chimiques. Encore un malentendu : j'avais oublié que la Nature, à ses yeux, c'était le monde sensible, ce monde « décidément universel » où nous rencontrons les choses et les bêtes, notre propre corps et les autres. Pour le comprendre, il me fallut attendre la publication de son dernier article : « L'Œil et l'Esprit ». (1108)

Les derniers mots de Merleau mal entendus sur le moment et enfin compris, dit-il, à la lecture de « L'Œil et l'Esprit », le texte où il croit que se trouve le passage de Marianne. Et, en trois pages (1109-111), il se livre à une analyse qui tend à décrire une ontologie verbeuse, grevée de formules religieuses et de fascination pour la mort.

On ne peut pas non plus ne pas mesurer combien Sartre méconnaît le contexte dans lequel Merleau-Ponty évoque Marivaux, ce qu'il en évoque et quelle intention il met dans cette évocation. Dans le passage de la Vie de Marianne, il y a bien, on l'a vu, une réflexion sur le suicide : « On dirait que, lorsqu'un homme se tue, par exemple, il ne quitte la vie que pour se sauver, que pour se débarrasser d'une chose incommode ; ce n'est pas de lui dont il ne veut plus, mais bien un fardeau qu'il porte. » Mais justement Merleau-Ponty s'arrêtait avant de citer cette remarque vaguement stoïcienne, parce qu'elle ne concerne pas ce qu'il a en tête, et qu'il dit. Ainsi, en transformant le poème de Mallarmé qui exaltait la présence vivante et joueuse de Verlaine au bord d'« un peu profond ruisseau calomnié la mort », en remontant à la phrase de Marivaux que Merleau-Ponty n'avait pas retenue — et qui d'ailleurs ne fait pas « l'éloge des hommes qui s'ôtent la vie plutôt que de renier leur être » —, et en passant par cette autre image de nature en lambeaux, Sartre parvient-il à suggérer, dans Merleau-Ponty, un trouble mélange entre l'être des vivants et celui des morts et la tentation du suicide, une « descente aux Enfers » et une folie, qui n'y sont pas. Car il s'agissait de l'étrangeté du monde et de l'expérience qu'en font, relisons Merleau-Ponty, « ceux qui [allant] par la passion et le désir jusqu'à cet être savent tout ce qu'il y a à savoir » et donc du fait que « la philosophie ne les comprend pas mieux qu'ils ne sont compris, c'est dans leur expérience qu'elle apprend l'être » :

Simplement tandis que la littérature, l'art, l'exercice de la vie, se faisant avec les choses mêmes, le sensible même, les êtres mêmes peuvent, sauf à leurs limites extrêmes, avoir et donner l'illusion de demeurer dans l'habituel et dans le constitué, la philosophie, qui peint sans couleurs, en noir et blanc, comme les tailles-douces, ne nous laisse pas ignorer l'étrangeté du monde, que les hommes affrontent aussi bien et mieux qu'elle, mais comme dans un demi-silence[12].

Où allait donc cette page de Signes ? Au caractère irréductible de l'expérience commune à l'égard de « l'étrangeté du monde » et à l'incapacité relative de la philosophie à en rendre compte mais à la capacité de « la littérature, l'art, l'exercice de la vie », au rappel des tailles-douces en noir et blanc que Descartes évoque dans sa Dioptrique et à l'engagement des peintres dans l'être brut du monde par la couleur — des thèmes tous évoqués, au même moment, dans « L'Œil et l'Esprit » d'Art de France et des Temps modernes —, et, au-delà, à l'ombre du philosophe que la pensée par elle-même jette inévitablement sur les choses, laquelle fait tout le chapitre de Signes sur Husserl… Tout, justement, dans « L'Œil et l'Esprit » et dans Signes, aurait dû empêcher la dérive de Sartre, tout s'il avait suivi simplement la logique de l'image de Merleau-Ponty (le passage du mur du son), le fil de sa pensée et le mouvement de son écriture.

