RETOUR : Contributions à la théorie de la littérature

 

Nathalie Riou : En poésie la bataille précède la formation des rangs. Communication au colloque « Pratiques poétiques et pratiques du poétique en français depuis 1945 », qui s'est tenu les 16 et 17 juillet 2010 (The Institute of Germanic and Romance Studies à Londres et Magdalene College à Cambridge).

Professeur agrégée de Lettres Modernes au lycée Jean Macé de Rennes, Nathalie Riou a soutenu une thèse de Littérature sous la direction de Philippe Forest à Nantes sur le sujet : « Se pencher sur l'obscur dans la poésie de René Char depuis La Parole en archipel et Le Nu perdu ».

Texte mis en ligne le 21 novembre 2010.

© : Nathalie Riou.


En poésie, la bataille précède la formation des rangs

Les voix poétiques de l'après-guerre ont été comme attirées par les forces centripètes de deux camps : l'une tendant à subvertir les illusions poétiques anciennes à travers un langage tel quel ou réglé librement, l'autre à poursuivre les chemins ouverts par les grandes voix lyriques des années 30 à 50 mais tout en réfléchissant depuis une distance qui récuse la naïveté ou l'autorité du chant. Mon propos sera de troubler ces lignes de front, entre formalisme et lyrisme, et cela en considérant, entre les années 70 et 80, deux temps et deux modes de brouillage.

Je me propose tout d'abord de montrer qu'alors même qu'une voix semble aller jusqu'au bout de sa poétique, elle peut paradoxalement se retrouver à parler aux abords de l'autre camp : c'est Ghérasim Luca qui, découvrant ou cassant la langue, fait entendre un lieu étrange entre pulsion et raison, une raison non loin des oulipiens. Puis – figure inverse –, l'incursion dans l'autre camp peut être un mode de défense et d'interrogation de sa propre poétique : c'est l'oulipien Jacques Roubaud qui, en tendant au lyrisme dans Quelque chose noir, semble, au moment où il perd la maîtrise de la règle, la retrouver autrement en refusant de s'abandonner au sentiment. Ces deux lectures ont pour fin de soutenir cette thèse : il n'est pas de poème valable où ne se croisent ces deux mouvements, dans une pensée, un sentiment et un corps. Le poème peut bien récuser l'un de ces membres, il n'en sera que plus partagé au milieu de la mêlée : en poésie la bataille trouble la formation des rangs.

I. Ghérasim Luca : un devenir surréaliste

Luca est un poète roumain, orphelin de père, né dans une famille juive, peu après Ionesco, dix ans avant Isidore Isou ; c'est en 1913, entre deux guerres et avant deux totalitarismes. Dans ces années, Tzara invente à Zźrich Dada ; Breton, Soupault… lancent à Paris le courant surréaliste. Luca se nourrit de leur profonde révolte : il entre dans le monde poétique avec l'inconscient, la liberté, l'amour et la violence de la langue… Mais hasard et inconscient, qui vont, en interrogeant nos pulsions de mort et de vie, contre la raison militaire, passeront peu à peu chez lui au second plan. Déplaçant la critique radicale du pouvoir, l'an-archie de Dada, il remonte à l'instant du pouvoir, au moment où se fondent l'ordre et la violence politiques, où la terre et le corps deviennent territoire et citoyen. Luca est moins an-archique, contre le pouvoir, que « a-topique », contre l'utopie et contre la terre comme attache. Or si on habite heureusement un corps, une maison, un pays, on l'oublie ; si on parle heureusement une langue, on l'oublie. Mais comme c'est là la première oppression pour Luca, le corps politique, la terre patrie, et le signifiant signifié font mal dans sa poésie. Je partirai donc de cette hypothèse que le poème de Luca déplace l'insurrection libertaire ou politique de dada en insurrection physique et topique. Mais comme en même temps la conscience revient, on peut se demander quelle forme de poème peut s'écrire qui à la fois bouge les limites du corps, et ne donne pas de gages à la raison de ceux qui se l'approprient en territoires ? Je me propose de montrer comment trois formes poétiques de Luca tout en semblant s'approcher de la raison, voire d'une poétique raisonnée non loin de l'Oulipo contemporain, reviennent pour l'éclairer autrement ce sentiment d'un corps instable, cette a-topie

