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Pierre Campion : Le style de Jacques Rancière, Le Philosophe et ses pauvres.

Mis en ligne le 28 août 2023.

© : Pierre Campion

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1983 2007 Jacques Rancière, Le Philosophe et ses pauvres, [Fayard, 1983], réédition, Flammarion, coll. Champs essais, 2007.

À propos de Jacques Rancière, lire sur ce site six textes de Pierre Campion :
Jacques Rancière et la démocratie. Un livre d'intervention (1er septembre 2006)
Mallarmé à la lumière de la raison poétique. Compte rendu du livre de Jacques Rancière, Mallarmé. La politique de la sirène (3 octobre 2002)
La poétique de l'histoire selon Jacques Rancière (29 septembre 2002)
Littérature et politique. Le partage du sensible selon Jacques Rancière (29 septembre 2002)
Littérature et politique : Flaubert selon Rancière (12 octobre 2009)
L'esthétique comme régime de l'Art. Rancière et le livre de scènes (10 novembre 2011).


Le Philosophe et ses pauvres
Le style de Jacques Rancière

En 2007, Rancière réédite son livre de 1983, Le Philosophe et ses pauvres. En 1983, le titre était déjà provocant, mais il visait plusieurs philosophes étudiés dans le livre. Or la nouvelle édition porte en couverture la photo bien connue de Sartre pris à proximité des usines Renault de Billancourt, juché sur un bidon et haranguant les ouvriers de l'automobile. À côté de lui, un personnage paraît commenter ses propos à l'intention du maigre public, ou de la presse. Par cette image, Sartre est désigné comme « le philosophe » du titre, alors que le livre dénonçait Platon et Marx et réunissait Sartre avec Bourdieu, qui n'est pas proprement un philosophe mais un sociologue.

La préface de 2007

La préface fait le point, plus de 20 ans plus tard, sur le livre de 1983, le point aussi dans la pensée de Rancière depuis 1981 et sur le style du livre. Évoquant son projet d'alors, il écrit :

Ce projet a défini le propos et le style du livre. […] Ce propos a aussi donné à l'écriture son allure. La phrase de La Nuit des prolétaires s'était démesurément allongée et chargée d'incises pour rendre compte de la complexité qui habitait la perception et le discours des supposés simples. Le Philosophe et ses pauvres, à l'inverse, sacrifie volontiers à la phrase brève, à la parataxe et à la formule lapidaire pour marquer la brutalité des partages à l'œuvre dans la sophistication des analyses savantes. (p. VIII)

Revenons à la nouvelle couverture. Certes c'est un effet éditorial, mais il oriente désormais le livre dans une direction qui n'était pas désignée en 1983, et qui non seulement fait porter à Sartre le poids du livre mais aussi lui applique personnellement et vivement — ironiquement — la formule du titre : la vérité du discours de Sartre aux prolétaires, la voilà dans la posture du prédicateur, sur la chaire dérisoire d'où il parle, avec l'aide peut-être d'un acolyte et dans le désert de son public.

Le geste du livre

L'ordre du livre est heurté, c'est celui de l'emportement.

Rancière en a au « mensonge de Platon », c'est-à-dire à la fable que celui-ci a inventée pour répartir les hommes entre les cordonniers à l'âme de fer et les philosophes à l'âme d'or, entre ceux dont les savoirs sont mécaniques et ceux qui peuvent expliquer aux précédents leur condition et la marche du monde réel.

Il en a à Marx qui s'est enfermé dans une dialectique de la nature, laquelle laisse face à face les prolétaires dans leur condition d'ignorance et le Parti communiste qui, seul, saura les instruire de cette dialectique et les conduire dans leur action.

Remontant bien avant les années 1970 de Billancourt, Rancière dénonce deux moments de Sartre, celui des Communistes et la paix, l'ouvrage inachevé des années 50[1] et la Critique de la raison dialectique (1960), un livre lui aussi inachevé, quand Sartre s'en est remis à la discrétion du marxisme comme à « la philosophie indépassable de notre temps »[2].

Enfin Bourdieu, dans la même partie que Sartre, représente la science éclairée de la sociologie, qui prétend exposer aux mal classés les mécanismes de leur infortune[3].

Pourquoi cet emportement ? Parce que l'allure du style est celle du choc contre toutes les redoutes où se retranchent les penseurs de l'inégalité, de l'assaut mené par la reine des batailles conceptuelles, la cavalerie légère des phrases, laquelle harcèle et disperse les lourds convois de la dialectique. À moins que l'on ne préfère la métaphore du lanceur de pierres, de la lapidation.

