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Pierre Campion : Étude du livre de Serge Meitinger Au fil du rasoir. Proses souvent grinçantes et même cruelles, Le Chasseur abstrait, 2013.

© Pierre Campion

Mise en ligne le 15 mars 2014.

Au fil du rasoir Serge Meitinger, Au fil du rasoir. Proses souvent grinçantes et même cruelles, Le Chasseur abstrait, coll. Djinns, 2013


S'écrire, à fleur de peau

C'est un livre de « proses souvent grinçantes et même cruelles », de toutes dimensions et sur divers thèmes : de brèves scènes (« Des dialogues presque sans paroles »), un drame connu (« La mort attendait à Ostie ») et des histoires développées jusqu'au format de nouvelles (« Un fait-divers des hauts »), des évocations de personnages ou de paysages ou d'un pays (La Réunion), des mythes locaux (« Qui cherche le malheur »), des portraits sur le vif parmi lesquels un autoportrait complet de l'auteur (« Blasons de mon corps masculin »), des descriptions de photos (« Cartier-Bresson's Kids »), des réflexions et analyses et jusqu'à des extraits d'anthropologues (« Phallophories »)… Un livre apparemment disparate, qui tire son unité et sa raison d'être de ses thèmes bien sûr (les corps, la chair, les incidents de la vie) et du motif prépondérant de l'homosexualité, mais surtout du projet même de sa publication : d'avoir été composé pour que ces textes-là, écrits d'abord pour soi-même, soient révélés, pour que cette publication soit non pas un recueil d'inédits (de fonds de tiroirs) mais un acte en soi.

C'est, d'une certaine façon, le livre d'une vie d'écrivain : à la fois un projet d'écriture pour le temps qu'il reste à vivre à un homme de soixante ans et le bilan d'expériences d'écriture et de lecture remontant au milieu des années 1960. Animant tout le livre, et au présent, l'intention de ce que Serge Meitinger appelle « un coming out littéraire », au sens de la révélation de leur préférence sexuelle par les homosexuels, ce qui est fait dans ce livre. Mais l'expression entière, en son ambiguïté, suggère aussi le sens, beaucoup plus large, d'une révélation de la littérature elle-même, telle que pratiquée jusqu'ici d'une manière discrète, allusive et en quelque sorte naturelle, et à pratiquer désormais ouvertement et sciemment comme une opération de sortie hors de son cercle. Faire sortir du placard ma chair telle que vécue ; sortir certains de mes écrits de mes tiroirs à secrets et sans fonds — les deux mouvements sous les espèces d'un livre. Qu'est-ce à dire ?

Soi-même comme un corps

D'abord ceci, comme principe et général. Tant que l'écriture n'aura pas explicité vraiment — c'est-à-dire à même et crûment — les pratiques sexuelles de celui ou de celle qui écrit, sa vocation n'aura pas été pleinement remplie, car il est en elle de s'exposer (de se publier), jusqu'aux limites où l'écrivain peut répugner à aller mais où elle, l'écriture, tend à se porter. Ici, après avoir publié en recueils ou sur internet des textes où il laissait passer des traits de l'homosexualité, Serge Meitinger se décide à révéler précisément des pratiques encore souvent réprouvées ou désapprouvées ou admises avec une certaine condescendance, une certaine tolérance. Que cette révélation se fasse par l'écriture, cela signifie non pas exactement une autobiographie en forme, des confessions, une sorte de cérémonie de la révélation — après quoi on en serait quitte —, mais l'exposition de l'écrivain en tous ses actes d'écriture, depuis le temps qu'il écrit, comme étant des actes du corps, entre autres. Quand elle expose le corps de l'écrivain, quel qu'il soit, la littérature s'expose elle-même.

