RETOUR : Contributions à la théorie de la littérature

 

Pierre Campion : Une campagne d'écriture. Étude de quelques décisions dans un passage de Madame Bovary.

Dans une formulation un peu différente, ce texte reprend et développe une intervention effectuée dans le colloque international qui s'est déroulé à Rouen du 15 au 17 novembre 2007 : « Madame Bovary, 150 ans et après… Bilan et perspectives ». Ce colloque était organisé par l'université de Rouen, le centre Flaubert du laboratoire CÉRÉdI et l'association des Amis de Flaubert et de Maupassant.

Dans ce texte, on trouvera plusieurs liens qui renvoient aux pages internet des brouillons de Madame Bovary, remarquablement édités par l'université de Rouen sous la direction de Danielle Girard. À partir du tableau génétique, à la page 139, les visiteurs intéressés pourront alors se rendre au brouillon qui concerne le passage que nous étudions.

Les actes complets de ce colloque sont parus dans le Bulletin Flaubert-Maupassant, revue semestrielle publiée par l'association des Amis de Flaubert et de Maupassant, n° 23, 2008.

Page mise en ligne le 27 mars 2008, mise à jour pour les liens le 20 avril 2009 et pour la publication des actes du colloque le 26 juillet 2009.

© : Pierre Campion.


Une campagne d'écriture

Étude de quelques décisions dans un passage de Madame Bovary

Yonville-l'Abbaye (ainsi nommé à cause d'une ancienne abbaye de Capucins dont les ruines n'existent même plus) est un bourg à huit lieues de Rouen, entre la route d'Abbeville et celle de Beauvais, au fond d'une vallée qu'arrose la Rieule, petite rivière qui se jette dans l'Andelle, après avoir fait tourner trois moulins vers son embouchure, et où il y a quelques truites, que les garçons, le dimanche, s'amusent à pêcher à la ligne.

On quitte la grande route à la Boissière et l'on continue à plat jusqu'au haut de la côte des Leux, d'où l'on découvre la vallée. La rivière qui la traverse en fait comme deux régions de physionomie distincte : tout ce qui est à gauche est en herbage, tout ce qui est à droite est en labour. La prairie s'allonge sous un bourrelet de collines basses pour se rattacher par derrière aux pâturages du pays de Bray, tandis que, du côté de l'est, la plaine, montant doucement, va s'élargissant et étale à perte de vue ses blondes pièces de blé. L'eau qui court au bord de l'herbe sépare d'une raie blanche la couleur des prés et celle des sillons, et la campagne ainsi ressemble à un grand manteau déplié qui a un collet de velours vert, bordé d'un galon d'argent.

Au bout de l'horizon, lorsqu'on arrive, on a devant soi les chênes de la forêt d'Argueil, avec les escarpements de la côte Saint-Jean, rayés du haut en bas par de longues traînées rouges, inégales ; ce sont les traces des pluies, et ces tons de brique, tranchant en filets minces sur la couleur grise de la montagne, viennent de la quantité de sources ferrugineuses qui coulent au delà, dans le pays d'alentour.

On est ici sur les confins de la Normandie, de la Picardie et de l'ėle-de-France, contrée bâtarde où le langage est sans accentuation, comme le paysage sans caractère. C'est là que l'on fait les pires fromages de Neufchâtel de tout l'arrondissement, et, d'autre part, la culture y est coûteuse, parce qu'il faut beaucoup de fumier pour engraisser ces terres friables pleines de sable et de cailloux.

Jusqu'en 1835, il n'y avait point de route praticable pour arriver à Yonville ; mais on a établi vers cette époque un chemin de grande vicinalité qui relie la route d'Abbeville à celle d'Amiens, et sert quelquefois aux rouliers allant de Rouen dans les Flandres. Cependant, Yonville-l'Abbaye est demeuré stationnaire, malgré ses débouchés nouveaux. Au lieu d'améliorer les cultures, on s'y obstine encore aux herbages, quelque dépréciés qu'ils soient, et le bourg paresseux, s'écartant de la plaine, a continué naturellement à s'agrandir vers la rivière. On l'aperçoit de loin, tout couché en long sur la rive, comme un gardeur de vaches qui fait la sieste au bord de l'eau.

Madame Bovary, Deuxième partie, I, début.

