RETOUR : Études

Pierre Campion : étude du livre de Jean-Claude Pinson Pastoral.

Avec les deux études récentes sur le livre de Jacques Réda Quel avenir pour la cavalerie ? et sur celui de Laurent Albarracin Pourquoi ?, celle-ci forme un groupe d'études sur la poésie contemporaine.

Mis en ligne le 17 avril 2020.

© : Pierre Campion.

Pinson Jean-Claude Pinson, Pastoral. De la poésie comme écologie, ChampVallon, 2020.


De la poésie comme écologie
Une philosophie pour des temps ultimes

C'est un livre issu de plusieurs publications parues en divers lieux et sous diverses formes, souvent présentées en textes courts, que réunissent une curiosité philosophique à l'égard de la poésie telle qu'elle s'écrit en ces années-ci, et aussi une perplexité ou même une inquiétude.

Une préoccupation, une problématique, une perspective

Au fil de ses notes de lecture ou à travers telle invitation qu'on lui lance, Pinson constate le nombre et l'extrême éparpillement des tentatives qui se font actuellement sous le nom de poésie, que ce soit dans l'édition traditionnelle ou sur le Web. Au sein d'une réflexion philosophique, il tente de comprendre ce moment.

Pour ce faire et de manière inattendue en somme, tellement le vers semble effacé de tout ce qui paraît, il choisit justement d'examiner ce que devient, dans notre moment, le vers français à travers ce qu'il est devenu et ce qu'il pourrait devenir. Telle est la problématique qui domine son enquête, et qui lui donne une force et une pertinence singulières. Car alors il va chercher le problème de la poésie — de ses formes infinies, de ses apparitions historiques, de ses éclipses et de sa pérennité — là où il réside depuis toujours, et où l'avait repéré Mallarmé : dans le vers, dans le rythme de parole qu'il impose à la langue.

En effet, le vers français a gardé dans les mémoires de nos contemporains, dans notre culture et dans notre sensibilité une prégnance réelle : ils sont toujours là Hugo, Baudelaire ou Apollinaire, La Fontaine et même Racine et Corneille, dont les vers en nous représentent immédiatement la poésie même.

Bien plus, et jusque dans les avant-gardes, le vers subsiste, parfois même non déguisé, dans les pratiques et dans les débats. Ainsi, au moment où Pinson publie son livre, paraît aussi celui de Jacques Réda, Quel avenir pour la cavalerie ?, que Jean-Claude Pinson a chroniqué.[1] Évidemment Réda n'appartient pas aux avant-gardes mais il livre une charge, plutôt désespérée, qui témoigne sur une époque, la nôtre, où l'on peut s'inquiéter pour le sort de la poésie et de la langue française elle-même[2].

En même temps, Pinson a pu assister, en spectateur invité et intéressé, à un débat entre Pierre Vinclair et Laurent Albarracin, celui-ci qui garde souvent pour lui-même une prosodie versifiée et une vision inclusive du monde[3], celui-là pratiquant aussi du vers mais qui préfère voir dans la poésie une énergie et pour ainsi dire une explosivité destructrice et rénovatrice.

Très justement, Jean-Claude Pinson choisit donc la problématique d'une « crise de vers », dont il reprend à Mallarmé la formule sinon l'esprit.

Pour mettre en œuvre cette problématique, Pinson adopte une perspective d'époque qui lui paraît propre à éclairer cette crise du vers : la préoccupation désormais forte et partagée de l'écologie — de l'inquiétude sur le devenir de Phusis (« la Nature ») et de Gaïa (« la Planète »). Cette perspective apparaît dans le titre et dès les premières lignes du livre :

S'il y a aujourd'hui pour nous un « horizon indépassable », comme naguère le marxisme pouvait l'être pour Sartre et son époque, c'est bien du côté de l'urgence écologique. Cet horizon, au sens propre brûlant, c'est celui de la menace pesant sur la possibilité que soit encore, dans l'avenir le plus proche, habitable la Terre (Gaïa) — habitable tout court. (p. 9)

Certes, Pinson rassure immédiatement le lecteur en précisant « qu'il ne saurait être question de prôner, façon Jdanov vert, quelque chose comme un “réalisme écologiste” ». Cependant, nous nous rappelons le sort de « l'horizon indépassable » que Sartre assignait à la philosophie, horizon qui commençait à s'effacer au moment même où l'auteur des Communistes et la Paix écrivait sa formule : les sciences humaines se chargèrent de commencer à le dissiper et l'Histoire fit le reste. C'est donc, entre autres raisons, plus convaincantes je l'espère, le principe sur lequel porteront mes réserves.