En effet il y a encore ceci, dans l'écriture elle-même, qu'elle a à voir — ou qu'elle le devrait — avec le corps et, dans le corps, avec les fonctions dites basses, parmi lesquelles la sexualité, fonctions les unes et les autres entendues dans leur réalité triviale. Comme tout autre, l'écriture est l'un des besoins de l'écrivain, et il s'étonne quand, chez ses confrères, elle ne dit rien des besoins du corps. D'emblée donc ici, une certaine expérience de lecteur et de spectateur, éprouvée dès le début de la vie :

Je suis de ceux qui, dès l'enfance, ont été gênés de ne voir les héros et les héroïnes de fiction (ou non d'ailleurs), dans les livres, plus encore dans les films, n'aller jamais aux toilettes, ne jamais sacrifier aux exigences du bas corporel, semblant ne souffrir jamais les affres que de ceux qu'une irrésistible envie démène et met au supplice. […] C'était pour moi d'autant plus sensible, troublant et agaçant qu'impitoyablement enfermé dans l'enveloppe de ma peau et livré au tohu-bohu de mes organes, je me trouvais assez souvent plongé, en public, dans de telles affres. (p. 5-6)

C'est là que se fonde la pratique de la littérature comme produisant de la prose — des proses dévouées ˆ l'existence la plus prosaïque —, une écriture qui rende à cette existence l'hommage somptueux et discret auquel elle a droit. D'où la précision et la lisibilité, la rigoureuse grammaticalité et, dirais-je sur le plan de la déontologie, la stricte honnêteté que les lecteurs de Meitinger lui ont toujours connues en tous sujets et que les morceaux anciens ici publiés rappellent. Qu'il écrive de la phénoménologie ou de Socrate, qu'il raconte une histoire ou qu'il dresse le mouvement d'un poème, qu'il traduise Goethe ou adapte des dictons malgaches, ou qu'il décrive ici la chair en ses états, Serge Meitinger travaille au rasoir — selon l'image qui fait le titre de ce livre : exactitude et précision, netteté, propreté du travail.

Quitte à écorcher la peau ou même à entamer cruellement la chair, le rasoir du style dégage les parties du corps — celui de l'écrivain et ceux d'autres personnages, dont il revêt l'apparence —, il les expose une par une (« Blasons de mon corps masculin », « Un fait-divers des hauts »…) et, comme il conduisait tel raisonnement ou tel poème, il en détaille les plaisirs et les douleurs.

Au miroir du matin, le visage pour lui-même, le visage apprêté pour la journée : « soi-même comme un autre[1] », le corps propre. Serge Meitinger a sans aucun doute entendu la formule de Gabriel Marcel « Je suis mon corps » et connu le retentissement qu'elle eut, par exemple, dans la philosophie de Merleau-Ponty[2]. Toujours est-il que le corps a pour lui un sens, à effleurer, à susciter et à dégager, qui mêle une physiologie et une ontologie : le sens de porter seul l'identité même du sujet comme une permanence mais aussi comme un avènement et comme un secours dans le péril de l'être, par exemple à travers tel événement à inscrire, à sa date en la biographie de ce corps, sous le titre ambigu de « Le corps », lequel généralise le corps jusqu'à une sorte de concept mais aussi désigne, à la juste distance et par les déictiques de la première et de la troisième personnes, l'existence unique et matérielle de l'écrivain (p. 68) :

Souvent, dans des situations de stress ou de détresse où le sol se dérobe sous moi, montant en une unique bouffée, souveraine, l'odeur seule de mon corps me peut rassurer.

En l'an cinquante-quatrième de son âge

11-15 décembre 2004

Proust, dans les premières pages de Du côté de chez Swann : « lui, mon corps, […] sa mémoire, la mémoire de ses côtes, de ses genoux, de ses épaules […] » ? Mais n'allons pas plus avant dans cette direction, il suffit de se rappeler qu'une œuvre immense a été construite sur la vision d'un certain corps comme le fondement exclusif de l'être et du monde et sur une écriture de la parole déroulée par et dans ce corps-là. Et il ne servirait pas à grand chose ici d'invoquer quelque précédent, quelque déjà écrit, par Jean Genet ou par tel autre, car il s'agit ici du corps de Serge Meitinger, qui s'écrit en son particulier : les corps s'écrivent corps par corps — rien de plus singulier que les empreintes d'un corps, et pas seulement digitales ou vocales —, par des sujets incarnés qui en répondent personnellement dans l'empreinte de leur style (le « je » du phénoménologue, lui, en répond philosophiquement et pour tous les hommes).

