Elle court, elle court, la poésie,
jamais
vous ne verrez son genre
Si
on frappe au poème et qu'une voix à l'intérieur répond « qui est
là ? », on entend mal si c'est un homme ou une femme, un poème
dispose de toutes les tessitures, peut-tre mme un peu plus. Telle voix peut en
effet se dire lésée, se plaindre… et, tout à la fois, elle peut répondre du
monde : c'est l'heureux emmlement des préjugés, d'un féminin plus objet et
d'un masculin plus sujet. Cependant, à la lecture des poèmes d'amour, nous
redevenons femmes et nous sommes alors ballottées, rabaissées ici en figures de
prostituées, sublimées là en figures inaccessibles ; nous avons un peu mal
au cœur.
On
pourrait dire qu'à cette opposition, répond une tension du féminisme que
deux penseuses incarnent au XXe, toutes deux étant hantées par la menace que
dire les différences pourrait les aggraver. Monique Wittig tout d'abord, qui me
semble répondre à l'écartèlement en l'exténuant, soit en conjoignant dire et
détruire les différences. Puis Judith Butler, qui cherche plutôt à exténuer
l'emmlement mais en vue d'un agir politique ; sa pensée est toute tendue dans
cette question : comment revendiquer pour un groupe opprimé sans le figer
avec les mots de l'oppresseur ? Sa réponse : en troublant continûment
les marques des genres.
Or la
parole poétique, qui fait ce qu'elle dit, trouble les genres : le poème
n'a pas peur que dire la différence l'aggraverait car la disant il la
maltraite, la transporte etc. Les
poétesses doivent cependant doublement déconstruire : non seulement le
négatif des déterminations sociales, rabaissement ou sublimation, mais aussi le
passif – elles sont l'objet de ce discours. Un poète peut souffrir des
clichés virils, aller contre l'image sur-héroïsée de son sexe, ce positif fait
cependant qu'il bénéficie d'un peu de force pour aller à contre-courant :
il est déterminé déterminant. Les femmes qui quittent l'ombre des Marie,
Marthe, Madeleine, risquent, elles, l'invisibilité : doublement déterminées,
elles seraient plutôt l'eau, une eau qui essaye de remonter contre soi. Ce
double « agir-contre » est moteur, forme-sens multiple : là se
rencontrent, par conflagration, la tension positive du poème, à la fois
présence sonore et absence visible des images, et l'écartèlement négatif de la
femme entre animal et sublime. D'où la question de cette étude : cette
conflagration peut-elle amener les femmes à inventer formellement d'autres
sens ?
J'étudierai
avec Sabine Macher et Alix Cléo
Roubaud, les marges du poème, à savoir le genre du journal, genre dit féminin.
Ce n'est qu'en conclusion que j'aborderai avec Florence Pazzottu,
les poèmes des femmes.
Le
journal intime est un genre qui s'est construit dans les marges de l'histoire
littéraire à l'époque du romantisme, après les Confessions de Rousseau, quand
se défait de l'intérieur le lien du religieux. Les journaux des hommes
accompagnaient souvent l'écriture de leurs œuvres – le premier journal
publié du vivant de l'auteur sera en 1856 celui de Barbey
d'Aurevilly. Les femmes ne partagent pas le mme
seuil : la plupart confient au secret du secrétaire leur désœuvrement dans
l'attente d'un époux. Elles sont souvent « filles de » : la
fille du ministre Necker arrtera son journal pour devenir Madame de Staël
– qui, elle, fera œuvre ensuite –, la sœur de Maurice de Guérin,
Eugénie, écrit son journal comme une lettre sans fin à son frère, Adèle fille
de Hugo, etc… Et puis il y a les mille inconnues dont les journaux sont perdus.
