RETOUR : Cours J. Morne sur Kant

 

Douze textes à l'appui pour le cours de
Jacqueline Morne sur Kant


Cliquez sur le lien du texte souhaité.
Texte nº 1 Texte nº 2 Texte nº 3 Texte nº 4 Texte nº 5 Texte nº 6
Texte nº 7 Texte nº 8 Texte nº 9 Texte nº 10 Texte nº 11 Texte nº 12


 

 

1. Peu à peu les puissants useront moins de la violence, et il y aura plus de docilité à l'égard des lois. Il y aura dans la société plus de bienfaisance, moins de chicane dans les procès, plus de sûreté dans la parole donnée, etc. soit par amour de l'honneur, soit par intérêt personnel bien compris ; et cela s'étendra enfin aussi aux peuples dans leurs relations extérieures jusqu'à la société cosmopolite, sans que l'on doive de ce fait attribuer le moins du monde au fondement moral de l'humanité une plus grande extension, ce qui en effet exigerait aussi une sorte de nouvelle création (une influence surnaturelle) — car nous ne devons pas trop espérer des hommes dans leurs progrès, pour ne pas nous exposer à bon droit aux railleries du politicien qui voudrait bien prendre cet espoir pour le rêve d'un cerveau exalté.

KANT : Conflit des facultés, in La Philosophie de l'Histoire, trad. S. Piobetta, Aubier-Montaigne, p. 231.

Haut de page


2. J'avoue ne pas pouvoir me faire très bien à cette expression dont usent aussi des hommes sensés : un certain peuple (en train d'élaborer sa liberté légale) n'est pas mûr pour la liberté ; les serfs d'un propriétaire terrien ne sont pas encore mûrs pour la liberté ; et de même aussi, les hommes ne sont pas encore mûrs pour la liberté de conscience. Dans une hypothèse de ce genre la liberté ne se produira jamais ; car on ne peut mûrir pour la liberté, si l'on n'a pas été mis au préalable en liberté (il faut être libre pour se servir utilement de ses forces dans la liberté). Les premiers essais en seront sans doute grossiers, et liés d'ordinaire à une condition plus pénible et plus dangereuse que lorsque l'on se trouvait encore sous les ordres, mais aussi confié au soin d'autrui ; cependant jamais on ne mûrit pour la raison autrement que grâce à ses tentatives personnelles (qu'il faut être libre de pouvoir effectuer). Je ne fais pas d'objection à ce que ceux qui détiennent le pouvoir renvoient encore loin, bien loin, obligés par les circonstances, le moment d'affranchir les hommes de ces trois chaînes. Mais ériger en principe que la liberté ne vaut rien de manière générale pour ceux qui leur sont assujettis et qu'on ait le droit de les en écarter pour toujours, c'est là une atteinte aux droits régaliens de la divinité elle-même qui a créé l'homme pour la liberté. Il est plus commode évidemment de régner dans l'État, la famille et l'Église quand on peut faire aboutir un tel principe. Mais est-ce aussi plus juste ?

KANT : La Religion dans les limites de la simple raison, IVème partie, 2ème section, § 4, note 1, trad. Gibelin, Vrin, 1952, p. 245.

Haut de page


3. Il faut l'avouer : les plus grands maux qui accablent les peuples civilisés nous sont amenés par la guerre, et à vrai dire non pas tant par celle qui réellement a ou a eu lieu, que par les préparatifs incessants et même régulièrement accrus en vue d'une guerre à venir.

C'est à cela que l'État gaspille toutes ses forces, tous les fruits de la culture qui pourraient être utilisés à augmenter encore celle-ci ; on porte en maints endroits un grave préjudice à la liberté, et les attentions maternelles de l'État pour ses membres pris individuellement se changent en exigences d'une dureté impitoyable, légitimées toutefois par la crainte d'un danger extérieur. Mais cette culture, l'étroite union des classes dans la communauté en vue de l'accroissement mutuel de leur bien-être, la population, et qui plus est, ce degré de liberté persistant, même en dépit des lois restrictives, est-ce que tout cela subsisterait, si cette crainte constante de la guerre n'amenait de force chez les chefs de l'État la considération envers l'humanité ? […] Donc au degré de culture auquel est parvenu le genre humain, la guerre est un moyen indispensable pour la perfectionner encore ; et ce n'est qu'après l'achèvement (Dieu sait quand) de cette culture qu'une paix éternelle nous serait salutaire et deviendrait possible.