Dans cette histoire de la philosophie, il manquerait Descartes. Son affaire est réglée en deux temps, d'abord par l'ironie, en une citation de deux pages, en italique, posée au seuil du livre comme un exergue étendu. Là où Baillet, son biographe, raconte l'histoire édifiante qui voit Descartes reconnaître les talents d'un paysan de Hollande et, lui enseignant sa Méthode, en faire un savant accompli. Jusque là le prince de la philosophie occidentale en avait été empêché par un entourage trop zélé qui avait barré l'approche de leur patron au paysan : on ne dira jamais assez les méfaits des entourages — ni ceux des Vies des saints.

Le nom de Descartes reviendra une deuxième fois dans la partie terminale du livre, cavalièrement intitulée « Pour ceux qui en veulent plus » :

Le cordonnier [de Baillet, mais venu de Platon] devra à sa persévérance le droit de se présenter enfin à l'examen qui lui ouvrira la carrière la plus haute que puisse rêver un cordonnier : l'astronomie. Auguste Comte, on le sait, ne voudra pas d'autre science pour initier le prolétariat à ses destinées nouvelles. (p. 294)

De Platon à Descartes puis à Auguste Comte… L'insolence et l'ironie sont les armes du David contre les Goliaths de la pensée.

Certes, en 2007, Rancière ajoute : « Sans doute n'écrirais-je plus ainsi. Mais le problème que me pose aujourd'hui ce livre vient moins de son style que de son rapport à l'air du temps » (p. VIII). Soit. L’air du temps a bien changé depuis la rupture avec Althusser (1974), depuis La Nuit des prolétaires (1981) et depuis 1983. Et pourtant, quinze ans après l'effacement des partis communistes en Europe et vingt-cinq ans après sa mort, le nom de Sartre représenterait-il encore, dans l'histoire de la philosophie passée et à venir, la prétention des philosophes à évangéliser leurs pauvres, au point qu’il faille rééditer le livre de 1983 en mettant en évidence la figure de Sartre ?

Le phrasé de la critique

Contre Sartre, après avoir rappelé que le concept de chien n'aboie pas :

« L'ouvrier » ici absent, ce n'est pas l'essence commune de laquelle participeraient les ouvriers empiriques. C'est cette étrange figure inédite dans l'ordre du discours : constellation céleste qui est et n'est pas animal aboyant ; le concept qui s'habille de chair et d'os pour chasser les ombres de la spéculation ; la chair et l'os introuvables dans la collection des individus empiriques ; le corps absent de tous les corps ; la voix absente de tout discours. Ce qui parlerait en chaque ouvrier que l'on pourrait interroger ne serait jamais que l'absence de l'ouvrier. Mais au demeurant ils ne parlent pas. Ils n'ont pas le temps. Ils sont trop fatigués. (p. 201)

La phrase ici n'est pas unique, elle se double, se dédouble et se redouble pour constituer une unité de combat. Elle s'arme d'italiques. Elle avance par vagues courtes qui se forment et se reforment, jusqu'à faire surgir, pointe finale, la phrase qui expliqua l'absence des ouvriers à l'affrontement du 28 mai 1952, et qui n'expliquait rien. Mieux encore, elle imite la phrase sartrienne de L'Être et le néant, et mobilise même la formule de Mallarmé (l'absente de tous bouquets). Par les coups répétés de l'ironie, harceler les redoutes de Sartre, une par une, jusqu'à les emporter.

Telle est la verve d'une critique inépuisable, à laquelle seule peuvent mettre fin l'impatience de l'éditeur et l'exigence de « ceux qui en veulent plus » (p. 289). Encore est-ce reconnaître la force des résistances offertes par Sartre, Platon et autres philosophes. Il faudra donc y revenir, pulvériser la notion de fatigue du prolétariat, puis celle du temps lui-même, qui manquera toujours aux ouvriers pour s'émanciper et au philosophe pour les guider. Pulvériser encore d'autres résistances qui, après 1983 et 2007, et sous d'autres formes, empêchent encore les revendications de l'égalité.

