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François-Marie Mourad : Note sur la parole dans le Phèdre de Platon.

Mis en ligne le 24 novembre 2012.

© : François-Marie Mourad.

François-Marie Mourad, professeur agrégé des Lettres, docteur en Littérature et civilisation françaises, est professeur en classes préparatoires littéraires au lycée Montaigne de Bordeaux.
Il est l'auteur de nombreux articles, d'éditions et d'ouvrages, notamment sur Zola.

Autre page de François-Marie Mourad concernant Platon, sur le site À la littérature… : Mesure et démesure dans le Gorgias de Platon.


Note sur la parole dans le Phèdre de Platon[1]

Quand s'ébranla le barrage de l'homme, aspiré par la faille géante de l'abandon du divin, des mots dans le lointain, des mots qui ne voulaient pas se perdre, tentèrent de résister à l'exorbitante poussée. Là se décida la dynastie de leur sens.

J'ai couru jusqu'à l'issue de cette nuit diluvienne. Planté dans le flageolant petit jour, ma ceinture pleine de saisons, je vous attends, ô mes amis qui allez venir. Déjà je vous devine derrière la noirceur de l'horizon. Mon âtre ne tarit pas de vœux pour vos maisons. Et mon bâton de cyprès rit de tout son cœur pour vous.

René Char, « Seuil », Le Poème pulvérisé

 

Le rapport à la parole est une bonne « entrée » dans le Phèdre, dialogue qui substitue progressivement puis triomphalement au faux départ d'un discours écrit rapporté et par la suite à des discours empruntés[2] une formidable leçon de philosophie amoureuse et d'amour de la philosophie, sous forme de répliques corybantiques, inspirées, nous conduisant à vivre pleinement la fraternelle sagesse socratique. Loin de s'éparpiller, comme on l'a prétendu, le propos se structure finement mais fermement autour de l'opposition entre le vrai et le faux, et les variétés de ce dernier sont énumérées et exemplifiées pour mener leur disqualification en règle. Cette question de l'exemple est essentielle, dans les querelles de compétence que se livrent sophistes, doxosophes, philosophes…, au fil de ces inlassables débats sur la nature de la sophia, de la sophie : il arbitre le conflit entre l'universel et le singulier. « Quel que soit le contexte où il fait valoir sa force, l'exemple se caractérise en ce qu'il vaut pour tous les cas du même genre et, en même temps, est inclus parmi eux. Il constitue une singularité parmi les autres, qui peut cependant se substituer à chacune d'elles, il vaut pour toutes[3]. » Il importe donc peu que le discours attribué à Lysias soit authentique, il vaut avant tout par son effectualité et si Socrate joue le jeu des répliques possibles, jusqu'à la palinodie (243b), c'est peut-être pour pousser cet usage de la parole jusqu'à son point d'usure, où s'ouvre enfin une brèche vers le vrai. Ainsi prend sens cette réplique récapitulative en 274b : « Pour celui qui s'attache à ce qui est beau, il est beau aussi d'en assumer les conséquences. » « Beau, dira Heidegger, n'est pas ce qui plaît, mais ce qui tombe sous ce destin de la vérité qui se produit quand l'éternellement inapparaissant, et partant l'invisible, parvient dans le paraître le plus paraissant[4]. » C'est exactement l'impression que produit la lecture du Phèdre, celle d'un « dégagement rêvé[5] », d'une élévation envers et contre tout et tous, qui nous permette enfin de nous « purifier dans l'air supérieur[6] », pour rester fidèle au kairos, au moment propice et harmonieux poétiquement décrit au début du dialogue (230c) : « Vois comme une douce brise aère ce lieu, délicieusement agréable, et fait écho, estivale et mélodieuse, au chœur des cigales. L'herbe y est de la plus extrême délicatesse : sa pente douce convient parfaitement pour quelqu'un qui veut poser sa tête ». Ce locus amoenus est loquace, loquus à sa façon et, des pieds à la tête, le corps vibre à l'unisson de ce que la nature fait entendre à qui veut bien écouter. Alain, dans le chapitre du Platon consacré à Socrate, parle d'une « mythologie immédiate, et qui fut sans paroles, dans ce moment sublime où le parfait discours du rhéteur roula dans l'herbe, où le jeune Phèdre, tout admirant, participa à ce grand baptême du fils de la terre. Cette rustique poésie fut alors muette ; mais Platon, dans l'immortel Phèdre, en a approché par le discours autant qu'il se peut[7] ».

