RETOUR : Coups de cœur

 

Pierre Campion : Du monde, derechef, qu'il existe.

Mis en ligne le 29 novembre 2016.

© : Pierre Campion.

Henri Droguet est né à Cherbourg en 1944. Il vit à Saint-Malo où il a enseigné les lettres de 1972 à 2004.

Il a publié des recueils de poèmes aux éditions Gallimard (Le Contre-dit, Le Passé décomposé, Noir sur blanc, La Main au feu, 48°39'N-2°014W (et autres lieux), Avis de passage, Off) et Champ-Vallon (Ventôses), un ouvrage en prose intitulé Albert & Cie, histoire, aux éditions Apogée, chez Belin et, en collaboration avec des plasticiens (Thierry Le Saëc, Éric Brault, Dominique Penloup, Pierre Alechinsky), quelques ouvrages d'artiste.

Lire sur ce site :
Henri Droguet : Chants à côté
Henri Droguet : Comment j'ai écrit certains de mes poèmes (essai)
Henri Droguet : Récit hâtif pour saluer Jacques Réda
Pierre Campion : Une voix off. Henri Droguet ou les extérieurs de la vie.
Pierre Campion : Henri Droguet ou les transports de la vie.


 Droguet couverture  Henri Droguet, Désordre du jour, poèmes, Gallimard, 2016.


Du monde, derechef, qu'il existe

Un journal poétique de ses avènements

Henri Droguet nous revient, toujours se portant aux « bousillants dévorateurs bouillons de la mer » (Désordre du jour, « Aujourd'hui », p. 68), aux « taloches/ et mandales d'un vent d'écorche/ dégondant » (« Passage du Styx », p. 155), aux sous-bois d'hiver, terrains vagues et ronciers, « aux zédis zaques zupes/ échangeurs à bretelles et péages/ où ferraillants les poids lourds/ rétrogradent » (« Sarabande », p. 56), aux ivrognes et idiots du village ­— au genre de merveilleux qui est le sien : agressif, obsessionnel et cacophonique.

(En cet automne de 2016, il publie par ailleurs un recueil de proses, au titre provocant, Faisez pas les cons ! Le froid, le désir, le dénuement selon tous ses modes, elles racontent, non sans la complicité du narrateur, des existences sommaires, attachées à la tâche de vivre humainement, fin des années 1950, en des lieux ordinaires et désespérés[1].)

 

« Rien de neuf somme toute et tout/ dans les siècles des siècles » (« Avis de grand frais », p. 20).

Monotonie, redites, ressassement ? Non pas. Car, si les éléments sont toujours les éléments et en si petit nombre ­— quatre dit-on, Droguet en retenant plutôt trois : l'air, l'eau, la terre —, ils sont infiniment variés, mouvants et passagers. C'est à cette variété non dénombrable que Droguet ose s'affronter et à ses saisissements. Il se tient dans les extérieurs ; sa poésie s'ouvre à eux, à leur désordre, à leurs boucans, à leurs échappements, aux irruptions renouvelées de leur présence, en ce recueil notées du 2 janvier 2009 au 23 janvier 2016.

Vu de sa fenêtre :

[…]

beurré salé le ciel excessi-

vement feuilleté foutoir

rectangulaire et décalco

maniaque à la fenêtre

large pièce de bæuf cru rouge-bleu

fourbi d'acide azur si peu que

si pourtant pas grand-

chose et ni

fait ni à faire

[…]

8 novembre 2013

 

Il n'y a pas d'ordre du jour, il n'y a que tel moment, singulier, à sa date — à la date où il fut noté. Ni fait ni à faire : il n'y a pas d'ordre du tout et on n'en peut rien faire, de construit, de réglé, d'harmonieux et de mélodieux. Tel est justement, à tel instant, le bonheur, le moi soûlé du renouvellement perpétuel dans le même :

[…]

mais le corps mais le cæur

dans la stupeur heureuse d'être ici

se retrempent à l'amer et la mer

(Encore la mer ? — Encore)

légère à sa chamade fuyeuse

buissonnière

effeuilleuse

fruitière

[…]

18 octobre 2014

 

Qui hante ces lieux ? Rien sinon quelques êtres incertains — des sortes d'anges — et des mouvements imprévus, et le corps qui s'y abandonne, sans plus. Tel est le merveilleux :

Plus rien ne parle ici    que

le hurlement de ténèbres

[…]

d'une bête obtuse analphabète

hideusement velue

(le même jour)

 

C'est la création continue par une espèce de Dieu, parfois nommé, mais plutôt moins que dans tel recueil précédent.

