Mise en ligne le 1er mai 2020.
Ce texte a été repris dans le n° d'Europe 1097-1098 de septembre-octobre 2020
consacré à Jacques Rancière.
© : Pierre Campion.
L'invention du paysage selon Rancière
La puissance de la scène
Infatigablement, depuis plus de trente ans, Jacques Rancière
poursuit une œuvre qui mêle à chaque fois philosophie, esthétique et politique.
De manière explicite, l'Avertissement du Temps
du paysage rattache ce livre à un autre ouvrage de Rancière, Aisthesis. Scènes du régime esthétique de
l'art (2011) et, par le fait, à la notion de scène, telle que l'auteur la reprend
et la travaille encore dans cet ouvrage.
Sur un théâtre imaginaire
Bien avant Aisthesis et ses quatorze scènes, Rancière pense par scènes. Témoin,
dans sa philosophie de La Mésentente (1995),
la place que prend un certain coup de force (un coup de théâtre…),
celui de la sécession de la plèbe romaine sur l'Aventin, telle qu'elle est
racontée par Tite-Live puis reprise par Ballanche et interprétée par lui-même.
Dans cette scène originaire, il y avait une scène dans la scène,
la fable des membres et de l'estomac que le patricien Menenius raconte à la
plèbe pour trouver un langage commun, reconnaître sa fonction essentielle, et
la faire revenir dans le sein de l'État.
Cela ne signifie pas que Rancière situe les événements appartenant
à l'espace politique, l'esthétique et la philosophie au sein d'une grande Histoire
dont ces scènes seraient les épisodes inscrits dans une temporalité dramatique
orientée en vue d'une fin : pas de lutte des classes, pas d'ordonnancement
selon une Raison dialectique, nul messianisme. En fait, à chaque fois, il isole
et concentre et fait jouer en une seule action les problèmes et les forces qui
gouvernent les rapports entre les groupes humains, tels qu'ils répètent sous
diverses formes un dissensus fondamental
entre eux et tels qu'ils apparaissent spécifiquement à tel moment.
Ces scènes, il les monte en dramaturge : entre des
personnes qui ne se sont jamais rencontrées dans la réalité, entre des
personnages de fictions détournés chacun de sa fiction, entre des systèmes de
pensée qui n'ont pas de rapports à première vue et qui se sont créés dans des
perspectives toutes différentes. Ce sont des montages pour ainsi dire
expérimentaux, des sortes d'histoires destinées à produire des effets de
pensée, aux fins de compréhension des phénomènes de société et d'interaction au
sein de ceux-ci. Rien là qui ne soit pas conforme au principe aristotélicien de
la connaissance par le théâtre. Car, en matière d'actions dont les hommes sont
les sujets, y compris d'actions de pensée, c'est à travers les représentations
d'hommes agissants que les humains apprennent à connaître la nature et le
dernier mot de leurs actions. Rancière compte sur le pouvoir révélateur des
fables — et motivant à agir. Scènes deux fois imaginaires : on
ne les joue sur aucun théâtre réel (à ma connaisance)
et elles sont des recompositions de la réalité historique.
Fondamentalement, la scène selon Rancière est le mode ponctuel
d'apparition d'un conflit, sans début ni fin, entre des groupes sociaux qui
luttent pour garder ou s'approprier un certain espace qu'il appelle le
sensible : sur une sorte de théâtre et sous des formes à chaque fois renouvelées,
les acteurs collectifs d'un dissensus
indéfiniment répété se disputent entre eux la parole et le monopole de la
pensée, et, devant des spectateurs, la considération et la reconnaissance de
leur humanité. Car le dissensus porte
justement, en dernière analyse, sur le fait ou non de leur humanité.
Le sensible, c'est tout espace où peut se disputer leur
humanité — la propriété des choses et la nature de ces choses, la
propriété du langage et de la pensée, le statut des uns et des autres dans telle
société… — et la querelle se vide à chaque fois dans cet espace lui-même
considéré comme le théâtre de la dispute, un espace où se jouent des
représentations antagonistes de la réalité et de l'humanité dans cette réalité.