Que s'est-il passé ? L'enjeu, c'est le sens de deux vies et même de la vie en général. Interpréter un mouvement d'images et de pensées, c'est mettre un pied dans ce mouvement comme dans une porte — au point justement où Merleau-Ponty mettait un pied dans celui de Marivaux —, c'est donc se saisir d'un moment choisi dans ce mouvement, et, à partir de là, investir un autre point et, pied à pied, dévier et absorber ce mouvement de pensée dans un autre mouvement, le sien. Trois écrivains, Merleau-Ponty et Marivaux, — puis Sartre et les deux autres ; trois écrivains dont le troisième a un compte difficile à régler avec le premier, depuis que celui-ci s'en est pris à son portrait de Nizan dans la préface de Signes, — compte réglé au passage à travers Marivaux — et à travers Mallarmé. Ainsi, de son côté, dans « Le Langage indirect et les voix du silence », à travers ses citations les unes explicites les autres allusives, Merleau-Ponty visait-il le pathos de Sartre à travers celui de Malraux, et l'inverse. Serions-nous seulement dans le domaine des antipathies d'écrivains, trop humain et bien connu ? Il y a de cela, mais, s'agissant de Merleau-Ponty, c'est le mode même sur lequel il pense et pratique sa philosophie et sur lequel, même après qu'il a disparu, il entraîne Sartre.

Il se passe ici, dans l'écriture de Sartre, ce que Merleau-Ponty appelle par ailleurs « l'empiétement », pour décrire toutes les actions au sein desquelles des subjectivités luttent pour le terrain de leur existence dans le monde et vis-à-vis d'autrui : les sujets ne recherchent pas l'anéantissement de l'autre mais une forme d'assujettissement, laquelle a sa contrepartie dans une espèce de consentement soi-même à être assujetti. Empiéter, c'est s'établir dans l'écriture de l'autre comme en terrain à conquérir, la réduire autant que possible à la sienne ; et l'autre se défend, mord sur son prédateur ou le contamine : activité et passivité des écritures se mêlent en un nœud inextricable, — un chiasme dit Merleau-Ponty : une figure de style.

Y a-t-il un concept de cette espèce de guerre ? Non, mais il pourrait bien y avoir de certaines images à construire, en arrière de toutes les autres, celles de lutteurs ou de fantassins — ou de fauves —, des métaphores qui rattacheraient l'affrontement des écritures à la force des appuis au sol, aux ruses des prises possibles, aux équilibres et déséquilibres, — au genre d'hostilité de ces combats-là, à leur temporalité et à leur finalité, à leur physique, à leurs rituels peut-être : « tenir le pas gagné », écrivait Rimbaud. Ce ne sont pas exactement des affrontements, une autre métaphore qui, elle, dirait le face à face direct, le courage et la terreur dans les yeux, l'héroïsme, et l'effet de choc qui emporte tout, à un moment, par la vitesse imprimée au corps — au corps de l'idée (cela, c'est Nietzsche et, à d'autres égards, Marx ou Descartes, ou Sartre…). Ce ne sont pas non plus des mouvements réfléchis, tactiques ou stratégiques, deux termes qui connoteraient l'intelligence combattante, une distance, un enjeu trop tranché (être ou ne pas être, en écriture et en philosophie) et une finalité : anéantir pour être — cela, c'est la logique binaire de L'Être et le néant. Mais, ces images-ci écartées et celle de l'empiétement choisie, de toutes façons il n'y a bien que des images pour penser ce genre d'écriture, car la relation merleau-pontienne entre les libertés ne saurait être adéquatement représentée sous quelque concept que ce soit : elle appartient à l'ordre et à l'obscurité de la Nature, elle ne s'en laisse pas séparer, elle ne se laisse pas réfléchir, elle réside dans l'ombre du philosophe qui la recherche — ici elle remonte aux toutes premières rencontres, en 1928 ou 29. On se fait de l'ombre, on s'offusque mutuellement. Inversement, cette relation obscure provoque le philosophe à la compréhension réflexive et aussi elle s'en moque, elle veut bien qu'il la signale mais c'est pour échapper aussitôt à son signalement et à son enquête réglée. Merleau-Ponty veut penser quelque chose qui ne veut pas se laisser penser, et notamment ce refus de se laisser penser, sans lequel cela ne serait pas ce que c'est ; il veut penser ce refus sans le liquider ; il ne veut pas consentir à ce que cette confusion soit déclarée comme échappant à la philosophie.