Le première forme est la liste : de loin elle semble autant surréaliste qu'oulipienne ; de près on voit que s'il s'agit dans les années trente de décontenancer les catégories aristotéliciennes qui fondent notre pensée occidentale, et donc les tranchées, dans les années soixante, elle joue plus traditionnellement de la règle. Dans un recueil de 1976 dont le titre, Paralipomènes, ironiquement annonce un supplément à la Bible, on trouve dans la dernière partie « La fin du monde », deux longs poèmes énumératifs qui ont le même titre « Prendre corps ». Je ne citerai que le début du deuxième qui est érotique :

Je te narine je te chevelure/ je te hanche/ tu me hantes/ je te poitrine/ je buste ta poitrine puis te visage/ je te corsage/ tu m'odeur tu me vertige/ tu glisses/ je te cuisse je te caresse/ je te frissonne/ tu m'enjambes[1]

Et il se termine sur deux vers : Je t'écris/ tu me penses[2].

On ne sait par où prendre une liste surréaliste — ça passe du coq au coq puis à une longue proposition obscure puis… — mais ici on entend bien une alternance entre le je et le tu même si l'ordre n'est pas prévisible, un blason érotique entre amant et amante, un enchaînement des êtres et des mots, même si et parce que la parole désenchaîne le mot de sa catégorie, de son genre, de son espèce… et enfin il y a une chute.

            Ainsi à la forme minimale de la liste, Luca donne un titre, une tension et une fin. Ce sont des poèmes de désir, peut-être même d'amour : deux êtres s'éprennent l'un (de) l'autre en prenant langue. Le verbe est l'axe du poème suggérant que nous n'habitons une langue que parce qu'elle bouge. Prendre langue avec autrui ou prendre corps avec la langue, telle est l'ambiguïté du poème : je ne sais pas encore qui va régner dans le monde à la troisième personne, semble dire Luca, je ne connais pas bien les hiérarchies, je suis dans la langue française comme « chez moi », c'est-à-dire avant les territoires et les portes et… Je casse la langue si elle précède ma parole comme l'interdit précèderait le dit, mais je ne casse pas si la parole se forme dans le dialogue : le temps du désir progressif « bâcle » et débâcle les catégories immobiles de la grammaire. Le lyrisme de Luca est dans cette hésitation : on ne sait si la parole est un nouveau-né ou un méthodique guerrier. Ni paradis perdu, ni utopie, son a-topie n'est pas éthérée mais très physique, n'est pas parfaite mais en devenir.

 La deuxième forme est la déconstruction des sons, telle qu'on vient de l'entendre et telle qu'elle est célébrée dans le poème « Passionnément ». Il part d'un balbutiement d'in-fans, « pas pas pas… », puis frôle le pipi caca « la pipe du papa du pape pissez en masse », puis passe à un jeu sur l'étymologie « ne dominez pas vos passions passives[3] »… puis… etc., les vers se poursuivant en trébuchant sans cesse jusqu'au dénouement qui est l'accession à la grammaticalité, presque : « je t'aime passio passionnément[4]. » À une vraie parole d'amour.

Il serait plaisant d'imaginer des lecteurs qui, n'ayant connu de la poésie que ces formes qui dé/construisent le sonore et le sens, liraient ensuite notre poésie traditionnelle : ils trouveraient sans doute saugrenue notre vieille manie de tout compter et de le manifester avec cette rime qui met ensemble des mots en fin de vers comme s'ils avaient à voir entre eux et comme si le poète n'avait finalement que cette idée en tête. Ils trouveraient une analogie avec le travail de Luca mais celui-ci leur apparaîtrait bien plus honnête : le bégaiement prouve qu'il n'y a pas d'arrière-pensée consciente, pas de préméditation. La poétique de Luca renverse le système rimique de la poésie française qui donne des lois à la passion. S'il y avait eu un Dieu et qu'il eût bégayé, tout aurait eu un nom juste et on n'aurait pas besoin de poème ni de colloque...