Tel est le sens de l'aisthèsis,
de la forme générale, à tel moment donné, de l'appropriation du sensible comme
sensible : à la faveur de ce mot grec et de ses valeurs, la sensation, la représentation
et la compréhension des choses — et les sensations, les
représentations, la compréhension mutuelles des groupes humains entre
eux — ne font qu'un. Littéralement et dans tous les sens, ils ne
peuvent pas se sentir. Tel est le fond sur lequel s'enlève le dissensus entre eux et sur lequel se
renouvellent leurs conflits et leurs recherches d'un nouveau et précaire partage.
Ainsi défini par tous les prédicats que peuvent recevoir le
verbe grec aisthanesthai
et d'ailleurs le latin sentire,
le sensible est à la fois le milieu et l'enjeu des actions des groupes humains,
enjeu et milieu et actions inconnaissables par application d'un principe
général de compréhension et par déduction purement abstraite : seules des
scènes inventées au cas par cas et au besoin (par mimèsis) peuvent en procurer la mathèsis.
Le sensible s'apprend (manthanein) dans
et par la représentation du sensible.
Une rencontre sur un certain théâtre d'opérations
Aisthèsis. On
conçoit que l'esthétique, au sens restreint cette fois, est forcément l'un des
lieux, privilégiés, du débat sur la nature des choses et de l'humanité
elle-même. L'esthétique, c'est-à-dire la pratique des arts et la philosophie
des arts et la politique des arts.
N'attendons donc pas, dans Le Temps du paysage, un relevé de scènes pittoresques, ni une
analyse de tableaux, ni une histoire des sensibilités, ni une histoire des
idées, ni un essai politique, mais tout cela à la fois, bouleversé et
reconfiguré, sous l'égide d'une pensée qui entend reprendre à zéro des
problèmes anciens et passablement embrouillés.
Au XVIIIe siècle, il y a un moment où surgit un conflit dans
la pensée européenne, entre l'art de la peinture, ancien et installé, et l'art
des jardins, un nouveau venu dans les beaux-arts et dans la philosophie :
En 1790, Kant introduit l'art des jardins dans les beaux-arts
et les scènes de la nature déchaînée dans la philosophie. La même année,
Wordsworth lit les signes de la révolution sur les routes et les rivières de la
campagne française tandis que Burke dénonce ces révolutionnaires qui appliquent
à la société la symétrie des jardins à la française. Le paysage est ainsi bien
plus qu'un spectacle qui charme les yeux ou élève
l'âme. Il est une forme de l'unité de la diversité sensible qui bouleverse les
règles et métaphorise l'harmonie ou le désordre des communautés humaines. À travers
un siècle de débats sur l'art du paysage, Jacques Rancière poursuit une enquête
sur cette révolution des formes de l'expérience sensible qui unit et excède les
bouleversements de l'esthétique et ceux de la politique. (Quatrième de
couverture.)
Que sont ici Burke, Wordsworth et Kant ? Des
personnages, que Rancière réunit en 1790, par décision, sur une certaine scène
complexe, voulue comme telle : selon une dramaturgie éprouvée, l'auteur
s'empare d'une coïncidence de dates pour en faire le ressort de son action. Ce
sont deux étrangers en voyage en France, deux Anglo-Saxons, deux espèces de Hurons
en visite : un Irlandais homme politique et quelque peu philosophe, et un
Anglais poète. Et Kant, Prussien, le philosophe des grands systèmes, qui n'a
jamais quitté sa ville natale mais est attentif à la révolution française.
Celui-ci se détache à l'avant-scène pour une déclaration concernant le sens de l'action
(p. 13). Burke dénonce la perversion de ces révolutionnaires qui consiste
à transposer en politique les principes du jardin à la française ; dans le
livre des paysages français, Wordsworth déchiffre en poète la révolution ;
Kant énonce le principe de ce qu'il est en train de se passer : l'arrivée
d'un nouveau venu dans le système philosophique des beaux-arts et le cataclysme
qui l'accompagne dans les institutions de la France. Chacun est là ès qualités,
mais pour une tâche de personnage.
