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Pierre Campion : étude du livre de Maryline Desbiolles, Charbons ardents.
Mis en ligne le 11 février 2022.

© : Pierre Campion.

Maryline Desbiolles a publié une œuvre importante. Avec Anchise (1999), elle a obtenu le prix Femina. Depuis, se sont succédé, entre autres livres, Primo (2005), Les Draps du peintre (2008), Une femme drôle (2010), La Scène (2010), Dans la route (2012), Vallotton est inadmissible (2013), Rupture (2018), Machin (2019), Le Neveu d'Anchise (2021).

Entre 1990 et 1993, elle a dirigé la revue La Mètis, dont plusieurs articles ont été repris sur ce site, avec son accord.

Charbonsardents Maryline Desbiolles, Charbons ardents, coll. Fiction & Cie, Seuil, 2022.


Maryline Desbiolles ou l'ardeur

Dans l'œuvre de Maryline Desbiolles, Charbons ardents n'est pas un roman. Dans la plupart de ses romans, il règne une voix de narrateur tout à fait identifiable mais justement dans et par sa seule activité, de narration : implicite le plus souvent, inventive à tout moment dans chacune de ses phrases, critique et ironique même parfois. Mais, par position et par nature, cette voix revêt l'espèce de distance, de neutralité et d'autorité que lui confère sa fonction.

Ce n'est pas que cette voix se perde dans ces Charbons ardents : elle est réaffectée à la personne même de Maryline Desbiolles et elle évoque un épisode de l'histoire du pays. Double changement, qui donne à la narration le caractère brûlant d'un engagement personnel et politique — ôtons à cette idée d'engagement toute l'histoire tumultueuse de la notion.

C'est « comme un chant qu'on ne peut étouffer », écrit-elle. Qu'est-ce donc qui l'étouffait jusqu'ici ?

Naissance de ce récit

Ce récit a une histoire, qui s'écrit dès son début et dont la complexité se déploie pourtant de manière fluide.

D'un certain point de vue, il vient de loin puisqu'il s'agit d'événements qui datent de l'année 1983. C'est comme un retour de flamme, près de quarante ans plus tard.

Depuis quelque temps, je pense de nouveau à cet événement politique de 1983, la Marche pour l'égalité et contre le racisme, à l'initiative d'hommes et de femmes, moins d'une vingtaine, qui ont parcouru mille deux cents kilomètres, essentiellement à pied, du 15 octobre au 3 décembre, de Marseille à Paris, le trajet comportant des écarts.

De ce retour, semble-t-il plusieurs fois empêché, on nous dit d'abord qu'il suscite un travail d'écriture : « Je commence à prendre des notes dans un gros cahier jaune d'or en février 2020, deux mois avant d'écrire ces premières pages, avant d'entamer le livre. » Le signe effectif et déterminant qu'il est vraiment revenu — mais non la cause de ce retour —, c'est que désormais, et apparemment pour la première fois, il provoque une décision et un commencement d'écriture.

 

Ce qui empêchait le souvenir, c'est probablement un obstacle situé dans la pensée et dans la pratique de l'écrivain, c'est-à-dire dans l'esthétique de son écriture romanesque : il n'y avait pas de sujet disponible, personnel et politique, pour son style. Il y fallait une espèce de conversion. 

De même que toutes les conversions, celle-ci est un événement soudain, non convocable à la mémoire par décision ni déductible par discours, qui vient mettre fin à une résistance. Dans les romans de Maryline Desbiolles et dans ses autres livres, il y avait bien les marques de cet empêchement : à travers des échappées vers les conditions sociales de ses personnages et jusque dans le ton de la narration, échappées qui se font jour vers une critique politique, même en dehors des sujets non directement politiques — ainsi dans Le Neveu d'Anchise ou dans Machin.

Il fallait donc que soit levée l'appellation de roman et dissipé le souci de l'impersonnel et de l'impartialité qui pèse depuis Flaubert sur les écrivains stylistes, d'être comme Dieu dans leur création. Ce qui prouvera le retour de l'événement, c'est la réalisation effective de ce récit, une preuve à venir d'abord par le travail de l'écriture, et ensuite abandonnée au jugement des lecteurs.