L'art du bégaiement est au centre de la poétique de Luca qui donne voix au son : il y a constamment lapsus, étymologiquement « glissement » au son voisin qui trahit un sens qui couvait : « do/ minez ne do ne mi pas pas vos rats/ vos passionnantes rations de rats de pas…[5] » D'autres poèmes mettront explicitement en œuvre cet art du glissando et qui est aussi l'art douteux du calembour : « Accouplé à la peur/ comme Dieu à l'odieux/ le cou engendre le couteau[6]. » Il semble proche du poème conscient et ludique de Queneau qui subvertit les frontières entre oral et écrit. Mais il y a à nouveau hésitation entre bégaiement de nouveau-né et jeu distancié, réfléchi, moins de guerrier ici que de psychanalyste. À première vue, le poème semble émerger comme les premiers mots de Rousseau : tout naît en même temps et en passion. En contrechamp, le poème peut apparaître déconstruction réfléchie des phonèmes, en vue d'entendre d'autres sons-sens ; il s'avère alors qu'il n'est de meilleur « voyant » ou « audiant[7] » – selon le mot de Luca – pour entendre la matière inconsciente de notre langue qu'un étranger. L'étranger est celui qui peut nous faire entendre les rêves interdits de notre langue : il aère notre sommeil de brute. Le poème de Luca dérange comme un enfant qui psychanalyserait notre langue.

            La polysémie des premiers « pas » du poème, entre papa, passionnément et « pas » négatif ou logique, serviront de transition à mon dernier point.

 En effet la troisième forme rappelle l'absurde de Devos et les pièces logiques de Roubaud quand le mathématicien s'amuse avec la beauté du sophisme, une apparence de raison déjouant la raison. C'est par exemple pour Luca le poème « Qui voyez-vous » :

Nous ne voyons personne/ Nous voyons parfois quelqu'un/ sinon comme quelqu'un qu'on voit/ du moins comme quelqu'un/ qu'on voit parfois/ […] Quand nous voyons quelqu'un/ nous ne voyons personne/ mais personne ne voit/ qu'en ne voyant personne/ on voit toujours quelqu'un […][8].

La différence avec l'humoriste ou l'oulipien est que le poème part explicitement d'une contradiction liée à notre subjectivité : il suffirait d'ajouter les adverbes comme « en vérité », « en apparence » et le paradoxe s'effacerait. Or l'ellipse des termes logiques est sentimental — figure propre à un poète qui éprouve tragiquement l'hétérogénéité du cœur et de la raison. Voici un dernier poème, « Œdipe Sphinx » :

Au nom/ des/ hors-la-loi/ d'hier// au nom/des/ hors-la-loi/ d'aujourd'hui// le rescapé d'Auschwitz/ et le rescapé SS/ s'interrogent// au tribunal de Francfort/ Comment condamner au nom de la loi/ le crime commis au nom de la loi// Comment pardonner au nom de la loi/ le sang versé au nom du sang// la question/ dépasse la réponse// et l'accusé/le box// Ni pardon/ni châtiment/ à perpétuité[9].

Le mot « perpétuité » est suivi d'un astérisque qui renvoie à : Hiroshima, Budapest, Congo… Comment est-il possible de perpétrer, dent pour dent, la loi qui tue, comment concilier le pardon du cœur, la loi et le meurtre ? Le poème ne joue pas avec la raison : il la récuse explicitement en posant les contraires comme étant absolument, sans raccord logique, sans synthèse ; l'ellipse du démonstratif est aussi lyrique comme le dit bien notre langue : cet homme n'est pas démonstratif.