KANT : Conjectures sur les débuts de l'histoire humaine, in La Philosophie de l'histoire, trad. S. Piobetta, Aubier, p. 169.

Haut de page


4. De même en effet que le droit en général n'a pour objet que ce qui est extérieur dans les actions, de même le droit strict, celui auquel nulle dimension éthique ne se trouve mêlée, est celui qui n'exige pas d'autres principes de détermination de l'arbitre que simplement les principes extérieurs ; car dès lors il est pur et n'est combiné avec aucun précepte de vertu. En ce sens, on ne peut appeler droit strict (étroit) que le droit qui est complètement extérieur. Assurément un tel droit se fonde-t-il sur la conscience que chacun possède d'être obligé selon la loi ; mais pour déterminer ainsi l'arbitre, ni il ne peut, ni il ne doit, s'il doit être pur, se réclamer de cette conscience considérée comme un mobile, mais c'est bien pourquoi il s'appuie au contraire sur le principe de la possibilité d'une contrainte extérieure capable de coexister avec la liberté de chacun selon des lois universelles. Quand on dit par conséquent qu'un créancier possède un droit à exiger du débiteur le paiement de sa dette, cela ne signifie pas qu'il puisse le conduire à l'idée que sa raison elle-même l'oblige à s'en acquitter, mais au contraire qu'une contrainte qui force chacun à agir de cette manière peut parfaitement bien coexister avec la liberté de chacun, donc aussi avec la sienne, selon une loi extérieure universelle : le droit et la faculté de contraindre signifient donc une seule et même chose.

KANT : Doctrine du droit in Métaphysique des mœurs, Introduction, § E, trad. A. Renaut, GF-Flammarion, p 19.

Haut de page


5. Le pouvoir législatif ne peut revenir qu'à la volonté unifiée du peuple. Car, dans la mesure où c'est d'elle que tout doit procéder, il faut que ce pouvoir ne puisse par sa loi porter tort absolument à personne. Or quand quelqu'un prend une disposition quelconque à l'égard d'un autre, il est toujours possible qu'ainsi il lui porte tort, mais ce n'est jamais le cas dans ce qu'il décide à son propre égard (car volenti fit injuria ). Seule la volonté concordante et unie de tous, en tant que chacun décide la même chose pour tous et tous la même chose pour chacun, par conséquent seule la volonté universellement unifiée du peuple peut donc être législatrice.

Les membres d'une telle société (societas, civilis), c'est-à-dire d'un État réuni pour légiférer, s'appellent citoyens (cives), et les attributs juridiques inséparables de leur essence (en tant que telle) sont la liberté légale de n'obéir à aucune loi autre que celle à laquelle le citoyen a donné son assentiment ; l'égalité civile, consistant pour chacun à ne reconnaître vis-à-vis de soi, dans le peuple, d'autre supérieur que celui qu'il a tout autant le pouvoir moral d'obliger juridiquement que celui-ci peut l'obliger ; troisièmement, l'attribut de l'indépendance civile, qui réside dans le fait d'être redevable de son existence et de sa conservation, non à l'arbitre d'un autre au sein du peuple, mais à ses propres droits et à ses propres forces comme membre de la république, par conséquent la personnalité civile, à savoir le fait de ne pas pouvoir être représenté dans les affaires de droit par aucun autre.

KANT : Doctrine du droit in Métaphysique des mœurs, II § 4, trad. A. Renaut, GF-Flammarion, pp. 128-129.

Haut de page


6. Le régent de l'État, (rex, princeps) est la personne morale ou physique à laquelle revient le pouvoir exécutif (potestas executoria) : il est l'agent de l'État, qui installe les magistrats, prescrit au peuple les règles d'après lesquelles chacun, dans cet État, peut, conformément à la loi (par subsomption du cas sous la loi), acquérir quelque chose ou conserver ce qui est sien. Considéré comme personne morale il s'appelle le directoire, le gouvernement. Les ordres qu'il donne au peuple, aux magistrats et à leurs supérieurs (ministres) auxquels incombe l'administration de l'État, sont des ordonnances, des décrets, et non pas des lois, car ils portent sur une décision, sur un cas particulier et se donnent pour révocables. Un gouvernement qui serait en même temps législateur devrait être nommé despotique. […]

Le souverain du peuple (le législateur) ne peut donc en même temps être le régent, car celui-ci est soumis à la loi et se trouve donc, par la médiation de celle-ci, obligé par un autre, le souverain. Ce dernier peut aussi lui retirer son pouvoir, le déposer ou réformer son administration, mais il ne peut le punir — car ce serait à nouveau un acte du pouvoir exécutif, auquel revient en dernière instance le pouvoir de contraindre en conformité avec la loi, mais qui se trouverait pourtant lui même soumis à une contrainte — ce qui est contradictoire.