À ce moment du roman, tout l'appareil du récit et de la narration fait mouvement, d'une partie à l'autre, d'une situation à une autre et d'un lieu à l'autre : pour l'écrivain, tout appelle un morceau de bravoure. Or le roman, nous dit cette description, se transporte en un lieu isolé et quelconque, sans beauté et sans grâce, sans production de valeurs, inerte, en un lieu sans qualités et même destitué de son monument éponyme, si bien que, s'il y a morceau de bravoure, ce sera d'une manière très particulière : il y a là un problème d'écriture à résoudre, un problème stratégique que l'écrivain s'est donné lui-même dans sa marche d'écrivain ; et, pour nous, un paradoxe à comprendre.

Pour ce faire, je voudrais proposer la notion de décision[1].

La notion de décision : premier abord

Je l'entends dans un sens premier et très simple : en présence de choix en effet à tout moment possibles, écrire consisterait à prendre des décisions, de l'ordre de la composition[2], de la syntaxe, du lexique, du style… Qu'il s'agisse de ces arbitrages quasiment instantanés que tout écrivain éprouvé pratique au fil de l'écriture, de corrections ou de remaniements plus ou moins vastes, il y a nécessairement des interventions : des actions, à étudier comme telles.

En ce sens, toute écriture comporterait des décisions, et toute décision, en théorie, laisserait la marque repérable de son effet dans tout texte tel que nous l'avons. Mais quand nous disposons de brouillons nombreux et développés, comme c'est le cas avec Madame Bovary, le repérage et l'analyse des décisions d'écriture en sont évidemment facilités[3].

D'autre part, bien sûr, cette considération de l'écriture comme opérations comporte des implications et conséquences d'ordre théorique, que je me propose d'esquisser, ici et à cette occasion.

Repérage de quelques décisions dans le passage considéré

Il y a celles qui concernent la critique du lieu. Ainsi, au volume 2, folio 3 des brouillons (demander la page 139, puis cliquer 2/3 colonne de gauche) de Madame Bovary, pour la phrase qui deviendra « Yonville-l'Abbaye (ainsi nommé à cause d'une ancienne abbaye de Capucins dont les ruines n'existent même plus) », l'ajout mais dont les ruines même n'existent plus, ajout destiné à se développer par la suite au sein d'une parenthèse, vise à destituer le bourg, expressément, de toute aura archéologique. De même, à la fin du passage, l'image péjorative du gardeur de vaches ensommeillé n'existait pas dans les premières rédactions.

D'autre part, dans le folio 8 du même volume (cliquer 2/8 colonne du milieu), une phrase disait : « et c'était un pays oublié dans toutes les géographies du monde ». Cette phrase a été supprimée par la suite mais, parallèlement et comme pour la contrecarrer, plusieurs corrections tendaient à confirmer et à développer un trait qui figurait dès l'origine, celui d'un site perdu certes mais pourtant institué par rapport à la ville de Rouen, aux routes qui en sortent et aux rivières qui arrosent cette petite région naturelle. En un mot, une carte physique et administrative se met en place qui évoque d'abord le rapport de ce paysage aux départements de la Somme, de la Seine-Inférieure et de l'Eure (le folio 8 du même volume cliquer 1/181v colonne de gauche) puis aux trois provinces anciennes de la Normandie, de la Picardie et de l'ėle de France (vol. 2, folio 6 cliquer 2/6 colonne du milieu) : de tout temps, cela est ainsi précisé, Yonville fut un lieu bâtard.

Notons encore que l'idée d'une partition du paysage, entre les prairies et la rivière d'une part et les champs d'autre part, existe dès le vol. 2 folio 3 (cliquer 2/3 colonne de gauche : c'est alors la route qui répartit ces deux modalités de l'agriculture à droite et à gauche du voyageur). Mais les états suivants des manuscrits, très marqués de corrections, viennent préciser et comme épurer cette division en lui donnant la rivière pour opérateur de plus en plus nettement distingué[4] et adjoindre à ce schéma, comme une conséquence mais plutôt inattendue, l'image du manteau. Ainsi des décisions, parfaitement repérables comme telles, visent-elles à donner à ce paysage pourtant explicitement déclaré comme quelconque une cohérence et une beauté, une manière d'idéalité qui, comme les côtés de Méséglise et de Guermantes, n'appartient qu'aux êtres créés par l'esprit, des espèces de volontés qui font s'allonger la prairie dans l'intention de « se rattacher par derrière aux pâturages du pays de Bray » pendant que « la plaine, montant doucement, va s'élargissant et étale à perte de vue ses blondes pièces de blé », et la sorte de grâce paradoxale qui fait que la schématisation topographique se développe en métaphore.