En conclusion à cette lecture de Luca : on a vu que sa poésie libre, venue du surréalisme, rencontre les formes maîtrisées des poètes oulipiens à travers la liste, la déconstruction des phonèmes, et les pièces non-logiques. Mais on a vu aussi à chaque fois que cette forme revient pour l'éclairer autrement à un lyrisme original. Ni enfant, ni stratège, ni naïf ni psychanalyste, ni rationnel ni sentimental, son poème agrandit le vide pour vivre, ou pas : aussi on peut bien dire que lorsque, en 1994, il est exproprié de son appartement parisien, que la loi française l'oblige à demander sa naturalisation, et qu'alors il ne peut plus être le poète « ni roumain ni français », elle le condamne effectivement à se jeter dans la Seine. La société n'est pas un enfant de cœur, qui exproprie un vieil homme et qui territorialise le poète de l'a-topie.

II. Roubaud et la rigueur de la négation lyrique

Jacques Roubaud publie en 1986 Quelque chose noir, recueil de poèmes qui disent la mort soudaine, trois ans auparavant, de sa jeune femme, la photographe Alix Cléo Roubaud. En 1984, un an après sa mort, il avait publié les derniers cahiers du Journal qu'elle tenait, qui ont trait à leur vie commune, et où sont reproduites quelques-unes de ses photographies, dont la dernière grande série « Si quelque chose noir ».

Tandis que la révolte de Luca vient de loin, de Dada et de Roumanie, celle de Roubaud est proche : il se révolte contre le monde qui institue la littérature, il envoie promener l'École Normale qui aplatit les poèmes, puis il écrit, puis il rencontre le monde des mathématiques, puis Queneau, l'Oulipo… Son poème mettra en avant l'artifice d'une mathesis ou d'une règle.

1. L'architecture de Quelque chose noir conserve un peu de cet ordre puisque le recueil est structuré en neuf ensembles de neuf « neuvains » et à la fois il le conteste en renonçant à la mesure de l'ennéasyllabe : ce sont donc des poèmes en prose de neuf paragraphes. La composition reste présente dans le montage, car elle ne suit pas l'ordre chronologique. Un poème dont le titre est : « 1983 : janvier  1985 : juin », commence ainsi :

Le registre rythmique de la parole me fait horreur[10].

À écrire et à lire. Un des derniers poèmes commentera le silence poétique des trente mois qui ont suivi la mort d'Alix Cléo Roubaud ; le titre est « Aphasie » car ce serait de la même manière que les malades perdent en premier les acquisitions les plus récentes du langage. Celui qui est fou de douleur ne peut plus, même douloureusement, entendre ou faire chanter la langue. Un poème, dont le titre « Envoi » rappelle aussi bien le salut des troubadours que le poème « En moi » où la mémoire d'Alix Cléo va s'altérant, dit clairement l'entrée du désordre de la mort dans la langue, de :

quelque chose dont je n'étais plus responsable.

Or, c'est là ce que personne ne supporte plus mal. Où sont les signes de l'élection individuelle, sinon en ce qu'un ordre vous est obéissant, avec ses raisons de langue[11].

Dans la suite du poème, c'est par leur défaite même que la foi du troubadour, la raison mallarméenne et l'autorité mathématique rendent hommage à la photographie d'Alix Cléo Roubaud qui, elle, sait approcher la mort :

            Or c'est là ce que personne ne tolère plus mal, l'écriture de la lumière ne réclame pas l'assentiment.

 

            Pour qui sait lire, seuls les limbes de l'entente.

 

            Et le soleil, qui t'empaquetait entre deux vitres.[12]

 

Le poème sans ordre, entropie de la mort, est inacceptable mais l'évidence photographique, qui transcrit pourtant bien, en leur donnant sens érotique, le jeu de l'ombre et de la lumière, serait aussi inacceptable en ce qu'elle n'est pas raison. Une photographie en noir et blanc d'Alix Cléo Roubaud met en relief les lignes de lumière et d'ombre, lignes qui donnent figure à la série Si quelque chose noir[13]. Dans l'intérieur d'une pièce presque vide – une fenêtre au centre et un buffet à droite – une silhouette nue, dans le faisceau de lumière, se tient debout, ou marche, s'allonge, se démultiplie, ou s'estompe dans l'ombre… Comme dans une chambre noire, la série révèle l'humain comme ligne mobile, comme lent mobile qui unit et sépare, lumière ombrée ou ombre claire. Muybridge décomposait le mouvement de l'homme : Alix Cléo Roubaud compose en corps humains la lumière et le noir ; le corps consonne, articule l'indistinct et le linéaire. C'est une photographie triste mais à l'orée du monde humain.