KANT : Doctrine du droit in Métaphysique des mœurs, II § 49, trad. A. Renaut, GF-Flammarion, pp 132-133.

Haut de page


7. Or, la raison moralement pratique énonce en nous son veto irrésistible : il ne doit y avoir aucune guerre ; ni celle entre toi et moi dans l'état de nature, ni celle entre nous en tant qu'États, qui, bien qu'ils se trouvent intérieurement en état légal, sont cependant extérieurement (dans leur rapport réciproque) dans un état dépourvu de lois — car ce n'est pas ainsi que chacun doit rechercher son droit. Aussi la question n'est plus de savoir si la paix perpétuelle est quelque chose de réel ou si ce n'est qu'une chimère et si nous ne nous trompons pas dans notre jugement théorique, quand nous admettons le premier cas, mais nous devons agir comme si la chose qui peut-être ne sera pas devait être, et en vue de sa fondation établir la constitution (peut-être le républicanisme de tous les États ensemble et en particulier) qui nous semble le plus capable d'y mener et de mettre fin à la conduite de la guerre dépourvue de salut, vers laquelle tous les États sans exception ont jusqu'à maintenant dirigé leurs préparatifs intérieurs, comme vers leur fin suprême. Et si notre fin en ce qui concerne sa réalisation, demeure toujours un vœu pieux, nous ne nous trompons certainement pas en admettant la maxime d'y travailler sans relâche, puisqu'elle est un devoir.

KANT : Doctrine du Droit in Métaphysique des mœurs, II conclusion, trad. A. Renaut, GF-Flammarion, p. 182.

Haut de page


8. Le moyen dont se sert la nature pour mener à terme le développement de toutes ses dispositions est leur antagonisme dans la société, dans la mesure où cet antagonisme finira pourtant par être la cause d'un ordre réglé par la loi. J'entends ici par antagonisme l'insociable sociabilité des hommes, c'est-à-dire leur penchant à entrer en société, lié toutefois à une opposition générale qui menace sans cesse de dissoudre cette société. Une telle disposition est très manifeste dans la nature humaine. L'homme a une inclination à s'associer, parce que dans un tel état il se sent plus qu'homme, c'est-à-dire qu'il sent le développement de ses dispositions naturelles. Mais il a aussi un grand penchant à se séparer (s'isoler) : en effet, il trouve en même temps en lui l'insociabilité qui fait qu'il ne veut tout régler qu'à sa guise et il s'attend à provoquer partout une opposition des autres, sachant bien qu'il incline lui-même à s'opposer à eux. Or, c'est cette proposition qui éveille toutes les forces de l'homme, qui le porte à vaincre son penchant à la paresse, et fait que, poussé par l'appétit des honneurs, de la domination et de la possession, il se taille une place parmi ses compagnons qu'il ne peut souffrir, mais dont il ne peut se passer. Ainsi vont les premiers véritables progrès de la rudesse à la culture, laquelle repose à proprement parler sur la valeur sociale de l'homme ; ainsi tous les talents sont peu à peu développés, le goût formé, et même, par le progrès des Lumières, commence à s'établir un mode de pensée qui peut, avec le temps, transformer notre grossière disposition naturelle au discernement moral en principes pratiques déterminés, et ainsi transformer un accord pathologiquement extorqué pour l'établissement d'une société en un tout moral. Sans ces propriétés, certes en elles-mêmes peu engageantes, de l'insociabilité, d'où naît l'opposition que chacun doit nécessairement rencontrer à ses prétentions égo•stes, tous les talents resteraient cachés en germe pour l'éternité, dans une vie de berger d'Arcadie, dans une concorde, un contentement et un amour mutuel parfaits ; les hommes, doux comme les agneaux qui paissent, ne donneraient à leur existence une valeur guère plus grande que celle de leur bétail, ils ne rempliraient pas le vide de la création quant à sa finalité, comme nature raisonnable. Il faut donc remercier la nature pour leur incompatibilité d'humeur, pour leur vanité qui en fait des rivaux jaloux, pour leur désir insatiable de possession et même de domination ! Sans cela toutes les excellentes dispositions naturelles qui sont en l'humanité sommeilleraient éternellement sans se développer. L'homme veut la concorde ; mais la nature sait mieux ce qui est bon pour son espèce : elle veut la discorde. Il veut vivre nonchalamment et à son aise, mais la nature le veut, il doit sortir de l'indolence et du consentement oisif, se jeter dans le travail et la peine, pour trouver en retour le moyen de s'en délivrer par sa prudence. Les mobiles naturels qui l'y entraînent, les sources de l'insociabilité et de l'opposition générale d'où naissent tant de maux, mais qui pourtant le poussent à tendre toujours ses forces et à développer davantage ses dispositions naturelles, dévoilent donc bien l'ordonnance d'un sage créateur et non quelque chose comme la main d'un mauvais génie qui aurait gâché son magnifique ouvrage ou l'aurait gâté par jalousie.