Développement heuristique : de la notion du travail à celle de la décision

Bien entendu, je ne propose pas ici de renoncer à la notion du travail de Flaubert[5]. Simplement, qu'est-ce qui se passerait si l'on quittait un instant et par hypothèse cette notion pour celle de la décision[6] ?

Certainement on tirerait l'œuvre de Flaubert de l'opus vers la stratégie et vers le polémique. Autrement dit, on déplacerait l'accent de l'idée de l'achèvement et de la perfection vers celles d'action et de « guerre » où les valeurs seront moins celles de la perfection que celles qui se lient à la conception, à la conduite et au remplissement d'un dessein (la raison entre le but et les moyens, la prévision des effets, le goût du risque, le critère de la réussite ou de l'échec…).

D'autre part, on déplacerait l'invention littéraire vers ce que le sociologue allemand Hans Joas appelle « la créativité de l'agir[7] », c'est-à-dire on passerait de l'une des métaphores qui désigne cette créativité, celle du travail, à une autre, celle de la stratégie. Par là, et toujours dans l'esprit de Joas, on soulignerait le genre d'obscurité irréductible qu'il y a dans la création littéraire, l'impossibilité de la considérer autrement qu'à travers des métaphores, et la pluralité de ces métaphores : celle du travail insisterait sur le côté de construction de l'œuvre et la dépense qu'elle exige ; celle de la décision sur le surgissement du sens dans l'écriture et son caractère imprédictible. Rien donc, en présence de Madame Bovary, ne nous forcerait à choisir entre ces deux notions métaphoriques du travail et de la décision stratégique et tactique.

Vous avez dit : une guerre ?

Mais qui donc serait l'ennemi ?

« Vous me parlez de la Bêtise — générale, mon cher ami. Ah ! Je la connais. Je l'étudie. C'est là l'ennemi. — Et même il n'y a pas d'autre ennemi. Je m'acharne dessus dans la mesure de mes moyens[8]. »

Ce texte-ci va constamment, par son dessein général et par ses décisions, contre la bêtise des choses et singulièrement contre celle d'un paysage, d'un lieu-dit et, par métonymie, de ses habitants et des événements qui vont y survenir. Tout cela étant directement dénoncé et contrebattu dans l'écriture, justement par certaines décisions.

Ce lieu et ce moment dans le récit sont ceux de la bêtise, c'est-à-dire marqués par les caractères de négation ou plutôt d'absence que l'on relevait plus haut.

Mais ce n'est pas seulement ici. L'écriture de Flaubert va, en général, contre la bêtise, c'est-à-dire contre l'inertie naturelle de tout ce qui est (cette disposition, inscrite dans la réalité des choses et des êtres, à aller contre l'esprit, pour ainsi dire activement ou, plus exactement, de fait), disposition qui se rencontre dans les choses et les êtres… et dans l'écriture.

Qu'est-ce qu'écrire, pour Flaubert ? C'est créer un dispositif actif tout entier tourné, au moment de l'écriture elle-même et en prévision du moment de la lecture, contre l'être des choses et des êtres, contre la pente de l'esprit lui-même à la bêtise et celle de l'écriture et de la lecture au cliché : toute décision est, déjà et en soi, quelle qu'elle soit, la marque provocante d'une intervention et l'investissement d'une volonté. Toutes les interventions visent donc à :

       introduire du sens, dans ce qui n'en a pas ;

       introduire des intentions et de la volonté, c'est-à-dire de la subjectivité, dans ce qui ne saurait se connaître ni se reconnaître comme sujet ;

       introduire de la grâce, dans ce qui en manque obstinément[9] ;

       introduire de la lisibilité, dans ce qui n'en a pas ;

       introduire du jeu, du mouvement : du hasard, du risque dans l'écriture elle-même ; « dévisser » ce qui se visse dans le travail d'écriture[10] ;

       introduire la littérature, dans ce qui lui paraît radicalement étranger, et qui, laisse-t-elle entendre, la défie, l'appelle ou en appelle à elle…