Les discours des hommes peuvent-ils être congruents à ce qui se dévoile en ce lieu divin – à la parousie ?

 

Puisque le pouvoir de la parole est échu à l'homme, ou a déchu en l'homme, l'analyse de leur relation s'avère primordiale. On touche ici à l'essentiel : les usages du langage renvoient à la connaissance de l'homme, de ce qu'il est comme de ce qu'il doit faire pour se (re)trouver. Cette question de l'accord de soi à soi et aux dieux est notamment médiatisée par une juste parole, un « seul art, qui s'occupe de tout ce qui relève du discours » (p. 275), une rhétorique bien entendue, et non ses usages dévoyés, déréglés et intéressés. La note 1 de la présentation, p. 27, qualifie le Phèdre une « leçon de rhétorique supérieure ». L'expression d'Auguste Diès[8] mérite d'être retenue : elle assigne au dialogue à la fois sa fin et ses moyens et nous signale que pour être atteint l'objectif doit s'inscrire dans la paideia, dans le programme d'éducation, le projet de former l'homme. Pour parler à bon escient, il faut authentiquement savoir de quoi on parle (p. 272), et non obéir à « quelque nécessité logographique » (p. 280). Il existe manifestement toutes sortes de dérives langagières, mais la pire sans doute est celle des imposteurs lucides, des maîtres en tromperie, de ceux qui veulent faire accroire qu'un âne est un cheval (260b)[9]. Un passage important du dialogue semble indiquer que Socrate a joué ce rôle devant Phèdre, en 262d : « Eh bien, par chance semble-t-il, les deux discours prononcés comportent un exemple, car ils montrent comment celui qui connaît la vérité, en faisant du discours un jeu, égare les auditeurs » (p. 277). Et, encore « par chance », Socrate domine-t-il la question de l'amour, de l'eros, déjà magnifiquement traitée dans Le Banquet[10]. Elle est au cœur de sa conception de la philosophie, amour de la sagesse, de la sagesse convoitée par les bons discours, partagée par les convives, dans d'inénarrables festins en parole dont nous aurons à tout jamais perdu l'intime saveur. Écrits, un discours, mais tout aussi bien un dialogue, perdent leur suc, entrent dans le circuit de la méprise, pâtissent de l'absence. Ils sont dévitalisés. Comme fait remarquer George Steiner, dans Maîtres et disciples, « seuls le mot dit et le face-à-face peuvent susciter la vérité et, a fortiori, garantir un enseignement honnête. C'est un paradoxe troublant mais, chez l'auteur des Dialogues, la méfiance est profonde à l'égard de l'invention de l'écriture et de la doxa écrite[11]. » Passionné par les discours, comme il l'avoue au début, Socrate semble avoir atteint le point d'excellence où se résolvent les oppositions entre comprendre, faire, écrire, parler, concevoir, produire…, entre la théorie et la pratique. Ce point d'excellence est allégorisé par l'interpellation première[12], le prélude chorégraphique, le cheminement progressif et le souci du lieu dit, « là où nous penserons être tranquilles » (p. 202), sous un platane « bien large et bien haut » et à l'ombre d'un gattilier en fleur (p. 205-206). L'arbre et l'arbuste sont évidemment symboliques : le platane, imposant[13] (platanos), vénérable[14], incarne la régénération (son écorce se renouvelle par plaques), dont il sera question dans le mythe de la vie de l'âme. Il est aussi associé à Gaïa (déesse mère de la Terre chez les Crétois et les Grecs), car sa feuille en forme de main est la manifestation de la présence divine ; quant au gattilier, ses feuilles sont encore utilisées aujourd'hui pour réguler la sécrétion de progestérone chez la femme et amortir le désir sexuel chez l'homme. L'arbuste matérialise ainsi l'ascèse et la modération que préconise Socrate dans le cheminement érotique, la maîtrise du corps. L'usage des plaisirs a constamment été un objet d'inquiétude chez les Grecs, comme l'a rappelé Michel Foucault. Et l'homoérotisme[15], loin de faire signe vers une anachronique liberté de mœurs, indique au contraire en quoi et comment le désir sera d'autant plus cultivé qu'il s'oriente de l'homme expérimenté, maître de ses émotions, vers son jeune éromène, incarnation de la beauté qui s'ignore et dont les aptitudes doivent être soigneusement développées, au moment du passage symbolique du gynécée au gymnase.