Quid de Mallarmé ?

Dans La Musique et les Lettres, la formule de « La Nature a lieu, on n'y ajoutera pas […] » ne paraît pas annoncer une dégradation des rapports entre l'homme et la Nature, et cela est si vrai que, plus loin, Pinson reprend à son compte la formule de Bertrand Marchal à propos de Mallarmé,  d'« un pacte mallarméen avec la Nature », pacte dans lequel, écrit Mallarmé, « l'Homme, puis son authentique séjour terrestre, échangent une réciprocité de preuves[4] » (p. 59).

D'autre part, le sonnet « Quand l'ombre menaça de la fatale loi… », une fois éliminé par le mouvement des quatrains le « vieux Rêve » d'un Dieu qui enténébrait la conscience du poète et l'avenir de l'humanité, évoque en ses tercets un superbe lever de terre, à l'horizon d'un observateur absolu :

 

Oui, je sais qu'au lointain de cette nuit, la Terre

Jette d'un grand éclat l'insolite mystère,

Sous les siècles hideux qui l'obscurcissent moins.

 

L'espace à soi pareil qu'il s'accroisse ou se nie

Roule dans cet ennui des feux vils pour témoins

Que s'est d'un astre en fête allumé le génie.

 

Dans Mallarmé, la crise est celle, momentanée, du Travail, de l'Économie politique et de la Finance, de la Société et de la Religion, et non pas une crise écologique catastrophique. C'est même un interrègne, une crise de la souveraineté, et c'est là que le vers français a à voir, — tout spécialement et organiquement le grand vers national, l'alexandrin.

Mallarmé laisse aux « jeunes » l'invention et l'exercice du vers libre. Lui, l'interroi proclamé par lui-même, il maintiendra le Vers, rigoureusement, jusqu'à sa mort. En même temps et concurremment, dans ses proses, il pratique et propose une Prose. Transposer les hautes exigences du Vers dans l'exercice journalier de la langue, de la conversation et du journalisme (en en chassant l'universel reportage), écrire — et prononcer — le français en le raffinant aux degrés deux ou trois, un français extrême que ne comprennent pas les Français : c'est bien leur langue mais traitée, en telle ou telle circonstance, dans son histoire (ses étymologies), sa matérialité (sa phonologie), sa grammaire et notamment sa syntaxe, ses dispositifs d'imprimerie et de diction, en un mot dans ses « hauts jeux d'aile ». Tel est le genre d'avenir, pour la langue française, que revendique le dernier Mallarmé, en interroi qui ne verra pas « le bout du tunnel » ni l'accomplissement de sa promesse : à l'heure qu'il est, les Français ne parlent toujours pas ce français-là.

Et, au printemps de 1894, il s'en va soutenir cette invention en acte, cette performance théâtrale, devant un public choisi d'Anglais (au cœur de leur système universitaire et politique), dans son français extrême et supérieur[5]. Pour leur dire, en ambassadeur autoproclamé et par provocation, qu'il y a une autre langue souveraine que la leur, destinée elle aussi à la domination du monde[6].

Ces remarques évidemment n'invalident nullement la perspective de Jean-Claude Pinson mais peuvent contribuer à tracer les conditions et l'esprit dans lesquels il lui faut traiter ce qu'il appelle légitimement et heureusement, à son tour et pour son propre compte, sa « crise de vers ».

« Questions de méthode »

Sartre, préface de la Critique de la raison dialectique (précédé de Questions de méthode) , 1960 :

« […] avons-nous aujourd'hui les moyens de constituer une anthropologie structurelle et historique ? Elle trouve sa place à l'intérieur de la philosophie marxiste parce que […] je considère le marxisme comme l'indépassable philosophie de notre temps […]. »

De même, la perspective écologiste de Pinson pour traiter la question du vers, c'est-à-dire la question de la poésie.

Qu'est-ce qu'une philosophie indépassable ? Celle qui intègre toutes les formes de la philosophia perennis (épistémologie, ontologie, morale, esthétique…) à tel moment donné, ici celui de l'urgence, c'est-à-dire celui où, les choses étant devenues ce qu'elles sont (littéralement brûlantes), il doit s'élever une pensée dont la nécessité et la force — sa force venant d'abord de sa nécessité — tranchent le nœud gordien des confusions et malentendus, retards et impossibilités, des impuissances.