Ce sont des étrangers et ce qu'ils disent sur ce théâtre
surprend les Français dont ils parlent entre eux et à qui ils s'adressent en
apartés, au point qu'il faut que leurs traducteurs aménagent ou commentent
leurs traductions.
Telle est ici la scène, à laquelle viendront se mêler bien d'autres
protagonistes, porteurs de complexité : théoriciens des beaux-arts, praticiens
éclairés, commanditaires de tableaux et de paysages, peintres et créateurs de
jardins… Tout « nouveau venu » sur la scène veut sa place et cela ne
va pas sans combats ni enjeux de pensée ni remaniements réciproques dans les
positions, les caractères et les destins, ni dans les notions apparemment les
mieux fondées.
L'ampleur de la scène : une révolution dans l'idée de
Nature
Sur la scène ici créée par Rancière, une ampleur de vues réunies
par décision, dont les chapitres I et II mettent en place le principe et les
modalités de fonctionnement.
Ce qui s'introduit avec l'art des jardins dans l'univers de
beaux-arts, c'est apparemment une nature bien différente de celle qu'il avait
pour principe d'imiter. La nature de Batteux et de ses pairs s'illustrait dans
les passions qui agitent les humains, s'expriment dans les trouvailles du vers
ou se traduisent dans les traits et les attitudes des figures peintes ou
sculptées. La nature nouvelle le fait dans les jeux de la lumière et de l'ombre
sur les courbes et les arêtes du paysage. […] Elle n'est plus un modèle à faire
reconnaître dans les diverses formes de son imitation mais un mouvement qui
traverse et anime l'univers des arts, venant d'ailleurs et portant au delà de
lui. C'est cette nature dont il s'agit de comprendre la genèse pour percevoir
comment, avec elle, l'univers des beaux-arts s'abîme pour laisser place à cette
réalité nouvelle que nous appelons simplement l'art. (p. 26)
Et plus loin :
[…] cette nature qui se fait connaître maintenant par
l'assemblage des arbres, des eaux et des rochers sur une étendue de terre n'est
pas simplement un modèle à imiter par les artistes. Elle est artiste elle-même.
Son art consiste à présenter des scènes. (p. 30)
À travers des jeux d'opposition qui traversent l'esthétique
des jardins à l'anglaise, Rancière va dévoiler ce qui fait désormais de la
Nature une artiste dramatique, créatrice d'unité dans la diversité : sa
puissance originaire et organique, inconsciente d'elle-même et essentiellement libre.
Chemin faisant, on aura eu deux filages, qui se prolongeront :
la scène démultipliée de la scène-mère — celle qui fait fonctionner
la pensée dans tout le livre et dans tout Rancière — en scènes de la
nature et en scènes de la peinture ; et l'immanence du thème politique, lui-même
de deux façons évoqué : à travers le thème de la liberté à puiser aux
sources de la Nature et à travers l'omniprésence de l'Angleterre, nation
éclairée, possiblement inspiratrice et institutrice de la Révolution française.
L'Art, « à l'école de cet artiste sans maître »
Ces prémisses posées, le projet de Rancière se développe
selon le mouvement que l'on peut résumer ainsi.
À l'image de la nature libre et puissante et informés des
travaux de certains créateurs de jardins, certains peintres anglais
— par exemple Gainsborough — peignent, entre autres, des
scènes de paysages qui mettent en branle l'imagination à les prolonger au delà
de leurs limites.
Reprenant ainsi la capacité de la Nature à créer, ils provoquent
l'esprit à se figurer l'invisible qu'il y a dans le sensible, au delà du pur et
simple visible : « [mettre] l'esprit lui-même hors de ses proportions
habituelles. […] ce n'est plus le paysage qui semble
plus vaste qu'il n'est, c'est l'esprit lui-même qui se trouve élargi »
(p. 77 et 78).
Telle est la nouvelle fonction de l'Art, tel est même ce
nouveau nom substitué à celui des beaux-arts, nom et fonction qui devraient
censément accompagner le peuple français dans sa révolution : dans
l'invention de son nouveau statut, de son existence et de son nom même.