Cependant, ce projet d'écriture a été presque immédiatement traversé par un événement extérieur et inattendu, la proclamation d'un confinement à la mi-mars 2020, lequel donne une réalité pratique et immédiate — et brutale — aux mesures qui sont et seront prises ici ou là pour sauver la collectivité des humains.

Sous l'influence d'un rêve qui lui représente ces mesures à travers l'image d'un silo à combler, au fond duquel un homme abandonné agonise, Maryline Desbiolles se reprend : « Au réveil, je me dis que la littérature se tient peut-être dans ce désir éperdu : sauver le cas particulier contre la masse, la foule, contre le tas qui va remplir l'entonnoir et qui m'évoque le tas de corps, le charnier, le meurtre de masse, l'horreur du XXe siècle. »

Contre le confinement qui paraissait devoir l'éloigner de tous humains et la soustraire à tout événement, elle se reprend : « Je ne suis pas confinée. Je suis cachée, aux aguets. Je ne suis pas à l'écart mais entre. »

Le récit peut commencer, par raconter la recherche des acteurs de la Marche, indiquer les moyens (le portable, le Web et les réseaux) et l'aide de sa fille dans cette recherche, révéler le nom et le passé du premier retrouvé — Djamel Atallah —, cela raconté sous le propre nom et la responsabilité de Maryline Desbiolles, lesquels réunissent désormais la narratrice et la personne historique et politique, prises l'une et l'autre dans l'emmêlement du présent et du passé et dans la fidélité à des témoignages.

Le feu au style

J'ai du mal à rester en place. La Marche m'engage à ne pas rester en place, le pied légèrement levé, le corps projeté en avant Ce livre s'écrit dans la foulée. J'ai du mal à peaufiner ma phrase. Je reviens mille fois sur l'ouvrage. Je reviens où je suis déjà dans la phrase suivante. J'ai du mal à rester en place. Je me demande ce que fait la marche aux marcheurs. Aucun ne m'en a parlé. Les ampoules, c'est entendu. Mais sinon ? (p. 54-55)

Que fit — que fait encore — la Marche aux marcheurs ?

Raconter la Marche de 1983, c'est entrer hic et nunc dans le rythme d'une marche. C'est bien cela : le feu du style porté par le feu de l'action, longtemps après que celle-ci a eu son lieu et son heure.

Mais comment maîtriser le feu du style, sa violence et la destruction de sa matière, sa liberté et le danger de non-sens qu'il porte ?

Il y a ici un flot de paroles et de messages, entendus au téléphone ou reçus sur WhatsApp, qui charrie des événements, mais aussi des points de vue et des tons, des caractères et des vies.

Le passé et le présent, l'existence dans le confinement et dans l'agitation de la Marche, les livres mêmes de Maryline Desbiolles (C'est pourtant pas la guerre de 2007 ou Le Beau temps de 2015, et tous ses livres en fait), tout cela interfère et forme un enchevêtrement et une confusion qui menacent toute compréhension.

Il y aura donc des voix, rapportées dans une voix : celles des acteurs de la Marche telles qu'elles sont saisies dans le téléphone de Maryline Desbiolles ou dans des sms ou dans des e-mails, recueillies dans ses notes puis à écrire dans ses phrases. Là, immédiatement, règnent le danger de la confusion et l'urgence de la distinction, mais d'une distinction qui préserve la fusion brûlante des voix dans la coulée brûlante de la voix.

Depuis la grammaire latine et dans toute la littérature française, il y a bien le style indirect libre, mais celui-ci tend à subsumer les voix rapportées dans une syntaxe par trop souveraine et dominante.

