Mis en ligne le 28 août 2023.
Le Philosophe et ses pauvres
Le style de Jacques Rancière
En 2007, Rancière réédite son livre de 1983, Le
Philosophe et ses pauvres. En 1983, le titre était déjà provocant,
mais il visait
plusieurs philosophes étudiés dans le livre. Or la nouvelle
édition porte en couverture la photo bien connue de Sartre pris à proximité des
usines Renault de Billancourt, juché sur un bidon et haranguant les
ouvriers de l'automobile. À côté de lui, un personnage paraît
commenter ses
propos à l'intention du maigre public, ou de la presse. Par cette image, Sartre est désigné
comme « le philosophe » du titre, alors que le livre dénonçait Platon
et Marx et réunissait Sartre avec Bourdieu, qui n'est pas proprement un
philosophe mais un sociologue.
La préface de 2007
La préface fait le point, plus de 20 ans plus tard, sur le
livre de 1983, le point aussi dans la pensée de Rancière depuis 1981 et sur le
style du livre. Évoquant son projet d'alors, il écrit :
Ce projet a défini le propos et le style du livre. […] Ce
propos a aussi donné à l'écriture son allure. La phrase de La Nuit des prolétaires s'était démesurément allongée et chargée
d'incises pour rendre compte de la complexité qui habitait la perception et le
discours des supposés simples. Le
Philosophe et ses pauvres, à l'inverse, sacrifie volontiers à la phrase
brève, à la parataxe et à la formule lapidaire pour marquer la brutalité des
partages à l'œuvre dans la sophistication des
analyses savantes. (p. VIII)
Revenons à la nouvelle couverture. Certes c'est
un effet éditorial, mais il oriente désormais le livre dans une direction qui
n'était pas désignée en 1983, et qui non seulement fait porter à Sartre le
poids du livre mais aussi lui applique personnellement et vivement
— ironiquement — la formule du titre : la vérité du discours de
Sartre aux prolétaires, la voilà dans la posture du prédicateur, sur la chaire
dérisoire d'où il parle, avec l'aide peut-être d'un acolyte et dans le désert de
son public.
Le geste du livre
L'ordre du livre est heurté, c'est celui de l'emportement.
Rancière en a au « mensonge de Platon »,
c'est-à-dire à la fable que celui-ci a inventée pour répartir les hommes entre les
cordonniers à l'âme de fer et les philosophes à l'âme d'or, entre ceux dont les
savoirs sont mécaniques et ceux qui peuvent expliquer aux précédents leur
condition et la marche du monde réel.
Il en a à Marx qui s'est enfermé dans une dialectique de la
nature, laquelle laisse face à face les prolétaires dans leur condition
d'ignorance et le Parti communiste qui, seul, saura les instruire de cette dialectique et les conduire dans leur action.
Remontant bien avant les années 1970 de Billancourt, Rancière
dénonce deux moments de Sartre, celui des Communistes et la paix,
l'ouvrage inachevé des années 50
et la Critique de la raison dialectique (1960), un livre lui aussi
inachevé, quand Sartre s'en est remis à la discrétion du marxisme comme à
« la philosophie indépassable de notre temps ».
Enfin Bourdieu, dans la même partie que Sartre, représente
la science éclairée de la sociologie, qui prétend exposer aux mal classés les
mécanismes de leur infortune.
Pourquoi cet emportement ? Parce que l'allure du style
est celle du choc contre toutes les redoutes où se
retranchent les penseurs de l'inégalité, de l'assaut mené par
la reine des batailles conceptuelles,
la cavalerie légère des phrases, laquelle harcèle et disperse les
lourds convois de la dialectique. À moins que l'on
ne préfère la métaphore du lanceur de pierres, de la lapidation.
Dans cette histoire de la philosophie, il manquerait
Descartes. Son affaire est réglée en deux temps, d'abord par l'ironie, en une
citation de deux pages, en italique, posée au seuil du livre comme un exergue
étendu. Là où Baillet, son biographe, raconte l'histoire édifiante qui voit Descartes
reconnaître les talents d'un paysan de Hollande et, lui enseignant sa Méthode,
en faire un savant accompli. Jusque là le prince de la philosophie occidentale
en avait été empêché par un entourage trop zélé qui avait barré l'approche de
leur patron au paysan : on ne dira jamais assez les méfaits des entourages — ni ceux
des Vies des saints.
Le nom de Descartes reviendra une deuxième fois dans la
partie terminale du livre, cavalièrement intitulée « Pour ceux qui en
veulent plus » :
Le cordonnier [de Baillet, mais venu de Platon] devra à sa
persévérance le droit de se présenter enfin à l'examen qui lui ouvrira la
carrière la plus haute que puisse rêver un cordonnier : l'astronomie.
Auguste Comte, on le sait, ne voudra pas d'autre science pour initier le
prolétariat à ses destinées nouvelles. (p. 294)
De Platon à Descartes puis à Auguste Comte… L'insolence et l'ironie sont
les armes du David contre les Goliaths de la pensée.
Certes, en 2007, Rancière ajoute : « Sans doute
n'écrirais-je plus ainsi. Mais le problème que me pose aujourd'hui ce livre
vient moins de son style que de son rapport à l'air du temps » (p. VIII).
Soit. L’air du temps a bien changé depuis la rupture avec Althusser (1974), depuis
La Nuit des prolétaires (1981) et depuis 1983. Et pourtant, quinze ans après
l'effacement des partis communistes en
Europe et vingt-cinq ans après sa mort, le nom de Sartre représenterait-il encore,
dans l'histoire de la philosophie passée et à venir, la prétention des philosophes à
évangéliser leurs pauvres, au point qu’il faille rééditer le livre de 1983 en mettant
en évidence la figure de Sartre ?
