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Henri Droguet : Impromptus et chimères, poèmes de grand vent

Henri Droguet est né à Cherbourg en 1944. Il vit à Saint-Malo où il a enseigné les lettres de 1972 à 2004.

Il a publié des recueils de poèmes aux éditions Gallimard (Le Contre-dit, Le Passé décomposé, Noir sur blanc, La Main au feu, 48°39'N-2°014W (et autres lieux), Avis de passage, Off) et Champ-Vallon (Ventôses), un ouvrage en prose intitulé Albert & Cie, histoire, aux éditions Apogée, et, en collaboration avec des plasticiens (Thierry Le Saëc, Éric Brault, Dominique Penloup, Pierre Alechinsky), quelques ouvrages d'artiste.

Mis en ligne le 23 juin 2020.

Voir, sur ce site, Comment j'ai écrit certains de mes poèmes (essai), par Henri Droguet.

© : Henri Droguet


Impromptus et chimères, poèmes de grand vent

COMME SI COMME

Mon amie ma berceuse entends-tu

le grabuge entre 3 et 5 heures

la discontinuité splendide sublunaire

du coup de vent qui rogne

& simultanément décoiffe dégrume

dégriffe estafile les flaques à la floche

et l'étoupe fourchue la limpidité féconde

le tamis délavé mercure et chrome

de l'aurore elle sort à peine

du bois ramu branchu

et saute à l'Est l'épaule d'une colline

à paquets de fougères où déjà file

et s'affaire l'argiope octopode


vois vois mon joli monde mon apaisante

la pierre flambe une grosse étoile fume

les oiseaux noirs et noirs

craillent à l'ossuaire

encore et toujours Alphée Aréthuse confondent

et mêlent le terne étain de leurs eaux ondoyantes

pentues vers la mer qui s'affuble et se dégonde

la houle assaille un cap à stacks* et chicots

(grès rose et dolérite)

le ressac pulvérise granulats et faluns

le rivage sent + ou -

le bétail froid le poumon bleu

l'usuel quidam ahuri mort -

né borné bientôt finitivement expatrié

gratte sa couenne et son nombril

dégoise se décarcasse épluche

sa méninge et sa mémoire

mansarde à ni plus ni moins cendre

laissons cela veux-tu mon aube mon verger

marchons notre route est la seule


20 avril 2020


*en géologie un stack est un modèle littoral se présentant sous la forme d'un pilier de pierre



***


MÉLOPÉE


Le grand soufflet le vent

débâtisseur et réanimateur

furieusement procrée (ne peut

pas faire autrement) la provisoire

éternité des mondes connus ou pas

il fait kermesse et carousse

au ciel monumental gâchis

feuilletis brouillis

quelquefois saturé saturant cloaque

Rouquin furtif mirage

un lièvre fonce à la lande s'enterre

à son terrier y va fouiner sa hase

un hérisson vermineux regagne son fagot

une fauvette cuicuite et picote la tisseuse orbitèle

un chien crochu mord la poussière


Les lauriers sont coupés il y a à 4 h

quelqu'un qui crie dans un bois mort


L'enfant le récurrent songeur inconnu

barbaque à qui ? barbaque à quoi ?

râlant fulminant plus que jamais

en marche partout il radote

mâchonne un rêve et sa langue sa broussaille

à tous les parfums livre ses narines

entend pétarader merveilleusement

bref un orage et peine perdue cherche

ce qui manque à rien

à la mer estropiée barbelée

qui déferle et pétrit la rocaille


Le flot précipité déjà s'exténue

puis se décroise

étale

le monde est vrai toujours et partout


3 mai 2020



***


CHRONIQUE



dans tout ça vent debout nuage en vrac

mer secouée lune hiver

le fleuve grand arbre lisse

et l'étrange herbe aux morts

qui est naturellement noire

le tout petit petit sujet l'ordinaire

machine ivre au fossé

renfouie sans à suivre et trogne à la fouaille

puceron non conforme étonné

taciturne de tous ses yeux il s'émerveille

et regarde l'eau la lande et les bourrasques

la gueule aux ombres prête à d'une goulée

l'avaler il demande encore et encore

et encore à l'océan la forêt sac de feuilles

plus ou moins rouges à l'automne caduques

à Dieu à qui quoi quoi ?