Mais n'est-ce pas déjà trop que de traiter la bêtise en ennemi ? N'est-ce pas, lui déclarant la guerre, lui conférer encore une intention — trop d'intention —, celle de vouloir être quelque chose comme notre ennemi ? Et notons bien encore que ces antinomies sont inscrites dans et par l'œuvre elle-même : c'est Flaubert qui soutient, dans le mouvement même de ces actions, et le caractère impénétrable de la bêtise et la volonté de la pénétrer. C'est lui qui le dit ; la Bêtise, elle, ne dit rien : ni du monde, ni de nous, ni d'elle-même…

Un jeu ambigu et périlleux

Cette pratique d'action n'exclut pas celle du travail et de l'opus : en fait, comme on l'a vu, elle coexiste légitimement avec elle. Ce qui pourrait bien déterminer une contradiction entre l'œuvre considérée comme le lieu indéfiniment actif d'une stratégie et la considération de l'œuvre comme chose, comme entité ajoutée à la création et, comme telle, à son tour, être d'immobilité et foyer de sidération — comme il est dit dans la lettre à Louise Colet citée plus haut.

Il y a encore une autre contradiction, qui se lit à plein dans le travail des images : car, d'un côté, l'image introduit du mouvement et un sens dans la réalité inerte et, de l'autre, elle participe aux abandons de l'esprit à ses représentations empruntées et anthropomorphiques, lesquelles sont souvent dénoncées dans le personnage d'Emma et même, dans la correspondance de Flaubert, comme une disposition dangereuse de son style[11]. C'est pourquoi, peut-être, la métaphore du manteau est corrigée par cette sorte de conceptualisation qui oppose deux types abstraits du paysage (à moins que ces deux décisions ne se corrigent mutuellement, comme deux mouvements trop naturels de l'esprit à la fuite qu'il y a dans toute représentation, même s'ils paraissent antagonistes).

Autour de la subjectivation du paysage notée plus haut, on discerne aussi une dialectique du paysage et de l'écriture : à l'instar de l'impersonnalité du paysage, le sujet de l'action stratégique est tenu d'entrer dans une dépersonnalisation.

Enfin, cette dialectique devient celle de la littérature elle-même. Car celle-ci pourrait bien être faite moins pour dénoncer et contrebattre la réalité que pour la reconnaître pour ce qu'elle est, pour s'y engager et l'assumer, pour faire de la réalité elle-même et telle quelle l'essence du projet littéraire, pour s'y abîmer : en somme, pour faire entrer la réalité dans l'ordre de la littérature et ainsi la littérature dans l'ordre de la réalité[12] :

Les chefs-d'œuvre sont bêtes. — Ils ont la mine tranquille comme les productions mêmes de la nature, comme les grands animaux et les montagnes[13].

Et encore, dans telle sentence de facture pascalienne, cette définition du style comme la marque, particulière et matérielle, de la solidité et de l'effectivité — c'est-à-dire de la réalité en chaque œuvre :

Nous ne vivons que par l'extérieur des choses. Il le faut donc soigner. Je déclare quant à moi que le physique l'emporte sur le moral. — Il n'y a pas de désillusion qui fasse souffrir comme une dent gâtée, ni de propos inepte qui m'agace autant qu'une porte grinçante. Et c'est pour cela que la phrase de la meilleure intention rate son effet, dès qu'il s'y trouve une assonance, ou un pli grammatical[14].

Réaliste à sa façon, ce projet est presque insensé et, en tout cas, très risqué. (Encore faut-il ne pas se méprendre sur la nature de ce risque, lequel est de ceux qui se courent dans les guerres qui se livrent dans le seul espace littéraire. La guerre, ici, est encore une métaphore.)