Fasciné par cette démarche qu'il ne peut réduire, Sartre entre, plus qu'il ne veut le dire, dans les vues de Merleau-Ponty. Qu'est-ce, dans l'ordre des images, que l'empiétement ? C'est encore une métaphore, qui décrit le mouvement progressif de déformation et d'appropriation d'un système d'idées, d'un système symbolique par un autre, un effort qui, en tant que tel, ne peut se décrire en effet que par cette image-là. Le sens de deux vies, celle de Merleau-Ponty et celle de Sartre, est l'enjeu humain de ce combat douteux, de cette « bataille d'hommes », ou plutôt, maintenant que l'un puis l'autre de ces deux hommes sont morts, les livres et les images demeurant, c'est une bataille d'imaginaires. De plusieurs manières, par Beauvoir aussi dans l'histoire de Zaza et sous le nom de Pradelle, Merleau-Ponty fut dépossédé du sens de sa vie. Mais aussi, pourquoi ne l'a-t-il pas écrite lui-même ?

Hargneux, prégnants et solides, de toute la solidité que ces écrivains y ont concentrée, ces imaginaires continuent chacun à lutter pour le sens, c'est-à-dire pour l'existence, — ainsi la vie de Merleau-Ponty se défend-elle, même racontée et instituée dans la perspective de Sartre. Qui aura manqué à l'autre ? Séparé de moi, Merleau ne pensa-t-il pas au suicide ? Dans quelle pensée, vis-à-vis de moi, est-il parti ? La préface de Signes ne fut-elle pas cette dernière pensée ? Comment rattraper une dernière pensée, surtout si elle fut écrite : la soudaineté de la riposte et le choix du terrain (la mémoire de Nizan), l'irritation et l'amertume, l'ironie aiguisée pour blesser (« Entre Sartre et lui Nizan aurait-il jamais toléré ce ton de confidence ? Sartre le sait mieux que nous[13] »), le mépris même qui s'y fait jour, la disqualification par avance de toute confidence, de la longue confidence qu'est le « Merleau-Ponty vivant » ? En reprenant l'avantage sur la citation de Montaigne ? En niant que l'amitié à aucun moment ait été morte ? En invoquant l'enfance de Merleau-Ponty et un malheur dans la jeunesse (mais quand même pas explicitement la mort de Zaza), en citant Simone de Beauvoir comme témoin, en plaidant l'isolement final et la folie ?

Ainsi, juste retour des choses en somme, l'imaginaire de Sartre ici lutte-t-il selon la logique de Merleau-Ponty, dans l'obsession de sa figure et dans le syndrome d'abandonnement qu'il dénonce en lui, par empiétements et insinuations, et non par les vérités que profèreraient un savoir et une liberté souverains. En cette affaire, immense avantage mais finalement de si peu d'effet, c'était lui le dernier vivant. Cependant, eut-il le dernier mot, à ses propres yeux ? Et l'a-t-il aux nôtres, à nous ses lecteurs ?

En classant et en commentant les portraits de Merleau-Ponty et de Nizan dans les écrits autobiographique de Sartre, les promoteurs de la toute récente édition de la Pléiade nous aident à démêler l'entrelacement de plusieurs textes[14]. Dans la préface de Signes, une vaste histoire hypothétique de la pensée dans l'homme (qu'est-ce qui est au début, avant la conscience qui se poserait elle-même ?) et le travail conjoint sur la notion de la chair tournent brusquement à l'histoire morale d'une génération, dans laquelle un autre conscrit, Nizan, vient tout à coup prendre place. En effet, par un remaniement de dernière minute, cette préface conduisait en fait à une longue réflexion sur les dernières positions de Sartre, ou plutôt, à travers une méditation sur l'avant-propos que Sartre venait de donner pour la réédition d'Aden Arabie, sur la relation que Sartre avait entretenue avec Nizan, relation faite d'une longue méconnaissance puis d'une reconnaissance : « Il était dit que Sartre le comprendrait trente ans plus tard, parce que c'était Sartre, mais aussi parce que c'était Nizan[15]. » Avec la réédition d'Aden Arabie, le portrait de Nizan par Sartre paraît en août 1960. Complétant ex abrupto sa préface déjà rédigée pour son recueil de Signes, Merleau-Ponty lui répond en septembre, et Sartre répondra un an plus tard, par son « Merleau-Ponty vivant ». Telle est la véritable et dernière rencontre, dont Sartre ne parle pas dans son article, sinon allusivement.

