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Pierre Campion : Le Flaubert de Rancière, sur le livre de Jacques Rancière, Le Fil perdu. Essais sur la fiction moderne.

Mis en ligne le 25 avril 2014.

© : Pierre Campion.

À propos de Jacques Rancière, lire sur ce site six textes de Pierre Campion :
L'esthétique comme régime de l'Art, compte rendu du livre de Jacques Rancière, Aisthesis. Scènes du régime esthétique de l'art (10 novembre 2011)
Littérature et politique : Flaubert selon Rancière (12 octobre 2009)
Jacques Rancière et la démocratie. Un livre d'intervention (1er septembre 2006)
Mallarmé à la lumière de la raison poétique. Compte rendu du livre de Jacques Rancière, Mallarmé. La politique de la sirène (3 octobre 2002)
La poétique de l'histoire selon Jacques Rancière (29 septembre 2002)
Littérature et politique. Le partage du sensible selon Jacques Rancière. (29 septembre 2002)

Fil perdu Jacques Rancière, Le Fil perdu. Essais sur la fiction moderne, Paris, La Fabrique éditions, 2014.


Le fil perdu de la fiction

Note sur le Flaubert de Rancière

Depuis La Nuit des prolétaires, c'est-à-dire depuis plus de trente ans, l'œuvre de Jacques Rancière constitue une sorte d'aventure[1]. Une aventure parce que, dans l'ordre de la pensée et de l'écriture, Rancière fait confiance à l'événement, à l'occasion, à la sollicitation : d'une université française ou étrangère, d'un mouvement social ou d'un moment de la politique, d'un partenaire d'entretien. Cela ne signifie pas un abandon au hasard des circonstances : Rancière suit une méthode qui combine, à tel moment, la réunion de certaines publications en un recueil et, à un autre, le retour sur expériences à travers des livres d'entretiens[2]. Il y a surtout, chez lui, une continuité et une inflexibilité de la pensée qui se fondent dans une intuition et une réflexion anciennes et s'éprouvent à l'exigence du moment. En un mot, Rancière pratique l'écriture sous la forme de l'intervention, c'est-à-dire selon le sens de l'opportunité et d'après la ligne ferme de sa pensée. Car l'aventure de Rancière est celle d'une œuvre entamée de fait dès les années 1970 quand, rompant avec Althusser et avec une conception marxiste de la philosophie et de la politique — et de la relation entre elles —, il entreprit de vérifier puis de renverser le lien de subordination que les arts entretenaient, dans cette conception, avec le politique. Inaugurant la critique de ceux qui savent mieux que les premiers intéressés ce qu'ils doivent penser et qui entendent même leur révéler ce qu'ils pensent à leur insu, il étudia sur pièces d'archives l'expérience réelle que les prolétaires du XIXe siècle avaient de la culture et de leur émancipation. Cette espèce de longue marche, entreprise il y a plus de quarante ans, se poursuit aujourd'hui.

D'où Le Fil perdu, ce nouveau recueil d'interventions sur la littérature, et plus précisément sur la fiction, où reviennent une fois encore les noms de Flaubert, de Wordsworth et de Baudelaire, de Schiller et de Winckelmann, de Benjamin, du « maître ignorant », plus quelques autres[3]. Il y est question du bouleversement qui saisit la littérature européenne au XIXe siècle, quand la rationalité aristotélicienne se perd. Plus de commencement, de continuation et de fin, plus de fil de la narration et de la pensée : la fiction paraît s'effondrer sur elle-même en une sorte de productions sans nom ni genre qui troubla en effet les écrivains les plus grands et leurs lecteurs, et autant les écrivains que les lecteurs.

La ligne Rancière

Ce que j'appellerais la ligne Rancière trouve ici à se réaffirmer et à se préciser encore. Renversant une certaine interprétation dominante de la littérature, Rancière accorde aux œuvres une fonction active et fondamentale dans le dissensus qui oppose les groupes humains pour ce qu'il appelle le partage du sensible[4]. À ses yeux, la critique marxiste des arts, sous couvert d'une soi-disant révolution, n'avait fait que transférer le principe ancien de la représentation : au lieu que, dans la perspective aristotélicienne de l'imitation, les œuvres représentaient activement et positivement les choses, les êtres et les événements, c'est les œuvres qui devenaient, pour la science sociale, les expressions subordonnées (les « reflets ») des conditions de production et d'échange. Sous ce régime-là de la pensée, les pouvoirs d'investigation et de connaissance appartenaient à la science, — et les arts, avec tout le reste pour ainsi dire, tombaient sous sa juridiction.