Contre Marx, par exemple ceci :

L'idéologie est expliquée, surexpliquée même : fabrication d'imitations, imitation de fabrications, banalité même de la réalité usinière de l'ordre social. La science, elle, est accident, coup de dés improbable dans le jeu réglé des fabrications et des imitations. Elle est l'invraisemblable non-lieu de tous les lieux ; le pouvoir de voir non pas simplement le « vrai » sous l'apparence, mais la mort dans la vie, le non-être dans l'être. Pouvoir de la dissolution. Le docteur Marx n'écrit pas seulement de livres de philosophie, pas de livres d'histoire, de politique ou d'économie politique, seulement des livres de critique. (p. 116)

Et ici encore, à l'arrière-plan des phrases, la hantise et le secours, en pleine action, de Sartre et de Mallarmé. Abondance et improvisation tactique, la verve philosophique de Rancière joue les uns contre les autres, aux moments voulus : la verve relève de l'opportunité, le style est affaire de circonstances.

Même jeu contre Platon, la référence inévitable et l'épreuve de tout philosophe qui œuvre dans l'histoire de la philosophie :

Le philosophe [platonicien] choisit ceux qu'il veut prendre par la main. L'ordre philosophique est celui de la sélection et de la contrainte, non de la vocation. L'excellence des natures s'y manifeste par l'ascèse du renoncement. Guerriers et gardiens se montrent dignes de leur hégémonie en renonçant aux avantages de la propriété. Et si la cité doit donner le pouvoir au philosophe, c'est parce qu'il est le seul à ne pas le désirer et à l'exercer par contrainte. À son tour, le philosophe, forcé, pour prouver son identité, d'accepter cette violence, se gardera de conduire sur la route de la philosophie ceux qui y aspirent le plus. Il cherchera bien plutôt à discerner les hommes qui, dans la poursuite d'autres buts, révèlent la nature la plus propre à la contrainte philosophique. (p. 58)

Quant à la sociologie selon Bourdieu, la manœuvrer contre elle-même :

Cette science a des propriétés très particulières. Les autres sciences imposent généralement la reconnaissance de leur nécessité en promettant de la mettre au service de quelque libération. Mais celle-ci nous propose comme objet une méconnaissance sans recours. Que faire d'une science de l'école qui dit la pédagogie impossible ? D'une science des rapports de force qui les dit infrangibles ? Une fois annihilées la position du pédagogue et celle du politique, reste la seule position du psychanalyste. Le sociologue serait le savant et le médecin de la dénégation de soi en général. Faute de changer le classement des mal classés, il leur donnerait « la possibilité d'assumer leur habitus sans culpabilité ni souffrance ». (p. 259)

Bien entendu, il faudra combattre encore Bourdieu et tous les autres pour les réduire à quia : la bataille de l'émancipation est-elle jamais vraiment gagnée contre les philosophes ?

 

Ainsi va dans Rancière la passion de l'égalité : passionnément. À ma connaissance, il écrit et parle encore maintenant dans un style d'interventions. Non pas comme le porte-parole de ceux qui n'ont pas la parole — il y en a bien assez — mais dans l'attente de et dans l'attention à toute parole ou à toute action qui pourrait venir d'eux. Autrement dit, Rancière ne propose pas « une autre politique  », c'est un irrégulier, un franc-tireur. Il en prend le risque, la solitude et le style.

Pierre Campion



[1] Le 28 mai 1952, se saisissant de la nomination du général Ridgway retour de Corée, « Ridgway la peste », au commandement de l'OTAN près de Paris, le Bureau politique du PCF ordonna une manifestation insurrectionnelle. Réduite aux seules forces des municipaux de la banlieue, l'insurrection fut battue dans la rue. Sartre rentra précipitamment d'Italie où il travaillait à son Tintoret. Il se lança dans la rédaction des quatre articles des Communistes et la paix, une tâche qu'il abandonna au cinquième de ces articles. Comme la plupart des intellectuels, il attribua l'absence des ouvriers à une « fatigue du prolétariat », mais il voulut aller voir ce que cachait cette formule. Dans le texte de Rancière, c'est de ces circonstances qu'il est question, allusivement. Sartre a réuni ces articles dans Situations VI. Problèmes du marxisme (1964).

[2] Dans Rancière, le fil à suivre pourrait être celui-ci. Les Communistes et la paix proposait au marxisme une autre histoire du prolétariat et une critique de la bureaucratisation du Parti communiste français, puis la Critique de la raison dialectique représenterait le concours du Philosophe pour construire, à l'intérieur du marxisme comme « philosophie indépassable de notre temps », une autre formule de la dialectique (par la théorie des groupes en fusion). Vers 1970, toute cette construction trouverait dans le maoïsme de Sartre une nouvelle incarnation, et de nouveaux déboires.

[3] Je me permets ici d'ajouter une référence que Rancière ne pouvait pas connaître en 1983, le discours de Pierre Bourdieu aux cheminots grévistes de la gare de Lyon, le 12 novembre 1995.

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