Ainsi, à l'automne de 1961, quand on lisait, dans son article, la première phrase « Que d'amis j'ai perdus qui vivent encore. Ce ne fut la faute de personne : c'étaient eux, c'était moi […] », on pouvait deviner que Sartre, écrivant sur la mort de Merleau-Ponty, ne pouvait pas sans doute s'empêcher de penser au message que Merleau-Ponty lui avait adressé, de son vivant et si peu de temps auparavant, sous le sceau déjà de Montaigne, à travers sa réflexion sur l'avant-propos d'Aden Arabie. C'est pourquoi probablement, dans la préface de Signes, chaque fois que le nom de Nizan apparaît, il faudrait lire celui de Merleau-Ponty, et reconnaître la retenue de son personnage, son élégance, ses épreuves, et la méconnaissance de Sartre à son endroit :

Sartre n'a pas compris Nizan parce qu'il transcrivait en dandysme ses souffrances. Il a fallu ses livres, la suite de sa vie et, en Sartre, vingt ans d'expérience après sa mort pour que Nizan fût enfin compris. Mais Nizan voulait-il qu'on le comprît ? Sa souffrance, dont Sartre parle aujourd'hui, n'est-ce pas le genre d'aveux qu'on aime mieux faire au lecteur qu'à quelqu'un ? Entre Sartre et lui Nizan aurait-il jamais toléré ce ton de confidence ? Sartre le sait mieux que nous[16].

Toutes ces phrases sont taillées pour faire mal, et cependant, en septembre 1960, Merleau-Ponty ne pouvait pas savoir que Sartre allait mettre moins de temps à essayer de le comprendre qu'il n'en avait mis pour Nizan — parce que lui, « Merleau », allait être mort. L'aurait-il pressenti qu'elles auraient été, peut-être, encore plus personnelles, plus dédaigneuses, plus ironiquement blessantes. Mais aussi, n'est-ce pas trop de frustration, trop de douleur, que de voir ou de pressentir que l'histoire de sa vie peut être racontée par d'autres, Beauvoir et Sartre, dans l'édification de leur propre autobiographie ?

Trop d'allusions et de dédoublements, trop de parenté, trop d'autobiographies par procuration. Les jumeaux, c'est Nizan et « Merleau », sous le regard sévère d'un Sartre en frère aîné tardivement attendri, demandeur désormais de familiarité et en quête de sa propre identité, et qui répond au portrait que Merleau-Ponty a tracé de lui à travers l'analyse de sa relation avec la mémoire de Nizan. Dur avec ses contemporains, manipulateur avec les générations suivantes, « Sartre les gâte [les jeunes gens]. Ou plutôt, suivant exactement le modèle de toujours, sévère pour les fils de son esprit, déjà quadragénaires, il cède tout aux suivants, — et les relance dans l'éternelle rivalité. C'est Nizan qui avait raison, voilà votre homme, lisez-le…[17] »

Le très beau texte du « Merleau-Ponty vivant », qu'on pensait lire comme coulant de source, demanda à son auteur au moins deux rédactions et lui causa beaucoup de tourments[18]. La première phrase de la version abandonnée disait pourquoi : « Un mort tout neuf reste vif, à vif : il n'a rien fait encore que se retirer, il conserve, sans en user, son droit de regard sur nos pensées[19]. » Car Merleau-Ponty était parti après avoir rejeté d'avance les attendus de cette plainte, dénoncé ses vrais mobiles et stigmatisé le ton sur lequel elle allait s'énoncer : dans l'été 61, Sartre s'adresse à quelqu'un qui ne peut plus l'entendre et qui, de son vivant, ne voulait plus l'entendre, mais qui le regarde encore, regard reconnu mais insupportable, à rayer. Déclarer, dans la deuxième version, que Merleau-Ponty est vivant, c'est encore reconnaître, mais implicitement, que celui-ci exerce encore son droit de regard sur Sartre. La douleur est bien là, mais la prose des Mots bientôt sera encore bien plus cruelle pour lui-même — ou absolutoire, ou les deux, c'est selon.