On n'est pas forcé d'adhérer à cette philosophie-là ni à ses attendus ni à sa fragilité ni à ses formes les plus discutables, mais il faut la considérer si on veut comprendre le livre de Jean-Claude Pinson, son esprit et la rigueur avec laquelle il la développe, ainsi que la richesse proprement proliférante de ses aperçus — on ne saurait les signaler tous.

Cette rigueur s'exprime dans son mouvement progressif-régressif, dans sa dialectique. À l'instar du marxisme en son temps et selon sa vocation, l'écologisme doit pouvoir totaliser, ici, une « écologie dernière » de la poésie et une « écologie première ». En quelque sorte, la poésie fut une écologie depuis toujours et elle l'est pour jamais. Dans la confusion où elle est actuellement, on peut démêler les effets du passé et ce qu'elle sera, clairement, exercée par tous et pour tous, le dernier état de la poésie. La poésie aura son peuple.

La partie « Écologie dernière » fait l'inventaire des apparitions pour ainsi dire journalières des formes du vers et de ses négations, et le point des débats qu'il suscite, comme l'un que l'on l'a vu plus haut : Vinclair à l'enseigne de la Catastrophe ; Albarracin à celle de son Cadran ligné, qui dit toujours l'heure du soleil.

La partie « Écologie première », la plus originale peut-être, s'attache par exemple, dans l'esprit des philosophies du contrat, à rechercher les conditions et les termes d'un « pacte pastoral » originaire et méconnu, à la fois naturel et d'emblée inévitablement grevé par une clause impossible à remplir :

Redevable à la Nature, comme tout homme, de son existence (de son être-au-monde), le poète lui doit en outre sa parole […]. Mais, s'il est l'enfant chéri de la Nature, il est aussi et d'abord l'enfant du langage commun. Nativement, il habite, qu'il le veuille ou non, la séparation d'avec la Nature qu'implique ce langage humain, trop humain. Partagé entre ces deux affiliations, le poète a du coup bien du mal à se faire, de sa mère la Terre, l'efficace avocat. Le contrat est donc difficile à remplir et la réconciliation problématique. (p. 27)

Cet arbitraire, ce défaut originel des langues, Mallarmé le voyait en plein, mais il soutenait que le vers pouvait le rémunérer. Seulement il constatait aussi que le vers, lui, se trouvait pris dans une crise historique et non originelle, une crise d'usure. Mais ainsi il ne désespérait pas d'une sortie du tunnel, moins par le Coup de dés que par l'extension de l'exigence poétique à l'ensemble de la langue, française.

Ainsi dévoilé par et dans la dialectique de Jean-Claude Pinson, bien avant notre catastrophe, quelque désaccord fondamental menaçait la Nature, un dissensus entre l'Homme et la Terre. Cette rupture s'inscrivait déjà, même à l'insu des poètes, par exemple dans Ronsard adjurant — et maudissant — les bûcherons de la forêt de Gastine. Ou encore dans Nerval quand les sonnets impeccables des Chimères amenaient à l'horizon le soleil noir d'une Mélancolie première et même, plus brutalement, quand les proses d'Aurélia racontaient les crises de la Terre dans les rêves d'un poète, des crises antérieures à l'apparition de l'Homme sur cette Terre… Dès le début, nous suggère Pinson, les poètes écrivaient à l'ombre de la catastrophe que nous connaissons. Fils et berger de la Terre, qu'as-tu fait de ta mère ?

Prosodie

Ce qui fait la cohérence du livre — et le genre de sa force —, c'est qu'il va chercher ses arguments jusque dans la rhétorique du vers et de ses contraires. Au milieu, la partie « Une question de prosodie » pose, sur d'autres bases, contemporaines, le problème qui hantait Mallarmé (Mallarmé, l'obsession de ce livre, et, en un sens, sa référence, biaisée) :

Si l'on resserre la focale pour considérer la poésie la plus contemporaine, on ne peut que constater la persistance de l'errance prosodique et l'éparpillement, plus que jamais accentué peut-être, qui s'ensuit ; constater aussi qu'un « peuple » manque toujours au poème. (p. 67)

Le vers libre n'avait pas répondu à l'attente de Mallarmé, de voir « quiconque avec son jeu et son ouïe individuels […] se composer un instrument, dès qu'il souffle, le frôle ou frappe avec science ; en user à part et le dédier aussi à la Langue[7] ».