 

La question du point de vue est essentielle pour comprendre toutes les objections du philosophe : comme Archimède, Socrate est inébranlable de son point d'appui. C'est ce qui justifie les interrogations et les reconstructions auxquelles s'échine la tradition philosophique, qui ne veut pas rater le sens, ferme mais subtil, évident mais complexe, cohérent mais divers, des interventions de Socrate. Le Phèdre est un dialogue crucial pour comprendre la maïeutique de Socrate, cet art de la reprise, du dégagement et de l'emprise, parce que de nombreuses conditions sont réunies pour lui faciliter la tâche : il sort de la ville, chemine paisiblement et, en un lieu à la fois naturel et consacré, quasi divin, puisqu'il est des lieux où souffle l'esprit, il saisit le kairos qui ne manque pas d'advenir. Pédagogue dans l'âme, il peut aussi exercer sa vocation avec un seul interlocuteur, brillant — c'est le sens de Phaidros —, doté d'un bon naturel, beau, cultivé, sous la coupe d'influences faciles à contrer[16], apte à la régénération. Phèdre n'est ni l'esclave facile à manipuler ni l'adversaire qu'il convient de réduire, mais le partenaire rêvé, une sorte d'élève-type, sans doute choisi pour représenter une honnête moyenne, une aimable médiocrité[17] : il accédera au vrai à sa façon. Pour que le didactique se sublime dans le philosophique, il faut une adhésion libre. L'éducation vraie est éducation à la liberté. « La liberté régit ce qui est libre au sens de ce qui est éclairé, c'est-à-dire dévoilé. L'acte du dévoilement, c'est-à-dire de la vérité, est ce à quoi la liberté est unie par la parenté la plus proche et la plus intime » (Heidegger, La Question de la technique). L'essence de la pensée est la vérité dans la liberté et vice-versa.

 