Pour revenir au poème, on voit que s'il est vrai que « l'écriture de la lumière ne réclame pas l'assentiment », ce n'est pas absence de raison, car en amont est dressée une écritoire très élaborée. Il n'y a pas abandon de toute règle, abandon à la pure lumière. De même si, bouleversé par la mort, Roubaud n'ordonnance plus, ce n'est pas abandon de la raison à un pur sentiment… Une règle demeure, le montage, qui est équivalente à celle qu'on retrouve pour classer les photographies dans un album. Si l'esthétique de Quelque chose noir est négative (ne pas compter les syllabes, ne pas chanter, ne pas…), on peut déjà entendre là quelque chose d'autre que l'inverse d'un positif.

On ne peut en effet percevoir l'architecture du recueil comme un simple négatif. À l'intérieur d'une assertion globale – la construction en neuf parties… –, chaque texte propose une méditation formelle différente depuis la mort de la jeune femme. Il y a donc tension entre règlement d'ensemble et dérèglement de pièce en pièce mais où une unité à chaque fois se construit. Il y a le chiffre neuf entre le livre et la page mais la page reste imprévisible : tel poème est une litanie, tel autre un fragment de journal.... La fragilité du chiffre a à voir avec les ruines, de la matière et de la mémoire, dont parle Jacques Roubaud. Or si on pose qu'une règle est vivante en ce qu'elle découvre un sens qui semble découvrir la règle elle-même, qu'il y a donc tension entre forme raisonnée, globale, au futur et parole au présent, on pourrait bien dire alors que la forme est ici mourante en ce que la raison et ses règles se retirent : il n'y a pas de quatrième côté au chiffre neuf, le poème est un éboulis de vers. Le chiffre reste chiffre en ce qu'il touche peu au sens, il donne une limite, étant encore bon à ça : à dire la fin. La règle oulipienne, cartographiant l'espace à venir du poème, était maîtrise du temps. Mais quand on lit la page inventant une forme-sens limitée à neuf paragraphes, on ne sait si c'est le poète qui maîtrise encore le cadre ou si c'est le temps qui a désormais le dernier mot… Une ambiguïté se faisant entre oui et non n'est donc pas négation.

Enfin la raison menaçait de mettre en règle ce qui est en train de n'en plus avoir, d'unir monstrueusement la forme et ce qui devient informe, se décompose. Si autrefois le réseau du sonnet était apparu à Jacques Roubaud nid d'amour dans la langue, au temps du deuil c'est un artifice, une tombe qui sonne creux. Le monde, en perdant forme, frappe de vanité la forme poétique. Ainsi chaque page du recueil ouvre au présent progressif quelque chose entre une tombe et le noir. Voici deux fins de poèmes en vis-à-vis:

Quelque chose noir qui se referme, et se boucle, une déposition pure, inaccomplie.

 

Vous ne conjoindrez pas devant mes yeux les pierres

Vous ne ferez pas que le nulle part je ne voie[14].

Le logicien Jacques Roubaud dit que le négatif du négatif ne ramène pas au positif mais ailleurs, mais où ? Il me semble qu'on pourrait dire qu'en poésie la négation même sort des règles de la logique : ainsi on ne peut mettre au négatif la « tension » entre la règle toute-puissante et l'informe allant avec du sens encore… Le cours d'une négation en poésie affirme un peu le monde, même si c'est la perte d'un monde. La page essaie une forme de parole qui s'avère progressivement possible conjointement à la défaite de la règle. Le primat oulipien, à savoir la règle, est plus que nié, car la règle va s'effritant ; il ne saurait y avoir de négation de la négation là où le temps de l'effritement est premier, car comment nier ce qui est en cours ? Quel serait l'inverse d'un tombeau dont on ne sait s'il s'entrouvre du noir à quelque chose ou de quelque chose à noir ? Quel est l'inverse de l'absence in progress : le passé, le futur, la présence ?

