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Cours de Jacqueline Morne sur la durée chez Bergson.
Mis en ligne le 21 juin 2013.

© : Jacqueline Morne.

Jacqueline Morne a été professeur de Philosophie au Lycée Émile Zola de Rennes.

Par des liens posés dans le cours lui-même, celui-ci renvoie à 7 annexes que vous pouvez consulter et imprimer à part.

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Henri Bergson : la notion de durée

Essai sur les données immédiates de la conscience

INTRODUCTION

En publiant en 1889 l'Essai sur les données immédiates de la conscience, Bergson jette les bases d'une philosophie profondément originale et novatrice, en total décalage avec les courants de pensée de son époque. Contre l'intellectualisme qui pose le primat des opérations de l'intelligence, il affirme l'immédiateté de l'intuition ; contre l'associationnisme qui explique la vie psychique par la seule juxtaposition des faits de conscience, il affirme la continuité indivisible de la vie intérieure ; contre la psychologie expérimentale qui prétend quantifier les faits psychiques, il affirme leur dimension purement qualitative.

Bergson prétend par là non seulement proposer une nouvelle philosophie, mais transformer la façon même de philosopher. « Tous les cadres craquent, ils sont trop étroits, trop rigides surtout pour ce que nous voudrions y mettre », écrit-il dans l'introduction de L'Évolution créatrice.

C'est cette « nouvelle méthode de penser » qu'il applique à la construction de la notion de durée dont il sera question ici. Pour s'orienter dans une argumentation exigeante et dense, il n'est pas inutile d'avoir en tête l'idée directrice qui sous tend tout le développement. On peut schématiquement – trop schématiquement, mais on y reviendra largement – l'énoncer ainsi : la notion de temps telle qu'elle est utilisée par la science, telle qu'elle est utilisée aussi dans la vie sociale, est totalement incapable de rendre compte de ce qu'est la durée réelle. Ce temps nombré, mesuré, divisé en heures, minutes etc., convient parfaitement à la pensée scientifique dont la visée est essentiellement la quantification et la mesure ; il convient également aux nécessités de la vie sociale – il faut bien être à l'heure à ses rendez-vous et donc fixer des repères – mais il n'a rien à voir avec ce flux continu, cette pure durée qui est la donnée fondamentale de la conscience. Ce temps que l'on pourrait dire dénaturé est en fait un temps spatialisé, le produit de la projection de la durée dans l'espace.

C'est cette dichotomie entre temps et durée opérée par la projection de la durée dans l'espace que Bergson décline tout au long d'un texte souvent touffu, parfois répétitif mais toujours éclairé par le recours constant à des analyses concrètes : le bruit du marteau qui frappe l'enclume, le mouvement du balancier de l'horloge, le berger qui compte ses moutons et le gradé qui fait l'appel des soldats, la mélodie que l'on entend, le sucre qui n'en finit pas de fondre dans le verre d'eau, l'étoile filante qui traverse le ciel, l'élastique sur lequel on tire, et tant d'autres. Plus qu'une simple illustration, plus même qu'un artifice pédagogique, ce recours à l'analyse concrète est un élément clé de la méthode de Bergson. Il y a dans le rapport immédiat aux situations vécues une intuition du réel que l'analyse purement conceptuelle ne suffit pas à établir.

« Comparaisons et métaphores suggèreront ici ce qu'on n'arrivera pas à exprimer. Ce ne sera pas un détour ; on ne fera qu'aller droit au but. […] Ne soyons pas dupes des apparences : il y a des cas où c'est le langage imagé qui parle sciemment au propre, et le langage abstrait qui parle inconsciemment au figuré. Dès que nous abordons le monde spirituel, l'image, si elle ne sert qu'à suggérer, peut nous donner la vision directe, tandis que le terme abstrait, qui est d'origine spatiale et qui prétend exprimer nous laisse le plus souvent dans la métaphore[1]. »

Lecture du chapitre 2

« De la multiplicité des états de conscience. L'idée de durée »

Dans l'étude de ce chapitre nous suivrons la progression du texte en respectant les articulations indiquées par Bergson en haut de page. Les passages entre guillemets sans autres précisions sont tous empruntés à ce chapitre 2.

On pourra se reporter en outre à une série d'annexes comportant un lexique, des tableaux récapitulatifs et des textes d'approfondissement :

Annexe 1 : lexique

Annexe 2 : l'espace et le temps (tableau)

Annexe 3 : le temps homogène et la durée (tableau)

Annexe 4 : la notion de multiplicité

Annexe 5 : l'associationnisme

Annexe 6 : Wundt et la psychologie expérimentale

Annexe 7 : Les paradoxes de Zénon

 

Plan du cours

1 - Multiplicité numérique et espace

a - Le nombre est à la fois unité et multiplicité, synthèse de l'un et du multiple.

b - Toute idée claire du nombre implique une vision dans l'espace

             - Examen de l'idée de nombre

             - Examen de l'idée d'unité

c - Le temps entendu au sens d'un milieu ou on distingue et où l'on compte n'est que de l'espace.

              - Multiplicité numérique et multiplicité interne

              - L'impénétrabilité de la matière

2 - L'espace et l'homogène

a - L'idée d'espace suppose un acte de l'esprit

b - Cet acte consiste dans la conception d'un milieu vide homogène

3 - Temps homogène et durée concrète

a - « Le temps conçu sous la forme d'un milieu indéfini et homogène n'est que le fantôme de l'espace obsédant la conscience réfléchie. »

b - Deux conceptions de la durée

4 - La durée est elle mesurable ?
5 - L'illusion des Eléates – Analyse du mouvement

a - « Le mouvement en tant que passage d'un point à un autre, est une synthèse mentale, un processus psychique et par suite inétendu »

b - « On ne fait pas du mouvement avec des immobilités, ni du temps avec de l'espace »

6 - Durée et simultanéité
7 - Vitesse et simultanéité
8 - La multiplicité interne
9 - La durée interne
10 - Les deux aspects du moi

a - Les exigences de la vie sociale

b - La critique du langage

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Ce second chapitre est intitulé « De la multiplicité des états de conscience. L'idée de durée ». On remarquera que la notion de durée n'y apparaît que tardivement après des développements sur la multiplicité et l'espace. C'est qu'avant même de parler de la durée Bergson a besoin de revoir totalement une notion particulièrement confuse : la notion de multiplicité. Ce n'est que lorsqu'il aura établi clairement qu'il y a deux espèces différentes de multiplicité qu'il pourra mettre en évidence que ce qui caractérise la durée c'est une forme bien particulière de multiplicité, multiplicité de pénétration, multiplicité qualitative et non quantitative comme l'est la multiplicité numérique. (Annexe 4)

1- Multiplicité numérique et espace

Bergson commence son analyse par l'étude de la notion de nombre. Son intention est de mettre en évidence le caractère indissociable du nombre et de l'espace, toute construction du nombre se faisant dans l'espace et non dans la durée comme on pourrait d'abord le penser. Ceci lui permettra alors de conclure à l'incompatibilité entre le nombre et les faits de conscience qui ne se développent pas dans l'espace mais dans la durée et de contester à la méthode quantitative toute prétention à parler correctement de la conscience.

a) Le nombre est à la fois unité et multiplicité, synthèse de l'un et du multiple

Le nombre est un parce que « nous l'appréhendons par une intuition simple de l'esprit et que nous lui donnons un nom ». Quand je dis « quatre », ou à plus forte raison un nombre beaucoup plus élevé, je ne pense pas chacune des unités qui le composent, je pose le nombre en lui-même par un acte unique. Et pourtant cette unité n'est pas une unité simple, c'est l'unité d'un tout. Pour la produire, il faut faire la somme de chacune des unités qui la composent et que je peux penser séparément les unes des autres 1+1+1+1.

On peut ajouter que ces unités qu'il faut additionner pour former le nombre doivent être rigoureusement identiques entre elles, ou que tout au moins on n'en retienne que ce qui les rend semblables. Les deux exemples que donne Bergson sont tout à fait parlants à ce sujet : quand le berger compte les moutons de son troupeau, aucun mouton n'est absolument identique à l'autre, mais on ne retient que ce par quoi ils se ressemblent : le fait d'être des moutons. De même, quand on fait l'appel des soldats d'un bataillon, on s'intéresse à chacun pris séparément, alors que lorsqu'on les compte on ne s'intéresse qu'au fait qu'ils sont tous des soldats. C'est ainsi qu'on dit aux enfants qu'on ne peut additionner des pommes et des poires parce qu'une pomme n'est pas une poire, mais qu'on peut par contre les additionner si on considère que pommes et poires sont des fruits.

On peut donc conclure de cette première analyse que « l'idée de nombre implique l'intuition simple d'une multiplicité de parties ou d'unités absolument semblables les unes aux autres ».

b) « Toute idée claire du nombre implique une vision dans l'espace »
Examen de l'idée de nombre

Ces unités absolument semblables les unes aux autres ne se confondent cependant pas entre elles. À supposer qu'elles soient rigoureusement semblables, qu'il s'agisse non plus de moutons ou de soldats ou de fruits, mais par exemple de billes fabriquées à l'identique, ces unités se différencient au moins par un point : elles n'occupent pas la même place dans l'espace. C'est cette dimension de l'espace qui va devenir pour Bergson la dimension essentielle dans la constitution du nombre. L'espace et non la durée, comme il s'applique à le démontrer en reprenant l'exemple des moutons : comment parvient-on à se faire l'idée de cinquante moutons ?