Au contraire, dans toute son œuvre et ici, à nouveaux frais et à propos de la fiction, Rancière fait basculer l'initiative des actions politiques et le principe de la connaissance du côté des dispositifs fictionnels, et les modifications que subissent la connaissance et les actions à l'ère démocratique du côté des bouleversements que ces dispositifs subissent eux-mêmes dans les œuvres :

Les formes de la fiction avouée permettent de percevoir les logiques de présentation des faits et de production de leur sens que cache ailleurs l'invocation de l'évidence du donné ou de la nécessité scientifique. Les règles aristotéliciennes de la fiction sous-tendent les principes dont se réclament l'action politique réaliste, la science sociale ou la communication médiatique. Et les dérèglements de l'ordre fictionnel permettent à l'inverse de penser les rapports nouveaux entre les mots et les choses, les perceptions et les actes, les répétitions du passé et les projections dans le futur, le sens du réel et du possible, du nécessaire et du vraisemblable dont se tissent les formes de l'expérience sociale et de la subjectivation politique. (Prologue, p. 13)

Dans Flaubert, Conrad ou Virginia Woolf, ce que révèle la perte du fil de la narration, c'est ce que n'avaient compris ni « l'invocation de l'évidence » acquise dans la familiarité non réfléchie des choses ni les procédures sophistiquées de la science de l'économie, — c'est l'apparition d'un désordre essentiel dans les rapports économiques, sociaux et politiques, ou plutôt c'est la perte d'un certain ordre, laquelle est l'effet propre au régime de l'individualisme à l'âge démocratique. Bref, comme il est dit plus loin à propos de Flaubert, dans le fonctionnement de l'ordre fictionnel ancien comme dans le moment de son effondrement « la fiction n'est pas la fantaisie à quoi s'oppose la rigueur de la science. Elle lui fournit bien plutôt un modèle de rationalité » (p. 22).

Dans des intentions et des formulations évidemment très différentes, il se passe ici un retournement paradoxal analogue à celui que produit Hans Joas — un sociologue pourtant ! —, quand il soutient que, dans Marx, les notions de travail et de révolution sont des métaphores élaborées pour penser le problème autrement impensable de l'agir humain[5].

Le Flaubert de Rancière : le refus du dramatique

Rancière se réfère volontiers à Flaubert et toujours pour des analyses portant sur la relation entre la littérature et le politique. Ainsi, en 1998 dans La Chair des mots et La Parole muette, puis en 2007 dans Politique de la littérature[6]. Dans ce dernier volume, ici commenté en son temps, Rancière travaillait le style de Flaubert, au sens strict du terme : la grammaire des phrases et les images. Reprenant ici le problème de cette écriture mais sous le thème de la dramatisation, il approfondit les contradictions qui prennent en effet dans Flaubert leur expression décisive.

Le fil de Rancière est fin et solide et il se déroule selon le mouvement et l'entraînement rigoureux que l'auteur imprime habituellement à sa prose. Au début puis de manière récurrente, il récuse « l'effet de Réel » que Barthes pensait déceler dans le style de Flaubert[7] : « Le prétendu “effet de réel” est bien plutôt un effet d'égalité » (p. 26) ou encore : « Il n'y a pas d'“effet de réel” venant se substituer à la vraisemblance ancienne. Il y a une texture nouvelle du réel produite par la transgression des frontières entre les formes de vie » (p. 28). Puis il montre que le principe de cette écriture et de ce style consiste justement à égaliser les conditions des personnages de la fiction : à faire penser et agir une vieille bonne ou une petite bourgeoise de campagne comme les héros de la tragédie ancienne — ce qui revient en effet à faire se perdre les hiérarchies de conditions qui séparaient ceux qui agissent de ceux qui pâtissent, au profit des évocations de la Vie indistincte, à laquelle chacun des humains participe et dans laquelle se dissipe tout fil d'action. Alors, par une sorte de récupération d'une souveraineté perdue (celle des grands personnages de la scène et des romans et aussi bien celle du poète de leurs histoires) et par une espèce de coup de force, le style de Flaubert prétendrait absorber la Vie elle-même en son indistinction, à travers une sorte de geste de la plume, héroïque, aristocratique et désespéré[8]. Ainsi, par ce refus du dramatique, Flaubert produirait-il l'une des fictions les plus significatives et les moins attendues de l'ère démocratique[9]. Peut-être.