à la fin qu'on lui dise

ce qu'il fait - sinon soit aimer -

ici tout bas mais


qu'importe quand comment pourquoi nous fûmes

rocher ou couleuvre proconsul ou marteau

au paradis radis Jacob ou bien baleine

il survente à la perte on n'entend que

le naturel fracas de la nature et

le monde enfin dans l'exil


résouds-t'y mon quiqui c'est du côté

du lointain du silence

qu'il faut - s'il le faut - chercher encore

et encore et encore



10 mai 2020



***



PAYSAGE AVEC FIGURES
(et inversement)



prévisible et brève l'aube

long caillot griseux laiteux

de toutes parts infuse

les blancs bossus nuages

ronde tenace gueule ouverte gloutonne

la mer montée mugit la boulangère

le soleil s'est levé sur la forêt sauvage

et le jardin fermé


rompue la ritournelle

et (déjà dit) de pas loin

nulle part ailleurs tout venant venu

un quidam encombré quelconque

inessentiel inévitable

passe outre à tout va

un vent momentané prévisible

l'effeuille et le malmène

il rêve enfin dormir comme une souche

dans la mousse épaisse les fougères fleuries

il joue à crache-crache

à sœur épouse et mère

jette ses blancs ruisseaux

ses derniers déluges

mais la nuit l'empire insaturé des songes

ne promet plus rien



20 mai 2020




***



CORPS ET BIENS



Vieux temps vieux pays

vie imprenable et calme et tout

à blouses et faluches 3 écoliers qu'à la fin

le loup l'oiseau rapace une fouine

dévoreront tout crus os et le reste

vont à cloche-pied dans l'herbe partout folle

bardane ortie arroche pissenlits

des érables des trembles

des coudriers des hêtres des espèces

étrangement mauves

déclamer chanter dans l'ébriété

dans l'euphorie légère des départs

leurs hymnes à enthymèmes et parataxes


« Amour amour longue victoire

à suivre obstinément dans l'abrupt

voici le dernier mur voici

l'éternité compressée

une très bonne fois raccourcie

la terre habite enfin l'homme

le partant qui n'y peut n'y peut

n'y peut

mais »


le ciel est une coulisse entrebaîlllée

potagère peut-être où la lumière acidulée

décampe fouille et mord

les baudruches vaguement bleuâtres

de nuages en voie de dissipation

cela qui est éperduement

cela existe

oui


23 mai 2020




***


ÉLÉMENTS


voilà c'est au tout lointains tout

vieux parages

un parc en corniche

- érables bouleaux et sorbiers -

un banc posé sur la jonchaie

pâturins orties ravenelles

consoudes en vrac

l'heure est indécise l'aube vague

un souffle menu toussote et bouscule

le ciel inoxydable saumonné paquet

haché mordu coursive dérobée marelle nuagière

- amidon craie céruse - à follement

pur insondable bleu

eden toujours jadis futur


la mer barbue récidive


or et jais un loriot que l'on ne peut voir

égoutte à la fûtaie ses crincrins éperdus

contrapuntiques didlio didlio

à la rebrousse ébouriffe son plumage d'oubli

au pré vautré dans l'herbe

un poulain bai dort

un hérisson se dénoue se déploie

la pomme sent simplement la pomme


silhouette piètre et sauvage

en marche au hasard le piéton

l'inévitable fétu ténu menu

seul et perdu sitôt qu'incarné

s'empêtre et déjà s'éloigne

nulle part ailleurs


7 juin 2020

 

Henri Droguet

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