Ici, en 2020, les voix parleront directement, quant à la Marche et à leur vie. Ainsi Malika Boumediene : « En 1983, j'avais vingt ans comme dit la chanson d'Aznavour » ou Djamel Atallah : « En 1983, j'avais vingt et un ans […¡. » Quant à la voix de Maryline Desbiolles, les distinguant entre elles et se distinguant d'elles : « J'ai vingt-quatre ans. » Et citant Fatima Melhallel : « En 1983, elle a vingt et un ans, elle a passé une grande partie de sa jeune vie à l'hôpital […] »

Car, dans ses phrases, l'écriture s'efforce de distinguer entre ces tons de voix et ces vies si différentes entre elles et de la sienne propre :

J'ai du mal à rester en place avec chacun des marcheurs. Je les assemble. Je les sépare de nouveau. Je les assemble autrement. Je me demande ce que fait la marche aux marcheurs qui marchent de concert. Tantôt je suis avec ceux qui sont devant, tantôt avec les retardataires, avec celui qui n'en peut plus, qui ne veut plus avancer. Je marche. Je suis en mouvement. Je ronge mon frein. J'écris ce livre dans l'impatience de ce qui va se passer après, du pas qui prolonge l'autre. (p. 55)

Telle est la difficulté, de conduire un mouvement de livre en respectant constamment le principe de la distinction des voix et des pensées, pour ainsi dire dans chaque phrase.

Tâtonnements et « tentation de [se] dissoudre dans les airs » et dans les arabesques d'un pur lyrisme :

La marche cependant m'impose sa discipline. Je fais confiance à un mouvement dont je cherche le rythme. J'essaie de ne pas mener la danse pour danser autrement. Est-ce seulement possible ? (p. 71)

C'est possible, et le parti qu'elle prendra le prouve.

La marche du livre

Une manière de distinguer les marcheurs, tout en créant un mouvement unitaire : dans la narration, faire se succéder les voix, les noms et les récits de la Marche, de ses implications et de ses suites. Ne pas craindre les redites car, même sur tel point et sur telle personne, chaque témoignage différera.

D'abord la voix de Djamel Atallah — il venait en tête d'un premier répertoire alphabétique de mails et de téléphones, et il reviendra dans le récit. Puis Fatima Melhallel, puis Marilaure Mahé, puis Christian Delorme, celui-ci l'inspirateur de la Marche et plusieurs fois nommé précédemment par les autres marcheurs. Il procurera des aperçus sur les arrière-plans politiques de la Marche, sur ses soutiens, sur les incidents les plus significatifs. Il donne l'occasion de la première synthèse.

Cependant la voix de la narration se maintient constamment, Maryline Desbiolles évoquant les lieux et des phases de son écriture, ses livres mêmes et citant ses lectures, ainsi celle d'Isabelle Eberhardt, laquelle introduit une tout autre voix, venue elle aussi d'El Oued mais de l'année 1900 — dans le temps où, au printemps de 2020, Djamel appelle lui aussi de cette oasis en plein Sahara.

Ou encore une épopée lyrique ancienne, traduite du javanais et présentée par Élisabeth D. Inandiak « qui sous le nom d'Élisabeth Danière tint la chronique de la Marche ».

Plus bas dans le livre, au déconfinement de l'été 2020, ce nom reparaîtra engendrant de nouvelles configurations et remaniant les anciennes : des phrases déjà lues reviennent (« Qu'est-ce que la marche fait aux marcheurs ? », « L'Algérie est au commencement », « Le temps ne passe pas »…) ; la narratrice se trouve des affinités avec Élisabeth et les deux « Je » se concurrencent dans les phrases. Le cheikh soufi Benounès vient introduire le thème de la pacification entre les religions. Maryline Desbiolles abandonne ses notes et elle rencontre « en vrai », Djamel, le Père Delorme et Fatima Melhallel, à Lyon. Toutes ces voix se mêlent à nouveau dans le récit.

Dans cette séquence, un point se fait, décisif, « à toute blinde » : « Le livre comme la Marche réclament une telle énergie, une telle constance » (p. 102).