Publier son corps

De manière plus générale, la formule du « coming out littéraire » signifie encore que, dans sa définition, la littérature a à voir avec le risque qu'il y a en toute révélation de soi-même, elle a à voir avec l'éclat bref d'un couteau ouvert en face de soi. Cela a déjà été dit par d'autres écrivains, à propos d'autres risques, pris eux aussi personnellement. Je songe aux livres de Michel Leiris, bien sûr, qui firent époque, et à son image de la corne du taureau, mais aussi à deux livres récemment commentés de Pierre Jourde, La Première pierre et Pays perdu. Chez celui-ci, la toute-puissance et la générosité ambiguë de l'écriture lyrique rencontrent les pierres que lui jettent ses sujets villageois et leur ingratitude : il ne s'y attendait pas. Chez Serge Meitinger, le livre s'apprête en toute conscience et délibérément à publier l'intime — le secret de la subjectivité —, là où il le place, c'est-à-dire en effet dans le corps. Dans ce livre, il va sciemment au devant des lecteurs, au devant de la réalité et de l'inconnu qu'elle réserve nécessairement, au devant d'un danger.

La publication, la sortie d'un livre (cet outing), n'est pas consubstantielle à l'écriture ; c'est l'acte de livrer aux yeux de tous cette écriture qui ne pouvait être d'abord que pour soi-même et celée parfois longtemps, d'exposer l'écriture silencieuse et soigneuse de son corps, élaborée au seul miroir de soi. L'écriture est un acte que l'on a produit à la seule lecture de soi-même, au seul son de son oreille interne et selon les entraînements spécifiques et redoutables d'un pour-soi pris dans le mouvement pour-lui de sa réalisation. Or il est un moment, parfois des années plus tard, où cet acte d'écrire doit passer à l'épreuve de la réalité extérieure, c'est-à-dire d'un public indéterminé et indistinct. L'écrivain s'expose comme corps, à tous usages imaginaires de ce corps, probables et improbables, de même que les acteurs du théâtre et du cinéma. Mais, lui, il affronte le beaucoup plus de liberté accordée à des lecteurs : il entre comme un coup de dés dans des regards, des désirs, des rêves qu'il ne saurait maîtriser, dans d'autres corps au hasard, — en tant que le corps d'écriture qu'il est, même après sa mort : disponible à des corps de lecture, chacun libre de l'ignorer, de le négliger et le rejeter, de le prendre et de le quitter à volonté, de le censurer et démembrer, bref de le traiter de toutes les manières que permet l'imagination inépuisable des corps lisants. C'est l'arbitraire des corps, de se décider selon les enjeux qu'ils entretiennent entre eux et in fine selon leur bon plaisir : d'eux l'on attendrait en vain des raisons, ou des attentes que l'on pourrait prévenir les unes et les autres. On le sait trop bien, corps que l'on est soi-même : tout ce que l'on peut faire, justement, c'est, écrivant, d'être fidèle rigoureusement à sa propre nature de corps d'écrivain.

Contrairement à ce que l'on croit, il n'y a pas de passage naturel ni même de commune mesure entre l'acte d'écrire — encore moins de s'écrire — et l'acte de publier — de se publier. Cependant et justement, la perspective, même nécessairement confuse, de la publication — à la rencontre de regards bienveillants, indifférents ou armés du couteau —, cela donne à l'écriture ce mouvement à l'abîme qui fait tout le plaisir, tout le charme, tout l'enivrement d'une parole corporelle, marquée et provisoirement enchantée de son seul corps. Si, dans l'écriture, la publication n'est pas congénitale, elle est immanente.