Soit on les juxtapose simultanément dans un espace idéal où on peut les compter.

Soit on se les représente l'un après l'autre cinquante fois, il semble alors que la représentation se fasse dans la durée.

Or d'après Bergson ce n'est pas le cas : c'est toujours dans l'espace que ce construit la représentation. Si je me représente un mouton puis un mouton et ainsi de suite aussi souvent qu'on le veut, on aura toujours le même mouton représenté x fois et non une collection. Pour que je dise « il y a cinquante moutons », il faut opérer la synthèse de ces représentations successives, et donc me les représenter simultanément, c'est-à-dire les disposer non dans la durée (dimension de la succession) mais dans l'espace (dimension de la simultanéité).

Il faut en conclure que toute opération par laquelle on compte des objets matériels implique la représentation simultanée de ces objets ; elle se fait donc dans l'espace et non dans la durée.

Il en est de même, quoi qu'on en pense, si on opère sur des nombres abstraits. L'enfant qui apprend à compter passe progressivement de l'opération sur des boules puis sur des points puis enfin sur des signes. De même, lorsque nous comptons, nous n'opérons plus sur des objets imaginés ou même pensés mais sur des signes qui ne représentent plus rien. « À ce moment le nombre a cessé d'être imaginé et même d'être pensé, nous n'avons conservé de lui que le signe nécessaire au calcul par lequel on est convenu de l'exprimer. »

On aurait pu penser que, affranchi de toute représentation, le nombre s'est du fait même affranchi de l'espace et que l'on n'opère plus que dans la durée. Mais même là on ne peut faire l'économie de la représentation dans l'espace. « Pour se représenter le nombre, force est de revenir à une image étendue. » Pour qu'un élément, quel qu'il soit, objet, image ou signe, s'ajoute à un autre il faut que le précédent subsiste quand on passe au suivant sinon on ne pourrait pas les additionner, on n'aurait que des éléments isolés : « Il faut que chaque terme demeure quand on passe au suivant. » Il faut donc affirmer que : « toute idée claire du nombre implique une vision dans l'espace ».

Examen de l'idée d'unité

Bergson va parvenir au même résultat en examinant non plus l'idée de nombre en elle-même, mais « l'étude directe des unités qui entrent dans la composition d'une multiplicité ». En disant que le nombre est unité nous avions distingué deux formes d'unité : l'unité d'une multiplicité qui est une unité provisoire puisqu'on peut toujours la transformer en lui ajoutant une ou plusieurs unités simples (passer de 4 à 5 par exemple), et l'unité simple qui est celle des unités dont on fait la somme pour constituer le nombre. « Il semble qu'il y ait deux espèces d'unité, l'une définitive, qui formera un nombre en s'ajoutant à elle-même, l'autre provisoire, celle du nombre, qui multiple en lui-même, emprunte son unité à l'acte simple par lequel l'intelligence l'aperçoit. »

Cette distinction permettrait de penser que si l'unité complexe du nombre nécessite sa pensée dans l'espace, il n'en serait pas de même de l'unité simple qui elle ne nécessite pour être posée aucune simultanéité. C'est ce que Bergson va contester en montrant que même l'unité simple nécessite pour être posée d'être posée dans l'espace. Pour ce faire, il s'appuie sur le fait que l'arithmétique fractionne à l'infini les unités prétendument définitives et simples. L'unité est divisée en demi, en quart, en dixième, en centième, et ainsi de suite. C'est donc bien qu'à quelque niveau que l'on se place toute unité est toujours une unité provisoire et composée d'une multiplicité et que donc le raisonnement que nous avons fait pour montrer que la constitution du nombre supposait qu'on le place dans l'espace est aussi valable au niveau de l'unité. « Pour cela même que l'on admet la possibilité de diviser l'unité en autant de parties que l'on voudra, on la tient pour étendue. ». Dès l'origine, nous nous représentons le nombre par une juxtaposition dans l'espace.

Pour comprendre pourquoi on fait la confusion il faut distinguer la formation de l'idée de nombre, du nombre à l'état d'achèvement.

- Dans la formation de l'idée de nombre, l'unité à laquelle on pense est une unité irréductible. Pendant qu'on le construit, le nombre apparaît formé d'unités indivisibles, irréductibles et l'on passe de l'une à l'autre « par saccades, par sauts brusques ». On pourrait les comparer à une suite de points séparés par des intervalles vides. « L'esprit fixe successivement son attention sur les diverses parties d'un espace donné », « plus attentif à ses actes que sur la matière sur laquelle il agit. »

- Dans le nombre à l'état d'achèvement au contraire, tout se passe comme si les points s'étaient rejoints pour former une ligne continue, indéfiniment divisible. Le nombre à l'état d'achèvement est « objectivé », « posé comme une chose ». L'arithmétique nous apprend alors à le morceler indéfiniment en unités toujours divisibles. De là la méconnaissance d'une réalité incontestable : le nombre se construit dans l'espace, et non dans la durée.

Ainsi, que ce soit par l'examen de l'idée de nombre ou que ce soit par celui des unités qui le composent, on parvient au même résultat : « Il faut donc bien que, dès l'origine, nous nous soyons représenté le nombre par une juxtaposition dans l'espace. »

c) « Le temps, entendu au sens d'un milieu où on distingue et où l'on compte n'est que de l'espace »
Multiplicité numérique et multiplicité interne

De cette conception du nombre on peut déduire qu'il y a deux sortes de multiplicité, deux manières de compter : si nous comptons des objets matériels, juxtaposés dans l'espace, il s'agit d'une multiplicité numérique : « Pour les compter nous n'avons qu'à les penser séparément d'abord, simultanément ensuite dans le milieu même où ils se présentent à notre observation », c'est-à-dire dans l'espace. C'est ainsi, avons-nous dit, que se construit le nombre.

Par contre, quand il s'agit de compter des états psychiques – qui ne sont pas donnés dans l'espace – il en va tout autrement : « On ne pourra guère les compter que par quelque processus de figuration symbolique. » Bergson prend deux exemples : compter le bruit des pas d'un marcheur, compter les coups d'une horloge. Que se passe-t-il par exemple quand j'entends une horloge sonner ? Deux possibilités :

       - Ou bien, sans compter explicitement les sons, je les englobe dans une suite comparable à une mélodie où chaque sensation se fond dans la suivante, alors dit Bergson « je ne compte pas les sons, je me borne à recueillir l'impression pour ainsi dire qualitative que leur nombre fait sur moi. Je suis alors dans la dimension de la durée avec laquelle le flux de conscience se confond. »

       - Si par contre je compte explicitement les coups en les dissociant les uns des autres, il faut bien, selon un processus déjà décrit, que je les dispose dans l'espace.

On voit ici s'amorcer une idée essentielle à la compréhension de la conception bergsonienne de la durée : il y a deux types bien différents de multiplicité. La vie psychique qui relève d'une multiplicité de pénétration et non de juxtaposition, multiplicité confuse et non distincte, qualitative et non quantitative, se développe dans la durée et non dans l'espace. Elle ne peut faire l'objet d'un dénombrement que « par l'intermédiaire d'une représentation symbolique où intervient nécessairement l'espace ». (Annexe 4.)

L'impénétrabilité de la matière

La distinction entre ces deux types de multiplicité apparaît clairement quand on parle de l'impénétrabilité de la matière, principe qui peut s'énoncer ainsi : deux corps ne sauraient occuper en même temps le même lieu. Mais cette proposition répond à une nécessité qui est d'ordre logique et non d'ordre physique, elle ne nous est pas révélée par les sens et au contraire même « certaines expériences de mélange et de combinaison pourraient la révoquer en doute ». Bergson voit dans cette affirmation de l'impénétrabilité de la matière une preuve de plus de la construction du nombre dans l'espace. Quand nous disons deux (corps), nous posons de fait l'impénétrabilité de ces corps car le nombre deux implique déjà la juxtaposition dans l'espace : « Poser l'impénétrabilité de la matière c'est donc reconnaître la solidarité du nombre et de l'espace. »

À l'inverse de la matière à laquelle nous attribuons le caractère d'impénétrabilité, les états de conscience eux se pénètrent les uns les autres. Que se passe-t-il alors quand nous prétendons compter des états de conscience ou leur attribuer une intensité ? Cela implique nécessairement que nous nous les représentions dans l'espace, c'est-à-dire que nous les juxtaposions et les séparions symboliquement dans un milieu qui n'est pas celui de la durée mais de l'espace. On peut dire plus : cette prétention à appliquer le nombre aux états de conscience en en mesurant par exemple l'intensité revient à transformer la durée en espace : « Le temps entendu au sens d'un milieu ou on distingue et où l'on compte n'est que de l'espace. » La pure durée, donnée immédiate de la conscience, est tout autre chose.

Au terme de cette première partie on comprend mieux le pourquoi de ce long développement sur la construction de l'idée de nombre. C'est en mettant en évidence le caractère indissociable de la notion de nombre et de celle d'espace que Bergson peut contester à la méthode quantitative toute prétention à parler correctement de la conscience. Il va s'agir maintenant d'étudier les notions d'espace et de temps en elles mêmes et dans les rapports qu'elles entretiennent entre elles.