Je citerai un extrait de 1863 qui me semble emblématique. Une jeune fille de
dix-huit ans, Marie-Edmée Pau, toute enthousiaste à la lecture des Reliques de Maurice de Guérin, dit
combien elle envie ses trouvailles poétiques : « Il me semble qu'il
m'a volé toutes ces choses, […] je suis prte à redemander mon bien qui serait si mal chez moi. » Cette contradiction entre le sentiment
d'un « comme c'est juste,
comme j'aurais aimé l'écrire », et la conscience de n'avoir pas de « chez moi », ni chambre ni
langue à soi, fait toucher le vide infime qu'il y a entre pouvoir aimer et
l'impuissance à donner en retour. Le journal de l'homme est un dialogue en
réserve entre moi et l'autre, le journal d'une femme au XIXe compte, à
rebours de la liberté, des jours qui attendent leur auteur. On pourrait rver
que les plus belles œuvres du XIXe ont été ces journaux disparus dans le
vide, dans l'angoisse d'tre, n'étant pas à, mais le réel est qu'il n'y a pas
d'œuvre, que personne n'écrit si ce n'est pas ici et là, à son autre et son
mme. C'est pourquoi le journal d'une femme qui ne s'appartient pas est un
genre dominé, virginal ou conjugal. L'exception du XIXe, George Sand,
dira, en romancière aussi :
… faire un journal, c'est renoncer à
l'avenir, c'est vivre dans le présent, c'est avouer à l'implacable qu'on
n'attend plus rien de lui, qu'on s'accommode de chaque jour, qu'il n'y a plus
de relation entre ce jour-là et les autres. C'est boire son océan goutte à goutte,
par crainte de le traverser à la nage…
I. Sabine Macher :
une écriture en aplats, à la limite du profond et de la surface
Passons
au XXe et à Sabine Macher : d'origine allemande, d'abord danseuse, elle a
commencé à publier en français au début des années 1990 en abordant de biais le
genre du journal. Le quatrième
livre Une mouche gracieuse de profil,
paru en 1997, a quitté le journal intime, il est construit sur l'alternance
irrégulière de trois types de textes : la description des hôtels habités
pendant les tournées de danse, les portraits littéraires, écrits sur le vif
pendant quarante-cinq minutes chez le modèle – et enfin de brefs textes
qui décrivent le dessin d'un objet banal. Le portrait le plus féministe est
« Chez Laurent » : le modèle masculin se dénude et va prendre
son bain sous le regard scriptural de Sabine Macher.
Le passif du journal est ici radicalement récusé et en mme temps la relation
n'est pas simplement inversée, l'homme ne sera pas un objet… Son œuvre est
subtilement féministe : elle déconstruit le pouvoir qu'une simple
inversion aurait rétabli, non pas œil pour œil, dent pour dent, mais regard et
faim autres.
La
relation traditionnelle entre le peintre et le modèle est discrètement défaite.
Sabine Macher s'endort lors de la première séance de
pose avec Laura : le peintre attentif, qui tout enregistre et tout
maîtrise, est détrôné. Ou bien encore les modèles masculins ne sont ni pleins
ni académiques : Félix s'est coupé en se rasant, Karl est timide… C'est la
position de modèle qui est fragile, ce n'est pas le sexe. Ou bien encore la
scène est compliquée : Sabine Macher décrit son
ami Max en train de peindre Juliette, danseuse et modèle… En regardant
l'échange peintre/modèle, l'écrivaine apparaît comme tiers gnant : le
peintre devenant modèle, la relation triangulaire montre que le regard qui veut
prendre peut aussi tre pris, tre vulnérable. Et de façon plus complexe, le
regard scriptural incarne le tableau à venir quand le peintre aura mis en forme
la femme, œuvre ouverte alors au spectateur. Ainsi le regard tiers accuse la
relation unilatérale actuelle mais aussi il amplifie le temps quand le pouvoir
sera le possible : il accuse le geste de l'homme et en mme temps
l'innocente en ouvrant sur l'œuvre à venir. La mobilité déconstruit la relation
de pouvoir, autrefois masculin, et en mme temps élargit l'approche de ce qu'on
ne connaît pas.
Par
ailleurs, Sabine Macher va déconstruire le sentimental
du journal en faisant avancer en mme temps sur la page les objets, les corps,
les mots, les sentiments, les pensées. Voici ce que devient le topos du chagrin
d'amour à la fin du carnet d'a :
je sais quand je ne l'aime pas/ avant la fin du carnet/ un
peu plus que la moitié/ après châlons-sur-marne[3]
Le
sentiment est ou langage ironique, ou coordonné dans l'espace-temps de la
physique : prépositions, alinéas et gestes articulent semblablement les
choses, les sentiments et les mots. Au bout de quoi n'est pas l'euphémisme ou
l'ancienne litote qui présupposait la matière comme un poids provisoire vers un
plus haut quasi indicible… : dire les choses pour dire plus le sentiment.