La première emprise dans la langue tient à sa valeur d'échange, au sens rappelé par Pierre Bourdieu au début de Ce que parler veut dire : « La nature sociale de la langue est un de ses caractères internes[18]. » La glose sociologique suit immédiatement : « Les échanges linguistiques sont aussi des rapports de pouvoir symbolique où s'actualisent les rapports de force entre les locuteurs ou leurs groupes respectifs[19]. » La convocation des nombreux noms de personnes placés pourtant hors de la situation d'interlocution directe dès l'entrée en matière du Phèdre peut surprendre, sauf si l'onomastique du titre laisse présager un horizon d'appropriation de sa pensée et de sa propre personne enfin libérée d'autrui, de tous ceux dont on se recommande, qui nous impressionnent, nous empêchent d'être nous-mêmes. Absents physiquement, Lysias, Céphale, Acoumène, Épicrate, Hérodicos… ne sont pas moins étonnamment présents dès la prise de parole de l'un et de l'autre interlocuteur. Si les absents sont présents dans un discours, c'est peut-être parce que les présents sont absents de leurs discours. Qui parle vraiment quand je parle effectivement ? Phèdre témoigne à Lysias une inquiétante déférence en 228a : « Tu crois que ce que Lysias a composé tout à loisir, en y mettant beaucoup de temps, lui qui est le plus habile des écrivains d'aujourd'hui, je vais, moi qui suis un profane, le restituer de mémoire d'une manière qui soit digne de lui ? J'en suis loin ! ». L'éloge de l'un est augmenté de la soumission de l'autre, dans une phrase qui mêle assez curieusement au constat indiscuté de la renommée du jour l'extériorité au savoir et à la sagesse qui définit le profane, c'est-à-dire celui qui reste hors de l'espace sacré[20]. Comment peut-on authentiquement juger de la valeur des prestations d'autrui seulement sur la base d'une déférence aveugle ? Socrate, lui, fait d'emblée montre d'ironie dans l'éloge équivoque de Lysias, producteur inlassable de discours astucieux (voir la note 1, p. 199), malins et prétendument utiles au peuple (demopheles, dont c'est la seule occurrence dans le dialogue), en tout cas susceptibles de figurer dans une collection ouverte que le philosophe désigne en 227d pour mieux faire apercevoir la facilité complaisante à laquelle l'orateur a cédé, tandis qu'il eût été plus méritoire de développer des éloges paradoxaux. La critique pare d'emblée l'enthousiasme de Phèdre. Le discours de Lysias est vide, ronflant et naïf. L'argumentaire  technique sera développé en 263d-264b. L'épideixis fait un flop. En devinant d'emblée dans quelles circonstances le discours fut transmis, Socrate anticipe encore la critique et la leçon exprimées par le mythe de Theuth (p. 302 sq). Le discours de Lysias relève bien de la vanité d'auteur puisqu'il a été élaboré pour être écrit, bien écrit. Sa conception est viciée d'emblée par cette complaisance. Les fleurs de rhétorique ornent le jardin d'Adonis (276b) tandis que « seuls les discours dont le but est d'enseigner, de faire apprendre quelque chose, qui portent sur le juste, l'injuste et le bon » (278a) méritent d'être retenus. Pour ce d'ailleurs, ils s'inscriront dans l'âme des apprenants, disciples choisis et avertis, qui auront à cœur non de transmettre un « art gravé dans l'écriture » (275c)[21], non une œuvre littéraire en quelque sorte, mais de faire fructifier la semence de la parole vraie, le « discours écrit dans l'âme de celui qui apprend ». L'authentique rhétorique est le « discours qui s'accompagne de science, qui est capable de se défendre lui-même, et qui sait devant qui il doit parler ou se taire » (276a). La formulation étonne ici en ce qu'elle pousse l'incarnation du discours à l'extrême, quand l'homme fusionne avec ce qu'il énonce : il dit ce qu'il est, il est ce qu'il dit, dans une indéfectible soudure à l'ętre. Phèdre avait dû au contraire ânonner le discours de Lysias ; il lui fallait encore disposer d'une copie et l'apprendre par cœur tant bien que mal, « s'il n'est pas trop long » (228b), pour « s'exercer à le déclamer ». Au vice de la conception s'ajoutent ceux de la transmission, de la lecture passive et de la dépossession de soi, comme lorsque Socrate avoue avoir « partagé » le « délire bachique » de Phèdre, lui-même « tout illuminé » après sa récitation du discours de Lysias (234d). Létitia Mouze rappelle ici opportunément un célèbre passage du Ion, dans lequel Socrate dénigre l'enthousiasme, la possession du poète par le dieu, et donc la dépossession de soi. De ce qu'il a écouté attentivement, Socrate dit être « frappé de stupeur », sous le charme de l'empathie. Il y aurait là une sorte d'effet mécanique ou viscéral, que souligne le philosophe hostile, on le sait, à l'envoûtement mimétique des représentations. Comme le rappelle un philosophe contemporain, Alain Badiou, « le cœur de la polémique platonicienne concernant la mimèsis désigne l'art, non tant comme imitation des choses que comme imitation de l'effet de vérité. Et cette imitation tire sa puissance de son caractère immédiat. Platon soutiendra alors qu'être captif d'une image immédiate de la vérité détourne du détour. Si la vérité peut exister comme charme, alors nous perdrons la force du labeur dialectique, de la lente argumentation qui prépare la remontée au Principe[22] ». Cela étant, le dialogue du Phèdre ne stigmatise pas la distinction de la mimétique et de la dialectique. La situation des interlocuteurs hors les murs libère Socrate, semble-t-il, de son ethos habituel d'implacable contradicteur. Ce n'est pas à la torpille évoquée dans le Ménon que l'on a affaire, même si la vigilance et l'esprit critique de l'homme toujours en éveil ne peuvent être pris en défaut, dans ses répliques, ses saillies et ses relances. Sortir de la cité a tout