2 - L'espace et l'homogène

a) L'idée d'espace suppose un acte de l'esprit

Lorsque nous percevons des objets, nous les percevons dans l'espace. Telle est la donnée première. Nous ne percevons pas l'espace en tant que tel indépendamment des objets que nous percevons. Deux solutions sont alors possibles pour comprendre d'où vient la notion d'espace :

- Soit il est constitutif des qualités physiques des corps eux-mêmes, il en est une qualité intrinsèque. Dans ce cas l'espace serait « extrait » des sensations, « il exprimerait ce que certaines sensations dites représentatives auraient de commun entre elles ».

- Soit les qualités physiques des corps seraient inétendues par essence, l'espace venant s'y ajouter, mais se suffisant à lui-même, et subsistant sans elle. Cette conception à laquelle se rallie Bergson est voisine de celle de Kant pour qui l'espace est une forme a priori de la sensibilité qui donne forme à nos sensations sans que nous puissions jamais savoir ce que sont les objets en eux-mêmes, hors de la représentation que nous en avons :

« Les choses que nous intuitionnons ne sont pas telles que nous les intuitionnons, leurs rapports ne sont pas constitués en eux mêmes tels qu'ils nous apparaissent [] Quant à ce que peut être la nature des objets en eux-mêmes et abstraction faite de toute cette réceptivité de notre sensibilité, elle nous demeure tout à fait inconnue[2]. »

Cette conception, qui est aussi globalement celle de Bergson, semble rallier la plupart des théories de ses contemporains. « Elle s'est imposée – parfois à leur insu – à ceux qui ont abordé le problème. » C'est le cas pour les théories nativistes de Johannes Müller. Les théories nativistes auxquelles se rattache Johannes Müller attribuent à l'esprit un rôle déterminant dans l'acquisition de la connaissance et s'opposent au rôle prépondérant conféré à l'expérience par les Empiristes. Elles peuvent donc sans problème se rattacher à la philosophie kantienne.

Le rattachement des théories empiristes[3] à l'analyse kantienne pose davantage problème, mais que ce soit l'hypothèse des signes locaux de Lotze[4], la théorie de Bain[5], ou celle de W. Wundt (annexe 6). Bergson estime qu'elles ne trouvent leur cohérence que dans une optique kantienne. Certes ces auteurs ne se sont guère préoccupés de la nature de l'espace, se limitant à rechercher par quel processus les sensations viennent y prendre place. Mais Bergson estime que, de ce fait, ils présupposent que les sensations sont inextensives, l'étendue résultant de leur synthèse. La difficulté majeure des empiristes tient alors essentiellement au fait qu'ils n'assument pas l'analyse kantienne jusqu'au bout. À la différence de Kant, en effet, ils méconnaissent l'activité de l'intelligence, en pensant que la notion d'espace résulterait de la coexistence des sensations. Mais comment cette coexistence de sensations inextensives pourrait-elle par elle-même produire de l'extensif ? « Des sensations inextensives resteront ce qu'elles sont, sensations inextensives, si rien ne s'y ajoute. » Pour que l'espace naisse de la coexistence des sensations, il faut un acte de l'esprit. Bergson reprend ici la critique classique de l'empirisme qui consiste à lui reprocher de supposer le problème résolu.

b) Cet acte consiste dans la conception d'un milieu vide homogène

« L'espace est ce qui nous permet de distinguer l'une de l'autre plusieurs sensations identiques et simultanées. » Dire que l'espace est homogène c'est dire qu'il n'y a pas de qualité propre d'un point par rapport à un autre dans cet espace. Tout point de l'espace est identique à tout autre point. C'est le propre de l'espace géométrique : milieu homogène incapable d'exercer une influence sur la forme et la dimension des corps qu'il abrite. Ainsi on peut agrandir une figure dans l'espace ou la déplacer sans en changer les propriétés.

Pour comprendre cette idée d'homogénéité de l'espace il faut cependant distinguer la perception de l'étendue, l'expérience que nous en avons, et la conception de l'espace. L'expérience que nous faisons de l'étendue est celle de l'hétérogénéité ; la conception d'un espace homogène suppose au contraire un effort de l'intelligence dont l'animal par exemple n'est pas nécessairement capable. Bergson prend l'exemple d'animaux dont on dit qu'ils sont capables de revenir chez eux en parcourant des distances considérables qu'ils ne connaissaient pas encore. C'est que pour eux l'espace a des directions, des orientations, des qualités différenciées qui ne sont pas celles de l'espace géométrique. « Chacune d'elles lui apparaît avec sa qualité propre. » Nous-mêmes, dans notre expérience vécue, nous orientons notre espace selon la droite ou la gauche par exemple : « Les différences qualitatives sont partout dans la nature. »

Il faut donc dire « que nous connaissons deux réalités d'ordre différent : l'une hétérogène, celle des qualités sensibles, l'autre homogène qui est l'espace ». Cet espace est l'espace de la géométrie et plus exactement de l'espace euclidien.

3 - Temps homogène et durée concrète

a) « Le temps conçu sous la forme d'un milieu indéfini et homogène n'est que le fantôme de l'espace obsédant la conscience réfléchie »

Qu'en est-il maintenant du temps ? On a coutume de penser que le temps comme l'espace est un milieu homogène et indéfini. L'espace serait le milieu de la coexistence, le temps celui de la succession. Mais Bergson émet les plus grandes réserves sur cette façon de voir. Il estime qu'on n'arriverait à une telle position qu'en soustrayant le temps à la durée et qu'on retomberait ainsi dans l'espace. « Il y aurait lieu de se demander si le temps, conçu sous la forme d'un milieu homogène ne serait pas un concept bâtard dû à l'intrusion de l'idée d'espace dans le domaine de la conscience pure. »

À cela plusieurs raisons :

En premier lieu, l'espace étant un milieu homogène, tout milieu homogène doit être espace, car qu'est-ce qui qualifierait un milieu homogène par rapport à un autre puisqu'il est justement homogène, c'est-à-dire sans qualité ?

D'autre part, l'idée d'un milieu qui établit des intervalles entre ses parties et les juxtapose, comme c'est le cas pour les choses matérielles dans l'espace, ne convient pas à la forme d'existence des faits de conscience qui s'interpénètrent et dans lesquels « le plus simple d'entre eux peut réfléchir l'âme entière ».

b) Deux conceptions de la durée

L'argumentation de cette thèse se déroule de la manière suivante :

Pensons à ce qui se passe quand nous promenons notre main sur une surface plane les yeux fermés. Nous faisons alors l'expérience d'une suite de sensations ordonnées dans le temps et réversible : il suffit de passer la main dans l'autre sens. D'où l'idée que les rapports de situation dans l'espace se définiraient comme des rapports de succession dans le temps.

C'est pour Bergson méconnaître qu'il existe deux conceptions de la durée et de fait les confondre.

- D'une part, la « durée pure de tout mélange », donnée immédiate de notre expérience vécue lorsque « notre moi se laisse vivre », lorsque nous nous laissons porter sans tenter d'abstraire, de diviser, de séparer, ou de compter cette continuité cette « succession sans distinction ». Bergson utilise souvent pour faire comprendre ce qu'est cette durée pure l'exemple de la perception d'une mélodie dans laquelle « les notes se succèdent les unes dans les autres » sans solution de continuité, ou encore l'unité organique de l'être vivant « dont les parties, quoique distinctes, se pénètrent par l'effet même de leur solidarité ». Cette durée pure est « une succession sans distinction, et comme une pénétration mutuelle, une solidarité, une organisation intime d'éléments, dont chacun, représentatif du tout, ne s'en distingue et ne s'en isole que pour une pensée capable d'abstraire ».

- D'autre part, la « durée où intervient subrepticement la notion d'espace ». L'image n'est plus ici celle de la mélodie mais celle de la chaîne dont les parties se touchent sans se pénétrer. Dans cette perspective, obsédés que nous sommes par l'espace, nous juxtaposons nos états de conscience de manière à pouvoir les comparer, les ordonner selon l'avant et l'après ; nous nous les représentons donc simultanément. Mais il y a alors contradiction entre la volonté d'établir une succession entre les termes, et la pensée simultanée qu'elle implique. Contradiction entre l'intention (penser la succession) et les moyens par lesquels on prétend y arriver (poser la simultanéité). On ne peut en effet distinguer des états de conscience selon l'avant et l'après que si préalablement on se les représente séparément à un même instant pour ensuite les trier selon une perspective temporelle. « Si on établit de l'ordre dans le successif, c'est que la succession devient simultanéité et se projette dans l'espace. » C'est là un cercle vicieux qui consiste à supposer l'antériorité de l'espace alors qu'on prétend la démontrer.

C'est ce que l'on comprend plus clairement en imaginant une ligne sur laquelle se déplace un point A. À supposer que ce point prenne conscience de son mouvement, il ne pourrait se le représenter sous forme d'une ligne qu'en se plaçant au dessus de cette ligne et ainsi percevoir les différents points qui la composent ainsi que sa propre position. Du fait même il se projetterait dans une troisième dimension qui constitue la nature même de l'espace. C'est donc à nouveau d'espace et non de durée - de juxtaposition et non de continuité - qu'il s'agit. Sans cette référence à l'espace, le point A ne percevrait son mouvement que dans la pure durée, c'est-à-dire « une succession de changements qualitatifs qui se fondent, qui se pénètrent, sans contours précis, sans aucune tendance à s'extérioriser les uns par rapport aux autres ».