Ici, soit tout se vaut et c'en est fini de la profondeur du journal égocentrique,
soit tout se touche, et un essentiel apparaît : le matérialisme n'est pas
une évacuation mais plutôt le maintien de l'humain dans les choses. Le
sentiment n'est pas évacué (optique objective) ou atténué en vue de l'idéal
(optique classique), il est parmi les choses. La question que pose ce monde,
c'est la cohabitation des dessus et des dessous.
Enfin le
deuxième titre Ne pas toucher ne pas
fondre pourrait apparaître comme la clé de son art poétique, son
intentionnalité : les éléments se montrent avant ou sur le point du
toucher métonymique, avant ou sur le point de la fusion métaphorique. La
distinction entre extériorité et intériorité est là déconstruite : les
descriptions alternent entre photos de famille, de soi-mme, d'une personne, on
a parfois du mal à distinguer photographie et portrait scriptural sur le vif.
On expérimente le ralenti d'un chassé-croisé légèrement dissymétrique :
décrivant une photo, on touche un peu à la profondeur d'un tre, décrivant un
tre, on cadre et fige déjà. Ainsi le monde de l'album n'est pas l'inverse
factice du monde, il y a peut-tre un album du monde comme il y a de la vie
dans l'album de photos : si le recouvrement était exact, tout serait art,
mort et mélancolie narcissique.
II. Alix Cléo Roubaud : le profond fait mal à la surface
Maintenant
si on considère l'œuvre d'Alix Cléo Roubaud, on
revient au journal bien réel : le genre est travaillé de l'intérieur. Alix
Cléo Blanchette, après des études au Canada et en
France, se reconnaît vers vingt-six ans comme photographe, elle rencontre à
cette époque Jacques Roubaud qui a quarante-six ans. En 1983 - elle a 31 ans -
elle meurt brutalement d'une embolie pulmonaire. Jacques Roubaud écrit alors
l'un des grands tombeaux du XXe Quelque
chose noir, et en 1984 il publie les derniers cahiers de son journal, ceux
des quatre années de leur amour : elle aurait alors - ce sont les mots de
Jacques Roubaud - trouvé son style, « style propre, profondément original ». C'est cela que je voudrais montrer
brièvement tout en posant la question du genre comme vide de la femme.
Voici un
extrait de 1982 où elle parle à la troisième personne : « Son journal
comprendrait des pages pleines,puis, en
regard, leur « image »: quelques parties privilégiées,mais
on lui avait dit : vous ne pouvez travailler que lorsque votre nom est une
image. » Jacques Roubaud en insérant des photos
dans le journal, a ainsi accompli
le projet de montrer l'hétérogène du « voir des mots » et du
« voir des images ». Aussi partons des photos qui sont en noir et
blanc : elles accentuent les traits du geste photographique –
cadrer, couper, immobiliser, refléter en silence le monde. À cet excès de la
forme photographique s'ajoute une action originale sur le négatif qui
déréalise par brouillage des contours, par projection de silhouettes
fantomatiques qui dédoublent ou multiplient les portrait ou autoportraits. Ce
sont des photos dérangeantes qui poussant à bout l'artifice du geste
photographique, exténuant le passé composé de la photo, le « ça a
été » de Barthes, proposent un irréel, un « futur antérieur »
dit-elle. Si bien qu'elle semble en mme temps et augmenter la mise à mort de
la photographie et développer un « peut-tre » qui est l'opposé de la
photo. Elle semble réparer la faute originelle du photographe en restaurant l'aura
(Benjamin) qu'il a ôtée au monde, en conjuguant artificialité du visible et
interrogation de l'invisible. La photo est excessivement artificielle, le monde
est déjà mort mais il y a la lumière et le noir, cela qui fait qu'on voit et
cela qu'on ne voit pas. Or comme ils donnent sur un irréel, cet irréel semble
remonter à un essentiel de notre tre au monde : Alix Cléo
dira que de son « pinceau lumineux, » elle montre les « cristallines
contradictions ». L'aura aura été si quelque chose noir
parle à la lumière.
