Pierre Campion : Des mouvements dans les disciplines. La géographie
Mis en ligne le 15 décembre 2023.
© : Pierre Campion.
.
Des mouvements dans les disciplines
La géographie
On peut se rappeler les débats qui ont marqué dans
l'enseignement de l'économie entre une discipline fortement mathématisée qui
s'était imposée et une autre manière de l'enseigner, plus imprégnée d'autres
sciences sociales et même de critique politique. Le Nobel 2019 d'économie
attribué à Esther Duflo pour ses travaux sur la pauvreté a consacré une
tendance nouvelle de cette discipline.
D'autre part, récemment, Bernard Lahire a publié un livre
important et ambitieux, Les Structures fondamentales des sciences humaines,
dans lequel il propose de réunifier les sciences sociales sous l'égide d'une sociologie
elle-même repensée. Dans sa
perspective, fortement argumentée, ce qui frappe c'est la référence aux arts et
l'appel à considérer la réalité du terrain plutôt que les dévelopements
théoriques ou les préférences politiques.
Or presque dans les mêmes temps, paraît le livre d'un
collectif de géographes sous le titre de Penser avec les discontinuités en
géographie.
C'est comme si, dans un mouvement général de propositions, une discipline elle-même en
transformation sous l'influence notamment des nouvelles ressources
d'observation de la Terre, aspirait à proposer aux autres sciences sociales un
modèle éprouvé.
Après avoir retracé l'histoire de la notion de discontinuité
et son destin dans l'histoire récente de la géographie, l'introduction
générale, signée par Lurent Gagnol, souligne
« le caractère potentiellement englobant de la notion »…
… qui peut être un outil heuristique ou un objet aussi bien
pour la géographie physique que peur la géographie
humaine et, au-delà, pour les sciences de l'environnement et les sciences
humaines et sociales. Pour autant, ce vocable n'a pas été repris par les
tenants des humanités environnementales qui cherchent à unifier les
questionnements scientifiques et les enjeux « naturels » et
« humains » et donc à dépasser le dualisme nature/culture. (p. 14)
Si la réserve vient donc aussitôt tempérer l'ambition
affirmée, c'est que « la notion fourre-tout de transition et celle
polysémique de limite, ainsi que les notions de résilience, bifurcation,
effondrement et catastrophe sont beaucoup plus fortement mobilisées que celle
de discontinuité dans les réflexions environnementales » :
Pourquoi cette absence
de la discontinuité pour penser les changements environnementaux, leurs causes,
leurs effets, leurs enjeux et leurs menaces ? Autrement dit, par le biais
de la notion de discontinuité, la géographie n'a-t-elle pas quelque chose à
apporter dans ces débats à travers la dimension spatiale et scalaire [concernant les échelles de grandeurs] de la
problématique sociale et environnementale ?
Malheureusement, les contributions qui constituent ce livre
rapportent plutôt les incertitudes qui affectent cette notion de discontinuité,
laquelle, chez les géographes eux-mêmes, paraît concurrencée par d'autres,
voire même abandonnée chez certains d'entre eux après avoir été pratiquée.
La conclusion générale du livre, « Bilan et perspectives.
Vers un renouvellement de l'approche géographique des
discontinuités ? », le dit clairement :
Dans les textes [du livre], la discontinuité s'apparente à un
processus qui renforcerait les concepts de limite, de frontière, mais aussi de différence
ou de distance et leur conférerait une dimension supplémentaire. Plus que de subsumer les
concepts évoqués, la discontinuité semble jouer un rôle de complément, se
greffant à eux pour leur donner une plus
grande épaisseur, en focalisant l'attention sur les aspects dynamiques et scalaires.
Si la discontinuité est un concept éminemment géographique, elle n'en reste pas
moins marginale au sein de la discipline et cette situation risque de perdurer
tant cette notion ne semble pas faire consensus. (p. 307)
Bref cette approche est insuffisamment précise et même assez
peu pratiquée pour être vraiment et utilement proposée à d'autres sciences humaines.
N'étant ni géographe ni historien mais un littéraire
attentif à ce qu'il se passe chez ses voisins des sciences humaines et philosophie,
je me permets de poser une question.
Faut-il voir la cause de ces manques dans le peu de
références que les géographes font à leur sœur institutionnelle qu'est
l'histoire ? Dans cette discipline, la discontinuité et la continuité sont
évidemment et sans cesse en débat, par exemple devant le problème de la
Révolution française. Il n'y a pas de discontinuité
plus frappante que la Révolution française et il y a pourtant au moins deux perspectives,
en amont et en aval, pour la réintégrer dans une continuité : celle,
prestigieuse, de Tocqueville et celle, contestée, de l'historiographie marxiste.
Là le débat occupe encore tout le champ de la réflexion. Par exemple, tout
récemment, le livre de Marcel Gauchet sur Robespierre. L'homme qui nous
divise le plus, peut
soutenir, contre la thèse de François Furet, que notre Révolution est loin
d'être terminée et pensée puisque, selon Gauchet, la mort de Robespierre a
laissé en plan le programme des Droits de l'homme de 1789, c‘est-à-dire le
problème de la construction des institutions propres à définir et à gérer des organisations
gouvernementales de l'égalité. Or cet essai ne vient pas des professionnels de
l'histoire mais d'un sociologue des religions et commentateur attentif de nos
événements politiques.
On se permet de demander ce que la géographie apporterait dans
les débats entre les sciences sociales par un biais qui pourrait être par
exemple : pourquoi et comment pourrait-elle reprendre à frais nouveaux la
question de la départementalisation éclair de 1790 et l'abandon récent du
projet de supprimer l'échelon du département, cela en raison d'une
impossibilité politique ? Autrement dit : qu'est-ce que la géographie
aurait à apporter par sa notion de discontinuité ou de continuité, à la question de
la nature de la Révolution française, un événement sur lequel, dans une
perspective purement littéraire, un écrivain comme Pierre Michon n'hésite pas à
produire, devant ce problème (ou ce mystère ?), une fable comme celle des Onze?
Et l'on demande d'accepter des excuses si par ignorance on a
méconnu que de telles études existent bel et bien en géographie.
Pierre Campion