l'air ici d'un retour à la nature et au vrai dont elle est la preuve, par la paix et la beauté dont elle témoigne directement et symboliquement. Si « les champs et les arbres » (230d) ne veulent rien enseigner, il ne faut pas déduire pour autant de ce silence une impuissance à signifier. Au contraire, si la nature ne veut pas enseigner, c'est à la façon de l'oracle de Delphes (évoqué p.  233), qui ne dit ni ne nie, mais signifie, à qui se soustrait, fût-ce pour un temps, à l'inlassable et fastidieuse circulation des discours à laquelle les hommes sont soumis dans le cercle maudit[23] de la cité, où règne la confusion, dans son double sens de désordre et d'erreur. « La nature, dit Heidegger dans L'Origine de l'œuvre d'art, est l'afflux inlassable et infatigué de ce qui est là pour rien. » Revenir vers cette origine de l'être-là, vers cette stase, figurée par le bonheur d'être ici[24] est toujours à l'horizon de la (dé)marche de Socrate, dont la conception de la vérité coïncide avec sa cosmologie, proprement une présentation du tout ordonné. La lecture du Phèdre, comme l'a rappelé Luc Brisson, exige ainsi une bonne connaissance du Timée. Mais le système originel est indiqué dans notre dialogue[25], et, pour revenir à la situation particulière mise ici en scène, elle autorise l'exceptionnelle exaltation de Socrate, soulignée par lui en 238d : « En réalité, il semble que ce soit l'endroit qui est divin, et s'il m'arrive plusieurs fois en avançant dans mon discours, de délirer, ne t'étonne pas : à présent le temps n'est plus loin où je vais déclamer des dithyrambes. » La dimension littéraire du discours de Socrate, soulignée à plusieurs reprises (241e, par exemple), le recours aux muses (p. 218), « l'influence des nymphes » et les « transports divins » (241e), comme le recours aux mythes… ne doivent pas être mal interprétés : ils authentifient l'exceptionnelle plénitude de la rhétorique philosophique portée à son point de perfection, quand justement toutes les divisions qui affectent la parole ordinaire, y compris celle des prétendus virtuoses, sont les masques contrefaits de la vérité, une, pleine et entière. « Le mal est aisé, il y en a une infinité » (Pascal). Une solidarité organique unit au contraire le vrai, le beau et le bien. Aux divisions artificielles et au désordre corrélatifs de « quelque nécessité logographique », au discours difforme s'oppose le discours harmonieux, « composé comme un être vivant », et dont toutes les parties sont « écrites de manière à être appropriées les unes aux autres et à l'ensemble » (p. 281). Si la méthode des « articulations naturelles », l'un des « deux procédés dont il vaudrait la peine de posséder la puissance grâce à l'art » (265d), est prônée avec tant d'enthousiasme par Socrate, c'est parce qu'elle postule une dépendance vitale du discours à ce qui l'englobe et le justifie en l'insérant dans la « psycho-astrologie » de référence exposée en 247d. Ainsi tout se tient au sein du Kosmos (le « bien arrangé ») : nature et culture, corps et âme, art de dire et vérité, les hommes et les dieux. Prévenus par le Nietzche de La Naissance de la tragédie, nous aurions tendance à nous défier des extrapolations à la manière de Winckelmann, mais les contemporains de Socrate et de Platon étaient bien acquis aux idées d'harmonie, d'ordre naturel, dans l'univers des formes, originelles et artefactuelles, et parmi ces dernières, le poétique et le rhétorique, d'où la phrase clé, immédiatement répétée et précisée par laquelle se relance le dialogue en 259e : « De quelle manière on parle et on écrit de belle manière, voilà ce qu'il faut examiner[26]. » Socrate insiste sur la nécessité d'une conception à la fois maximaliste et rectrice de la parole, comme un tout ordonné et non comme un anarchique fourre-tout. Tandis que les auteurs d'arts oratoires et de traités d'éloquence s'échinent à dresser de vains inventaires de stériles procédés, plus ou moins interchangeables et qu'ils « consument leurs jours en d'austères études[27] », toutes marquées du sceau de la facticité, seul celui qui s'adresse à l'âme, qui la connaît parfaitement (271d) est capable d'écrire et de parler « selon les règles de l'art » (p.  296) : les distinctions naturelles issus de la theoria (p.  297) se retrouvent dans les discours, ensuite adaptés aux circonstances. Tel est le bon sens d'une conception des discours qui puisse coïncider avec la vérité de l'anamnèse. Le bon discours fait retour vers le sensible sans perdre le lien avec l'intelligible que l'émotion d'amour a suscité. On comprend a posteriori l'inconvenance majeure du discours de Lysias à aborder le sujet de vérité au mépris de la vérité, et ce qui fait du point de litige à la fois le point de départ et d'arrivée du cheminement correctif auquel s'emploie soigneusement Socrate. Rappelons que Lysias ne sait pas de quoi il parle : il s'est dispensé, sur un sujet crucial entrant dans la catégorie des « choses à propos desquelles notre opinion est flottante » (p. 278), des profondes réflexions requises. Il s'est contenté d'une conception a priori à l'emporte-pièce, d'une pétition de principe. Il a « composé et mené à son terme toute la suite de son discours en fonction de cette conception » (p. 279). Le deuxième défaut découle du premier : partant de la conclusion, on chemine à rebours, « en nageant sur le dos à reculons » (p. 280). Entre le faux début et la fin prévisible les parties ont « l'air d'avoir été jetées pêle-mêle ». Si l'on se réfère à la codification usuelle de la rhétorique oratoire fixée ultérieurement à Rome par Quintilien, inventio, dispositio, memoria, font défaut dans ce discours. L'elocutio même est objet d'ironie de la part de Socrate, qui pousse d'emblée jusqu'à la critique directe (p. 213).