KANT : Idée d'une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, 4ème proposition, trad. J.-M. Muglioni, Bordas, pp. 13-15.

Haut de page


9. Le plus grand problème pour l'espèce humaine, celui que la nature contraint l'homme à résoudre, est l'établissement d'une société civile administrant le droit universellement. Puisque ce n'est que dans la société, et précisément dans celle qui permet la plus grande liberté et par là un antagonisme général entre ses membres, et qui pourtant détermine et protège de la manière la plus stricte les limites de cette liberté pour qu'elle puisse se maintenir avec la liberté des autres ; puisque ce n'est que dans cette société que le dessein suprême de la nature, le développement de toutes ses dispositions dans l'humanité, peut être atteint, pour cette raison la nature veut aussi que l'humanité réalise elle-même ce dessein, comme toutes les fins de sa destination ; c'est pourquoi il faut qu'une société où, sous des lois extérieures, la liberté se trouve liée au plus haut point à un pouvoir irrésistible, c'est-à-dire une constitution civile parfaitement juste, soit la tâche suprême de la nature pour l'espèce humaine ; la nature en effet n'a pas d'autres moyens pour réaliser ses autres desseins, avec notre espèce, que de résoudre d'abord complètement ce problème. C'est la détresse qui contraint l'homme, d'ordinaire si épris d'une liberté sans entrave, à entrer dans cet état de contrainte ; et il s'agit là de la plus grande de toutes les détresses, celle que s'infligent les uns aux autres les hommes que leurs inclinations empêchent de rester longtemps côte à côte en liberté sauvage. Mais dans l'enclos de la société civile ce sont ces mêmes inclinations qui produisent le meilleur effet.

KANT : Idée d'une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, 5ème proposition, trad. J.-M. Muglioni, Bordas, pp. 15-16.

Haut de page


10. Le problème de l'établissement d'une constitution civile parfaite dépend du problème de l'établissement d'une législation qui règle les relations extérieures des États et ne peut être résolu sans lui. À quoi sert de travailler à une constitution civile réglée par des lois entre des particuliers, c'est-à-dire à l'organisation d'une communauté ? Car la même insociabilité qui a contraint les hommes à cette tâche est à nouveau la cause qui fait que chaque communauté fait preuve dans les relations extérieures d'État à État d'une liberté sans entrave ; par suite il faut que chacune attende de l'autre les mêmes maux qui opprimaient les hommes isolés et les foraient à entrer dans un état civil réglé par la loi. La nature a donc à nouveau utilisé l'incompatibilité d'humeur des hommes, celle même des grandes sociétés et des grands corps politiques composés des créatures de cette sorte, comme moyen pour trouver, dans leur antagonisme inévitable, un état de calme et de sécurité ; ainsi, par les guerres, par l'extrême tension qu'exigent sans relâche leurs préparatifs, par la détresse qui en résulte et dont finalement chaque État doit souffrir intérieurement même en pleine paix, elle pousse chacun à sortir de l'état sans loi des sauvages pour entrer dans une société des nations : chaque État parvient ainsi à ce que la raison aurait pu lui dire sans qu'une si triste expérience lui soit nécessaire ; il y arrive après des essais d'abord infructueux, à travers des multiples dévastations et renversements, et même un épuisement intérieur général des forces. Alors tous, même les plus petits, pourraient attendre leur sécurité et leurs droits non de leur propre force et de leur propre appréciation de leurs droits, mais seulement de cette grande société des nations (Foedus Amphictyonum), de la réunion de leurs puissances et d'un jugement d'après les lois issues de la réunion de leurs volontés. Si enthousiaste que puisse paraître cette idée, et quoiqu'elle ait porté à rire chez un abbé de Saint-Pierre et un Rousseau, (peut-être parce qu'ils en croyaient la réalisation trop proche), c'est pourtant l'issue inévitable de la détresse où les hommes se plongent mutuellement ; il faut qu'elle contraigne les États, quelque difficulté qu'ils aient à l'admettre, à une résolution rigoureusement semblable à celle que l'homme sauvage avait été contraint de prendre d'aussi mauvais gré : renoncer à sa liberté brutale, et chercher le calme et la sécurité dans une constitution réglée par la loi. Toutes les guerres sont donc autant d'essais (non pas certes dans l'intention des hommes, mais dans l'intention de la nature) pour établir de nouvelles relations entre les États, pour former par la destruction de tous, ou du moins par leur démembrement, de nouveaux corps qui, à leur tour, soit pour des raisons intérieures, soit à cause de leurs relations mutuelles, ne peuvent se maintenir et doivent donc subir de nouvelles révolutions semblables : jusqu'à ce qu'un jour enfin, en partie l'organisation la meilleure possible de la constitution civile, pour les affaires intérieures, en partie une convention et une législation commune pour les affaires extérieures, établissent un état semblable à une communauté civile et capable de se maintenir comme un automate.