 

Ainsi la problématique de la décision et de l'action rendrait-elle compte de l'ambiguïté, des contradictions et de l'incertitude des actions de l'écriture, telle que celle-ci appartient à la pratique et à la théorie de la stratégie. Comme le faisait remarquer Madame Nissim dans son intervention, le moment de la rédaction de Madame Bovary est, pour l'auteur, celui des scrupules et de l'humilité, des doutes et des inquiétudes, qui vont parfois jusqu'à la tentation d'abandonner. Alors que, dans l'entraînement de l'enseignement, nous sommes souvent amenés à magnifier le texte et, par une pétition de principe, à retrouver en lui des traits de la perfection que nous avons d'avance supposée, un autre regard devrait nous rappeler ce qu'il fallait de courage et d'attention, d'obstination et de ruse, de pensée et de réflexion, de chance enfin parfois pour écrire ce qui est devenu en effet une œuvre de la littérature mondiale. Or ce regard peut nous instruire de ce qu'est réellement cette œuvre et, par exemple, nous permettre de ne pas apprécier outre mesure cette image plutôt convenue et trop humaine du manteau jeté sur le paysage et qui en recouvre d'un seul coup et entièrement — et trop facilement — la rébellion à se laisser décrire.

Ainsi la perspective de la décision ne suggérerait pas trop les effets de perfection supposée que la problématique du travail et de l'opus implique souvent ; au contraire elle laisse la place à une idée de difficulté et même d'échec. Et, comme le demandait ce matin Éric Le Calvez au nom d'une critique génétique bien conduite, elle permettrait d'écarter une vision téléologique des brouillons, c'est-à-dire elle contribuerait à éviter qu'on les considère comme portant nécessairement au texte définitif et qu'on les étudie rétroactivement comme tels[15]. Alors ces brouillons nous indiqueraient la fragilité et l'arbitraire de l'écrivain plutôt que sa souveraineté.

Un combat honorable

La Bêtise — ou, selon les termes de Clément Rosset, « l'idiotie du réel » —  n'est pas un manque d'instruction ou d'intelligence ou de réflexion, que l'on puisse convaincre de « bêtise » et réduire à quia (ou justement on ne peut la réduire qu'à un certain « quia, parce que… », lui sans réplique, sans appel ni ressource). Ici pas de « parce que » ni de « par conséquent » à produire ni d'acquiescement complaisant à attendre à la suite de quelque raisonnement : la bêtise est le trait de ce qui est, en tant que cela est[16].

Si la bêtise est le trait même et constitutif du réel, si celui-ci est fort de sa propre et exclusive réalité et, comme tel, détesté et aimé — et si cela même, le mixte de cet amour et de cette détestation, est le motif et le propre de la littérature —, alors ce combat non seulement est douteux mais sans doute perdu d'avance. Cependant, oui et pour cela même, Flaubert mérite les honneurs de la guerre.

Pierre Campion



[1] Dans le même esprit, récemment j'ai proposé de travailler cette notion à propos du sonnet de Mallarmé « Tombeau » : « La décision. Une notion à l'épreuve d'un texte de Mallarmé », paru dans la revue Poétique, n° 145, février 2006.

[2] Dans le cas de Madame Bovary, la plupart des décisions concernant la composition du roman (disons les grandes décisions stratégiques) sont prises au moment de la rédaction des scénarios. Notons aussi que Flaubert écrit ensuite à mesure : suivant le mouvement esquissé dans les scénarios, il rédige page par page, les corrigeant autant qu'il le juge nécessaire.

[3] Pour les brouillons, je suivrai ici les classifications et les transcriptions du très beau travail de l'équipe animée par Danielle Girard. On les trouve désormais en ligne à l'adresse internet de l'Atelier Flaubert. Ce site contient le texte de Madame Bovary, les scénarios et brouillons, les notes de régie, les diverses voix narratives et les normandismes etc., et de puissants moyens de recherche. C'est un instrument de travail probablement sans équivalent. La maison mère de l'Atelier, c'est le site Flaubert de l'université de Rouen animé par Yvan Leclerc. L'ensemble mérite maintes visites et explorations, lesquelles inventeront certainement des voies que les promoteurs du projet n'avaient pas prédéterminées.

[4] Notons que l'état définitif 139 (cliquer D/139, colonne de gauche) qualifiait la raie de la rivière de sinueuse et qu'une décision tardive, dépouillant encore le pittoresque, se contente de la seule valeur séparative et abstraite de l'adjectif blanche.

[5] Voir l'ouvrage collectif, déjà ancien mais toujours précieux, paru au Seuil en 1983, collection Points : Travail de Flaubert, avec les collaborations très diverses de Raymonde Debray-Genette, Claude Duchet, Michel Foucault, Claudine Gothot-Mersch, Claude Mouchard, Jacques Neefs, Michel Raimond, Jean-Pierre Richard, Jacques Rousset, Jean Starobinski.