L'effet de réel, quand même

Peut-être, car Flaubert résiste et, dans le style de Flaubert, justement l'effet de réel, que, à l'instar de Barthes, je voudrais maintenir comme éminemment significatif et dont je voudrais proposer une interprétation, compatible probablement avec la ligne générale de Rancière.

Ce qui était suggéré dans le court article de Barthes, c'était ceci : tous ces objets superflus qu'il y a dans Flaubert — le baromètre de Mme Aubain, mais aussi, disait Gracq, « ce mobilier abondant et plus soigneusement trié que chez Balzac : potiches, châles, bottines, cachemires, capotes, consoles, tentures, vaisselle, piédouches, turbotières[10] » —, tous ces objets présumés inutiles pour l'action ne sont pas là en effet dans l'intérêt strict du drame mais pour signifier l'arbitraire absolu de ce qui est sans plus, de ce qui n'a pas besoin de se justifier par et dans la rigueur d'une histoire, en un mot pour dénoter le Réel. En même temps que rejetée, cette position est résumée par Rancière en ces termes :

Telle est la logique à la fois simple et paradoxale de l'effet de réel. L'utilité du détail inutile, c'est de dire : je suis le réel. Le réel n'a pas besoin pour être là d'avoir une raison d'y être. Au contraire il prouve sa réalité par le fait même qu'il ne sert à rien, donc que personne n'a eu de raison de l'inventer. (p. 19)

Maintenant donc le fait et l'importance de cet effet de réel, je cherche de mon côté à situer la contradiction de Flaubert, ailleurs que ne le fait Rancière mais sans contredire sa ligne.

Quand il se lance dans Madame Bovary, Flaubert n'entend pas renoncer au modèle dramatique, au contraire. Il est hanté par les échecs de ses tentatives précédentes et il s'en ouvre en toute conscience à Louise Colet :

Je t'ai dit que l'Éducation avait été un essai. Saint Antoine en est un autre. Prenant un sujet où j'étais entièrement libre comme lyrisme, mouvements, désordonnements, je me trouvais alors bien dans ma nature et je n'avais qu'à aller. Jamais je ne retrouverai des éperduments de style comme je m'en suis donné là pendant dix-huit grands mois. Comme je taillais avec cœur les perles de mon collier ! Je n'y ai oublié qu'une chose, c'est le fil. Seconde tentative et pis encore que la première. Maintenant j'en suis à ma troisième. Il est pourtant temps de réussir ou de se jeter par la fenêtre[11].

Au moment où il commence Madame Bovary, son obsession, c'est de réussir enfin à montrer « l'enchaînement de la cause à l'effet » et, de fait, le style du livre portera tout au long les traces d'un compromis laborieux entre la logique du dramatique et les instants du style — l'instantanéité des effets de style.

Effets de style, effet de réel, effets de sens

Regardons rien que déjà la phrase que citait l'article de Barthes, prise dans Un cœur simple : « un vieux piano supportait, sous un baromètre, un tas pyramidal de boîtes et de cartons ». Comme dans nombre des descriptions de Flaubert, règne en ces quelques mots un principe de la saturation. J'entends par là, non pas comme Rancière que l'écrivain fait entrer dans la salle de Mme Aubain « le rythme des jours et les variations du climat et de la température » (p. 26), mais que l'écriture s'attache à remplir en quelques mots la description d'un certain pan de mur : un meuble, non pas neuf mais marqué, implicitement, de traits et traces visuels (celles de l'usure, multiples…) ; le fameux baromètre, qui s'impose à l'œil du lecteur (et à celui de Barthes) ; et, pour combler toute discontinuité entre le meuble meublant et le baromètre provocant, ce « tas pyramidal de boîtes et de cartons » dont la pluralité diversifiée d'objets à contenus invisibles mais supposés, organisée en figure mais celle-ci restée à l'état indistinct de « tas », vient remplir de sa multiplicité à la fois géométrique et chaotique l'espace d'un vide menaçant.