Dans cette perspective, on pourrait noter trois autres esthétiques de la négation ambigu‘ et qui cette fois s'élaborent contre le fonds lyrique traditionnel. Le poème lyrique conjurait la perte du monde en mêlant trois modes qui sont ici détournés, différés ou déniés : comment ne pas chanter la plénitude passée, comment ne pas pleurer la perte de la femme aujourd'hui et comment ne pas croire en la survie demain ?

1. Tout d'abord le « ne pas chanter ». Deux formes vont contre l'éloge de ce qui fut : la première est une négation plutôt simple, c'est l'analyse avec ses chevilles logiques qui décomposent ; la seconde est ambigu‘, c'est l'indirect du regard qui regarde les œuvres d'Alix Cléo Roubaud. À la place de l'ode à la beauté de la femme, on aperçoit ces morceaux de photos et de journal, cités, vus, revus, ruminés. Du « ne pas chanter », le poème montre ce qui peut être chanté, le cantabile de la morte, nous voyons de quoi faire une ode. Ou que l'ode a eu lieu.

2. Ensuite il y a le « ne pas pleurer » aujourd'hui, ne pas verser dans l'élégie. Je distinguerai à nouveau deux formes : la première a à voir avec l'architecture en ce que des poèmes plus objectifs atténuent des poèmes plus tristes, transformant ce qui serait un pur sanglot, tel le poème « Point vacillant » et son terrible « je ne t'ai pas sauvé de la nuit difficile[15] », en pleur contenu ou échappé. La seconde est à nouveau plus complexe car elle trouble l'opposition entre objet et sujet : quelques poèmes s'extraient d'un quotidien dont la matière épaisse, opaque dit la mort sans l'embaumer. Dire le monde sec, indifférent, qui ne pleure pas, c'est à partir d'un non-lien avec le monde éprouver la perte présente de la femme ; le non-lien est le lien du deuil. La mort est l'expérience qui peut faire éprouver l'indifférence du monde comme analogique : là encore quelque chose s'extrait d'un négatif.

3. Enfin il y a le « ne pas croire en la survie, en la vie future ». Or Alix Cléo Roubaud était croyante, et c'est peut-être pour cela qu'il me semble qu'on pourrait ici entendre la forme paradoxale qu'est le dialogue avec la morte :

Je ne suis pas nécrophile, je ne désire pas ton cadavre. je ne sais pas ce que c'est. si c'est. je t'ai vue morte. je ne t'ai pas vue cadavre. / Pourtant je désire.[16]

Athée, celui qui parle à une morte ? Cela n'est pas inconcevable. Mais on comprend sans concept ce que c'est que d'être fou de douleur, qu'il est normal de parler aux pierres dans un cimetière. Le « je ne désire pas ton cadavre » dit la folie de Roubaud : délire de parler à la morte, raison de la voir cadavre. On dirait un fou qui parle raisonnablement dans le vide qu'il sait vide : va-t-il tomber ? Le « ne pas croire à la vie future » est donc attesté par le cadavre et dénié par la parole folle à une morte. Il y a des métaphores dans le recueil, mais on pourrait dire que la métaphore centrale, c'est cette adresse : Jacques Roubaud en continuant à parler, et peut-être plus intimement, à celle qui n'est plus, hésite entre temps linéaire qui ne passe pas, et métaphore qui transporte Alix Cléo Roubaud dans le monde des métaphorisés, comme si elle était le toujours vivant de la destinataire morte… Jacques Roubaud est sur le point vacillant du doute de tout, doute qui dure entre récit qui met à mort et métaphore qui ouvre un tombeau. Chaque poème semble interroger le temps pour faire durer la transformation de la métaphore, qui dédouble Alix Cléo en vivante et morte, en récit chronologique où A devient A'… : une vivante, une morte.