Une prose au rasoir

L'esthétique du rasoir, c'est le sens du fragment, le goût très classique de l'attaque et de la chute, de la formule : discerner le moment propre de la littérature, bref ou non, son tempo et son économie. Avec élégance, savoir commencer, continuer et rompre. Et puis les exercices : écrire tous les jours ou, au moins, au besoin de ses besoins.

C'est l'hygiène incomparable de la prose, de sa propriété et de sa propreté, de sa probité, de ses égards méfiants à la lecture, du regard réfléchi qu'elle exige sur le travail, de sa surveillance au miroir à tout instant, sous la menace du geste de travers ou de trop : l'œil sur la fluidité des phrases, sur leur grammaticalité, sur le rapport des pronoms à la chose ou à la personne, sur le danger toujours présent des amphibologies et des obscurités, — l'attention portée à la parfaite lisibilité : le premier regard sans complaisance, c'est celui de l'écrivain. Imposer à la prose non pas des ornements mais suffisamment d'apprêt et de tenue, pour qu'elle soit durable et résistante à la fantaisie de tout lecteur, tout en encourageant la curiosité et l'imagination : livrer un corps de texte, souple et ferme. Non, que la main ne tremble pas.

Le fil du rasoir, c'est le tranchant de la vision. Si c'est le corps qui s'écrit en ses besoins, son regard est attentif, inquiet et mobile, sensible aux attitudes et aux mouvements des corps qu'il observe, qu'il désire ou qu'il aime, aux hésitations, ruses et ambiguïtés des paroles, aux scènes express qui se déroulent sur le parvis d'une université, aux événements qui surviennent à des personnages engagés dans de menus conflits, provocations, drames infimes et brefs… C'est l'écriture affilée d'un regard qui croise un regard ou observe le jeu rapide des regards entre eux. Mais c'est aussi l'ampleur de la vision, qui sculpte autour des corps et entre eux leurs ombres portées à chacun et évalue la densité de chacune de ces ombres, les significations anthropologiques, éthiques et philosophiques de leurs gestes — mais rarement des « profondeurs ». Le rasoir n'est pas un scalpel.

Il arrive que le rasoir crisse et grince, ainsi quand il est question de fleurs, dans trois textes (p. 90-96). Le premier, noté « Tunis, mai 1976 » et dédié à des danseurs, entrelace de manière ébouriffante le mythe d'Œdipe, l'image de la Grande Mère, la rose de Mallarmé et « l'infracassable noyau de nuit » selon Breton. Le deuxième (daté au « 21 avril 2004, 6h45 - 7h45 ») oppose à ces virtuoses et juvéniles « dead flowers » les pauvres cartes postales de fleurs « peintes à la bouche » que les femmes de sa famille envoient à l'auteur pour son anniversaire. Le troisième fait « commentaire » et repentir, dans la même matinée (« 21 avril 2004, 10h - 10h30 ») : l'écrivain relève les injustices du deuxième texte à l'égard de l'esthétique des images convenues et des bons sentiments, il dénonce en lui-même une « jubilation morose à trouver une fois de plus réunis mauvais goût et bons sentiments », et il se décrit en « parvenu intellectuel » qui « admire bien, de son bord, des stéréotypes et des clichés tout aussi convenus mais plus hautement connotés, valorisés par l'air ou le mouvement du temps ». À la gerbe de ces trois bouquets, l'auteur n'épingle et ne blesse cruellement que lui-même.

 

Pas vraiment de poétique ici, ou alors ce serait dans l'acception de Bachelard, une certaine disposition du regard : simplement l'exigence ponctuelle et constamment renouvelée d'écrire au plus près la vie des corps, parce que soi-même on est un corps vivant dans cette vie.

Pierre Campion

 



[1] Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, Seuil, 1990.

[2] Témoin cette formule, ici : « l'investissement permanent de notre corps sexué dans la chair du monde » (p. 6).

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