Où serait la menace ? Ce travail de remplissage, que l'on peut observer sans cesse et plus en grand dans Flaubert, laisse entrevoir deux présupposés. D'une part le réel est une entité continue, qui doit être décrite comme telle ; d'autre part la conscience du réel, telle que supposée dans l'écrivain et dans le lecteur, se définit comme la pleine appréhension de cette continuité — c'est-à-dire comme un espace entièrement rempli de l'objet de sa visée. Une phénoménologie si l'on veut, mais où il n'y aurait aucun choix, aucune activité, aucune liberté : non pas la conscience-de-quelque-chose mais la conscience de la réalité du réel, une conscience vidée de toute activité de subjectivité — la conscience saturée de la pure et simple Réalité. Entendue ainsi comme le remplissement sans reste d'une réalité tombant sous la vue, et constamment menacée par les vides qu'elle laisserait entre les choses, la description flaubertienne est évidemment épuisante et même strictement impossible : le travail fou de Bouvard et Pécuchet et son inachèvement en sont la dernière épreuve — faire la somme des livres du monde tel que totalisée en deux consciences ! En deux consciences et non pas en une seule, cela pour introduire un principe de distinction supposé favorable à la création des incidents d'une histoire…

C'est pourquoi l'écrivain compte sur la conscience de son lecteur, supposée fonctionner dans les mêmes termes que la sienne et ainsi activée, pour achever le travail, c'est-à-dire pour constituer en imagination cet espace saturé des choses, sous lequel Flaubert se représente la réalité du réel.

Dans cet espace où la conscience ne saurait en effet ménager les distinctions nécessaires à la constitution d'une histoire dramatique (d'un muthos) ni construire aucun fil solide — aucun chemin de drame et de causalité —, le style sera le mode sous lequel l'écriture tentera d'abîmer les choses en elle-même et de s'abîmer dans les choses, en n'imitant des choses que leur simple réalité, c'est-à-dire, en dernier ressort, leur continuité. Alors on peut bien parler d'un effet de Réel, entendons d'abord d'un réel qui ne réside que dans l'effet qu'il nous fait : d'opposition massive, d'altérité absolue, de sidération. Car la réalité n'est de fait que l'effet de ce qui est, en tant que nul affect ne l'anime à notre égard, de haine ou de bienveillance, ni même d'ironie ou d'indifférence. Ce que l'écrivain peut faire, c'est créer à son tour des effets de réel, entendons se et nous fondre en ce mur miroitant des choses par la maçonnerie de son style, et emballer tout cela dans le rythme que l'on dit être, par métaphore, celui de certaines architectures :

[…] j'ai eu bien du ciment à enlever, qui bavachait entre les pierres, et il a fallu retasser les pierres pour que les joints ne parussent pas. La prose doit se tenir droite d'un bout à l'autre, comme un mur portant son ornementation jusque dans ses fondements et que, dans la perspective, ça fasse une grande ligne unie. Oh ! si j'écrivais comme je sais qu'il faut écrire, que j'écrirais bien ! Il me semble pourtant que dans ces 114 pages il y en a beaucoup de roides et que l'ensemble, quoique non dramatique, a l'allure vive[12].

Il y a donc quelque chose plutôt que rien. D'où peut bien venir cette métaphysique dans Flaubert ? D'où ce « réalisme » provocant et ces airs de Dieu qu'il se donne ? Probablement de la tradition de la métaphysique européenne qu'il fréquente assidûment et qu'il ravive sur la fin par la lecture de Schopenhauer[13]. Mais ce réalisme métaphysique vient aussi, et plus profondément, de son expérience du monde, et là Sartre pourrait avoir quand même quelque chose à nous apprendre. Et, dirais-je, cette métaphysique très personnelle lui vient surtout de son expérience du style et de la contradiction, éprouvée à travers ses échecs et notée plus haut, entre l'effet de style et l'attachement ferme à l'idée d'une histoire, de la nécessité de faire coexister deux continuités parfaitement hétérogènes et inconciliables, celle de la réalité et celle du muthos. Même dans Bouvard et Pécuchet, au terme de son œuvre, Flaubert se refuse à lâcher le fil de l'histoire, quitte à en faire une avec les bouts de ficelle que lui procurent les pauvres aventures de ses deux bonshommes.