Ceci est
une amorce pour mieux lire le journal et donc revenir à mon propos :
montrer l'art d'écrire d'Alix Cléo Roubaud en interrogeant
deux formes-sens : la tension entre hétérogène et fragment, puis les
destinataires du journal. J'entends par forme-sens une forme dont la mesure est
humaine.
Tout
d'abord le fragment et l'hétérogène. Alix Cléo tape
son journal en français et quelquefois en anglais, mais vit le bilinguisme
comme un déchirement, un devoir traduire sans fin. Français et anglais devraient
s'équivaloir mais Alix Cléo s'expérimente elle-mme comme
fragment hétérogène, il est difficile de traduire. Cette torture se retrouve
dans ses représentations intenables de la vie et de l'art : la vie ne peut
voir la mort qui pourtant obsède ma vie qui ne peut la voir…, la photo nuit à
l'écriture qui pourtant favorise la photo qui nuit à l'écriture… cercles qui
sont des étaux.
Le
journal accentue les formes de parataxe du genre : irrégularité des dates,
ellipses, blancs entre les jours, les paragraphes, les phrases. La
discontinuité est temporelle, syntaxique mais surtout entre deux types de
paroles : d'une part les confessions des moments dépressifs et d'autre
part les réflexions sur la photo qui rappellent Benjamin, Wittgenstein... Voici
deux extraits, le premier de novembre 1981 :
Après tout, la chambre obscure est
fissurée, et doublement.Il faut (source et lumière)
qu'un rayon lumineux tombe sur la matière ;et que
la matière permette à la lumière ainsi réfractée de pénétrer dans la chambre
afin d'y laisser une image.
Le second
passage est de la fin janvier 81 :
Retour d'hôpital.Assez
de ces tentatives.vraiment assez de ce cauchemar,cette périodicité d'agression,de honte, de désespoir,de « je ne mérite pas de vivre ».
[…]
au service
de réanimation:hallucination de ma mère présente;conviction, au moment d'intubation gastrique,qu'on vous transperce le palais; qu'on vous
arrache l'urètre;vomissements quand on laisse glisser
une sonde gastrique ;coupure des cordes vocales.voilà à quoi ressemble l'univers dont le psychiatre
me dit que j'y venais pour me faire materner.
Alix Cléo Roubaud juxtapose la réflexion sur l'art et
l'expression de la dépression, une pensée active et la confession d'un état subi.
Il me semble que le propre et l'original de son œuvre sont dans cette
respiration « étroite et séparée », cette juxtaposition qui répond aussi
à deux négations : la photo n'est pas un art, le journal n'est pas de la
littérature. En faisant se toucher interrogations sur la photographie et relation
sur l'angoisse, elle fait œuvre. On perçoit la torture de sa vacillation :
soit son intelligence contrera le noir qui aspire et son tre sera l'un qui
rassemble, soit l'hétérogène l'emporte au point de faire 1+1+ et il n'y a plus
de sujet. Écrire n'aura plus été mettre au monde, réparer, sublimer.
Le
mouvement vers le destinataire pourrait aller contre ce risque de morcellement.
Peu de pages commencent avec un « je » : l'absence du sujet,
parfois de la majuscule, fait la parataxe déjà là. Et il y a aussi grandissante
l'étrange troisième personne : « Elle était de retour à Paris.ne fit
aucune photo.ne prépara pas la Biennale;se mit à
boire. » Cette mise à mort interroge d'autant
plus le lien avec les destinataires.