Le phrasé de la critique
Contre Sartre, après avoir rappelé que le concept de chien
n'aboie pas :
« L'ouvrier » ici absent, ce n'est pas l'essence commune
de laquelle participeraient les ouvriers empiriques. C'est cette étrange figure
inédite dans l'ordre du discours : constellation céleste qui est et n'est pas animal
aboyant ; le concept qui s'habille de chair et d'os pour chasser les
ombres de la spéculation ; la chair
et l'os introuvables dans la collection des individus empiriques ; le
corps absent de tous les corps ; la voix absente de tout discours. Ce qui parlerait en chaque ouvrier que l'on
pourrait interroger ne serait jamais que l'absence de l'ouvrier. Mais au
demeurant ils ne parlent pas. Ils n'ont pas le temps. Ils sont trop fatigués. (p. 201)
La phrase ici n'est pas unique, elle se double, se dédouble
et se redouble pour constituer une unité de combat. Elle s'arme d'italiques.
Elle avance par vagues courtes qui se forment et se reforment, jusqu'à
faire surgir, pointe finale, la phrase qui expliqua l'absence des ouvriers à
l'affrontement du 28 mai 1952, et qui n'expliquait rien. Mieux encore, elle
imite la phrase sartrienne de L'Être et le néant, et mobilise même la formule
de Mallarmé (l'absente de tous bouquets). Par les coups répétés de
l'ironie, harceler les redoutes de Sartre, une par une, jusqu'à les emporter.
Telle est la verve d'une critique inépuisable, à laquelle
seule peuvent mettre fin l'impatience de l'éditeur et l'exigence de « ceux
qui en veulent plus » (p. 289). Encore est-ce reconnaître la force des
résistances offertes par Sartre, Platon et autres philosophes. Il faudra donc y
revenir, pulvériser la notion de fatigue du prolétariat, puis celle du temps
lui-même, qui manquera toujours aux ouvriers pour s'émanciper et au philosophe
pour les guider. Pulvériser encore d'autres résistances qui, après 1983 et
2007, et sous d'autres formes, empêchent encore les revendications de
l'égalité.
Contre Marx, par exemple ceci :
L'idéologie est expliquée, surexpliquée
même : fabrication d'imitations, imitation de fabrications, banalité même
de la réalité usinière de l'ordre social. La science, elle, est accident, coup
de dés improbable dans le jeu réglé des fabrications et des imitations. Elle
est l'invraisemblable non-lieu de tous les lieux ; le pouvoir de voir non
pas simplement le « vrai » sous l'apparence, mais la mort dans la
vie, le non-être dans l'être. Pouvoir de la dissolution. Le docteur Marx
n'écrit pas seulement de livres de philosophie, pas de livres d'histoire, de
politique ou d'économie politique, seulement des livres de critique. (p. 116)
Et ici encore, à l'arrière-plan des phrases, la hantise et
le secours, en pleine action, de Sartre et de Mallarmé. Abondance et improvisation
tactique, la verve philosophique de Rancière joue les uns contre les autres, aux
moments voulus : la verve relève de l'opportunité, le style est affaire de
circonstances.
Même jeu contre Platon, la référence inévitable et l'épreuve
de tout philosophe qui œuvre dans l'histoire de la philosophie :
Le philosophe
[platonicien] choisit ceux qu'il veut prendre par la main. L'ordre
philosophique est celui de la sélection et de la contrainte, non de la
vocation. L'excellence des natures s'y manifeste par l'ascèse du renoncement.
Guerriers et gardiens se montrent dignes de leur hégémonie en renonçant aux
avantages de la propriété. Et si la cité doit donner le pouvoir au philosophe,
c'est parce qu'il est le seul à ne pas le désirer et à l'exercer par
contrainte. À son tour, le philosophe, forcé, pour prouver son identité, d'accepter
cette violence, se gardera de conduire sur la route de la philosophie ceux qui
y aspirent le plus. Il cherchera bien plutôt à discerner les hommes qui, dans la
poursuite d'autres buts, révèlent la nature la plus propre à la contrainte
philosophique. (p. 58)
Quant à la sociologie selon Bourdieu, la manœuvrer contre
elle-même :
Cette science a des propriétés très particulières. Les autres
sciences imposent généralement la reconnaissance de leur nécessité en promettant de la mettre au service de quelque
libération. Mais celle-ci nous propose
comme objet une méconnaissance sans recours. Que faire d'une science de l'école
qui dit la pédagogie impossible ? D'une science des rapports de force qui
les dit infrangibles ? Une fois annihilées la position du pédagogue et
celle du politique, reste la seule position du psychanalyste. Le sociologue
serait le savant et le médecin de la
dénégation de soi en général. Faute de changer le classement des mal
classés, il leur donnerait « la possibilité
d'assumer leur habitus sans culpabilité ni souffrance ». (p. 259)
Bien entendu, il faudra combattre encore Bourdieu et tous les
autres pour les réduire à quia : la bataille de l'émancipation est-elle
jamais vraiment gagnée contre les philosophes ?
Ainsi va dans Rancière la passion de l'égalité :
passionnément. À ma connaissance, il écrit et parle encore maintenant dans un
style d'interventions. Non pas comme le porte-parole de ceux qui n'ont pas la
parole — il y en a bien assez — mais dans l'attente de et dans
l'attention à toute parole ou à toute action qui pourrait venir d'eux.
Autrement dit, Rancière ne propose pas « une autre politique », c'est un irrégulier,
un franc-tireur. Il en prend le risque, la solitude et le style.
Pierre Campion