 

Il faut donc conclure comme le fait Bergson que « l'idée d'une série réversible dans la durée, ou même d'un certain ordre dans la succession dans le temps implique elle-même la représentation de l'espace et ne saurait être employée à le définir».

Que se passe-t-il par exemple quand nous prétendons mesurer le temps en observant les oscillations d'une pendule ?

       ÑÊOu bien je me représente les soixante oscillations de la pendule d'un seul coup en disant qu'il s'est passé soixante secondes. Dans ce cas il n'y a aucune succession, on est dans l'espace. Le nombre soixante utilisé n'étant que l'unité d'une multiplicité représentée simultanément.

       ÑÊOu bien je me représente les soixante oscillations successivement, mais dans ce cas rien ne relie plus ces oscillations entre elles, je suis uniquement dans le présent et non dans la durée.

       ÑÊOu bien je joins à la perception présente l'image de la suivante : dans ce cas soit je juxtapose les deux images, ce qui revient au premier cas de figure, soit je les perçois l'une dans l'autre, formant une sorte de mélodie. Seul ce dernier cas de figure nous donne l'idée de la durée pure, « une multiplicité indistincte ou qualitative, sans aucune ressemblance avec le nombre ». C'est de cette façon que le dormeur, bercé par les oscillations du balancier, ne doit le sommeil ni au dernier mouvement perçu, ni à la succession des mouvements du balancier mais bien à « la composition rythmique de leur ensemble ». C'est pour les mêmes raisons qu'une excitation faible mais continue devient à la longue insupportable parce que « chaque surcroît d'excitation s'organise avec les excitations précédentes ».

 

Si nous avons tant de mal à nous représenter la durée pure et que nous contaminons sa représentation par l'espace, c'est que « nous ne durons pas seuls ». Les choses extérieures autour de nous nous paraissent durer en même temps que nous dans un temps observable, mesurable, homogène. Ce temps des choses c'est le temps du physicien ou de l'astronome, un temps qui se mesure mais qui n'a rien de commun avec la durée pure.

4 - La durée est-elle mesurable ?

Il faut maintenant statuer sur ce temps des physiciens et des astronomes, ce temps de l'horloge, divisé en heures, minutes, secondes, temps apparemment homogène et mesurable.

Pour ce faire, Bergson reprend l'analyse du mouvement du balancier de l'horloge. Que mesure-t-il réellement ? Non pas de la durée contrairement aux apparences, mais des simultanéités. En dehors de moi, le mouvement du balancier est toujours le même ; c'est en moi, pour et par ma conscience que ces mouvements identiques à eux-mêmes s'organisent et s'interpénètrent. Si je supprime ma conscience, il n'y a aucune durée ; si inversement je supprime le balancier, il subsiste « la durée hétérogène du moi, sans moments extérieurs, sans rapport avec le nombre ». Extériorité réciproque sans succession d'un côté, succession sans extériorité réciproque de l'autre. Mais chaque mouvement du balancier semble découper la continuité de notre vie consciente en sensations discontinues, créant ainsi l'illusion d'une durée interne morcelée. « De là l'idée erronée d'une durée interne homogène, analogue à l'espace, dont les moments identiques se suivraient sans se pénétrer. »

Il y a donc entre l'espace et la durée une sorte de contamination, un échange que Bergson compare au phénomène de l'endosmose décrit par les physiciens[6]. Cet échange se fait de l'extérieur, l'espace, vers l'intérieur, la durée. L'espace projette sur la durée le découpage qui lui est propre : chacune de nos perceptions correspondant à chacun des mouvements du balancier, nous nous représentons notre vie intérieure comme une suite d'états de conscience correspondant chacun à la perception d'une oscillation du balancier de l'horloge, alors qu'en réalité notre vie consciente est continue. « Comme les phases successives de notre vie consciente, qui se pénètrent cependant les unes les autres, correspondent chacune à une oscillation du pendule qui lui est simultanée, comme d'autre part ces oscillations sont nettement distinctes, puisque l'une n'est plus quand l'autre se produit, nous contractons l'habitude d'établir les mêmes distinctions entre les moments successifs de notre vie consciente : les oscillations du balancier la décomposent, pour ainsi dire, en parties extérieures. »

L'expérience de l'espace contamine donc l'expérience de la durée, mais inversement on peut dire que c'est le rapport avec la durée qui permet de penser l'espace selon une quatrième dimension, celle du temps. En effet, c'est le souvenir du moment précédent qui permet au mouvement du balancier de se juxtaposer à lui-même, étendant ainsi dans la durée ce qui n'est en réalité que simultanéité.

Il y a ainsi une contamination réciproque de l'espace et de la durée : l'espace découpe la continuité de notre vie consciente selon le principe de juxtaposition qui lui est propre, mais inversement la durée par le souvenir permet de conserver et d'aligner des mouvements successifs dans l'espace selon la dimension du temps. L'espace bénéficie ainsi de l'influence qu'il exerce sur notre vie consciente.

En résumé nous sommes en présence non plus de deux termes — espace et durée — mais de trois termes espace, durée et temps : (annexe 2 et annexe 3)

- L'espace réel, sans durée, lieu de la juxtaposition et de la simultanéité.

- La durée réelle, lieu de l'interpénétration et de la continuité.

- Le temps homogène, représentation symbolique de la durée réelle.

Ce temps homogène, temps des physiciens et des astronomes est en quelque sorte la quatrième dimension attribuée à l'espace, celle qui lui apporte quelque chose comme la succession. « Trait d'union entre l'espace et la durée », le temps apparaît en quelque sorte comme l'enfant bâtard de l'espace et de la durée : de l'espace il tient l'homogénéité et la juxtaposition ; de la durée il tient la succession.

5 - L'illusion des Éléates, analyse du mouvement

a) « Le mouvement en tant que passage d'un point à un autre, est une synthèse mentale, un processus psychique et par suite inétendu »

Bergson s'attache ensuite à appliquer cette distinction entre le temps et la durée à l'analyse du mouvement. Quand un mobile se déplace dans l'espace, la représentation de son mouvement suppose l'intervention de la durée. Les différentes positions du mobile se situent bien dans l'espace mais pour passer de ces différentes positions à la continuité du mouvement, il faut que notre mémoire relie la perception de ces différentes positions dans « une synthèse qualitative, une organisation graduelle de nos sensations successives les unes avec les autres, une unité analogue à celle d'une phrase mélodique », ce qu'on pourra appeler la mobilité. Il faut donc distinguer dans le mouvement entre les positions successives qui sont une quantité homogène et la synthèse de ces positions qui est un acte de notre conscience.

Or quand nous exprimons le mouvement en mesurant l'espace parcouru par un mobile nous confondons le mouvement et l'espace comme nous confondions tout à l'heure la durée et l'espace. Nous confondons le mouvement solidifié dans l'espace, et le mouvement en train de se faire, la mobilité. Là encore on peut parler d'endosmose entre la représentation et l'espace parcouru et la mobilité pure.

b) « On ne fait pas du mouvement avec des immobilités, ni du temps avec de l'espace »

C'est sur cette confusion que reposent, selon Bergson, les paradoxes des Éléates, formulés par Zénon d'Élée[7]. Comme son maître Parménide, Zénon enseigne que l'ætre est un, indivisible et immobile, et qu'en conséquence la pluralité et le mouvement sont des impensables, des monstruosités logiques. C'est ce qu'il veut mettre en évidence dans une série de paradoxes[8] dont l'un nous intéresse particulièrement ici, celui d'Achille et la tortue. (Voir annexe 7.)

Dans ce paradoxe formulé par Zénon d'Élée, il est question d'une course entre Achille dont la rapidité est bien connue et une tortue. Conscient de sa supériorité Achille accorde une avance de cent mètres à la tortue. Zénon affirme alors que jamais Achille ne pourra rattraper la tortue. En effet, supposons pour simplifier le raisonnement que chaque concurrent court à vitesse constante, l'un très rapidement, l'autre très lentement ; au bout d'un certain temps Achille aura comblé ses cent mètres de retard et atteint le point de départ de la tortue ; mais pendant ce temps, la tortue aura parcouru une certaine distance, certes beaucoup plus courte mais non nulle, disons un mètre. Cela demandera alors à Achille un temps supplémentaire pour parcourir cette distance, pendant lequel la tortue arrivera un peu plus loin ; et puis une autre durée avant d'atteindre ce troisième point alors que la tortue aura encore progressé. Ainsi toutes les fois qu'Achille atteint l'endroit où la tortue se trouvait, elle se trouve encore plus loin. Par conséquent, le rapide Achille n'a jamais pu et ne pourra jamais rattraper la tortue.

Il ne peut être question ici d'examiner le flot de commentaires que ce paradoxe a suscité à travers l'histoire. Mathématiciens et philosophes et non des moindres, Galilée, Cantor, Caroll, Russell entre autres, ont tenté de résoudre ce paradoxe et comme le dit Bergson la multitude même de ces solutions leur enlève leur crédibilité : « Les philosophes l'ont réfuté de bien des manières et si différentes que chacune de ces réfutations enlève aux autres le droit de se croire définitive. » Pour Bergson, il ne s'agit pas de rentrer dans la complexité des calculs mathématiques, mais de dénoncer un pur sophisme dû à un contresens sur la notion même de mouvement.

L'argument de Bergson consiste à faire appel à l'intuition, à la manière de Diogène qui prétendait prouver le mouvement en marchant. 