Alix Cléo Roubaud était catholique et son journal en ce sens
renvoie aux journaux de jadis, doubles du directeur de conscience. La présence
du dieu dans son journal est regard plutôt qu'interlocuteur. Lors d'un accès
dépressif, elle remercie Dieu que la fentre ne soit qu'au deuxième étage,
« the God who stares blankly on me through that window »,
« blankly » qui me regarde sans expression,
d'un regard vide… Dieu est-il la fentre ? Ces pages disent de façon très
ténue le lien du religieux : comment comprendre la foi et le
désespoir ? Quelle est la faute du désespéré ? Le désespoir d'un
tre accuse Dieu. Sans doute le journal répond de Dieu mais celui-ci apparaît
loin, dans une langue qui transforme aussi l'aveu, la honte… en parole quasi
sans pathos, en quasi syntaxe. Aussi regarder ce vide est aussi
vacillement : la foi d'Alix est-elle la preuve la plus fragile, convaincante
peut-tre, de l'existence du dieu, ou bien ne montre-t-elle que dramatiquement
le lien entre non-humain et in-humain, le transcendant
coupé du parmi nous ?
Le second
destinataire est plus explicitement Jacques Roubaud. Quelques passages sont
cruels : lui poète, il l'empche d'écrire ; elle, le photographiant,
lui donne l'image de sa mort, ou bien encore elle écrit après des mots d'amour
et de désespoir : « Tu me verras morte Jacques Roubaud.On
viendra te chercher.tu identifieras mon
cadavre. » La relation est déchirée :
castrateur qui donne la mort ou amant à qui on la donne. D'autres passages
atténuent cette violence : elle considère plus loin son mariage à un poète
non plus comme cause mais comme moyen de prendre conscience de son peu de
vocation à l'écriture, et ailleurs, anticipant sur sa mort, elle affirme que
cela sera de son fait, « pas de coupable »… Et puis, surtout, il y a
l'expression de l'amour. Tandis que Jacques Roubaud dort : « Que nous
soyons la chambre noire l'un de l'autre. » C'est un écho à « La Mort des
amants » de Baudelaire mais aussi autre chose : le fantôme
d'alexandrin est brisé par une exclamative en anglais : ne te réveille
pas, ne me regarde pas maintenant – une femme écrit dans la nuit au
silence de son amour.
Les
femmes au XIXe écrivaient dans le vide angoissant de « n'tre pas
à », inquiètes de n'tre plus objet, on était un peu gné en les lisant, « ça
ne nous regarde pas » ; à l'inverse le journal d'Alix Cléo Roubaud ne nous réduit pas au voyeurisme : ça
regarde le monde, tout le monde. Il est possible que cette ouverture commence
quand elle dit que l'amour ne suffit pas. Il y a ailleurs une autre page étrange,
très rompue : elle vient de faire une nouvelle tentative de suicide, on
perçoit sa stupeur dans le heurt des paragraphes (en anglais) qui juxtaposent
des moment heureux de l'été et l'accès dépressif violent, la prise des
médicaments – ce désordre est accru comme elle s'adresse à soi, à dieu,
au mari… Heurt des humeurs et des
destinataires introduisent de l'hétérogène dans le sentiment. Or voici les
derniers mots de cette page : « ô notre double silence doré.chaque
silence basse continue de l'autre et le couchant commence comme les musiciens,qui savent quand il faut commencer. » La relation foi et désespoir disait
une ambiguïté : il y le désespoir bien qu'il y ait Dieu ou inversement ;
la relation amoureuse, entre mme et transcendance, ajoute d'autres fils :
le désespoir peut naître ou s'accroître de l'amour qui ne suffit pas, ou à
l'inverse l'amour peut atténuer le désespoir etc. Le journal d'Alix Cléo déconstruit les liens entre pulsion de mort et pulsion
de vie, morcelle le monobloc du vieil amour où la femme-dot était avoir de
l'homme. Elle nous donne à voir un vide où nous regardons disparaître,
apparaître un visage bizarre, à la fois sujet et objet. Qu'une femme, ayant été
chantée ou déplorée pendant des siècles de poésie, dise formellement que
l'amour ne suffit pas, que l'amour et l'tre ont une part d'hétérogène, donne à
cette hétérogénéité une résonance plus fortement sentimentale qu'un poète ne
pourrait le faire. Qu'une femme, s'extrayant du passif, ne dise pas plus fort
le beau lien de l'amour et de l'tre mais qu'au contraire dise une séparation
entre amour et tre, nous fait entendre que la tension est moins entre les
sexes qu'entre les sexes et l'tre ; celle qui a manqué d'tre peut le
dire pleinement : en corps, en cœur et en pensée.