 

Récapitulons. Les conditions d'un bon discours sont les suivantes :

— Son attribution et sa destination excèdent et transcendent les limites habituellement posées à la rhétorique professionnelle, à savoir les espaces publics que sont l'assemblée et le tribunal. Ce sont les hauts lieux de l'opinion, où l'on se contente de vraisemblance, où l'on manipule l'opinion à laquelle de toute façon on se soumet, par principe, que l'on soit un ignorant soi-même, un demi-savant ou un imposteur consommé.

— Le discours est organique. À l'image de l'être vivant, ses parties sont solidaires et valent pour le tout qu'elles constituent. Chaque élément y est à sa place et témoigne de l'harmonie dont les dieux sont garants. Cosmologie, théogonie, ontologie, rhétorique et philosophie concordent superbement. Comme dit Socrate dans sa question oratoire : « Crois-tu qu'il soit possible de concevoir comme il faut la nature de l'âme sans prendre en considération la nature de l'univers ? » (270c).

— Toute complaisance et toute facilité doivent être exclues, qu'il s'agisse d'une vaine recherche d'éloquence, de narcissisme d'auteur, d'orgueil à se faire connaître de la postérité, de séduction perverse, de vaines arguties, de vénalité, de prostitution quelconque, de formalisme, de soumission aux routines et aux autorités.

— L'âme doit parler à l'âme. Pour ce faire, il faut se tenir dans la piété, la religion (au sens originel, équivoque et extensif de ce qui recueille et de ce qui relie, religare et religere, sans exclure le sens détaillé par Benveniste d'un attentive et scrupuleuse attention, que peut incarner la dialectique[28]) ; un signe fort est donné, chez celui qui se connaît lui-même — et connaît les dieux —, par le genre d'inspiration qui lui est familier, prophétique (Apollon), initiatique (Dionysos), poétique (les Muses), érotique (Éros-Aphrodite), p. 282. Il y a un genre de folie attachée à chacune de ces inspirations, un genre de folie à laquelle il ne serait pas raisonnable de ne pas céder. Comme dira plus tard La Rochefoucauld, « Qui vit sans folie n'est pas si sage qu'il croit » (maxime 209). Le Phèdre, dialogue très « littéraire[29] », corrige sensiblement la critique de l'homme conceptuel menée par Nietzsche dans La Naissance de la tragédie, quoique celle-ci soit plus nuancée qu'il n'y paraît :

Si la tragédie avait absorbé en soi toutes les formes d'art antérieures, la même chose peut se dire, dans un sens excentrique, du dialogue platonicien. Fait d'un mélange de tous les styles et de toutes les formes existants, il flotte entre la narration, le lyrisme, le drame, entre la prose et la poésie, et viole, en outre, la loi ancienne et rigoureuse de l'unité de forme et de langage[30].

Le philosophe poursuit en faisant remarquer l'équilibre rare et instable réalisé en la personne de Socrate, à la fois évidemment dionysiaque et apollinien dans le Phèdre. L'improbable synthèse limite par avance les tentatives d'application de la méthode, même si celle-ci est à entendre (methodos) comme un chemin à suivre. Il n'est peut-être qu'un Holzweg, un sentier qui ne mène nulle part (Heidegger).