« Le philosophe ancien qui démontrait la possibilité du mouvement en marchant était dans le vrai, son seul tort fut de faire le geste sans y joindre un commentaire. Il suffit de se mettre à la place d'Achille, de marcher de son pas pour savoir qu'il rattrapera la tortue. Le pas d'Achille n'a rien à voir avec le pas de la tortue et on ne peut les mesurer à la même aune. Ils sont chacun des indivisibles qui ne peuvent être interchangeables. La foulée d'Achille est un acte indivisible qui donne à sa course sa physionomie propre, irréductible à celle de la tortue [9]. »

Dans La Pensée et le mouvant, Bergson explicite son argument en proposant non sans humour, d'aller interviewer Achille après son exploit, à la manière des commentateurs sportifs :

« Il y aurait pourtant un moyen très simple de trancher la difficulté : c'eût été d'interroger Achille. Car, puisqu'Achille finit par rejoindre la tortue et même la dépasser, il doit savoir, mieux que personne, comment il s'y prend. [….] Demandons alors à Achille de commenter sa course : voici, sans aucun doute, ce qu'il nous répondra. « Zénon veut que je me rende du point où je suis au point que la tortue a quitté, de celui-ci au point qu'elle a quitté encore, etc., c'est ainsi qu'il procède pour me faire courir. Mais moi, pour courir, je m'y prends autrement. Je fais un premier pas, puis un second, et ainsi de suite : finalement après un certain nombre de pas, j'en fais un dernier par lequel j'enjambe la tortue. J'accomplis ainsi une série d'actes indivisibles. Ma course est la série de ces actes. Autant elle comprend de pas autant vous pouvez y distinguer de parties. Mais vous n'avez pas le droit de la désarticuler selon une autre loi, ni de la supposer articulée d'une autre manière. Procéder comme le fait Zénon, c'est admettre que la course peut être décomposée arbitrairement, comme l'espace parcouru ; c'est croire que le trajet s'applique réellement contre la trajectoire ; c'est faire coïncider et donc confondre ensemble mouvement et immobilité[10]. »

Si Zénon prétend que jamais Achille ne rattrapera la tortue, c'est parce qu'il confond le mouvement avec l'espace parcouru. Cet espace parcouru est divisible à l'infini en autant d'intervalles que l'on voudra entre les points qui le composent. Mais croyant décomposer le mouvement il ne décompose en fait que l'espace parcouru. Car le mouvement en lui-même est indécomposable. Le mouvement ce n'est ni une suite de points ni une suite d'intervalles sur une ligne, c'est ce qui fait que l'on passe d'un point à un autre, d'un intervalle à un autre.

Là encore c'est la distinction entre l'espace et la durée qui doit servir de fil conducteur. Les mobiles sont dans l'espace mais leur mouvement, qui ne saurait occuper d'espace, est dans la durée, il est qualité et non quantité. S'il accorde aux mathématiciens la capacité de calculer des simultanéités (la position d'Achille ou de la tortue à un instant t) Bergson leur conteste totalement le droit de dire ce qu'est le mouvement. Parlant de mouvement en termes de points et d'intervalles ils ne parlent que d'espace dans lequel ils calculent des simultanéités (à l'instant t Achille est en tel point de l'espace et la tortue à tel autre point). Ce faisant ils arrêtent le mouvement, le figent à un instant précis. Ce n'est pas en multipliant cette opération autant de fois qu'on le voudra que l'on reconstituera le mouvement. Le mouvement ne peut pas se réduire à une somme d'immobilités. Nous sommes en présence d'un effet comparable à celui du cinéma qui crée l'illusion du mouvement en juxtaposant à un rythme accéléré un certain nombre d'images fixes.

On retrouve à propos du mouvement ce que Bergson disait à propos de la durée. Dans un cas comme dans l'autre, la science est incapable de rendre compte de ce qui les caractérise, leur élément essentiel et qualitatif : « La science n'opère sur le temps et le mouvement qu'à la condition d'en éliminer d'abord l'élément essentiel et qualitatif – du temps la durée, et du mouvement la mobilité. »

6 - Durée et simultanéité

Cette incapacité de la science à rendre compte du mouvement et de la durée, Bergson la met en évidence en considérant l'usage que l'astronomie et la mécanique font des notions de temps, de mouvement et de vitesse.

Pour la mécanique deux intervalles de temps sont égaux si pendant ces intervalles de temps un mobile parcourt des espaces égaux. Ceci revient donc à mesurer de l'espace et non de la durée. «Nous noterons l'instant précis où le mouvement commence, c'est-à-dire la simultanéité d'un changement extérieur avec un de nos états psychiques, nous noterons le moment où le mouvement finit, c'est-à-dire une autre simultanéité ; enfin nous mesurerons l'espace parcouru. »

Mesurer le temps écoulé revient donc à mesurer des espaces parcourus : on ne mesure pas de la durée, qui n'existe que pour notre conscience, mais des simultanéités et de l'espace. On peut en voir pour preuve que, si on accélérait les mouvements de l'univers, les formules mathématiques par lesquelles la science les exprime resteraient identiques. Il lui suffit de raccourcir les intervalles qui séparent les simultanéités sans rien changer à ces simultanéités. Il suffit en quelque sorte de passer le film en accéléré sans rien y changer. Seule la conscience aurait une impression qualitative de ce changement. « La science peut percevoir en un temps très court - quelques secondes tout au plus - une succession de simultanéités qui occupera plusieurs siècles pour la conscience concrète. » Ainsi procèdent les astronomes quand ils prévoient une éclipse qui ne se produira que dans très longtemps. Il en va tout autrement de la durée que l'on ne peut ni contracter ni dilater à notre guise. L'exemple célèbre du morceau de sucre en est une parfaite illustration. « Si je veux me préparer un verre d'eau sucrée j'ai beau faire, je dois attendre que le sucre fonde[11]. » Le temps que le sucre met à fondre, n'est plus le temps que le physicien accélère dans ses calculs, c'est le temps de mon impatience, le temps vécu, « il coïncide avec mon impatience, c'est-à-dire avec une certaine portion de ma durée à moi, qui n'est pas allongeable ou rétrécissable à volonté[12] ».

7 - Vitesse et simultanéité

La même analyse est valable pour la notion de vitesse.

On définit la vitesse d'un mouvement uniforme en mesurant les espaces parcourus : si les espaces parcourus par unité de temps sont égaux on dira que ce mouvement est uniforme, c'est-à-dire que la vitesse du mobile est constante. Pour ce qui concerne le mouvement varié, le calcul est un peu plus complexe mais Bergson montre qu'il revient toujours au même : il n'est toujours question que d'espaces parcourus et de positions atteintes ; la vitesse est toujours la vitesse en un point donné, c'est-à-dire pour un mobile arrêté. « Nous étions donc fondé à dire que si la mécanique ne retient du temps que la simultanéité elle ne retient du mouvement lui-même que l'immobilité. »

Pour notre conscience, la durée comme le mouvement sont sans cesse et par essence « en voie de formation ». La science au contraire ne peut appréhender que des positions dans l'espace ; elle pourra multiplier ces positions dans l'espace autant qu'elle le voudra elle ne parviendra jamais ainsi à reconstituer le mouvement ou la durée. La durée et le mouvement restent en dehors de l'équation. « C'est que la durée et le mouvement sont des synthèses mentales, et non des choses. ».

Cette synthèse mentale constitutive de la durée c'est l'essence même de la conscience :

« Toute conscience est mémoire, conservation du passé dans le présent. Mais toute conscience est anticipation de l'avenir. [….] Retenir ce qui n'est déjà plus, anticiper sur ce qui n'est pas encore, voilà donc la première fonction de la conscience. Il n'y aurait pas pour elle de présent si le présent se réduisait à l'instant mathématique. Cet instant n'est que la limite, purement théorique, qui sépare le passé de l'avenir ; il peut être à la rigueur conçu, il n'est jamais perçu ; quand nous croyons le surprendre il est déjà loin de nous. Ce que nous percevons en fait, c'est une certaine épaisseur de durée qui se compose de deux parties : notre passé immédiat et notre avenir imminent. Sur ce passé nous sommes appuyés, sur cet avenir nous sommes penchés ; s'appuyer et se pencher ainsi est le propre d'un être conscient. Disons donc que la conscience est un trait d'union entre ce qui a été et ce qui sera, un pont jeté entre le passé et l'avenir[13]. »

8 - La multiplicité interne

De cet ensemble d'analyses portant sur le temps, le mouvement et l'espace on peut maintenant tirer les conclusions déjà largement esquissées :

       ÑÊL'espace est homogène, conclusion qui se décline de trois manières : seul l'espace est homogène, les choses dans l'espace sont des multiplicités distinctes, et toute multiplicité distincte se déroule dans l'espace.

       ÑÊIl n'y a dans l'espace ni continuité ni succession. Cette deuxième conclusion creuse un peu plus la notion de multiplicité en en déterminant l'origine et élucide le concept de temps homogène. Il n'y a dans l'espace que des états indépendants du monde : « chacun des états du monde extérieur existe seul. »

Pour penser ces états comme une multiplicité, en les comptant par exemple, il faut l'acte d'une conscience qui les conserve puis les développe en les juxtaposant les uns par rapport aux autres dans l'espace. Conserver ces états du monde n'est possible que pour une conscience « pour qui ces états extérieurs se pénètrent, s'organisent insensiblement ensemble, et lient le passé au présent par l'effet de cette solidarité même ». Toute conscience, avons-nous dit, est mémoire. Les juxtaposer dans l'espace ensuite tient au fait que la conscience les perçoit sous forme de multiplicité distincte (« l'un ayant cessé d'être quand l'autre apparaît ») et les aligne dans l'espace, formant en quelque sorte une illusion rétrospective de multiplicité spatiale. Telle est l'origine de la notion de temps homogène.