Ainsi, par une sorte d'infortune, la biographie de Merleau-Ponty, ou du moins le peu que nous en savons, est-ce par Simone de Beauvoir (dans les Mémoires d'une jeune fille rangée) et par Sartre que nous l'avons, dans leur autobiographie à eux, et, les quelques bribes de son autobiographie à lui, nous ne pouvons que les deviner dans le personnage de Nizan, tel qu'il le dresse face à celui de Sartre. Comme le dit Claude Imbert : « Il n'y a que dans la préface de Signes, un de ses derniers textes, où il semble dire un mot de son enfance et de son amitié avec Sartre — mais secrètement, en parlant de Nizan. Oui, lorsqu'il raconte l'histoire de Sartre et de Nizan, on dirait bien que silencieusement c'est celle de Sartre avec lui-même qu'il évoque souvent : pas sans un masque, toujours dans l'enveloppement d'une ambiguïté. C'est devenu la marque de son style[20]. »

 

Cinquante ans désormais. La mort de Merleau-Ponty est l'un de ces événements qui devraient compter dans la vie intellectuelle. Le fait lui-même et le retentissement qu'il produisit sur-le-champ et par la suite intéressent toute réflexion sur son travail. Certes il est rare qu'une œuvre puisse être dite achevée avant la mort de son auteur : sans doute celle de Lévi-Strauss et, en un sens, celle de Sartre… Cependant la mort prématurée d'un écrivain invite à s'interroger sur la précarité des œuvres en général et, dans le cas de Merleau-Ponty, on voit bien que des philosophes, ses pairs, furent frappés, en la propre idée qu'ils avaient de leur profession et d'eux-mêmes, du fait que la recherche de la vérité puisse s'interrompre ainsi et que l'idée même de la vérité en est atteinte. Telles furent en substance les réflexions d'Alphonse De Waelhens et de Jean Hyppolite dans ce numéro des Temps modernes, et de Paul Ricœur dans Esprit. Et, dix ans plus tard, Maurice Blanchot méditait sur la parole interrompue de Merleau-Ponty et sur cet événement d'une « peine imméritée » mais d'une logique inattendue, car cette interruption venait en somme confirmer l'esprit dans lequel, professeur et écrivain, Merleau-Ponty avait pratiqué la parole : de manière précaire, allusive et sans cesse reprise[21]. Cet esprit nous convie à écouter encore et à nouveau cette parole, telle qu'elle continue à s'inventer dans son style.

Pierre Campion



[1] Parmi les nombreuses publications posthumes de Merleau-Ponty, on trouve les trois lettres échangées en juillet 1953 : « Sartre, Merleau-Ponty : Les lettres d'une rupture » (avec une présentation de François Ewald), dans Maurice Merleau-Ponty, Parcours deux, 1951-1961, Verdier, 2000, pp. 129-169.

[2] L'article de Merleau-Ponty fut repris en volume par Claude Lefort en 1964 chez Gallimard. Les articles de Sartre et de Lefort ont été repris en volume, respectivement dans Situations, IV. Portraits, Gallimard, 1964 et Sur une colonne absente. Écrits autour de Merleau-Ponty, Gallimard, coll. Les Essais, 1978. Le texte de Sartre vient d'être réédité dans le volume de la Pléiade récemment paru, Jean-Paul Sartre, Les Mots et autres écrits autobiographiques, Gallimard, 2010. C'est à la pagination de cette édition que je renvoie directement.

[3] Le ton de cet article est celui d'une amitié profonde et chaleureuse alors que sans doute, dans la réalité, il n'en allait pas ainsi. Dans les Entretiens de Simone de Beauvoir avec Jean-Paul Sartre (La Cérémonie des adieux, Gallimard, 1981, p. 345), réalisés en 1974, les deux protagonistes évoquent leurs relations distantes et froides avec Merleau-Ponty.

[4] Flaubert, Correspondance, Gallimard, Bibl. de la Pléiade, I, 1973, p. 258.

[5] Rédigé par Merleau-Ponty, l'éditorial du numéro 51 des Temps modernes (janvier 1950), « Les jours de notre vie », était cosigné par Merleau-Ponty et Sartre, ce dont ce dernier ne paraît pas ici se souvenir. Ce titre faisait directement écho au roman de David Rousset, Les Jours de notre mort, 1947. En 1960, sous le titre « L'U.R.S.S. et les camps », Merleau-Ponty le reprend à son compte dans Signes, section « Propos ». Dans l'édition Folio-Essais de Signes, le texte exact est, p. 434 : « Cela signifie que nous n'avons rien de commun avec un nazi et que nous avons les mêmes valeurs qu'un communiste. Un communiste, dira-t-on, n'a pas de valeurs. Il n'a que des fidélités. Nous répondrons qu'il fait bien ce qu'il peut pour y parvenir, mais que, grâce à Dieu, personne ne peut vivre sans respirer. Il a des valeurs malgré lui. » Sartre abrège, oublie la distinction entre le nazi et le communiste, passe d'un communiste aux communistes, gomme l'ironie… Il empiète sur Merleau.

