Pierre Campion : Henri Droguet, un journal de la Création.
Mis en ligne le 22 mars 2022. © : Pierre Campion. Lire sur ce site : Henri Droguet : un journal de la Créationle monde est vrai toujours et partout Henri
Droguet, « Mélopée » (3 mai 2020) Il y a, j'imagine, des théoriciens et des théologiens de la création continuée. C'est leur affaire. Pour Henri Droguet, c'est tous les jours création du monde, de la mer et des vents (« Notre Dit très redoutable Seigneur le vent », 17 juin 2020), de la lumière, de la faune, de la flore et des rochers, des humains : de la nature des choses et des valeurs. Recueil après recueil, il en tient le journal, par années, ici du 10 octobre 2019 au 24 octobre 2020. On a beau avoir lu plusieurs de ses recueils, eh bien cette œuvre n'est nullement monotone. C'est comme si, sur tous les tons, ce journal enregistrait dans l'être et l'écriture du poète le renouvellement des mouvements inépuisables et inventifs des éléments. Chaque jour que Dieu fait, le poète lui-même renaît d'un tohu-bohu à démêler à nouveau : chaque poème y met son ordre, immédiatement abandonné en faveur du poème du lendemain. Fragilité, puissance et fugacité de nominations. Au fil des jours, et par une sorte de paradoxe, il se découvre pourtant, entre les poèmes de la circonstance, une espèce de développement qui n'est pas de l'ordre d'un discours mais plutôt de celui d'une dramaturgie du vivant, chaotique et constatée après coup. Depuis « La main heureuse » (de qui ?), on va, à travers « Présence réelle (dans une célébration à épiphanies et kyrie d'une « Kyrielle »), « La belle affaire » (qui dit cela, qui l'a faite ?) et un « Séjour dans l'opaque » (une épreuve de la mort et d'une résurrection ?), à un « Rideau » (provisoirement baissé, applaudissements discrets). Pas de cantiques. De l'ironie évidemment, par jeux de mots, trivialités et incongruités, parodies et dérision, et tous moyens d'une verve insolente. Mais le poète sait bien ce que c'est que l'ironie, que c'est ravir la parole d'un autre. Ce faisant, il compromet l'Autre (le mouvement même de la Création) dans sa propre création, mais réciproquement il se compromet avec l'Autre dont il épouse à distance et avec ravissement les mouvements éruptifs. Souvent le sacré se réalise au mieux dans l'impertinence très pertinente de l'ironie. C'est aussi cela « la belle affaire » : une bonne affaire, « toutes (autres) affaires cessantes », au prix (la belle affaire !) d'une compromission, acceptée, recherchée, délicieuse. On ne s'empare pas de la parole de l'autre, bonheur farcesque, sans payer le prix de ce rapt, dans son être même. Témoin la séquence du 5 au 12 avril 2020, pas moins de quatre poèmes. Elle s'ouvre par une « Corona benegnitatis » qui s'en prend évidemment au recueil de Claudel[1] — Corona benegnitatis anni Dei, lequel parcourait le bréviaire de toute une année liturgique —, et elle s'achève sur un « Aide-Mémoire » lui tombé, nous apprend une brève recherche, le jour de Pâques 2020 (« Faites ceci en mémoire de moi » ?). On est tenu de comprendre, non d'adhérer. Ces deux poèmes s'achèvent sur une scène amoureuse. Ainsi se fête une espèce de semaine sainte, en cantates désaccordées, qui s'en va, le 20 avril, en octave, à un poème d'amour, « Comme si comme », lequel mêle l'érotisme à un grabuge de vent « entre 3 et 5 heures » du matin et au spectacle d'un cosmos endiablé (« vois vois mon joli monde mon apaisante ». Et, à la fin : laissons cela veux-tu mon aube mon verger marchons notre route est la seule Où mène ce chemin-là, d'éros et d'agapè ? À « réinventer pour de vrai l'amour » (« Proposition », 21 juin 2020) ? Cependant, Résous-t'y mon quiqui c'est du côté Du lointain du silence Qu'il faut — s'il le faut — chercher encore Et encore et encore 10 mai
2020 Le temps de la création Comme de juste, chaque journée actualise le passé et les mythologies de toute la création, non par réédition mais dans une édition de circonstance, dans la reprise à nouveaux frais de poèmes passés, de Tennyson, de Milton ou de Virgile. Dès le poème « Rébus », clé d'un recueil d'hiéroglyphes à déchiffrer et adressé en même temps aux choses mêmes (rebus, le beau datif donateur), dans les tumultes de la mer les grands mythes revivent : la forge de Vulcain, et plus bas encore que lui, au fond du fond Encelade que Pallas Athéna la fille aimée de Zeus troua larda planta perça de part en part souffle s'éreinte s'exténue secoue sa carcasse écrabouillée la terre tremble et le cratère spasmodiquement crache et pète le feu […] la mer fume le Titan tout à coup s'apaise Survient Empédocle, muni de son poème, qui pose au bord des enfers sa sandale… 10
octobre 2019 Les formes de l'informe Ce sont des impromptus et des sentences (« Le vrai pays/ le seul/ est un visage », « Mot à mot », 17 juin 2020), des miniatures de l'immensité, des hymnes et des séquences musicales du « naturel fracas de la nature » (« Mélopée », 3 mai 2020), des dynamiques où triomphe, par exemple, la réponse née d'une question « Quoi ? », dans laquelle se bousculent les temps des verbes, les expressions de la langue et les images, les ordres des mondes et les choses : Demain la nuit redevient la nuit La vraie le beau naufrage Dieu déhanche et démeuble le ciel à sa baguenaude c'est tout bidoche et bouche à menterie vague étoupe volaille belle lessive pétrin maigre […] dans la stupeur la mer au bout du rouleau déferle une vague toujours en cache une autre et laisse à l'estran tout-venant sa dépote filins décommis de nylon turquoise polystyrène flotteurs émiettés une charrue rouge…
22
mars 2020 C'est les formes — les formulations — de l'infini (c'était le 10 mars 2020)… Tout le peu d'infini qui d'infini que quoi dont où miroir opaque aveugle abîme inouï transparent mensonger sans au-delà qui me dé-visage et qui
voit qui voit quoi ? leurre creux moitié plein moitié vide où je perds la face mascarade et grimace et la chair insaisissable … et du rien, tout cela dans un méli-mélo de notions, d'imaginaire et de réalisme décidés, autour de la figurine humaine consacrée provisoirement à l'écriture de ce monde : […] les mondes compacts glorieusement en silence s'éboulent et se désassemblent et pourtant l'égaré transi voyageur silhouette furtive in extremis interrompt fêlures et dislocations rafistole la péremptoire énormité du rien […] 22 décembre
2019 *** […] l'abîme attend la mort vide son sac (« Séquelle »,
17 octobre 2020) Reste le vent, après que l'homme harassé d'insomnie s'est endormi enfin (20 octobre 2020) : […] rien tenu connu que le vent le vent verrou véloce et subreptice qui triture l'impensé pensable désordre de Dieu Pensable, dans l'ordre de la poésie. À preuves, délibérément fragiles, ces poèmes. Pierre Campion [1] De même, dans « Paysages avec figures (et inversement) » (20 mai 2020), poème qui paraît bien répondre à Jaccottet, Paysages avec figures absentes, recueil de proses, Gallimard, 1970. |