       ÑÊC'est enfin que la multiplicité des états de conscience n'a rien à voir avec la multiplicité distincte du nombre. Il y a en fait deux types de multiplicité : la multiplicité telle qu'elle se développe dans l'espace, multiplicité quantitative, numérique, dont les éléments sont clairement distincts, multiplicité de simple juxtaposition qui requiert l'espace comme condition, addition de quantités sans qualités. Et une autre forme de multiplicité, celle que perçoit la conscience et qui se développe dans la durée. Multiplicité que l'on pourrait dire de pénétration, multiplicité qualitative et confuse, multiplicité de qualités sans quantités. Ces deux formes de multiplicité sont irréductibles l'une à l'autre. Il faudrait, dit Bergson, « admettre deux espèces de multiplicité, deux sens possibles du mot distinguer, deux conceptions, l'une qualitative et l'autre quantitative de la différence entre le même et l'autre». (Annexe 4.)

Mais, dans notre représentation, ces deux formes de multiplicité se confondent souvent, de telle sorte que nous supposons l'une dans la définition de l'autre. Quand par exemple nous disons pour définir la multiplicité interne que plusieurs états de conscience s'interpénètrent, nous empruntons déjà à une vision spatialisée dans laquelle on pourrait distinguer plusieurs unités, « nous trahissons ainsi, par l'expression même à laquelle nous étions obligés de recourir, l'habitude profondément enracinée de développer le temps dans l'espace ».

Il y a là un « vice originel » qui est peut être en partie dû à l'obligation dans laquelle nous sommes de nous exprimer par le langage. Le propre du langage en effet – mais Bergson y reviendra – est de découper le flux continu de la pensée. De ce fait il est très difficile à la conscience de s'abstraire de la pensée commune telle qu'elle est portée par les mots pour rentrer en elle-même et se représenter une multiplicité sans rapport avec le nombre et l'espace.

Et pourtant si ces deux représentations de la multiplicité se confondent c'est peut être parce bien que distinctes elles sont indissociables, au sens où la représentation de la multiplicité distincte supposerait la multiplicité qualitative. Quand nous comptons des unités « elles s'additionnent sur un fond homogène », mais, dit Bergson, parallèlement « il se poursuit dans les profondeurs de l'âme une organisation de ces unités les unes avec les autres, processus tout dynamique, analogue à la représentation purement qualitative qu'une enclume sensible aurait du nombre croissant des coups de marteau ». Comme si les nombres avaient chacun un équivalent émotionnel, une coloration ou une qualité propre, qui ferait que certains nombres auraient pour nous un pouvoir d'évocation, un capital de sympathie ou d'antipathie. Pourquoi, de manière tout à fait irrationnelle, achetons-nous un objet qui coûte 1,99 euro plutôt que celui qui coûte 2 euros ?

Dans l'acte de compter il y a en réalité deux dimensions : d'une part, nous alignons des unités identiques interchangeables dans un espace homogène, d'autre part chaque unité en s'additionnant aux précédentes « modifie la nature, l'aspect et comme le rythme de l'ensemble ».

« C'est donc grâce à la qualité de la quantité que nous formons l'idée d'une quantité sans qualité. »

9 - La durée réelle

S'il est aussi difficile de se représenter ce qu'est la durée réelle, c'est qu'elle est toujours prise dans la représentation symbolique du temps, c'est-à-dire dans la représentation d'un temps homogène où les termes de la succession se juxtaposent comme des unités indépendantes. La multiplicité qualitative se développe dans l'espace sous forme de multiplicité numérique, et l'une se confond avec l'autre. Il semble que la perception du mouvement joue un rôle essentiel dans ce processus : quand nous observons le déplacement d'un mobile, d'une part nous avons une succession de termes identiques : les différentes positions du mobile, mais d'autre part notre conscience relie la perception des positions passées avec la position présente, fondant les images les unes dans les autres. Il en est de même de la représentation de toute répétition d'un phénomène extérieur. La perception d'une série de coups de marteau par exemple forme un ensemble, « une mélodie indivisible en tant que sensations pures », mais si nous comptons ces coups de marteau, dont nous savons qu'ils sont tous produits à l'identique par la même action, nous développons cette perception continue dans un temps homogène où les coups se juxtaposent.

Cette confusion permanente entre durée réelle et temps homogène tient à ce que notre moi est plus ou moins engagé dans le rapport avec le monde extérieur. « Notre moi touche au monde extérieur par sa surface. » La part la plus superficielle de notre vie psychique est engagée dans un rapport avec le monde ; nos sensations, bien que liées les unes aux autres, nous apparaissent dans un rapport d'extériorité réciproque car se rapportant à l'extériorité réciproque des choses. Mais au fur et à mesure que notre regard se tourne vers les profondeurs de notre moi, vers notre moi intérieur, nos états de conscience se fondent les uns dans les autres.

Moi superficiel et moi profond ne sont cependant pas deux moi, mais deux aspects d'un seul et même moi, d'où l'illusion qu'ils durent de la même manière. Quand nous percevons la répétition à l'identique des coups de marteau, notre vie psychique superficielle identifie des sensations séparées et semblables, elle se trouve ainsi découpée en parties extérieures les unes aux autres. Ce morcellement se répercute dans le moi profond faisant croire à une extériorité réciproque de nos états de conscience. Ainsi, encore une fois, l'espace a envahi le domaine de la conscience pure entraînant la confusion entre la durée réelle et la représentation symbolique d'un temps homogène, la confusion entre la vie psychologique superficielle et le moi profond. Pour retrouver le moi fondamental, le moi profond, il faut pouvoir « par un effort vigoureux d'analyse isoler les faits psychologiques internes et vivants de leur image d'abord réfractée puis solidifiée dans l'espace homogène ».

Certaines expériences peuvent nous aider à nous en faire une idée. C'est tout d'abord l'expérience du rêve : lorsque nous dormons, lorsque nous rêvons, notre conscience se désengage du rapport quotidien et superficiel aux choses, elle s'en désintéresse : « Le moi qui rêve est un moi distrait, qui se détend. »

Dans le chapitre 4 de L'Énergie spirituelle consacré au rêve, Bergson imagine le discours que tiendrait le rêveur à un homme éveillé :

« Je diffère de toi parce que je ne fais rien. L'effort que tu fournis sans trêve, je m'abstiens purement et simplement de le donner. Tu t'attaches à la vie ; je suis détaché d'elle. Tout me devient indifférent. Je me désintéresse de tout. Dormir c'est se désintéresser. On dort dans l'exacte mesure où on se désintéresse. […] Tu me demandes ce que je fais quand je rêve ? Je vais te dire ce que tu fais quand tu veilles. Tu me prends, - moi, le moi des rêves, moi, la totalité de ton passé, - et tu m'amènes, de contraction en contraction, à m'enfermer dans le très petit cercle que tu traces autour de ton action présente. Cela c'est veiller, c'est vivre de la vie psychologique normale, c'est lutter, c'est vouloir. Quant au rêve, as-tu besoin que je te l'explique ? C'est l'état où tu te retrouves naturellement dès que tu t'abandonnes, dès que tu négliges de te concentrer sur un seul point, dès que tu cesses de vouloir. […] Veiller et vouloir sont une seule et même chose[14]. »

Ainsi désinvestie des exigences du monde, notre conscience retrouve au fond d'elle-même la pure durée. « Nous ne mesurons plus alors la durée, nous la sentons, de quantité elle revient à l'état de qualité, l'appréciation mathématique du temps écoulé ne se fait plus. » Autrement dit, loin des échanges courants avec le monde extérieur nous retrouvons la pure durée, la durée-qualité, d'où ce temps du rêve qui nous surprend toujours parce qu'il n'a plus rien à voir avec le temps de notre quotidien, mais dont Bergson nous dit qu'il est parfois capable de procéder avec une extraordinaire sûreté. L'instinct du rêve, capable parfois d'erreurs grossières, permet de percevoir ce que la réalité quotidienne a souvent masqué, par des rapprochements qui aux yeux de la conscience commune paraissent absurdes mais sont parfois lourds de sens.

Une autre expérience, à l'état de veille cette fois, permet d'illustrer la différence dans notre perception du monde entre ce qui relève de la durée vraie et ce qui relève du temps homogène. C'est ce qui se passe lorsque nous entendons une horloge sonner. Quand l'horloge commence à sonner notre attention n'est pas nécessairement éveillée, et nous ne commençons pas à compter les coups dès le premier. Mais au bout de quelques instants notre attention se concentre et nous commençons à compter. Or si nous commençons à compter au quatrième coup par exemple, nous comptons spontanément à partir de quatre. Que s'est-il passé ? En fait nous évaluons rétrospectivement les coups passés, non pas par la perception individuelle de chaque coup mais par quelque chose comme « la phrase musicale » formée par ces quatre coups perçus globalement. C'est cette phrase musicale que nous analysons quand nous nous estimons qu'il y a dû avoir quatre coups, bien que nous n'ayons jamais compté ces quatre coups.

