RETOUR : Coups de cœur

 

Pierre Campion : Compte rendu du livre de Maryline Desbiolles, Rupture.
Mis en ligne le 15 janvier 2018.

© : Pierre Campion.

Maryline Desbiolles a déjà publié une œuvre importante. Avec Anchise, elle a obtenu le prix Femina 1999. Depuis, se sont succédé notamment Primo (2005), Les Draps du peintre (2008), Une femme drôle (2010), La Scène (2010)…
Entre 1990 et 1993, elle a dirigé la revue La Mètis, dont plusieurs articles ont été repris sur ce site, avec son accord.

rupture Maryline Desbiolles, Rupture, Flammarion, 2018.


Maryline Desbiolles et l'énigme de la rupture

Toujours dans cet environnement d'Ugine et de son aciérie qui fait le fond de son paysage imaginaire, dans son rapport familial à l'Italie et à la dimension politique des années 1950[1], voici le dernier roman de Maryline Desbiolles : Rupture.

Ce n'est ni une enquête sur l'aménagement de la Côte d'Azur et les malfaçons du barrage de Malpasset au-dessus de Fréjus, ni une chronique de la guerre d'Algérie, ni une réflexion sur l'histoire du parti communiste à l'époque de sa puissance, ni un panorama de la culture populaire à la même époque. Car justement, à chaque instant où tout cela menacerait, où la documentation se verrait, où la voix s'enflerait, l'auteur veille à tourner court : à signaler le péril dans lequel trop de romans actuels tombent, à l'éviter avec élégance, et sans doute à le dénoncer.

Non, ce bref roman est une méditation poétique et spirituelle sur ce que c'est que la rupture : celle du barrage construit au mauvais pas de la vallée, celle qui sépare François de Louise Cassagne, celle qui manque de le séparer de son ami René, celle qui le sépare lui-même entre ses deux prénoms Augustin et François, celle qui séparait sa mère de son père — de son père disparu vers 1943, non pas mort mais absent, qui voulait le prénommer Augustin et qui l'appelait ainsi à l'oreille, autre motif d'une brouille permanente et obscure avec la mère.

Couper à toutes explications et à toute solution, éviter tout dénouement définitif. Entre deux scènes fortes de la catastrophe du 2 décembre 1959, aller vite : raconter à grands traits la construction du barrage auquel travaillèrent René et François, la rencontre de Louise, l'Algérie de la classe 55, le ramassage des pêches… Une écriture résolue à n'enfoncer aucune porte ouverte, à ne fournir aucune résolution à l'énigme de la rupture.

Car c'est la même force inconnue qui mine sourdement, le même mystère (c'est le mot que je risque, ce n'est pas celui de l'auteur). Pourquoi Louise rompt-elle un amour qu'elle avait conduit et qu'est-ce que ce souffle au cœur dont elle souffre, dit-elle ? Comment le père d'Augustin-François est-il parti, quand et où ? François a-t-il une case en moins ou un grain en trop ? Pourquoi le barrage a-t-il cédé ?

Aller vite, ne pas se laisser étouffer d'explications ni d'hypothèses, laisser les choses et les êtres à leur pure et simple obscurité, et à leur souffrance : les paysages à brûler de sécheresse ou à se noyer de pluies diluviennes, le barrage à fuiter sous le poids de son lac jusqu'à s'ouvrir d'un coup, René à supporter les conséquences de ses convictions et de ses contradictions, les ennemis en Algérie (« les fell » et « les Max ») à l'imbroglio de leurs violences, Louise soudain à ne plus rien dire ni écrire, « le petit François » à s'isoler dans le mutisme et dans la photographie des choses… Mais aussi laisser fleurir les pêchers de la vallée, l'amour s'accomplir, François découvrir sa mère à travers les lettres qu'elle lui écrit quand il n'est plus à Ugine, et la tante Huguette, alcoolique et peinturlurée, prophétiser en silence.

Renvoyer à Bossuet ce que c'est que rompre, quand il cite saint Ambroise dans son oraison funèbre d'Henriette d'Angleterre. C'est-à-dire renvoyer l'écriture allusive du roman à une formule latine que François débita un jour sur un petit théâtre d'école, sans la comprendre, et qu'il psalmodie en courant, toujours sans plus l'entendre, dans le paysage de Fréjus dévastée : « stringebam bracchia sed jam amiseram quam tenebam, j'avais déjà perdu celle que je tenais dans mes bras. » Comme quoi la rupture est d'avance dans la solidité des choses et des relations, le malheur dans le bonheur et le mal dans le bien. Si, à Dieu ne plaise, « le petit François » avait jamais lu le texte de Bossuet, il aurait trouvé quelques pages plus haut une image du Sage évoquant « une ville sans murailles, qui est ouverte de toutes parts ». À travers cet emprunt à la Bible, Bossuet ne pense pas d'avance à une ville ouverte à une rivière de boues : il vise, dit-il, « ces âmes sans force, aussi bien que sans foi, qui ne savent pas retenir leurs langues indiscrètes » — ce que ne sont ni la princesse en exil auprès de Louis XIV, ni François le taciturne, ni la voix retenue qui parle dans le livre de Maryline Desbiolles.

Pierre Campion



[1] Sur ce site, lire les comptes rendus de trois livres de Maryline Desbiolles : La Scène (2010), Dans la route (2012), Vallotton est inadmissible (2013).

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