— Justement, Wege nicht Werke[31]. Il ne peut ni ne doit y avoir inscription de la démarche, si celle-ci est authentiquement une recherche philosophique. Si, dans les temps les plus anciens, « un chêne et une pierre » (p. 304) pouvaient parler et l'innocence première – l'euètheia des premiers hommes – y coïncider, cette naïveté a disparu. Le livre écrit aujourd'hui est plus muet que la bouche de pierre d'hier[32] : « Ainsi donc, celui qui s'imagine qu'il laisse derrière lui son art gravé dans l'écriture, et celui qui le recueille en pensant que quelque chose de clair et de solide[33] pourra sortir de ce qui est écrit, ces deux-là sont pleins de naïveté » (p. 304). Et, comme l'explique Monique Dixsaut, « lire, en ce sens, ne fait pas penser : l'écriture n'engendrera pas des savants, encore moins des philosophes, mais des lecteurs[34] ». La condamnation est sévère. Elle disqualifie la campagne de promotion en faveur d'une entité dont se sont entichés les modernes, après « la mort de l'auteur[ 35] ».

 

Seul « le discours écrit dans l'âme de celui qui apprend » (p. 305), expressément adressé, suffisamment pertinent pour venir à l'existence, ayant une puissante raison d'être (sa dunamis), ouvert et fécond, inspiré et dialectique (277a), seul ce type de discours et ceux qui lui sont apparentés (« à la fois rejetons et frères de celui-ci », 278b) sont qualifiés pour mettre en œuvre une communication authentique et plénière. Et seuls les amoureux éclairés de la sagesse, les philosophes enfin, seront habilités à engager et magnifier cette conversion dont les conversations et les discours habituels masquent la nécessité et la priorité. L'intensité et la beauté du Phèdre exaltent donc la fidélité de Platon à ce rapport essentiel à la parole instauré par Socrate et, de tous les dialogues, celui-ci approche peut-être au plus près le climat de ferveur altruiste magnifiquement décrit par Kierkegaard au début de sa thèse de doctorat :

Rien, en effet, ne lui [Platon] était cher qui ne lui vînt de Socrate ou qui, du moins, ne lui faisait posséder, partager avec lui ces secrets de la connaissance semblables aux secrets d'amour ; car devant un esprit à l'unisson, on livre à fond une pensée qui, loin de s'arrêter aux bornes intellectuelles de l'interlocuteur, s'élargit au contraire et prend des proportions surnaturelles dans l'intelligence qu'en reçoit celui-ci : c'est alors seulement que la pensée se comprend elle-même, s'aime elle-même, incorporée qu'elle est à la personne de l'autre : si bien qu'il devient pour ces êtres à ce point en harmonie non seulement indifférent, mais impossible de décider quelle est la part de chacun, puisque l'un ne possède jamais rien en propre, mais possède tout en l'autre[36].

François-Marie Mourad



[1] Édition de référence : Platon, Phèdre, traduction de Létitia Mouze, Le Livre de poche, coll. Classiques de la philosophie, 2007.

[2] Emprunté, d'après le Grand Larousse de la langue française, signifie : 1. Qui manque de naturel ; 2. Que l'on a adopté pour cacher la vérité, comme dans un nom emprunté ; 3. Qui est le produit d'une imitation et ne correspond pas à la vraie personnalité.

[3] Giorgio Agamben, La Communauté qui vient. Théorie de la singularité quelconque, Éditions du Seuil, 1990, p.  16.

[4] Heidegger, Qu'appelle-t-on penser ?, traduction d'Aloys Becker et Gérard Granel, PUF, 1999, p. 31-32.

[5] Rimbaud, Génie, Œuvres complètes, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2009, p. 316.

[6] Baudelaire, Les Fleurs du Mal, « Élévation » (poème III).

[7] Alain, Platon, in Les Passions et la sagesse, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1960, p. 848.

[8] Auguste Diès, Autour de Platon. Essais de critique et d'histoire, Beauchesne, 1927.

[9] « Pour tromper avec certitude et succès, il est clair qu'il faut connaître soi-même la vérité dans les matières où l'on désire tromper », comme le rappelle Victor Goldschmidt à propos de ce passage du Phèdre, in Les Dialogues de Platon, structure et méthode dialectique, PUF, 1963, p. 325.

[10] Son dieu est Éros. Il est bénéficiaire de « la folie érotique » : « Et tout en jouant, nous avons célébré par un hymne de nature mythique, plein de mesure et de piété, ton maître et le mien, Phèdre, Éros, qui veille sur les beaux garçons » (265c).