Si l'on décrivait cela sans plus, ce serait privilégier la dimension propre de l'esthétique au point de ne plus lui trouver aucune implication historique. Ce serait déclarer l'indépendance des œuvres de Flaubert et de la littérature en général. Et, pour ma part, je m'y résoudrais bien, au moins à titre provisoire.

Retour à l'Histoire

À cette déclaration d'indépendance, Rancière répond par son « partage du sensible », dans lequel les œuvres jouent un rôle actif et même déterminant : les prolétaires qui écrivaient la nuit se représentaient et représentaient l'état du monde dans les formes esthétiques des dominants, et on peut penser que les dominés, actuellement, le font dans les formes de la fiction contemporaine, éclatée. C'est en effet au sein de ce partage, et sur le terrain du dominant — il n'en est pas d'autre, au départ —, que se joue constamment l'invention de l'émancipation.

L'étude fine du style de Flaubert, Rancière la pratique dans La Parole muette, quand il analyse une page de Madame Bovary, le récit de la rencontre d'Emma et de Charles dans la salle des Bertaux après que celui-ci a soigné le père Rouault. Tout son travail roule alors sur la syntaxe de Flaubert et particulièrement sur le célèbre style indirect, en se référant au commentaire bien connu d'un autre écrivain, Proust :

Le romancier sait ce qu'il fait, philosophiquement parlant : substituer un ordre à un autre. Et il sait les moyens qu'il emploie à cette fin, ces détournements de la syntaxe que Proust et quelques autres ont dénombrés : style indirect libre, utilisé non plus pour faire parler une voix à travers une autre, mais pour effacer toute trace de voix ; imparfait employé non comme marque temporelle du passé mais comme suspension modale de la différence entre réalité et contenu de conscience ; flottement de la valeur anaphorique des pronoms (« il se mit à fureter… elle était tombée… ») ou de la fonction d'un « et » qui isole au lieu de coordonner[14].

Ici, pour analyser la « texture nouvelle du réel » que le romancier substitue à l'ancienne, il vaudrait mieux intégrer l'effet de réel qu'il invente. Car, à travailler l'écriture si particulière et si méditée de Flaubert (méditée comme écriture : comme syntaxe et phrasé de chaque phrase, comme images, comme enfilage de phrases, de paragraphes, de chapitres, comme « livre sur rien »…), on peut s'aviser que tout chez lui conduit à cette expérience obsédante et constamment rafraîchie de ce que j'appelle, en général, la réalité du réel[15] et à l'espèce d'égalisation, en effet, des choses, des êtres et des événements qui s'y produit. Tout, c'est-à-dire :

á  l'obsession de la composition (construire autant de livres que possible qui puissent revêtir la nécessité organique de ce qui est) ;

á  la création d'une langue (par un certain usage de la grammaire, déterminer un point de vue abîmé dans les choses et dans les êtres, et simultanément distinct : clivé, ironique) ;

á  la saturation de la description (non pas représenter telle et telle chose mais seulement imiter à l'égard des choses, par le maçonnage de l'espace imaginaire, cette massivité en chacune et cette continuité entre elles qui les caractérisent à ses yeux et qui les opposent dangereusement à la fragilité, à la labilité et à la dispersion de notre subjectivité) ;

á  l'impersonnalité de la prose (mimer de ce qui est sa seule suffisance à être et son absolue indifférence à toute intention qui se poserait hors de lui et en lui) ;

á  la fascination à l'égard de la bêtise, qui n'est en nous et hors de nous que l'absence de toute grâce, c'est-à-dire la marque de ce qui est, sans plus ni moins ;

á  la virulence ironique d'un nid de contradictions : opposer des phrases à ce qui va sans dire, mettre du jeu dans ce qui ne joue pas, dresser, devant ce qui est, quelque chose qui veut être. Car ce qui est ne veut, ne pense, ne sent rien, et le style de Flaubert voudrait ne pas sentir, ne pas penser, ne pas vouloir : s'abîmer purement et simplement en ce qui est.

Programme d'une écriture impossible, apories de la pensée : le romancier le sait bien.