 Quelque chose noir montre le recul de la raison oulipienne qui prévoit et rassure. La règle formelle n'a plus tout à fait raison ; l'absence de corps fait sortir la langue de son statut d'objet ; la contrainte de la mort a plié la pensée dans une telle douleur qu'il semble que ce soit celle-ci qui touche le vide. Il m'a semblé alors que la défaite de la règle redistribue la ligne de partage entre forme et sens, qu'elle s'élabore depuis un non in progress : le vers se ruinant à l'intérieur du poème, le non à la matière sentimentale est ambigu entre ode révolue ou matière insensible, et enfin c'est un déni très complexe car tout en parlant à la morte, le poète conçoit le procès de la mort. Ainsi la ruine de la règle touche à une parole lyrique qui est niée mais persiste dans ce oui de la parole vive : le troubadour Jacques Roubaud parle une parole d'oc dans une langue du non.

 

Ainsi l'ambiguïté de tout l'œuvre de Ghérasim Luca tenait entre parole naissante et langue consciemment détruite : il n'est pas de liberté si libre qu'elle ne doive désapproprier. L'œuvre de Luca hésite entre le oui du désir qui détruit et le non à l'ordre, cela à l'intérieur d'un corps poétique étrange puisque si tout est cœur, si tout est pulsion, l'inconscient maintient le lien avec une conscience qui ne peut pas ne pas déjà penser. La tension la plus imminente du poème de Luca est dans un désir qui détruit la forme de ce qu'il désire pour éprouver qu'il y a bien quelque chose : sa poésie lyrique serait écrite par tous les enfants qui se jettent de bonheur contre leurs patients châteaux de sable, vrais châteaux, bonheur puissant, enclos sur un mystère.

Différemment, Quelque chose noir est l'aventure d'un recueil qui va contre l'œuvre antérieure : le non de la mort entame au présent progressif les fondations de la règle, et le non au sentiment est contradictoire. Sa tension la plus imminente est dans ce renoncement à soi (le poète mathématicien) qui est équilibré par le refus du lyrique, qui est lui-même contredit par la parole vive à la morte. Roubaud cite à la fin du poème « Méditation de la pluralité » un vers de Tristan Tzara :

Sale vie, sale vie mélangée à la mort[17].

Je souhaiterais avoir ainsi montré qu'en poésie les formes affirmatives et négatives se touchent nécessairement et que ce toucher est autant de la pensée que du sentiment.

Nathalie Riou



[1] Ghérasim Luca, Héros-Limite suivi de Le Chant de la carpe et de Paralipomènes, Paris, Gallimard, coll. Poésie, 2002, p. 295.

[2] Ibid. p.298.

[3] Luca, op. cit., p. 169-170.

[4] Ibid., p. 176.

[5] Ibid., p. 171-172.

[6] Luca, « À gorge dénouée », op. cit., p. 179.

[7] Luca, « D'audiant à voyant », op. cit., p. 223.

[8] Op. cit., pp. 210-211.

[9] Op. cit., pp. 206-207.

[10] Jacques Roubaud, Quelque chose noir, Paris, Gallimard, coll. Poésie, 1986, p. 33.

[11] « Envoi », op. cit., p. 93.

[12] Ibid., p. 94.

[13] C'est la première de la série des treize photographies qui est reproduite dans le Journal (1979-1983) d'Alix Cléo Roubaud (Paris, Seuil, coll. Fiction & Cie, 1984, rééd. 2009 : p. 167).

[14] Jacques Roubaud, « Méditation de l'indistinction, de l'hérésie » (op. cit., p. 76) et « Méditation à l'identique » (op. cit., p. 77).

[15] Op. cit., p. 20.

[16] Op. cit., p. 116.

[17] Op. cit., p. 80.

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