[11] George Steiner, Maîtres et disciples, Gallimard, coll. folio essais, 2003, p. 39.

[12] Amical, bienveillant et profond, l'incipit du dialogue est l'archétype de l'interrogation philosophique par laquelle le maître vient en aide au disciple, pour le guider : « Où vas-tu donc, mon cher Phèdre ? et d'où viens-tu ? ».

[13] De 25 à 55 mètres de haut.

[14] Plusieurs centaines d'années, parfois dix siècles.

[15] Il vaut peut-être mieux utiliser ce terme plutôt que celui d'homosexualité, par ailleurs condamnée par Platon lorsqu'elle désigne « un plaisir contre nature », libidinal et infécond, sans frein (251a ; et aussi Lois 636c, 835d-842a).

[16] Il n'est qu'à comparer les réactions successives de Phèdre après la première critique par Socrate du discours de Lysias (p. 213) : « Tu dis n'importe quoi, Socrate » (235b), « De qui s'agit-il ? Et où as-tu entendu mieux que cela ? » (235c), « Au moins, très noble ami, tu as très bien parlé » (235d). Le personnage passe très vite de l'indignation à la curiosité puis à la reconnaissance.

[17] Le mot vient du latin mediocris, « moyen du point de vue de la qualité », « ordinaire ».

[18] Pierre Bourdieu, Ce que parler veut dire. L'économie des échanges symboliques, Fayard, 1982, p. 9.

[19] Ibid., p. 14.

[20] Profane vient du latin profanus, composé de pro, devant, et de fanum, lieu consacré, temple. Profane signifie donc placé devant, hors de l'enceinte consacrée, et par suite sacrilège, impie, non initié, avec des inflexions plus ou moins marquées selon le contexte.

[21] Ou « les discours contenus dans un livre » (230d).

[22] Alain Badiou, Petit manuel d'inesthétique, Éditions du Seuil, 1998, p. 11.

[23] Maudit est le participe passé adjectivé de maldire, maudire, « vouer quelqu'un à la malédiction divine » ; le maudit est le réprouvé, exposé à l'injure, à la colère, celui qui vit définitivement hors du bien, du vrai et du salut.

[24] Michael Edwards, Le Bonheur d'être ici, Fayard, 2011.

[25] Voir le Cours de philosophie sur le Phèdre de Platon par Jacqueline Morne.

[26] La répétition, loin de constituer une maladresse, insiste sur la solidarité organique et généalogique, d'une parole vraie, juste et belle, comme le confirme la reprise : « Est-ce qu'il ne faut pas, pour parler de belle façon, que celui qui parle connaisse la vérité en ce qui concerne son sujet ? » (p. 270)

[27] Baudelaire, « La Beauté », Les Fleurs du Mal, XVII.

[28] Voir l'entrée Religion du Dictionnaire historique de la langue française, sous la direction d'Alain Rey, Dictionnaires Le Robert.

[29] Comme l'indique Victor Goldschmidt, « le Phèdre est le dialogue par excellence où devraient coopérer l'explication philosophique et l'explication littéraire, afin d'en dégager, en toute sa complexité et en toute son unité, la ŅcompositionÓ », Les Dialogues de Platon, PUF, 1963, p. 331.

[30] Nietzsche, La Naissance de la tragédie, in Œuvres, Robert Laffont, coll. Bouquins, 1993, p. 84-85.

[31] « Wegenicht Werke » : « Des chemins — et non des œuvres », épigraphe placée par Heidegger en tête de ses œuvres.

[32] Dans son « Bulletin des Baux », fidèle à l'inspiration présocratique qui illumine son œuvre, René Char redonne vie au minéral : « La beauté naît du dialogue, de la rupture du silence et du regain de ce silence. Cette pierre qui t'appelle dans son passé est libre. Cela se lit aux lignes de sa bouche », Le Poème pulvérisé (1945-1947), in Fureur et mystère (1948), Œuvres complètes, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, p. 258.

[33] Nous soulignons les deux mots en italique.

[34] Monique Dixsaut, Platon, Vrin, 2003, p. 21.

[35] Roland Barthes, « La Mort de l'auteur », in Le Bruissement de la langue.

[36] Sören Kierkegaard, Le Concept d'ironie constamment rapporté à Socrate (1841), Œuvres complètes, tome II, Éditions de l'Orante, 1975, p. 29.

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