Au feu des voix

L'indignation fait le récit. Années 1960, aux Minguettes où va habiter Djamel enfant venu avec ses parents du village de Lizerg près d'El Oued,

la guerre d'Algérie n'est pas loin. L'Algérie est au commencement. Parmi les policiers, d'anciens appelés, des pieds-noirs.

Petits fellagas.

Mais aussi melons, bougnoules (le réparateur du téléphone que je vois souvent par ici où les lignes téléphoniques sont en mauvais état, me dit tout à l'heure, tranquillement et en souriant, qu'il vient de se faire traiter de bougnoule. Le temps ne passe pas). (p. 19)

Propos rapportés du maintien de l'ordre en 83 et du quotidien immédiat, expressions de la langue où se mêle l'arabe au français, maxime à la française, et même une analyse linguistique sur le mot d'effarouché qu'emploiera Djamel à propos de sa peur en face des forces de l'ordre… L'indignation se forme dans le présent de l'écriture et dans la présence qu'y entretient le passé.

Il y a aussi le ton de la dénonciation. Plusieurs des marcheurs s'en prennent au pouvoir d'alors, aux ambiguïtés de Mitterrand. Djamel Atallah : « En 1983, j'avais vingt et un ans, je ne savais pas ce qu'était une association. Je ne savais pas ce que voulait dire récupération politique. On a subitement vu apparaître la petite main de Fatma et le slogan “Touche pas à mon pote” si condescendant. L'instrument politique, malsain, qu'a été SOS Racisme. » Dénonciation des forces de l'ordre et des meurtres racistes tant à l'époque que maintenant, des faux frères et des trahisons.

Demeurer dans la dénonciation et la colère et, ce qui est sans doute encore plus difficile, dans l'amertume, celle des retours à la maison et au quartier, des désillusions, des slogans et des confusions entre « les bons sentiments, la publicité et les visées politiques », des regrets.

Mais aussi le ton, dans la voix du récit, d'une lucidité et d'une résolution :

En décalage, oui, je l'étais, et je le suis encore. L'objet de ces lignes est d'en faire quelque chose. Quelque chose d'autre qu'un aveuglement. Quelque chose d'autre qu'une fiction. Un tremblement peut-être. […] Un mirage. Mais ce n'est pas une invention, pas une chimère. Juste l'effet des rayons lumineux, courbés, réfléchis, en tout cas déviés. Disons que ces mots tremblent au dessus, au-dessous, derrière, au-devant de la Marche, entre elle. (p. 74-75)

Ce n'est pas un roman, « il n'y a pas d'apothéose », il n'y a pas de dénouement consolant, ni heureux ni tragique. La fin se joue sur la chanson d'enfance : « La meilleure façon de marcher c'est encore la nôtre c'est de mettre un pied d'vant l'autre et d'recommencer » (p. 133).

Attention aux fins trop pleines, aux arrangements trop beaux : « On est désemparé. Je suis désemparée. Je me sens soudain très seule, bien plus encore qu'à l'annonce du confinement de mars, comme si le paysage que j'avais peint dans ces pages s'était vidé » (p. 129). On est au-delà du livre, il est déjà écrit.

 

En 2020, si le souvenir est revenu pour s'écrire et si la pandémie même n'a pas pu l'empêcher — au contraire —, c'est que les charbons ardents de 1983 continuent à ardre, maintenant :

Le temps est un paysage. La Marche pour l'égalité et contre le racisme est inscrite en lui. Les braises sont encore chaudes On peut les réchauffer, les retourner, elles rougeoient, et plus encore au crépuscule. Le temps est un paysage qui n'a pas une fin mais un débouché. (p. 131)

« On ne peut pas marcher sur des flammes. Sur des braises, sur des charbons ardents, c'est difficile, ce n'est pas sans risque, mais ce n'est pas impossible. » (p. 120)

 

Maryline Desbiolles n'en sait pas plus que les marcheurs n'en disaient et n'en disent. Elle n'invoque pas la fin de l'Histoire mais la géographie de la France et la vérité des images.

Pierre Campion

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