[6] L'Idiot de la famille, Gallimard, coll. Tel, 1974, préface. À partir du milieu des années cinquante, Sartre conduit ensemble trois chantiers, qu'il laissera inachevés : la Critique de la raison dialectique, l'autobiographie, le Flaubert. Trois manières à ses yeux d'écrire une anthropologie philosophique.

[7] Stéphanie Ménasé : « Merleau-Ponty : une écriture élaborée ? Lecture génétique de L'Œil et l'Esprit », dans Rue Descartes, nº 50, 2005, « L'Écriture des philosophes ». Emmanuel de Saint Aubert : Le Scénario cartésien. Recherches sur la formation et la cohérence de l'intention philosophique de Merleau-Ponty, Vrin, 2005, p. 31.

[8] Maurice Merleau-Ponty, Signes, éd. cit., p. 40.

[9] Marivaux, Vie de Marianne, III, Garnier frères, 1957, p. 129.

[10] Les « cent cinquante pages » sont sans doute l'inédit qui allait être publié en 1964 par Claude Lefort sous le titre Le Visible et l'invisible. Et la citation vient probablement de la fin d'un article de Merleau-Ponty sur Claudel : « L'écrivain, lui, sait bien qu'il n'y a pas de commune mesure entre la rumination de la vie et ce qu'elle a pu produire de plus clair et de plus lisible, que la comédie serait ici de jouer les oracles, qu'après tout, si l'on veut le rencontrer, il a déjà donné rendez-vous aux amateurs dans ses livres, que le plus court chemin vers lui passe par eux, enfin qu'il est un homme qui travaille à vivre, et ne peut dispenser personne du travail de lire et du travail de vivre » (« Claudel était-il un génie ? », dans L'Express, nº 93, 5 mars 1955, pp. 3-4 ; repris sous le titre « Sur Claudel » dans Signes, op. cit., pp. 511-512.

[11] À la fin de 1936, Merleau-Ponty publie un compte rendu du livre de Sartre, L'Imagination. Ce texte est repris dans Maurice Merleau-Ponty, Parcours, 1935-1951, Éditions Verdier, 1997, pp. 45-54.

[12] Maurice Merleau-Ponty, Signes, éd. cit., p. 40.

[13] Ibid., p. 46. Une phrase qui dut rester fichée dans la plaie.

[14] Voir à ce sujet la belle notice que Gilles Philippe consacre aux deux « vies parallèles », de Nizan et de Merleau-Ponty, telles qu'elles sont écrites dans Sartre et comment elles appartiennent à son autobiographie : Jean-Paul Sartre, Les Mots et autres écrits autobiographiques, op. cit., pp. 1565-1576.

[15] Maurice Merleau-Ponty, Signes, op. cit., p. 47.

[16] Ibid., p. 46.

[17] Ibid., p. 60.

[18] Jean-Paul Sartre, Les Mots et autres écrits autobiographiques, op. cit., notice, pp. 1568-1569. La première version, manuscrite, est donnée pp. 1121-1150.

[19] Jean-Paul Sartre, ibid., p. 1121. Quand, en 1964, Sartre reprit son texte dans les Situations, IV, le titre de « Merleau-Ponty vivant » devint « Merleau-Ponty ». On pouvait désormais parler d'un portrait et le classer parmi d'autres. Mais celui de Gide, écrit en 1951 pour la mort du « contemporain capital », lui, resta « Gide vivant ».

[20] Claude Imbert, Merleau-Ponty, ADPF, Ministère des Affaires étrangères, 2005, p. 38. Ce beau texte, admirablement mis en page et affranchi de l'esprit de notre époque, nous rappelle, en photos, que l'on fumait au Collège de France et que le long visage de Merleau-Ponty pouvait à l'occasion s'illuminer, sans métaphore, d'une allumette craquée pour rallumer son cigare.

[21] Maurice Blanchot, « Le “Discours philosophique” », dans L'Arc, nº 46, 1971, pp. 1-4.

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