Cependant, péripétie et retournement dans la scène, cette
Angleterre qui devait instruire les révolutionnaires français était déjà prise
dans les contradictions qui divisaient les théoriciens des jardins et les
peintres et, plus profondément, les propriétaires niveleurs des différences
naturelles des paysages et les rêveurs d'une égalité heureuse à l'ombre des
grands arbres. Certes, « un paysage est le reflet d'un ordre social et
politique. Un ordre social et politique peut se décrire comme un paysage »
(p. 95). Mais la Révolution française prouve que l'on ne passe pas d'un
ordre social, esthétique et politique à un autre sans bouleversements et
violences.
L'épilogue de cette histoire est à la fois mélancolique et
ouvert sur l'avenir. D'un côté, Hegel, inévitablement et sans y être invité,
s'impose sur la scène et, au motif qu'il n'est d'Histoire que par et dans
l'Esprit et que tout le reste est littérature, il va chasser l'art des jardins
du classement des arts libéraux et renvoyer tout ce monde au passé :
« Cet art est ramené à sa place auxiliaire. Il n'enseigne aucune leçon de
la nature mais seulement l'art d'utiliser ses produits pour étendre
agréablement le périmètre des habitations » (p. 119). De l'autre
côté, néanmoins, sa propre postérité, qui proclamera :
[…] l'art n'est pas chose du passé.
Il est présent partout où l'esprit est encore à se chercher. Il y a art partout
où l'esprit d'une forme de vie en devenir a besoin de se donner figure, où il
doit chercher les éléments de cette figuration dans la réalité la plus
prosaïque et faire de la figure ainsi construite un moyen de transformation de
cette même réalité. (p. 122-123)
Au passage, le nom d'Emerson introduit « la nécessité
de donner son expression spirituelle à la forme de vie [du] nouveau monde
américain » et celui de Ruskin reprend l'idée et la pratique de capter les
dynamiques de la nature dans des croquis et photos des montagnes, et dans un
certain socialisme anglais. « Et en 1844 William Henry Fox Talbot publiait
le premier livre de reproductions photographiques sous le titre éloquent The Pencil of Nature »
(p. 124-125). Ainsi était rendu possible, à travers les développements des
techniques, le projet des artistes de la Russie révolutionnaire, le projet de
« construire les formes de la vie nouvelle et de transformer le décor du
visible […] pour en faire l'apparence sensible d'un monde sans propriété »
(p. 123). Mais ceci est une autre histoire, qui connaîtra à son tour ses propres
infortunes.
Tel est, aux yeux de Jacques Rancière, « le pouvoir des
fables ».
À chaque fois et au besoin, une fable peut réunir des problématiques en
principe étrangères les unes aux autres en une dramatisation révélatrice de
sens et portant à l'action, à un agir lui-même aventureux : improbable.
Telle est la force probante des scènes — probante de façon
problématique, à la manière du théâtre —, telle est l'audace de
Rancière de se confier à cette force pour comprendre les moments irréductibles entre
eux de l'histoire humaine.
Et puis, après tout, la valeur heuristique des fables est bien
connue en philosophie. Témoin, entre bien d'autres, les mythes de Platon et telle
scène dans Rousseau : « Le premier qui ayant enclos un terrain,
s'avisa de dire, ceci est à moi, et
trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la
société civile. » Et d'esquisser aussitôt le développement possible de
cette scène, lequel aurait évité au genre humain tous
ses malheurs. Personne ne s'est levé alors pour arracher les pieux ou combler le fossé et crier à
ses semblables : « Gardez-vous
d'ˇécouter cet imposteur. Vous êtes perdus, si vous oubliez que les fruits sont à tous, et que la Terre n'est à personne. »
Il manqua le protagoniste, le geste, la réplique : ce n'ˇtait déjà plus possible. Au moins la scène de Rousseau nous aura-t-elle
appris, comme à lui, qu'il faut chercher plus haut ou ailleurs l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes…
Pierre Campion