Les présences : quelque bête furtive, quelques enfants sournois (« gueules à tignasse d'anges », p. 154) ou quelque voyageur, quelque fond de port ou quelque machine (un trépan affairé à trouer la terre, le 10 juillet 2010…), ou quelques horribles travailleurs :

[…]

le charron velu borgne a sifflé ses corbeaux

le charpentier cogne comme un sourd

un chien noir isolé gronde et mord

son ombre et la poussière

[…]

14-26 juin 2009

 

Le corbeau, c'est l'oiseau des hivers rimbaldiens. Un corbeau, c'est aussi, nous dit un dictionnaire, la « grosse pierre, pièce de bois ou de fer mise en saillie sur un mur et servant à supporter une poutre, une corniche ou un encorbellement »…

 

C'est que la langue en prend des coups. C'est le jeu des mots rares ou inventés, des noms exotiques de plantes familières, des cacophonies verbales et calembours, des citations inattendues : les vents soufflent dans la mémoire du moi et jusque dans ses catégories lexicales et syntaxiques… Et dans la prosodie de ses paroles… Oui, ce sont des pièces de vers : pièces de vêtements, mais trouées, mal cousues et mal ravaudées, mal ajustées ; pièces de machineries poétiques, mais pleines de coulures, mal ébarbées, mal équarries, mal rabotées et mal polies : le souffle du monde passe à travers, les ajoure, les rend friables…

Les souffles du monde passent à travers un moi écharpé, rendu soudain à un temps immémorial et immédiatement présent :

[…]

et moi remoimoi je

fus quand j'étais rocheux mort

à jardiner en cet Éden enclos

on y taillait aux lunaisons la bête rouge

pouque braillante et cornue

— ça suinte et puait —

sac à tripes et sang      cuir à bas dépiécé

ossaille à cliquetis chipotailles

où s'affaire à la rage un corbeau goudronné

crave ou freux qui graille et craille

quoi QUOI QUOI ???

[…]

15 juillet 2011

 

Quoi donc, crie ce corbeau ? À un autre moment, ce tout autre répons, des enfants bergers s'interpellant à pleine voix d'un champ à l'autre, spinozistes sans le savoir :

[…]

Toute joie — qui es-tu ? y es-tu ?

que fais-tu ? chantes-tu ? —

toute joie veut l'éternité

8 mai 2009

 

Et pourtant, par ailleurs et près de six ans plus tard, « le chercheur d'ignorance/ glossolalique omnivore et velu scande ad lib » :

« […]

un jour un jour je connaîtrai l'impatience

et la nuit pétillante à jamais oisive

portons portons-nous plutôt dehors hors

en la nature naturante naturée

 

mais moi non jamais l'éternité

ainsi c'était dit c'est que

du non-temps perdu. »

15 janvier 2015

 

Pour une fois, un point final dans une phrase : un point, c'est dit, c'est tout. Posé après Proust et Rimbaud (après toute littérature), après la joie des enfants, après les théologies des chrétiens. Par après, et décidément, mais non les effaçant.

Encore un an, et voici une leçon nouvelle, reçue à l'enterrement d'un ami et en écho déformant à une phrase célèbre, « il faut faudrait (dit qui ?) changer le vide » (« Passage du Styx », 23 janvier 2016).

 

Dans la poésie de Droguet, les mouvements imprévisibles du monde, secouant comme un prunier l'esprit dans son corps, suscitent une récolte de phrases vertes et pas mûres — et une manière bien personnelle de la retrouver, tel jour, toute neuve et fraîche, l'éternité.

Pierre Campion



[1] Henri Droguet, Faisez pas les cons !, éditions Fario, 2016.


RETOUR : Coups de cœur