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Pierre Campion : étude du livre de Jean-Claude Pinson Sur Pierre Michon.

Mis en ligne le 28 mai 2020.

© : Pierre Campion.

Pinson Jean-Claude Pinson, Sur Pierre Michon. Trois chemins dans l'œuvre, Fario, coll. Théodore Balmoral, 2020.


Trois chemins dans l'œuvre de Pierre Michon

Puissance d'une métaphore

L'image de Jean-Claude Pinson suggère que l'œuvre de Pierre Michon est comme un massif accidenté ou comme une forêt impénétrable ou comme un territoire mal connu, dont certaines cartes manqueraient encore. Elle indique trois approches, accompagnées par trois guides, pas nécessairement attendus : Bataille, Barthes et Artaud, qui peuvent aider à franchir des mauvais pas, à éviter certains dangers de se perdre, à choisir la bonne orientation au bon moment. Elle suggère trois approches, si possible concourantes. Elle permet une multiplicité des moyens : la recherche des influences (à établir), la formulation des interprétations (à fonder dans la rigueur des références, très nombreuses), l'analyse des débats du moment (à évoquer sobrement mais avec précision). Sans se dissimuler que « l'ordre littéraire, comme on sait, brouille considérablement la clarté des lignes philosophiques », Pinson construit des approches philosophiques du phénomène Michon.

Dans l'ordre que suit Pinson, le premier de ces débats concerne le sacré. Il met aux prises Hegel, tel que Kojève fut son instituteur auprès de l'intelligentsia et des écrivains français et Bataille : oui, soutient celui-ci, le sacré demeure après la dialectique, plus que jamais présent, sous certaines conditions de son abord. Le deuxième débat que traversa Michon est celui du roman : après les fureurs théoriques, après le nouveau roman et après Barthes, quelle figure peut prendre le roman d'amour, c'est-à-dire le roman tout court ? Le troisième débat naît de la critique radicale d'Artaud : après celui-ci, comment la littérature est-elle possible ?

Trois épreuves qui s'imposèrent à Michon et qu'il dut surmonter, trois épreuves qui furent celles de sa génération et qu'il ne pouvait pas faire semblant de ne pas avoir vues.

Cette métaphore très riche des trois chemins implique, dans l'ordre que suit Pinson, celle d'un cheminement. Ce cheminement nous conduit d'un problème presque extérieur, celui du sacré, à un problème de théorie littéraire, celui de la possibilité du roman, puis à un problème d'écriture. Où l'on va donc de plus en plus à l'intime de l'écrivain, de son style et de son ethos : dans les termes habituels de Pinson, à sa poétique et à sa poéthique.

Artaud ou la révélation

Quelle épreuve fut Artaud pour Michon ? Comment Michon a-t-il à voir avec Artaud ? Pierre Michon serait un Antonin Artaud qui aurait préféré le texte à la performance — serait-ce celle des célèbres récitations du Booz endormi —, la littérature à la folie, la phrase au cri. Telle est la révélation que nous apporte l'essai de Jean-Claude Pinson, in fine. La phrase de Michon est le lieu où la langue s'électrise et s'hallucine, où elle se réalise par irréalisation du réel et d'elle-même, où, ironiquement et malignement, elle se laisse hanter par le bruit de fond de l'époque sans le transcrire aucunement.

En somme, et cela vu très exactement par Jean-Claude Pinson : comme par une inconscience volontaire ou par une vocation ou par une grâce — « le roi vient quand il veut » —, l'écrivain Pierre Michon franchit les débats de son temps, comme sans les voir et tout en les éventant.

Michon prend le parti de Bataille contre Hegel et Kojève, par exemple en racontant la mort de l'abbé Bandy avec l'ambiguïté et la tendre ironie qui ne décident pas sur la réalité de sa vision finale. Il évite le problème épuisant du roman avec ses inventions inclassables des vies minuscules. Il prend « le parti de la phrase » — moment où Ponge fait une discrète apparition dans le cheminement final de Pinson.

Oui, il faut l'approuver pour l'ingéniosité et pour la force de son dispositif. Pierre Michon est bien l'écrivain de sa génération. D'une génération que la brève introduction autobiographique indique comme celle aussi de Jean-Claude Pinson.

C'est pourquoi je me permettrais, suivant la belle intuition de Pinson et selon sa méthode, de suggérer un quatrième itinéraire qui réunirait les débats théoriques sur le roman, la question de l'écriture de l'Histoire et les innombrables querelles et débats sur la Révolution française : l'historiographie marxiste n'a-t-elle pas trop joué 1917 pour et contre 1789 ? la Révolution française est-elle terminée ? etc. Comme en se jouant de tout cela, Michon passe aux vies majuscules des Onze et à la biographie d'un peintre célèbre, inventé au culot. Au passage, il évite le personnage de Robespierre, dont les derniers jours obsédèrent le beau récit de Jean-Philippe Domecq[1] et dont la pensée politique préoccupera jusqu'à nous Marcel Gauchet[2].

Comment fait Michon ? Empruntant à Pinson dans ses dernières pages, je dirais : il fait confiance à l'énonciation de son narrateur anonyme, c'est-à-dire à sa phrase à lui, Pierre Michon : « Souveraineté de l'écriture », écrit Jean-Claude Pinson.

Pierre Campion



[1] Jean-Philippe Domecq,  Robespierre, derniers temps, Le Seuil, collection Fiction et Cie, 1984.

[2] Marcel Gauchet, Robespierre. L'homme qui nous divise le plus, Gallimard, coll. Des hommes qui ont fait la France, 2018.

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