En cette période de crise aiguë et d'apocalypse supposée, où en est la prosodie ? Signe des temps ? Le philosophe constate le « sentiment d'ennui et de lassitude » qui saisit « le lecteur impavide » à la lecture de cette production désordonnée et répétitive. Sans nécessité ni gouverne, on va à la ligne ou pas, on met du blanc ou pas, on casse la syntaxe et les mots ou pas…

Or, dans un texte, vers ou prose (ou vers et prose, ou toutes les variantes et combinaisons entre ces états), c'est bien la prosodie qui règle la parole dans les rapports du sujet avec le monde : plaisir ou déplaisir, bonheur ou malheur, perplexités et peurs, impossibilités poétiques et apories philosophiques… Gouvernant librement cette parole, la prosodie a à voir avec le physique du monde (de la Terre) et du poète, en vue de leur représentation. Encore une fois, Jean-Claude Pinson va chercher une prosodie là où elle apparaît, chez quelques-uns des poètes. Ils eurent des prédécesseurs comme Leopardi ou Mandelstam et ils ont nom Jacques Roubaud, Étienne Faure ou Pierre Vinclair.

« Comment comprendre que demeure la force du vers, quand les cadences de la versification classique ont cessé d'être l'horizon obligé de la poésie ? » (p. 79). Pinson analyse leurs tentatives en termes d'énergie et leur mission dans les termes d'une moralité qui convienne à une époque décisive dans l'histoire de l'humanité, d'une moralité ouvertement empruntée à Nietzsche et à Leopardi :

Il ne s'agit donc plus […] de concevoir la poésie, à la façon romantique, comme pouvoir de voyance et d'action supérieures. Il ne s'agit pas davantage de la penser comme simple entreprise de consolation, invitant à accepter l'existence et le monde en leur médiocrité quotidienne et aliénante. Avant tout, elle doit être comprise comme un usage du langage susceptible de redonner à l'existence, hic et nunc, une santé,— une santé qui est une ardeur. Par le fil qu'elle enlace à la trame de nos jours, la poésie est ce qui contribue à rendre sa solidité au tissu de l'existence et à l'âme son courage. (p. 77)

Place à des exercices gymniques appropriés, à une parole lyrique abouchée aux épreuves de l'existence dans le monde, transcrite des moments de tension, modulée librement par accents et ruptures, — à une prosodie L'enquête minutieuse des prosodies présentes ira vers une page « Jusqu'au bout », un finale à la Lévi-Strauss, pour évoquer

des chants d'extrême onction athée dont pour l'instant nous ignorons tout. Et d'autres chants encore, des chants désanthropocentrés ceux-là, des thrènes en mémoire de Gaïa et de tous les vivants par nous exterminés. Et même, pourquoi pas, des hymnes, car nulle raison de ne pas faire jusqu'au bout écho à cette rumeur de marée haute et de haut voltage que Phusis continuera de faire entendre quand nulle oreille humaine ne sera plus là pour la percevoir.

Répétons-le. On n'est pas tenu d'acquiescer à cette vision expiatoire et héroïque de la poésie ni à la dialectique qui la sous-tend, — une dialectique sous contrainte de catastrophe et par totalisations, qui récrive toute l'histoire de la poésie. Mais il faut reconnaître pleinement la hauteur de vue de Jean-Claude Pinson et sa force de conviction, de pensée et de suggestion.

Pierre Campion



[1] Jacques Réda, Quel avenir pour la cavalerie ? Une histoire naturelle du vers français, Buchet-Chastel, 2019. Sur le même thème et du même Jacques Réda, mais en vers, Le Testament de Borée, Fata Morgana, 2020.

[2] Voir le compte rendu du livre de Jacques Réda par Pierre Campion, sur ce site.

[3] Voir le compte rendu du dernier recueil de Laurent Albarracin par Pierre Campion, sur ce site.

[4] Mallarmé, Richard Wagner. Rêverie d'un poète français (1885), Gallimard, Bibl. de la Pléiade, Œuvres complètes II, 2003, p. 158.

[5] Mallarmé, « La Musique et les Lettres », conférence prononcée les 1er et 2 mars 1894 à Oxford et Cambridge. Publiée dans La Revue blanche, avril 1894 et Le Figaro le 17 août 1894. Commentée sous le titre « Déplacement avantageux » dans La Revue blanche, octobre 1894.

[6] Voir sur ce site. le texte de Pierre Campion « Tenter l'ascension dans un massif de Mallarmé. Une fiction ».

[7] Mallarmé, Crise de vers, Œuvres complètes II, 2003, p. 207.

RETOUR : Études