Ainsi entendu et moyennant certaines médiations, l'effet de réel serait restituable au cœur de la tentative que Flaubert tente d'opérer, selon Rancière : celle de « substituer un ordre à un autre ».

Regarder Flaubert par le côté de Conrad et Virginia Woolf

Dans Le Fil perdu, deux études procèdent de celle de Flaubert : « Le Mensonge de Marlow » et « La mort de Prue Ramsay ». Pour montrer la postérité de Flaubert et comment ils éclairent son problème, Rancière ne se tourne pas vers Proust par exemple ou vers le Nouveau Roman français mais vers deux écrivains de langue anglaise, l'un et l'autre lecteurs et admirateurs de Flaubert : Joseph Conrad et Virginia Woolf[16].

Cette « texture nouvelle du réel produite par la transgression des frontières entre les formes de vie » que Rancière dévoilait dans Flaubert, ce serait le propos même de ces deux romanciers, une fois que chacun à sa manière aurait levé les ambiguïtés que les compromis de Flaubert faisaient peser sur son écriture. Ces ambiguïtés, ou ces inconséquences consistaient dans son refus de (ou son incapacité à) abandonner l'exigence du dramatique, alors que son genre de « réalisme » aurait dû l'y pousser. Telle est l'autre scène que Rancière laisse entrevoir dans son partage du sensible : celle où des artistes luttent, entre eux et contre tout, sans cesse ni repos, pour leur reconnaissance, à eux aussi et à chacun, avec les échecs que ces luttes connaissent nécessairement — une scène virtuelle, à l'instar de celles qu'il a construites dans Aisthesis[17], dans laquelle Emma Bovary et Frédéric Moreau, Clarissa Dalloway et Prue Ramsay rencontreraient Charles Marlow (leur narrateur), et où un autre personnage encore aurait pu figurer, Joseph K.

Virginia Woolf, elle, porte le roman dans des zones de la conscience et de la vie où des personnages divers coexistent sans même parfois se rencontrer. Et Conrad porte l'action dans des états de réalité diffuse où il isole des « moments sensibles » de violence et de passivité. Les deux écrivains évoquent des milieux, quasiment au sens éthologique du terme, où infusent des éléments de réalité, des sortes d'hallucinations et des courants d'affects, et dans lesquels on ne peut distinguer ni début, ni continuation, ni mot de la fin[18], ni caractères définis, ni volontés à l'œuvre, ni passions identifiables. Parmi ces « milieux » lumineux, la maison inhabitée de La Promenade au phare, dont les images labiles et prégnantes pourraient s'opposer point par point aux descriptions impérieuses de Flaubert.

 La réalité, ajouterais-je aux analyses de Rancière, n'est plus pour Woolf et Conrad ce mur abrupt sur lequel Flaubert s'acharnait à dessiner des chemins balisés mais un mixte de choses, d'événements et d'êtres, pénétrable et comme liquide, que leur style s'efforce de s'assimiler, non sans difficultés et angoisses, et avec souvent un vif sentiment d'échec. Mais ainsi, et en prolongeant l'idée flaubertienne du style au delà d'elle-même (« le tout propre à la fiction moderne est dans son phrasé » p. 61), par rétroaction ils éclairent en effet Flaubert : ils ont leur place et fonction dans le Flaubert de Jacques Rancière.

Pierre Campion



[1] Jacques Rancière, La Nuit des prolétaires. Archives du rêve ouvrier, Paris, Fayard, 1981, rééd. Hachette, coll. Pluriel, 1997.

[2] Jacques Rancière, Et tant pis pour les gens fatigués. Entretiens, Paris, Amsterdam, 2009 ; La Méthode de l'égalité. Entretiens avec Laurent Jeanpierre et Dork Zabunyan, Paris, Bayard, 2012.

[3] Jacques Rancière, Le Fil perdu. Essais sur la fiction moderne, Paris, La Fabrique, 2014.

[4] Jacques Rancière, Le Partage du sensible. Esthétique et politique, Paris, La Fabrique, 2000.

[5] Hans Joas, La Créativité de l'agir, traduit de l'allemand par Pierre Rusch (titre original : Die KreativitŠt des Handelns, 1992), préface par Alain Touraine, Paris, Les Éditions du Cerf, coll. Passages, 1999.