On peut
ainsi voir que Sabine Macher et Alix Cléo Roubaud interrogent la rencontre de la photo et de
l'écrit. C'est un lieu où il y a là beaucoup de femmes, Claude Cahun, Sophie Calle, Valérie Jouve, Diane Arbus, Susan
Sontag, Nan Goldin etc. :
à la croisée de ces œuvres, on pourrait entendre une question qu'Alix Cléo pose vers la fin de son journal : « À qui
appartient l'image d'une femme ? si nous sommes
nous-mmes images, similitudes, alors ? » En effet, si les femmes, étant le
« beau sexe », sont déterminées comme morceau et apparence, prendre
des photos et penser la photo n'est-ce pas effort vital pour troubler l'eau du
miroir, aller contre le courant… Quand Sabine Macher nivelle les tres et les
objets, le profond et la surface, quand Alix Cléo Roubaud
met dans ses photos des fentres et des miroirs, du dehors qui s'approche et du
dedans qui s'éloigne, ou quand elle approfondit la surface de la photo par ses
réflexions et inversement aplatit l'expression du désespoir, il me semble qu'il
y a là œuvre vitale de femme : subtiles, elles ne récusent pas les vains
ornements mais plutôt la distinction traditionnelle entre visible et invisible
etc. Les femmes ne disent pas : nous ne sommes pas qu'apparence ;
elles font et défont les lignes de partage entre le profond et la surface. Et
font œuvre féministe en ce que bougent les lignes de partage entre les deux
sexes, le rapport entre les femmes et les hommes. La langue poétique, tendue
entre présence et absence, entre corps sonore et images, aurait alors intimement
à voir avec les femmes réinventant un monde entre sublime et rabaissement ?
J'ouvrirai
sur la poésie des femmes qui quelquefois refusent justement d'écrire de la « poésie
de femme », ou de la poésie de femme seulement, d'où le débat entre les
termes poétesse et poète. Ma question finale sera : cette réaction est-elle
action positive pour l'expression des femmes ? J'évoquerai l'œuvre de
Florence Pazzottu qui comprend une dizaine de
recueils et dont l'art poétique est tendu de paradoxes. La tension qui
m'intéresse est entre genre et gender. D'une part elle peut écrire le récit d'une agression
intitulé La tte de l'homme, n'ayant
pas vu le visage de l'agresseur qui a tenté de lui voler son portable – l'écriture
faisant alors remonter la mémoire d'un procès misogyne pour viol… D'autre part,
elle dit que « la poésie n'est pas sexe » et se présente comme poète,
femme, mère. Ainsi fait-elle cet éloge du torse de l'homme qu'elle aime :
(blason)
la
vue d'un torse d'homme
depuis
ton torse
lisse
subtilement velu et l'étreinte
infinie
la vue d'un torse d'homme depuis
ton
corps et par lui éclairé le
torse
nu infiniment
m'émeut
[…]
c'est
curieux comme la vue d'un
voluptueux
délicat vallonné ou
ferme
torse lisse velu
subtilement
vulnérable
me
bouleverse
la
vue d'un torse d'homme
Y a-t-il
une différence entre les passantes de Nerval, Hugo, Baudelaire et ce torse qui
bouge dans le désir et le dire ? Ici plus de « un
universel » de l'homme, plus de « nature parcellaire » des
femmes. La langue du désir avance tout ensemble : dans le désordre de la
syntaxe ou du désir, le dos morcelé et général est unifié et présent :
« ton visage éclairé », l'homme est animal un peu et beaucoup
fragile… ces contraires sont emportés dans l'hommage à l'homme, muse au masculin.
On peut dire que le poème fait l'amour et les genres. Le baiser est comme avant
le visage en ce qu'il réinvente le partage des sexes. Florence Pazzottu n'est donc pas seulement une femme : elle est
plus qu'une femme, elle est ce poème qui embrasse un homme comme on ne l'avait
jamais vu.
C'est
aussi pourquoi derrière la porte du poème on ne peut distinguer si c'est femme
ou homme, devant la porte de l'amour. Et c'est en ce sens que, changeant sans
cesse les définitions des sexes, elle court et court encore la poésie : on ne
verra jamais son genre, courons derrière.
Nathalie
Riou