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Pierre Campion : Des mouvements dans les disciplines. La géographie
Mis en ligne le 15 décembre 2023.

© : Pierre Campion.

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La Géographie  Laurent Gagnol, Jérôme Lageiste et François Moullé (dir.), Penser avec les discontinuités en géographie, Presses universitaires de Rennes, 321 p., 2023.


Des mouvements dans les disciplines
La géographie

On peut se rappeler les débats qui ont marqué dans l'enseignement de l'économie entre une discipline fortement mathématisée qui s'était imposée et une autre manière de l'enseigner, plus imprégnée d'autres sciences sociales et même de critique politique. Le Nobel 2019 d'économie attribué à Esther Duflo pour ses travaux sur la pauvreté a consacré une tendance nouvelle de cette discipline.

D'autre part, récemment, Bernard Lahire a publié un livre important et ambitieux, Les Structures fondamentales des sciences humaines, dans lequel il propose de réunifier les sciences sociales sous l'égide d'une sociologie elle-même repensée[1]. Dans sa perspective, fortement argumentée, ce qui frappe c'est la référence aux arts et l'appel à considérer la réalité du terrain plutôt que les dévelopements théoriques ou les préférences politiques.

Or presque dans les mêmes temps, paraît le livre d'un collectif de géographes sous le titre de Penser avec les discontinuités en géographie[2]. C'est comme si, dans un mouvement général de propositions, une discipline elle-même en transformation sous l'influence notamment des nouvelles ressources d'observation de la Terre, aspirait à proposer aux autres sciences sociales un modèle éprouvé.

 

Après avoir retracé l'histoire de la notion de discontinuité et son destin dans l'histoire récente de la géographie, l'introduction générale, signée par Lurent Gagnol, souligne « le caractère potentiellement englobant de la notion »…

… qui peut être un outil heuristique ou un objet aussi bien pour la géographie physique  que peur la géographie humaine et, au-delà, pour les sciences de l'environnement et les sciences humaines et sociales. Pour autant, ce vocable n'a pas été repris par les tenants des humanités environnementales qui cherchent à unifier les questionnements scientifiques et les enjeux « naturels » et « humains » et donc à dépasser le dualisme nature/culture. (p. 14)

Si la réserve vient donc aussitôt tempérer l'ambition affirmée, c'est que « la notion fourre-tout de transition et celle polysémique de limite, ainsi que les notions de résilience, bifurcation, effondrement et catastrophe sont beaucoup plus fortement mobilisées que celle de discontinuité dans les réflexions environnementales »  :

Pourquoi cette absence de la discontinuité pour penser les changements environnementaux, leurs causes, leurs effets, leurs enjeux et leurs menaces ? Autrement dit, par le biais de la notion de discontinuité, la géographie n'a-t-elle pas quelque chose à apporter dans ces débats à travers la dimension spatiale et scalaire [concernant les échelles de grandeurs] de la problématique sociale et environnementale ?

Malheureusement, les contributions qui constituent ce livre rapportent plutôt les incertitudes qui affectent cette notion de discontinuité, laquelle, chez les géographes eux-mêmes, paraît concurrencée par d'autres, voire même abandonnée chez certains d'entre eux après avoir été pratiquée.

La conclusion générale du livre, « Bilan et perspectives. Vers un renouvellement de l'approche géographique des discontinuités ? », le dit clairement[3] :

Dans les textes [du livre], la discontinuité s'apparente à un processus qui renforcerait les concepts de limite, de frontière, mais aussi de différence ou de distance et leur conférerait une dimension supplémentaire. Plus que de subsumer les concepts évoqués, la discontinuité semble jouer un rôle de complément, se greffant à eux pour leur donner une plus grande épaisseur, en focalisant l'attention sur les aspects dynamiques et scalaires. Si la discontinuité est un concept éminemment géographique, elle n'en reste pas moins marginale au sein de la discipline et cette situation risque de perdurer tant cette notion ne semble pas faire consensus. (p. 307)

Bref cette approche est insuffisamment précise et même assez peu pratiquée pour être vraiment et utilement proposée à d'autres sciences humaines.

 

N'étant ni géographe ni historien mais un littéraire attentif à ce qu'il se passe chez ses voisins des sciences humaines et philosophie, je me permets de poser une question.

Faut-il voir la cause de ces manques dans le peu de références que les géographes font à leur sœur institutionnelle qu'est l'histoire ? Dans cette discipline, la discontinuité et la continuité sont évidemment et sans cesse en débat, par exemple devant le problème de la Révolution française. Il n'y a pas de discontinuité plus frappante que la Révolution française et il y a pourtant au moins deux perspectives, en amont et en aval, pour la réintégrer dans une continuité : celle, prestigieuse, de Tocqueville et celle, contestée, de l'historiographie marxiste. Là le débat occupe encore tout le champ de la réflexion. Par exemple, tout récemment, le livre de Marcel Gauchet sur Robespierre. L'homme qui nous divise le plus[4], peut soutenir, contre la thèse de François Furet, que notre Révolution est loin d'être terminée et pensée puisque, selon Gauchet, la mort de Robespierre a laissé en plan le programme des Droits de l'homme de 1789, c‘est-à-dire le problème de la construction des institutions propres à définir et à gérer des organisations gouvernementales de l'égalité. Or cet essai ne vient pas des professionnels de l'histoire mais d'un sociologue des religions et commentateur attentif de nos événements politiques.

On se permet de demander ce que la géographie apporterait dans les débats entre les sciences sociales par un biais qui pourrait être par exemple : pourquoi et comment pourrait-elle reprendre à frais nouveaux la question de la départementalisation éclair de 1790 et l'abandon récent du projet de supprimer l'échelon du département, cela en raison d'une impossibilité politique ? Autrement dit : qu'est-ce que la géographie aurait à apporter par sa notion de discontinuité ou de continuité, à la question de la nature de la Révolution française, un événement sur lequel, dans une perspective purement littéraire, un écrivain comme Pierre Michon n'hésite pas à produire, devant ce problème (ou ce mystère ?), une fable comme celle des Onze?

Et l'on demande d'accepter des excuses si par ignorance on a méconnu que de telles études existent bel et bien en géographie.

Pierre Campion



[1] Bernard Lahire, Les Structures fondamentales des sciences humaines, La Découverte, coll. Sciences sociales du vivant, 2023. Lire l'étude de Pierre Campion sur ce livre.

[2] Penser avec les discontinuités en géographie, sous la direction de Laurent Gagnol, Jérôme Lageiste et François Moullé, PUR, 2023. Dans une tout autre perspective, résolument littéraire et photographique, voir Fictographies de la Bretagne. Qu'est-ce qu'un pays ?, un volume collectif dirigé par Jean-Pierre Montier, également aux PUR.

[3] Conclusion signée par Bernard Reitel et Laurent Gagnol.

[4] Marcel Gauchet, Robespierre. L'homme qui nous divise le plus, Gallimard, L'esprit de la cité, coll. Des hommes qui ont fait la France, 2018. Voir l'étude de Pierre Campion sur ce livre.

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