[6] Il est difficile que quitter, même pour un moment, l'idée du travail, notamment parce que c'était la représentation de Flaubert lui-même. De même chez Mallarmé, qui la fait entrer dans un réseau de concepts et d'images, avec les terrassiers du chemin de fer, l'or, l'économie, l'action restreinte (par opposition avec la grève générale)…

[7] Hans Joas, La Créativité de l'agir, traduit de l'allemand par Pierre Rusch (titre original : Die KreativitŠt des Handelns, 1992), préface par Alain Touraine, Paris, Les Éditions du Cerf, 1999. Ainsi Joas affirme-t-il que, dans Marx, les notions de production, de travail et de révolution sont des métaphores de l'agir humain en général — en tant que cet agir ne se laisserait penser, en termes marxiens, qu'à travers ces représentations.

[8] Lettre à Raoul-Duval, 13 février 1879. Flaubert, Correspondance, tome V, 1876-1880, sous la direction de Jean Bruneau et Yvan Leclerc, Gallimard, Bibl. de La Pléiade, 2007, pp. 534-535.

[9] Dans une perspective différente mais également par opposition à la mythologie flaubertienne du travail, Pierre Michon insiste sur les moments de grâce de Flaubert (Pierre Michon, Le Roi vient quand il veut, Albin Michel, 2007, pp. 214 et suiv.). Décider, en soi, c'est entrer dans l'instantanéité, l'imprévisibilité et la gratuité d'un moment de l'agir humain. Mallarmé, qui poussa très loin la volonté de manipuler les actes de la lecture, sait très bien qu'« un coup de dés, quoique lancé dans des circonstances infinies, jamais n'abolira le hasard ».

[10] Lettre à Louise Colet, 29 janvier 1853 : « Chaque paragraphe est bon en soi, et il y a des pages, j'en suis sûr, parfaites. Mais précisément à cause de cela, ça ne marche pas. C'est une série de paragraphes tournés, arrêtés, et qui ne dévalent pas les uns sur les autres. Il va falloir les dévisser, lâcher les joints, comme on fait aux mâts des navires quand on veut que les voiles prennent plus de vent. […] ma Bovary est tirée au cordeau, lacée, corsée et ficelée à étrangler. » Flaubert, Correspondance, tome II, 1851-1858, éd. de Jean Bruneau, Gallimard, Bibl. de La Pléiade, 1980, pp. 243 et 245.

[11] On connaît les formules qui figurent dans la lettre à Louise Colet du 27 décembre 1852 : « […] je suis gêné par le sens métaphorique qui me domine trop. Je suis dévoré de comparaisons, comme on l'est de poux, et je ne passe mon temps qu'à les écraser ; mes phrases en grouillent » ibid ., p. 220. Et encore, à la même, le 23 janvier 1854 : « Ce livre, qui n'est qu'en style, a pour danger continuel le style même. La phrase me grise et je perds de vue l'idée », ibid., p. 514. Perdre l'idée, c'est perdre de vue l'objectif final et se perdre dans les entraînements de sa propre pesanteur.

[12] On reconnaît là non pas des apories de la pensée mais des antinomies de l'action.

[13] Lettre à Louise Colet, 27 juin 1852. Ibid., p. 119.

[14] Lettre à Louise Colet, 19 février 1854. Ibid., p. 523.

[15] Dans le colloque, on s'est demandé à plusieurs reprises pourquoi telle ou telle correction ou bien quelles sont, aux yeux de Flaubert, les bonnes et les mauvaises assonances. Convenons que les décisions de Flaubert, comme bien d'autres décisions en bien d'autres domaines que la littérature, revêtent un aspect d'incertitude et d'arbitraire : entre la radicalité du dessein et la finitude nécessaire des moyens, l'auteur manquera toujours, à quelque moment, de rigueur et de souveraineté.

[16] À ce propos, je me permets de renvoyer le lecteur à mon livre, La Réalité du réel. Essai sur les raisons de la littérature, Presses Universitaires de Rennes, 2003. Il y est question de Flaubert, notamment dans le chapitre I, « La prose du monde », pp. 11-30.


RETOUR : Contributions à la théorie de la littérature