10 - Les deux aspects du moi

a) Les exigences de la vie sociale

Il faut donc à nouveau affirmer la pertinence de la distinction entre deux formes de multiplicité, celle du temps homogène, image symbolique de la durée réelle et celle de la durée réelle elle-même. Cette distinction appliquée aux faits de conscience permet de dire que chacun d'entre eux peut être considéré de deux manières selon qu'on le perçoit dans la multiplicité confuse ou dans la multiplicité distincte, « dans le temps-qualité où il se produit ou dans le temps-quantité où il se projette ». Dans le premier cas, ils sont « confus, infiniment mobiles et inexprimables » ; dans le second cas ils sont « nets, précis mais impersonnels ».

Si le plus souvent nous nous contentons de la manière superficielle de percevoir nos états de conscience, c'est que la vie sociale nous y engage et que le langage nous en fournit le vecteur. Ce sont les exigences de la vie sociale qui nous conduisent à « solidifier nos impressions », à les percevoir toutes identiques. Alors que nos sentiments, nos sensations, nos impressions sont toujours mobiles et changeantes nous nous contentons de leur aspect superficiel, en leur conférant la même immobilité que les choses qui les déterminent. Ici encore Bergson illustre son propos par l'analyse de situations concrètes :

Quand je découvre une ville dans laquelle je dois habiter, je perçois les lieux, et, de jour en jour, cette perception se reproduit à l'identique ; les maisons, les rues, les places n'ont pas bougé et produisent toujours sur moi les mêmes sensations. Et pourtant si, longtemps après, j'essaie de me représenter la ville telle que je l'ai vue la première fois, tout me semble différent « un changement singulier, inexplicable et surtout inexprimable s'est accompli ». Sans doute ne la regardai-je pas avec les mêmes yeux, mon regard sur elle n'est plus le même car j'ai changé, et avec moi elle a changé. Mais de cela nous ne nous prenons pas garde, absorbés que nous sommes par notre vie sociale qui requiert des repères fixes et identiques.

L'analyse du goût conduit aux mêmes conclusions : toute sensation se modifie en se répétant, elle ne se reproduit jamais à l'identique. Si nous ne nous en apercevons pas c'est que nous fixons cette sensation par un mot, le mot ne changeant pas, nous avons l'illusion que la sensation est la même. Ainsi quand, ayant aimé dans mon enfance une certaine saveur, elle me dégoûte aujourd'hui, je donne à ces sensations le même nom, et je pense que c'est mon goût qui a changé, sans me demander si cette sensation est véritablement la même. Le mot peut même me tromper sur la sensation que j'éprouve : je vais trouver bon voire excellent un mets au nom duquel se rattache une grande réputation, alors qu'en réalité si je me penchais réellement sur mes sensations en elles-mêmes je m'apercevrais que ce mets ne me plaît pas tant que cela, et que c'est seulement par conformisme social que je me persuade qu'il me plaît.

Les choses sont encore plus nettes quand il s'agit des sentiments. Quoi de plus intime de plus personnel de plus insaisissable qu'un sentiment ? Mais dès qu'il est dit, qu'il est nommé, il est figé dans un moule et ne se perçoit plus qu'à travers les formes conventionnelles que le discours convenu lui assigne. Le talent du romancier peut quelquefois, nous faire deviner derrière les mots la richesse et la mobilité des sentiments. Mais à son tour prisonnier des mots il ne peut nous dire « la nature extraordinaire et illogique » de notre vie intérieure, il ne peut que nous inciter à « lever le voile que nous interposions entre notre conscience et nous », car nos sentiments profonds sont au-delà des mots.

b) La critique du langage

Bergson amorce ici une critique du langage qui deviendra un thème central de sa philosophie. « Le mot aux contours bien arrêtés, le mot brutal, qui emmagasine ce qu'il y a de stable, de commun et par conséquent d'impersonnel dans les impressions de l'humanité, écrase ou tout au moins recouvre les impressions délicates et fugitives de notre conscience individuelle. »

Le langage trahit la pensée parce que la pensée est un flux continu, toujours mouvant, toujours changeant. Inscrire la pensée dans les mots a pour effet de découper artificiellement cette continuité. Les mots ont pour effet de distinguer, d'isoler, d'établir des rapports d'extériorité entre ce qu'ils distinguent. Ils juxtaposent des idées, des états d'âme, comme des objets juxtaposés dans l'espace. Ce mode de pensée est adapté quand il s'agit de penser le monde extérieur, de répondre aux exigences de l'intelligence technicienne qui analyse et mesure, ou aux exigences de la vie sociale qui simplifie la pensée pour la rendre communicable. Mais plus la pensée est vivante, plus elle est personnelle et intime, moins les mots s'y adaptent : « Le mot se retourne contre l'idée, la pensée la plus vivante se glace dans la formule qui l'exprime[15]. »

Le langage trahit la pensée parce qu'il produit une fausse généralité. Il procède par abstraction et généralisation, un même concept devant s'appliquer à une multitude de réalités différentes. Le mot ne peut fixer que le caractère objectif et impersonnel de ce qu'il désigne. Il perd la dimension subjective et personnelle.

« Chacun de nous a sa manière personnelle d'aimer ou de haïr et cet amour, cette haine reflète la personnalité toute entière. Cependant le langage désigne ces états par le même mot chez tous les hommes ; aussi n'a-t-il pu fixer que l'aspect objectif et impersonnel de l'amour, de la haine, et des mille sentiments qui agitent l'âme. Nous jugeons du talent d'un romancier, à la puissance avec laquelle il tire du domaine public, où le langage les avait fait descendre, des sentiments et des idées auxquels il essaie de rendre par une multiplicité de détails qui se juxtaposent, leur primitive et vivante individualité. Mais de même qu'on pourra indéfiniment intercaler des points entre deux positions d'un mobile sans jamais combler l'espace parcouru, ainsi, par cela seul que nous parlons, par cela seul que nous associons des idées les unes aux autres et que ces idées se juxtaposent au lieu de se pénétrer, nous échouons à traduire entièrement ce que notre âme ressent : la pensée demeure incommensurable avec le langage[16]. »

C'est cette dimension profondément originale et personnelle de nos pensées qui fait que nous adoptons et défendons nos idées avec une passion et une force qui n'ont parfois rien de rationnel. Elles sont quelque chose de nous, quelque chose qui s'exprime d'autant moins par les mots qu'elles nous ressemblent plus. À l'inverse, les idées les plus superficielles s'accommodent parfaitement du langage car elles sont distinctes s'associent par juxtaposition et se laissent parfaitement manipuler par l'intelligence logique. Les pensées profondes au contraire se fondent se recouvrent, un peu à l'image des pensées du rêve.

En résumé, on peut donc réaffirmer :

      Ñ Que « considérés en eux-mêmes, les états de conscience n'ont rien à voir avec la quantité ; ils sont qualité pure »

      Ñ Que la durée qu'ils créent est « une durée dont les moments ne constituent pas une multiplicité numérique »

      Ñ Que « l'intuition d'un milieu homogène est déjà un acheminement à la vie sociale. […] La tendance en vertu de laquelle nous nous figurons nettement cette extériorité des choses et cette homogénéité de leur milieu est la même qui nous porte à vivre en commun et à parler »

      Ñ Qu'« ainsi se forme un second moi qui recouvre le premier, un moi dont l'existence a des moments distincts, dont les moments se détachent les uns des autres et s'expriment sans peine par des mots », un moi superficiel qui recouvre le moi profond.

      Ñ Qu'une psychologie superficielle de type associationniste peut très bien convenir tant qu'il s'agit de décrire ce qui se passe au niveau de ce moi superficiel. L'associationnisme en effet prétend décrire le fonctionnement de la vie psychique par association mécanique des idées en vertu de certains rapports de contiguïté, ressemblance, contraste, ce qui n'a de sens que si on considère préalablement que les faits de conscience ont une existence propre déjà constituée. Si une telle explication peut convenir quand il s'agit de faits psychiques déjà constitués, elle est totalement impropre quand il s'agit de leur formation, quand on se place d'un point de vue dynamique et non plus statique. (Voir annexe 5.)

      Ñ Que si cette psychologie superficielle prétend s'appliquer au moi concret et vivant « elle verra se dresser devant elle d'insurmontables difficultés ». La plus évidente de ces difficultés, c'est l'incapacité à rendre compte de la question de la liberté.

 

La question de la liberté est traitée dans le chapitre 3, mais Bergson dit dans l'avant-propos que les deux premiers chapitres ont été écrits pour lui servir d'introduction. Il est donc utile, à titre d'exemple de ces difficultés insurmontables auxquelles se heurte la psychologie artificielle, d'en évoquer les grandes lignes :

Le principal argument contre la liberté consiste à invoquer le déterminisme. Il consiste à considérer un état de conscience comme la conséquence nécessaire d'états antérieurs, à poser donc entre eux un rapport de causalité. Toute délibération visant à décider de notre action comme si elle était le produit de notre seule volonté est illusoire, notre acte étant la conséquence de causes qui le déterminent et non un choix libre de notre volonté.

Cette explication relève d'un point de vue associationiste qui se représente le moi comme «un assemblage d'états psychiques » entre lesquels s'établiraient des rapports de type mécanique. C'est toujours retomber dans la même erreur, séparer ce qui ne peut l'être.