[6] Jacques Rancière, La Chair des mots. Politiques de l'écriture, Paris, Galilée, 1998 ; La Parole muette. Essai sur les contradictions de la littérature, Paris, Hachette, 1998, rééd. coll. Pluriel, 2005 ; Politique de la littérature, Paris, Galilée, 2007.

[7] Roland Barthes, « L'Effet de Réel », dans Communications, année 1968, volume 11, p. 84-89. Après la mort de Barthes, ce court article a été repris maintes fois : dans le volume collectif Littérature et réalité, Paris, Seuil, coll. Points, 1982, puis dans Roland Barthes, Le Bruissement de la langue. Essais critiques IV, Paris, Seuil, 1984, puis dans les deux éditions des Îuvres complètes de Barthes procurées successivement au Seuil par Éric Marty. Ayant perdu sa majuscule dans le titre dès la première de ces reprises, « le Réel » ne l'a plus jamais retrouvée. À moins que, dans l'original, la majuscule du Réel n'ait été qu'une coquille…

[8] Rancière : « Si le style est tout, c'est parce qu'il est le rythme même des choses déliées, rendues à leur absence de raison » Politique de la littérature, op. cit., p. 178.

[9] Tous ces thèmes connaissent un premier développement dans le chapitre du livre Politique de la littérature, op. cit., consacré à Flaubert.

[10] Julien Gracq, En lisant en écrivant, Paris, José Corti, 1980, p. 80.

[11] Flaubert, à Louise Colet, 16 janvier 1852, Correspondance, tome II, Bibl. de La Pléiade, Paris, Gallimard, 1980, p. 30-31.

[12] Flaubert, à Louise Colet, 2 juillet 1853, Correspondance, ibid., p. 373. Témoignage écrit sur le vif, en pleine écriture de Madame Bovary.

[13] En 1998, dans La Parole muette (op. cit., p. 103-119), Rancière avait souligné le rapport de Flaubert à Schopenhauer. Rapport non pas d'influence du philosophe sur le romancier, mais porté dans l'air du temps. Rapport évoqué à nouveau dans Politique de la littérature (op. cit., p. 78-83 et 182 et suiv.),

[14] Jacques Rancière, La Parole muette, op. cit., p. 114.

[15] Pierre Campion, La Réalité du réel. Essai sur les raisons de la littérature, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, coll. Aesthetica, 2003.

[16] Virginia Woolf : « Vraiment, quand je lis les lettres de Flaubert, c'est ma propre voix que j'entends crier : ô art ! Patience. Je le trouve consolant, encourageant. […] Peu d'individus ont été aussi torturés que moi par le souci d'écrire. Flaubert excepté, je crois » (Journal intégral 1915-1941, 21 et 23 juin 1936, trad. par C.-M. Huet et M.-A. Dutartre, Stock, p. 1210-1211). C'est le moment où elle écrit Les Années et où elle traverse une période d'hospitalisations.

[17] Jacques Rancière, Aisthesis. Scènes du régime esthétique de l'art, Paris, Galilée, 2011.

[18] Rancière note que plusieurs des récits de Conrad reçoivent un dénouement artificiel. Mais, dans le mensonge que Marlow fait à la fiancée de Kurtz à son retour de l'horreur (« Le dernier mot qu'il ait prononcé, c'était ­— votre nom »), il voit une nécessité plus rigoureuse. Non pas seulement un souci d'apaisement à l'égard de cette femme et de l'histoire, mais plutôt la confirmation que cette histoire du mensonge colonial ne peut pas recevoir un dernier mot de vérité, et aussi l'obligation de « soumettre à nouveau la vérité des moments sensibles à la tyrannie mensongère des histoires » (p. 55). Cependant, et par un effet de dénouement dans l'incertitude, le paysage sur lequel se clôt le récit ramène la Tamise, où Marlow l'a raconté, aux ténèbres du Congo : « L'horizon était barré par un banc de nuages noirs et cette eau, qui comme un chemin tranquille mène aux confins de la terre, coulait sombre sous un ciel chargé, semblait mener vers le cœur même d'infinies ténèbres » Conrad, (Cœur des ténèbres, trad. de G. Jean-Aubry, Gallimard, coll. L'Imaginaire, [1948], 1978, p. 255).

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