KANT : Idée d'une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, 7ème proposition, trad. J.-M. Muglioni, Bordas, pp. 18-20.

Haut de page


11. Or tant que les États jettent toutes leurs forces dans leurs projets d'extension vains et violents, tant qu'ils entravent ainsi sans cesse le lent effort de formation intérieure du mode de penser de leurs citoyens, et qu'ils leur retirent ainsi toute aide en vue de cette fin, une fin semblable ne peut être atteinte, car sa réalisation exige que, par un long travail intérieur, chaque communauté forme ses citoyens. Or tout bien qui n'est pas greffé sur une intention moralement bonne n'est qu'apparence criante et brillante misère. C'est dans cet état que l'espèce humaine restera jusqu'à ce qu'elle s'arrache par son travail, comme je l'ai dit, à l'état chaotique de ses relations internationales.

KANT, Idée d'une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, 7ème proposition, trad. J.-M. Muglioni, Bordas, p. 22.

Haut de page


12. Cette Idée de la raison qui a pour objet une communauté complète, pacifique, sinon encore amicale, de tous les peuples de la Terre susceptibles d'entrer les uns avec les autres dans des relations effectives, n'est pas quelque principe philanthropique (éthique), mais c'est un principe juridique. La nature a renfermé tous les hommes ensemble (au moyen de la forme sphérique qu'elle a donnée à leur séjour), à l'intérieur de certaines limites ; et dans la mesure où la possession du sol sur lequel peut vivre l'habitant de la Terre n'est jamais concevable que comme possession d'une partie d'un tout déterminé, donc comme une partie sur laquelle chacun a originairement un droit, tous les peuples disposent originairement d'une communauté du sol — non pas toutefois au sens de la communauté juridique de possession (communio), ni non plus, par conséquent, d'usage ou de propriété de ce sol, mais au sens de la possibilité d'y exercer une action réciproque physique (commercium), c'est-à-dire d'y entrer dans une relation continuelle de chacun avec tous les autres consistant à se prêter au commerce réciproque, et ils ont un droit de faire cette tentative avec chacun, sans que l'étranger soit pour cela légitimé à traiter chacun d'eux comme un ennemi. Ce droit, dans la mesure où il tend à la réunion possible de tous les peuples par rapport à certaines lois universelles de leur commerce possible, peut être nommé le droit cosmopolitique (jus cosmopoliticum). […] [Le] mauvais usage possible ne peut abolir le droit que possède le citoyen de la Terre de faire la tentative d'une communauté avec tous et, à cette fin, de visiter toutes les régions de la Terre, bien qu'il n'y ait un droit d'installation sur le territoire d'un autre peuple (jus incolatus) que dans la mesure où pour cela se trouve exigé un contrat particulier.

KANT : Doctrine du Droit in Métaphysique des mœurs, § 62 trad. A. Renaut, GF-Flammarion, p. 179.

Haut de page

 

RETOUR : Cours J. Morne sur Kant