« C'est une psychologie grossière, dupe du langage, que celle qui nous montre l'âme déterminée par une sympathie, une aversion ou une haine, comme par autant de forces qui pèsent sur elle […]. L'associationniste réduit le moi à un agrégat de faits de conscience, sensations, sentiments et idées. Mais s'il ne voit dans ces divers états rien de plus que ce que leur nom exprime, s'il n'en retient que l'aspect impersonnel, il pourra les juxtaposer indéfiniment sans obtenir autre chose qu'un moi fantôme, l'ombre d'un moi se projetant dans l'espace[17]. »

Ces sentiments, si on les replace dans la profondeur de la conscience ne sont plus des états de conscience séparés, ils expriment chacun l'âme toute entière et notre acte sera d'autant plus libre qu'il correspondra à l'unité de notre moi profond.

« C'est de l'âme entière que la décision libre émane et l'acte sera d'autant plus libre que la série dynamique à laquelle il se rattache tendra davantage à s'identifier avec le moi fondamental[18]. »

L'acte libre est celui qui nous exprime pleinement, celui qui nous ressemble, loin des conformismes et des comportements standardisés. Il a, comme le dit encore Bergson, cette « indéfinissable ressemblance qu'on trouve parfois entre l'œuvre et l'artiste ». L'acte libre est mon œuvre, il est moi, et en ce sens bien peu d'actes sont véritablement libres car bien peu d'actes assument ma personnalité toute entière.

 

CONCLUSION

Ainsi se trouve largement esquissée une idée qui sera le pivot de la pensée bergsonienne : la durée. La durée est une donnée immédiate de la conscience ; être conscient, c'est durer. La durée, c'est le mouvement par lequel la conscience, dans un insaisissable présent, s'appuie sur le passé pour se projeter vers l'avenir. La durée est énergie, dynamisme, progrès, création d'imprévisible nouveauté, la durée c'est l'élan même de la vie (Bergson parlera plus tard d'élan vital). Cette durée pure n'est pas composée de parties homogènes, elle est qualité pure.

Pour la saisir il faut se détourner des constructions artificielles de l'intelligence. Seule l'intuition, « aperception immédiate », « sympathie intellectuelle ou plutôt spirituelle par laquelle on se transporte à l'intérieur d'un objet pour coïncider avec ce qu'il a d'unique et par conséquent d'inexprimable[19] », permet de coïncider avec elle. Seule l'intuition permet de dépasser la connaissance conceptuelle pour atteindre l'être profond des choses. Cette intuition est dans son principe même intuition de la durée, de la durée d'une réalité qui se fait, d'une réalité se faisant. C'est elle et elle seule qui peut nous faire comprendre ce qu'est la durée au-dedans de nous : « une multiplicité qualitative, sans ressemblance avec le nombre ; un développement organique qui n'est pourtant pas une quantité croissante ; une hétérogénéité pure au sein de laquelle il n'y a pas de qualités distinctes. »

Il faut cependant ici se garder de toute caricature. Même si certaines formules rapides dénonçant l'incapacité de l'intelligence et de la science à saisir la réalité profonde des choses invitent parfois à le penser, la philosophie de Bergson n'est pas un appel à l'irrationnel, à l'obscurantisme. L'intuition n'est pas de l'ordre de l'ineffable elle n'est ni instinct ni sentiment, elle est réflexion :

« Pas une ligne de ce que nous avons écrit ne se prête à une telle interprétation, et dans tout ce que nous avons écrit il y a l'affirmation du contraire : notre intuition est réflexion ; mais parce que nous appelions l'attention sur la mobilité qui est au fond des choses, on[20] a prétendu que nous encouragions je ne sais quel relâchement de l'esprit[21]. »

Ainsi l'intuition ne disqualifie pas le travail de l'intelligence, il s'agit seulement d'assigner à chacune sa tâche : à l'intelligence la science, à l'intuition la métaphysique :

« Sur aucun point donc nous ne diminuons l'intelligence ; nous ne la chassons d'aucun des terrains qu'elle occupait jusqu'à présent ; et là où elle est tout à fait chez elle nous lui attribuons une puissance que la philosophie moderne lui a généralement contestée. Seulement, à côté d'elle, nous constatons l'existence d'une autre faculté, capable d'une autre espèce de connaissance. Nous avons ainsi, d'une part la science et l'art mécanique qui relèvent de l'intelligence pure ; de l'autre la métaphysique qui fait appel à l'intuition[22]. »

L'intuition est une méthode, la seule méthode qui vaille pour saisir la durée[23]. Cette méthode invite comme on l'a dit à une nouvelle façon de penser, tout aussi rigoureuse et exigeante, mais qui suppose d'abandonner la voie du raisonnement géométrique sur des idées abstraites qui ne peut nous conduire à la connaissance du réel. C'est au contraire en pliant notre pensée aux contours sinueux du réel, en usant d'une méthode plus intuitive, que nous parviendrons à l'appréhender. « Il faut pour cela procéder à un renversement du travail habituel de l'intelligence[24]. » Pour l'intelligence, la connaissance va du concept à l'objet. Essentiellement orientée vers l'utilité, elle utilise des concepts tout faits, elle colle des concepts sur les choses, les étiquette pour mieux les manipuler. Mais quand il s'agit de la métaphysique, c'est-à-dire de la connaissance de la réalité même, de la pure durée, il faut aller de la réalité aux concepts et non plus des concepts à la réalité, « se placer dans l'objet même par un effort de l'intuition ». De là pourra découler l'analyse, jamais l'inverse. En métaphysique, on ne va pas du concept au réel mais du réel au concept. Encore faut-il que ces concepts n'aient pas la rigidité dont nous usons habituellement.

C'est donc une philosophie radicalement nouvelle tant du point de vue de ses contenus que de sa méthode, mais une philosophie qui ne perd en rien son objectif premier : s'approcher au plus près du réel. Et pour cela, dit encore Bergson, « nous répudions la facilité. Nous recommandons une certaine manière difficultueuse de penser[25] ».

Jacqueline Morne



[1] Bergson, La Pensée et le mouvant, PUF, p. 42-43.

[2] Kant, Critique de la raison pure, PUF, 1963, p. 68

[3] On a pu reprocher à Bergson dans ce passage d'aller un peu vite en besogne en traitant également les trois auteurs cités comme des empiristes. Lotze en particulier s'interroge sur l'articulation de la forme transcendantale et du donné empirique. Mais on peut dire que ce que vise Bergson chez ces trois auteurs c'est leur proximité avec la psychophysiologie, et la psychophysique.

[4] Rudolf Herman Lotze (1817-1881). Sur la théorie des signes locaux de Lotze on pourra consulter : Charlotte Morel, Localisation spatiale et théorie de l'intuition sensible chez R.H. Lotze : http//:www.academia.educ

[5] Alexandre Bain, philosophe écossais, (1818-1903) appartient à l'école positiviste anglaise. Il reprend les thèses associationnistes à la lumière du fonctionnement spontané du cerveau et fait ainsi profiter la psychologie des dernières découvertes de la physiologie et de la pathologie.

[6] Au sens propre du terme, l'endosmose est un courant qui s'établit entre une cloison membraneuse séparant deux liquides de densités différentes, dans le sens de la solution la moins dense vers la solution la plus dense jusqu'à ce que les deux liquides soient parfaitement mêlés. Ce courant s'établit de l'extérieur vers l'intérieur.

[7] Éléates : école présocratique (VIIe et VIe siècle av. JC), représentée en particulier par Parménide (né vers 515 av. JC) qui affirme l'unité et l'immobilité de l'Être, et son disciple Zénon (né vers 490 av. JC) qui illustrera cette philosophie par les fameux paradoxes. (Voir annexe 7.)

[8] Ces paradoxes de Zénon sont connus par Aristote (Physique, VI, 239b5 – 240a18) et par Simplicius philosophe néo-platonicien du VIe siècle ap. JC à qui l'on doit un commentaire de la Physique d'Aristote.

[9] Bergson, La Pensée et le mouvant, PUF, p. 160.

[10] Ibid., p. 160-161

[11] Bergson, L'Évolution créatrice, PUF, p.11.

[12] Ibid.

[13] Bergson, L'Énergie spirituelle, PUF, ch. 1, p. 5

[14] Bergson, L'Évolution créatrice, ch. 4, PUF, p. 103, 104.

[15] Bergson, L'Évolution créatrice, ch. 2, PUF, p. 128.

[16] Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience, ch. 3, PUF, p. 123.

[17] Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience, ch. 3, PUF, p. 124.

[18] Ibid. p. 129.

[19] Bergson, La Pensée et le mouvant, Introduction à la Métaphysique, PUF, p. 181.

[20] Allusion vraisemblable aux violentes critiques que Julien Benda (1867-1956) adressait à Bergson à qui il reprochait son mysticisme et son irrationalisme.

[21] Bergson, La Pensée et le mouvant, PUF, p. 96.

[22] Bergson, La Pensée et le mouvant, PUF, p. 86.

[23] Voir Gilles Deleuze, Le Bergsonisme, ch. 1 : « L'intuition comme méthode » : « L'intuition est la méthode du bergsonisme. L'intuition n'est pas un sentiment, ni une aspiration, ni une sympathie confuse, mais une méthode élaborée et même l'une des méthodes les plus élaborées de la philosophie. Elle a ses règles strictes qui constituent ce que Bergson appelle "la précision". »

[24] Ibid., p. 198.

[25] Ibid., p. 96.

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